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Légendes canaques

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II

Dans la transparence de la nuit qui modifie toutes les choses en des êtres fantastiques, les niaoulis aux troncs blancs se dressent comme des spectres. Les canards sauvages, dans les étangs, percent de leurs cris nasillards le silence appesanti. Des insectes nocturnes stridulent éperdument dans les herbes. Par instants, des roussettes passent d’un vol mou, enveloppant, qui frôle les branches.

Des formes imprécises, furtives, immatérielles même, tant elles sont silencieuses, glissent à travers les brousses comme des esprits, se faufilent, se perdent dans les ténèbres des taillis, entre les souples colonnes de cocotiers dont les palmes frissonnent sous l’haleine du vent.

Ces ombres fugitives qui passent ainsi que de noirs fantômes, ce sont les sorciers, les conseillers de la tribu canaque. Ils se rendent mystérieusement à une case désignée, pour se réunir en grand Conseil, donner leurs avis, si le Chef les leur demande, et recevoir ses ordres impérieux.

A cette époque, un Grand Chef était un maître absolu, un despote d’une férocité inconsciente. Il suivait les traditions, les coutumes barbares, sans aspirer à en sortir, sans faire aucune tentative pour s’élever, se dégager des instincts brutaux de la race. Sa mentalité de tyran et celle de son peuple sauvage ne pouvaient concevoir une autre forme sociale.

Le pouvoir absolu d’un chef était guidé par ses propres superstitions, toujours très obscures, et par celles qui lui étaient suggérées. Sa puissance n’était réfrénée que par la crainte d’une force quelconque, brutale ou spirituelle, supérieure à la sienne. Aussi, lorsqu’il voulait prendre une grave détermination, le grand Chef consultait-il les sorciers qui étaient en relations avec les diables, les esprits des morts. Il tenait compte des présages annoncés par les vieux qui savaient lire dans les signes de la nature. Il demandait les avis des redoutables chefs de guerre.

Après une lente infusion de ce mélange d’empirisme, de superstitions, et d’idées pratiques, l’esprit du Chef était éclairé, les décisions s’imposaient d’elles-mêmes.

Les sorciers qui passaient pour fréquenter assidûment les diables, pouvoir parler avec les morts, savoir faire mourir les hommes par des maléfices, poser des tabous impossibles à franchir sans attraper des maux inguérissables, arrivaient toujours à dominer par les craintes qu’ils inspiraient, et à imposer leurs volontés au Chef et à la tribu entière.

Maintenant, dans une case hermétiquement close, le Grand Conseil est réuni. Autour d’un petit feu qui couve près du poteau central, des individus hideux sont assis en rond, la tête sous l’épais plafond de fumée qui plane dans la toiture obscurcie. Quatre canaques barbus, larges de poitrine, lourdement musclés, reluisants de suie, casqués d’un cylindre noir, la hache de pierre au poing, sont accroupis en des poses de gorilles, un de chaque côté du Grand Chef, deux derrière lui. Ces sinistres athlètes sont ses gardes du corps, ses exécuteurs des hautes œuvres, ses assassins dévoués.

Des vieux aux membres maigres et nerveux, aux yeux vifs, pénétrants, rusés et méfiants, imposent un respect irraisonné à toute l’assemblée. Ce sont les sorciers, les empoisonneurs, les jeteurs de sorts. Chacun d’eux possède des fétiches dont lui seul connaît l’emploi et la puissance. On les craint.

Des personnages moins caractérisés représentent les penseurs, les chercheurs, les observateurs en un mot : Les augures. Ils savent ce que disent les nuages, le soleil, la lune, les étoiles qui brillent. Ils peuvent appeler le vent et faire tomber la pluie. L’eau des rivières, commandée par eux, va sur les montagnes féconder les cultures. Les attitudes des arbres foudroyés, les formes bizarres des pierres et des morceaux de bois, leur sont des indications précieuses. Ils comprennent les chants des oiseaux, les rumeurs confuses des forêts, et les râles plaintifs des nuits. Ceux-là ne sont pas très méchants, ils n’appellent pas la mort. La tribu les a en haute estime.

Un hercule à la mine farouche, sous l’énorme toison de ses cheveux crépus, est le Chef des guerriers. Comme ceinture il a une corde autour des reins. A ses attaches puissantes sont enroulées des tresses. Il personnifie la force animale, la ruse sauvage, patiente, la férocité sanguinaire. Toute la tribu est fière de lui.

Cette réunion du Conseil n’étant pas solennelle, le Chef est nu, il n’a pas revêtu le manteau de gala. Sa personnalité ne se différencie de celles de ses conseillers que par la place où il est assis, par son attitude plus hautaine, et par ses paroles autoritaires. Car il parle, le Chef, et toute l’assemblée muette l’écoute avec respect. Il expose ses volontés au sujet de la fête qui doit avoir lieu prochainement. Celle de la jeune classe des guerriers.


Voici à peu près le compte-rendu de cette mémorable séance rapporté par Thiota-Antoine qui, lui, le tenait de ses ancêtres des Paimbois.

Le grand Chef a dit : Tout à l’heure, à la petite Lune, grand pilou, grand caïcaï à Bondé, nous allons faire la fête des garçons… Nous avons besoin de manger la viande avec beaucoup la graisse. Moi, je connais quatre hommes à tuer, mais ceux-là ne sont pas très gras… Nous allons chercher encore un autre… Là-bas, à Pouapanou, il y a un gros tayo rouge qui est gras, gras… maintenant il est bon… Les guerriers de Bondé vont aller à Pouapanou, ils prendront le tayo gras pour l’amener ici… Les garçons qui attendent dans la forêt ont besoin de manger la graisse, après ça ils seront forts, forts comme les gaïacs, et durs comme les pierres.

Le Conseil approuva cette alléchante proposition et le chef continua :

Demain matin, au petit soleil, deux hommes qui savent bien parler, Moéon et Bogham, partiront à Ouénia, ils iront voir le petit Chef de cette tribu, et ils lui donneront trois bouts de roseaux et deux battes en écorce de figuier. Ça y est… Le petit Chef saura que c’est un grand pilou à Bondé, la fête des jeunes guerriers.

Moéon et Bogham prendront une hache de pierre, autour du manche ils attacheront des rameaux de fougères des montagnes, et les plumes des ailes de cagous. Ensuite ils enrouleront autour de la hache une corde de banian, et ils laisseront libres les deux bouts de la corde… Ils présenteront la hache au petit Chef. Le petit Chef comprendra. S’il fait un nœud avec les deux bouts de la corde, c’est qu’il acceptera l’alliance de guerre, pour aller battre les hommes des montagnes dans le pays des cagous… Moéon et Bogham donneront aussi au Chef de Ouénia deux dents de canaque mort. Ça c’est pour dire qu’il y aura beaucoup à manger.

Après avoir exposé son projet de rapt de l’homme gras, le Chef demanda à ses conseillers s’ils ne voyaient aucun empêchement matériel à cette expédition guerrière, et s’ils ne pressentaient pas certains maléfices qui fussent contraires à sa réussite.

Bogham, celui qui avait été désigné comme ambassadeur parce qu’il savait si bien parler, parla :

Le chef de Ouénia, c’est un petit Chef. Le chef de Bondé, c’est un grand Chef, c’est le chef de tous les canaques, il n’y en a pas comme ça. Mais peut-être que le petit Chef de Ouénia ne le sait pas assez, peut-être qu’il ne voudra pas attacher le nœud de la corde, peut-être qu’il ne sera pas content de faire la guerre aux Pouapanous… Alors ! moi je lui dirai quoi ?

Le Chef de Bondé furieux à l’idée de cette possibilité répondit sur un ton de colère : Si le petit Chef de Ouénia ne veut pas s’allier avec la tribu de Bondé, nous lui ferons la guerre, les hommes de Ouénia resteront toujours là-haut, dans les montagnes, jamais plus ils ne descendront à la mer, jamais ils ne mangeront des poissons de l’eau salée, c’est fini pour eux ! Ils ne passeront plus sur la terre de Bondé, nous tuerons ceux qui voudront passer.

Le Conseil approuva ces menaces de représailles énergiques.

Ensuite, le plus vieux sorcier prit la parole, raconta une histoire tombée dans l’oubli, et y adapta des choses extraordinaires qu’il avait mûries dans la solitude :

Il y a longtemps, longtemps, quand j’étais petit, les canaques de Pouapanou sont venus à un pilou de Bondé… Pendant la nuit, les hommes de Pouapanou ont enlevé une popinée de Bondé, elle s’appelait Ouvé, c’était une femme du chef Téama… Les guerriers de Bondé pour se venger sont allés là-haut, à Pouapanou, ils ont tué trois hommes et attrapé deux femmes, ils ont brûlé les cases, et cassé tout. La popinée Ouvé était cachée dans la brousse, les guerriers de Bondé n’ont pas pu la trouver… La tribu de Pouapanou a été obligée de payer avec de la monnaie en coquillages, et la guerre a été finie. Ça c’est longtemps, moi j’étais petit… Après, quand j’ai été grand, le chef Téama est mort.

Tous les membres du Conseil se souvenant que ce fait un peu vague avait eu lieu jadis, reconnurent que le vieux sorcier disait la vérité, et alors le vieux sorcier assuré de la crédulité de son auditoire continua, encore plus persuasif :

La nuit, je suis allé à côté de la rivière, dans les trous des rochers, où il y a des morts, je portais à manger aux morts… Je suis resté là, j’ai fait des choses que je connais pour appeler les diables, les toguis, et j’ai attendu, attendu.

Au bout d’un moment, un diable a jeté un caillou dans l’eau. J’ai regardé, sous les banians, dans les rochers, partout, partout où c’est noir… Un autre caillou est tombé dans l’eau, et puis encore un autre… Moi j’ai dit : Quoi ? Viens ici ! toi, le diable.

Le diable n’était pas content, il s’est mis en colère, et il a poussé un bout de la montagne, beaucoup de rochers sont tombés dans la rivière, des arbres ont été cassés, les chauves-souris se sont envolées… Après, quand le bruit a été fini, moi j’ai parlé : Dis donc ?… Pourquoi tu fais tomber les cailloux, toi !

Téama, le chef mort est sorti tout de suite des rochers, et il a parlé fort, il a dit : « Hommes de Bondé, maintenant vous êtes amis avec les hommes de Pouapanou. Longtemps les canaques de Pouapanou m’ont trompé, ma popinée Ouvé n’était pas cachée dans la brousse, les canaques de Pouapanou avaient fait mauvais pour elle, et après ça le père de Tchiaom a tué Ouvé, et tous les canaques l’ont mangée… Voilà ce que Téama le Chef mort m’a dit ».

En présence de ces révélations venues d’un Chef défunt, les membres du grand Conseil s’agitèrent, tous furent d’avis qu’il fallait châtier les Pouapanous, manger le Tayo gras parce que son père avait mangé Ouvé.

Et le vieux sorcier, pour renforcer l’idée de vengeance, ajouta :

Téama a encore dit : Demain, je vais te donner les « baouis » qui appartenaient à Ouvé, ils sont attachés avec ses cheveux et avec des poils de roussette. Quand tu auras les baouis, tous les guerriers de Bondé sauront que ça c’est vrai, et ils seront plus forts que les canaques de Pouapanou, ils pourront les battre et prendre le Tayo gras.

Ensuite, un vieux canaque, celui qui savait comprendre ce que disent les arbres secs, et les rochers dressés debout comme des hommes, prit la parole : Dis donc ! sorcier ? demain, la nuit, tu parleras avec Téama dans les rochers, tu lui demanderas les « baouis » de Ouvé. S’il te les donne, ça sera bon de faire la guerre ; s’il ne te les donne pas, ça ne sera pas bon.

Le grand Chef et tout le Conseil furent d’avis qu’il fallait avoir ce fétiche pour guider la réussite de l’expédition, puisque le Chef mort l’avait offert au sorcier, sous les banians noirs.

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