Légendes canaques
V
Pendant que les guerriers pisteurs, les yeux rivés au sol, observent attentivement les cailloux, la terre et les feuilles mortes ; tandis qu’ils se penchent sur les herbes foulées, et se dressent vers les rameaux froissés, tout cela dans le but de découvrir des traces, le conteur Thiota-Antoine dira les émotions étranges par lesquelles passe Tchiaom le Tayo gras.
« La case de Tchiaom, elle est à côté la rivière, cachée dans les lianes, cachée dans les bambous, cachée dans les bananiers, les autres canaques ne peuvent pas voir, les Pouapanous seuls connaissent.
Tchiaom le tayo l’est beaucoup gras, lui couché dans sa case… Lui pas moyen dormir… Tu sais ! lui couché sur la natte, son oreille elle est à côté de la terre… Ha !… Lui entendu ! Boum… Boum… Boum… beaucoup les pieds des hommes qui sont marcher, marcher… Tchiaom, lui dit : « Quoi ?… Ça c’est les canaques !… Peut-être sont faire la guerre pour nous ?… Eux sont besoin manger moi ?… » Mon vieux !… Tchiaom lui peur, lui faire le petit trou dans la paille… lui regarder dehors… Ouâââââ… beaucoup, beaucoup les canaques avec les casse-têtes, avec les haches, avec les sagaïes… Hououou… là ! là !… Tchiaom beaucoup peur, lui content sauver.
Passer par la porte, c’est pas bon… les canaques vont voir lui, vont tuer lui… Lui chercher, lui chercher pour sauver ?… Ha ! lui trouvé… Lui faire gros trou dans la paille de la case, ça c’est bon… Lui creuser, creuser, creuser vite… Ça y est, fini le trou dans la paille, casser les taouras[14] pour le bois… Lui entrer dans le trou… A oua ! pas moyen… lui connaît pas, lui trop gros ventre… Ha ! Lui beaucoup peur, lui pousser, pousser, pousser, pousser avec ses pieds,… Lui gratter son ventre, lui gratter son dos… Ça y est ! lui fini passer, lui sorti dehors… Tchiaom lui connaît pas courir, lui rouler, rouler par terre comme la barrique… Plaff !… Lui tombé dans la rivière, à côté des roseaux… Lui cacher… lui écouter les canaques crier… Là, c’est pas bon, lui besoin sauver plus loin.
[14] Liens.
Tchiaom nager, nager, nager vite comme les poissons… Lui connaît pas plonger au fond, lui monter toujours en haut de l’eau comme le bois sec… Ça fait rien ! nager, nager, nager quand même… Ha !… Lui arrivé là-bas, à côté des brousses, lui monter sur la terre, lui marcher sur l’herbe, lui sauver dans la grande forêt… Les canaques Bondé connaît rien du tout pour lui… Où qu’il est le Tayo gras ?… Sait pas !
Dans une partie de la tribu, sous les ombres d’un banian qui étendait ses lourdes branches infléchies vers le sol, les prisonnières avec leurs enfants étaient assises, tassées les unes contre les autres. — Autour du groupe, des gardiens impassibles veillaient.
Aucune appréhension, aucune frayeur ne se peignait sur les visages charnus et inexpressifs des popinées. Elles étaient là, bien assises, sans fatigue, indifférentes à leur sort de l’instant, qu’elles trouvaient acceptable par le calme qu’il offrait. Chez ces natures primitives, la peur ne se manifestait qu’en présence du danger immédiat, lorsqu’elles le voyaient. Leur esprit insensible, peu émotif, ne souffrait pas à l’avance de la douleur éventuelle du lendemain.
De naissance, par transmission de mœurs, les popinées savaient qu’elles appartenaient entièrement aux hommes, que les hommes étaient les maîtres de leur existence, et que leur existence, bonne ou mauvaise, était subordonnée aux guerres, aux rapts, aux violences, aux rivalités, et aux jalousies des hommes. Et, puisque la vie des femmes était ainsi, les popinées qui y étaient préparées par long atavisme n’en souffraient point moralement. Pour elles, dans la nature tout était bien. C’était comme ça chez tous les êtres vivants. Les mâles étaient toujours les plus beaux, les plus forts ; ils commandaient, ils battaient les femelles.
La fidélité toute relative des popinées n’était maintenue que par la peur des coups, et celle des rixes que leurs débordements pouvaient faire naître entre les hommes, et dont, finalement, tout le poids retombait sur elles. Si parfois l’une d’elles poussée par un instinct, par une impulsion inconsciente, s’attachait plus particulièrement à un homme, c’était d’une manière animale, charnelle, qui se manifestait brutalement, avec toute la violence de la race. Une jalousie féroce, démonstrative, était la manière la plus facile d’exprimer ces sentiments rudimentaires. — Bien souvent, en raison de certains usages de préséance, ou de marchés conclus, les popinées appartenaient à des canaques, depuis leur naissance. Il en résultait presque toujours que les vieux possédaient les jeunes femmes.
Les popinées étaient très attachées à la tribu où elles avaient grandi, dans une insouciance de bête, avec la seule occupation matérielle de la nourriture assez facile. Le paysage leur était familier, elles en connaissaient les plus petits détails, et les plus infimes ressources. L’accoutumance aux visages des habitants leur était une attache de plus.
Le sentiment maternel n’était pas très développé chez ces êtres si près de la nature. Venaient-elles à perdre un enfant, elles pleuraient, criaient comme des possédés durant une heure, et tout le chagrin s’étant extériorisé, c’était fini. Le lendemain elles n’y pensaient plus. Donner ses enfants à celles qui n’en avaient pas était dans les coutumes. Parfois elles faisaient entre elles des échanges de gosses, elles préféraient les nouveaux, et oubliaient tout à fait leurs vrais enfants. — Malgré ce détachement, les petits n’étaient pas délaissés, ils appartenaient à la tribu entière, mangeaient à tous les foyers.
Donc, les popinées prisonnières ne s’inquiétaient pas beaucoup de leur sort futur. Sans aucune réflexion, elles savaient que si les canaques les tuaient, ils ne les tueraient pas toutes, et que certainement ils tueraient l’autre, celle à côté.
Les coutumes leur disaient que selon toutes les probabilités, les canaques de Bondé les emmèneraient captives chez eux, pour être leurs femmes. — Que ce soit un homme ou l’autre, cela était indifférent à leur fonction de popinée, et à leur caractère passif.
Elles savaient aussi que les canaques pouvaient se servir d’elles, par bandes ; et ensuite les laisser là, dans leur tribu. En ce cas elles recevraient des coups, les canaques de Pouapanou les battraient, les martyriseraient pour les purifier.
Mais tout ça c’était loin, elles verraient plus tard ce qu’il arriverait. En attendant, leur préoccupation la plus sérieuse était de ne pas quitter leur pays et leurs habitudes. Elles aimaient animalement leur case, leur bauge, leur terroir.
Pendant que les apathiques popinées regardaient avec indifférence les conquérants circuler dans la tribu, des ululements venus de loin, d’en bas de la rivière, annoncèrent que les guerriers avaient trouvé la piste du Tayo gras, et qu’ils la suivaient pas à pas.
Et les cris s’éteignirent afin de ne pas activer l’homme gras dans sa pesante fuite à travers la forêt et tous les obstacles. Les canaques pensaient pouvoir le surprendre, exténué, à bout de souffle, abattu sous une broussaille, et par conséquent facile à maîtriser, à attacher avec des liens, sans meurtrir sa succulente chair destinée au chef de Bondé.
Pendant longtemps les traqueurs suivirent la piste de Tchiaom. Cela leur fut aisé, car le Tayo gras était lourd, ses pieds laissaient de profondes empreintes dans la terre, ils écrasaient les feuilles. Le gros Tayo, encombré de sa graisse, n’était pas leste, pas agile, il ne pouvait se faufiler à travers les racines et les lianes enchevêtrées sans marquer des traces de son passage, et les actifs pisteurs suivaient toujours ses pas. Le Tayo gras poussé par la peur qui lui donnait des forces était allé loin, loin, sur les montagnes boisées, dans les rochers de l’Ignambi, au milieu d’un pays inquiétant que les canaques de Bondé ne connaissaient pas.
Et le soir vint, et la nuit était proche, et l’obscurité augmenta sous les arbres des forêts sombres, et la meute des ardents pisteurs ne vit plus les traces du Tayo gras, et elle dut s’arrêter. Alors les frayeurs superstitieuses de l’inconnu arrivèrent en foule à leur esprit. Aussitôt, avant qu’une panique se déclanchât, d’un regard ils se comprirent. Tacitement ils convinrent de suspendre les recherches jusqu’au lendemain, au jour, et de filer vite à la tribu de Pouapanou, se joindre aux autres guerriers pour se sentir en nombre, en force.
Il fallait prendre garde aux canaques de Pouapanou qui couraient la brousse, tous les hommes valides étaient encore vivants, redoutables. Et pendant la nuit, à la faveur de l’obscurité, ils pouvaient attaquer. Peut-être que les Pouapanous n’avaient pas peur, quand il fait noir.
Lorsque tous les guerriers furent de retour, et rôdèrent par bandes pillardes dans le village de Pouapanou, ils virent proche du troupeau de femmes captives, deux gaulettes piquées droites en terre ; et sur ces gaulettes, des faisceaux de paille attachés par des liens de gaïacs. C’était le tabou mis sur les popinées. Nul ne pouvait franchir cette barrière morale sans s’exposer aux pires catastrophes, dont la plus anodine était d’être tué sur-le-champ par les gardiens qui veillaient, hors de l’enceinte imaginaire.
Les canaques furent quelque peu contrariés de cette décision prise par les sorciers, mais ils s’y soumirent sans aucune protestation autre que celle de faire la moue en claquant la langue. Le tabou c’était sacré. Pendant la nuit il n’y aurait pas de débauche, aucun désordre, la discipline s’imposait.
Cette mesure avait été prise par le Conseil, afin de se tenir sur ses gardes, prêts à subir une attaque des guerriers de Pouapanou qui avaient eu le temps de s’armer, et peut-être même de chercher du renfort dans les autres villages. Ignorant les relations qui existaient entre les canaques de Pouapanou et ceux qui habitaient aux sources du Diahot, le Conseil avait prévu le pire.
Les guerriers de Bondé et ceux de Ouénia n’étaient pas satisfaits de leur journée. Cependant, lors de l’attaque brusquée ils avaient massacré une douzaine de canaques de Pouapanou, sans grand effort, et dans le feu de l’action, deux popinées qui fuyaient avaient été transpercées de sagaïes. Elles étaient mortes peu d’instants après. Mais de leur côté, ils avaient eu trois hommes tués, notamment le sombre Gorripo ; plus deux autres qui étaient tombés sous les coups des pierres de fronde ; et ils avaient aussi des blessés.
Malgré ces pertes, et toutes les ruses employées, ils n’avaient pu s’emparer de la corpulente personne du Tayo gras. Maintenant il était là-haut, dans les forêts, sur l’Ignambi, et peut-être qu’il marchait toujours, sans s’arrêter. Demain il allait falloir reprendre ses traces, les suivre, les suivre, pour aller où ?… Ils ne le savaient pas… Ça, ce n’était pas le pays pour eux.
Non ! les sorciers ne les avaient pas trompés, lorsqu’ils leur avaient certifié que les chances étaient de leur côté, que l’entreprise réussirait pleinement, sans aucun mécompte. — Et Téama le chef mort, et les os des vieux de longtemps, avaient dit qu’il fallait faire la guerre aux Pouapanous, pour les châtier d’avoir trompé les Bondés. Ils avaient dit aussi qu’il fallait manger le Tayo gras, parce que son père avait mangé la popinée Ouvé. — Le corbeau qui pique toujours les bancouliers, interpellé par le vieux canaque des oiseaux, avait bien répondu : Oui ! C’était bon faire la guerre. — Le grand sorcier avait sur lui, autour de la tête, les « baouis » de Ouvé : Ce fétiche vénéré qui devait assurer le triomphe de l’expédition.
Et alors : Pourquoi le coup si bien préparé n’avait-il pas réussi ?… Pourquoi avait-on eu des morts ?… Pourquoi n’avait-on pas capturé l’homme gras ?… C’était parce que des canaques de leur bande avaient fait mauvais. — Ils n’avaient pas observé les défenses imposées par les sorciers, et les ordres du chef de guerre. Peut-être avaient-ils touché des cailloux qu’il ne fallait pas toucher, ou bien ils avaient cassé un tabou de leurs ennemis : il y avait aussi certaines cases ensorcelées dans lesquelles on ne devait pas entrer. Les agissements contraires de ces canaques irrespectueux des rites sacrés, avaient eu pour effet de déranger les affaires des sorciers avec les revenants et les diables étrangers, ceux des canaques de Pouapanou. Plus tard les sorciers de Bondé diraient pourquoi le coup de main si bien préparé n’avait pas réussi.
Tout en se livrant à ces conjectures très compliquées pour leur cerveau, les canaques s’organisaient afin de parer à une surprise possible, et passer confortablement la nuit sur une couche de paille sèche. Des postes avancés furent mis en embuscade autour du campement. — Et les canaques fatigués, affamés, réclamèrent la nourriture alléchante qui leur était due.
Les spécialistes en dépeçage débitèrent les cadavres des victimes ennemies, les viscères furent mis de côté, les morceaux de chair rouge furent distribués dans les groupes campés autour de petits feux, sous les abris des arbres touffus. — Chaque groupe s’occupa de la cuisson de ses aliments.
Après un examen minutieux du corps de la plus jeune popinée tuée, un dépeceur, au moyen d’une latte de bambou bien effilée, taillada sur le devant du thorax de la victime ; avec adresse et patience il parvint à enlever les seins qui étaient encore fermes. Ensuite il détacha les parties charnues de cette callipyge d’ébène. Puis il enveloppa soigneusement ces appétissants morceaux dans des feuilles de bananier, par-dessus il roula de larges feuilles de taro, et le tout fut emballé dans des écorces de niaouli ficelées par des lianes résistantes.
Cette chair savoureuse était réservée pour le grand chef de Bondé. Après les nourrissons canaques cuits en entier dans les pierres chaudes, c’étaient les morceaux qu’il préférait.
Les cadavres des popinées préalablement purifiés de leur féminité, par des intromissions de galets incandescents, donnèrent une nourriture de choix à la séquelle des sorciers et à tout l’état-major de la horde carnassière.
Lorsque la chair humaine eut vu le feu des brasiers, les dents nacrées des cannibales mordirent avec voracité dans ces lambeaux sanglants. — La nourriture était abondante ; les canaques, bien qu’ayant un pouvoir d’absorption presque illimité, se rassasièrent pleinement, et il en resta. C’était la manière primitive de vivre sur l’habitant.
Après ce festin, les cannibales repus s’étendirent sur leur lit de paille sèche ; puis, ils exprimèrent leur satisfaction en geignant de bien-être, et en se suçant les molaires avec des claquements de ventouses qui lâchent prise.
Cela, pendant que les veilleurs aux yeux perçants d’oiseaux nocturnes faisaient bonne garde.
Entre les racines torses d’un banian, sous les arcades convulsées des branches, autour d’un brasier éteint, les sorciers accroupis, hideux à la lumière mourante, se livraient à de sombres maléfices. Loin des regards des canaques profanes, mystérieusement ils étudiaient les viscères des morts ; puis ils les coupaient en morceaux, et en mangeaient certaines parties crues, afin de s’assimiler l’esprit des défunts, et ainsi posséder leurs pensées, leurs secrets.
Et la nuit étoilée, calme, au silence majestueux, régna seule sur la nature endormie ; du voile de ses ombres elle ferma les paupières des féroces guerriers. Les feux doucement s’éteignirent, et le roulement sourd des cascades lointaines vint bercer les êtres et les choses. Les effluves des forêts épandirent des rêves qui errèrent sans asile. Les âmes des noirs ancêtres n’osèrent se lever des sylvestres tombeaux. Rien dans le grand Tout ne voulut troubler le paisible sommeil des sinistres mangeurs de chair humaine. Au-dessus d’eux, les constellations radieuses pétillaient de bonheur.
Dès les premières blancheurs de l’aube, sous la rosée froide du matin, la phalange sauvage se réveilla en un grouillement d’être noirs, paresseux, geignants. Les feux éteints s’avivèrent au souffle des poitrines, et les guerriers secouant leur torpeur s’organisèrent par bandes, pour la chasse à l’homme.
Au grand jour, sous les caresses matinales du soleil qui échauffait leur sang, ils se sentaient audacieux, invincibles, les guerriers ; ils feraient des prouesses, des actions héroïques. Leur entrée à Bondé avec le Tayo gras captif, et un troupeau de popinées, serait un triomphe. Le grand chef de Bondé et toute la peuplade seraient fiers de leurs guerriers. Partout à la ronde, dans le bassin du Diahot, et chez les Némémas, ils seraient redoutés, respectés.
Lorsqu’ils avaient envahi la tribu, tué les vieux, pris les femmes, les canaques de Pouapanou s’étaient sauvés lâchement. La nuit, ils n’étaient même pas revenus pour les attaquer et délivrer leurs popinées captives. Donc ! les Pouapanous avaient peur d’eux. — « Les canaques de Pouapanou, c’était rien du tout ! Les Bondés, oui ! c’étaient des guerriers ! » Et pour appuyer leurs dires par des démonstrations, les intrépides guerriers lançaient avec dédain des coups de pieds en arrière, dans le vide, par geste de mépris, comme pour éloigner d’eux des ennemis insignifiants.
Le Chef de guerre désigna trois canaques aux jambes agiles et à l’esprit rusé pour aller à Bondé, et présenter cérémonieusement au Grand Chef, le précieux paquet qui contenait les appas succulents prélevés sur le cadavre de la popinée. Ils profiteraient de la joie gourmande du Grand Chef pour lui annoncer les mauvaises nouvelles. Ils lui diraient que trois de ses hommes étaient tués et que plusieurs autres étaient blessés. Mais que les Pouapanous, malgré leur défense acharnée, étaient en déroute, que beaucoup étaient morts, que des popinées « itio »[15] étaient prisonnières. Ils lui expliqueraient tous les stratagèmes employés par Tchiaom le Tayo gras pour s’échapper du village. Ils diraient aussi que cela n’était rien, parce que depuis sa fuite les guerriers le suivaient à la piste, que bientôt ils le ligoteraient avec les lianes, et le déposeraient glorieusement devant ses pieds de Grand Chef.
[15] Superlatif de bon.
Après ces explications exagérées, les funèbres messagers s’en allèrent d’une allure rapide.
A un signal, les chasseurs d’hommes s’enfoncèrent dans les fouillis de la brousse, en plusieurs bandes. L’une pour suivre la piste du Tayo gras et le capturer ; les autres pour battre la région afin de savoir où s’étaient réfugiés les Pouapanous, et en tuer quelques-uns si possible, d’abord pour le plaisir d’assassiner, et ensuite de manger de la chair humaine.
Silencieusement ces colonnes volantes gagnèrent les sombres forêts des Montagnes de l’Ignambi. Un grand nombre de guerriers resta au village conquis pour garder les prisonnières et le butin, et aussi protéger les cultures que les canaques de Pouapanou pouvaient venir saccager, par colère impuissante, afin d’empêcher les envahisseurs d’en profiter.
Les traqueurs reprirent la piste à l’endroit où ils l’avaient abandonnée la veille, et ils la suivirent longtemps, longtemps.
Le Tayo avait marché pendant la nuit, les pisteurs constatèrent le fait : comme à ce moment-là, le Tayo gras ne voyait plus clair pour se guider dans l’épaisseur et l’obscurité de la forêt, il était allé devant lui, au hasard, en une fuite affolée, piétinant, écrasant, brisant tout sous son poids, pour se frayer un passage à travers les fourrés. Des branches étaient tordues, cassées ; des lianes rompues, des arbres pourris renversés. Plusieurs fois il s’était embourbé dans des fondrières d’humus, et il avait pu en sortir. — Il était beaucoup fort, le Tayo gras. — Il avait marché, marché. Et puis là, il s’était couché sur des roseaux pour se reposer, et il était parti. Dans un hallier il s’était pris aux épines crochues d’une liane, il les avait cassées, et après il avait marché en saignant. Plus loin, il avait monté sur des rochers mouillés, il avait glissé, et il était tombé sur les cailloux. Et puis, il était resté là, longtemps, à laisser couler du sang sur les feuilles, par terre. Et il avait encore marché, toujours comme ça.
Tout en suivant pas à pas, avec une joie féroce, les marques de l’épouvante du malheureux Tayo gras qui fuyait devant ses bourreaux, les chasseurs d’hommes avaient vu des empreintes d’autres pieds, qui parfois croisaient la piste. Ces traces plus fraîches devaient provenir de canaques de Pouapanou, les ennemis. Alors les traqueurs redoublèrent de prudence, afin de ne pas tomber dans une embuscade. Les uns s’occupèrent seulement des pieds du Tayo gras, pendant que les autres veillaient à la sécurité de toute la bande. — Et les chasseurs allaient toujours de l’avant.
Dans une partie éclaircie de la forêt, où la voûte de feuilles criblée de lumière s’élevait plus haute, où les colonnes des arbres centenaires s’espaçaient et laissaient croître les sveltes choux palmistes, au moment où la bande rampante des traqueurs émergeaient silencieusement d’une ravine profonde creusée par les pluies torrentielles, de vibrantes sagaïes sifflèrent… Un instant, et ce fut fini. Pas l’ombre d’un agresseur dans le sous-bois, pas le souffle d’une haleine, pas le bruit d’un être qui se sauve. Rien. Seule, la plainte continuelle du vent sur la forêt qui ondule.
Les guerriers, surpris dans le dos, n’avaient pu esquiver toutes les sagaïes qui dardaient sournoises, quelques-unes s’étaient plantées dans leur chair. Deux hommes s’étaient crispés de douleur en les arrachant de leurs blessures : un autre, le cou traversé par la pointe qui sortait devant, sous le menton, avait chancelé, et il s’était abattu à quatre pattes ; il avait râlé en s’étranglant, puis il s’était raidi comme un poisson sur le sable, et il était mort.
A ce moment tragique, chez les guerriers la peur avait remplacé les fanfaronnades du matin, tous s’étaient tapis derrière les arbres, dans les enfoncements du sol ; de leurs yeux terrifiés ils avaient fouillé les noirceurs du sous-bois, de tous côtés. Après avoir repris un peu de courage, ils s’étaient avancés dans la direction de la venue des sagaïes. Ils avaient trouvé les traces d’un petit nombre d’individus, et ils avaient pu s’expliquer pourquoi et comment ils avaient été surpris.
Les canaques de Pouapanou les avaient suivis de loin, à la piste et au bruit, en se mêlant aux arbres. Au moment où l’arrière-garde de la colonne descendait dans la ravine fatale, et ne pouvait voir ce qui se passait derrière elle, les Pouapanous s’étaient approchés à la course, sur la pointe des pieds, ils avaient lancé vivement quelques sagaïes, et ils s’étaient enfuis à travers les brousses, en se dispersant, pour se rejoindre ailleurs, selon la coutume.
Les guerriers de Bondé reconnurent qu’il n’était pas utile et qu’il était même imprudent de suivre les traces de leurs agresseurs, car ceux-ci, connaissant bien le terrain, voulaient certainement les attirer dans un piège. D’ailleurs les ordres du chef étaient formels : Il fallait s’emparer du Tayo gras, et non poursuivre des fuyards.
Après avoir installé le mort sur les hautes branches d’un arbre, et l’y avoir soigneusement ficelé avec des lianes, les guerriers continuèrent à suivre la piste du Tayo gras, tout en emmenant les deux blessés auxquels la peur de traîner en arrière donnait le courage de marcher.
Les empreintes tourmentées laissées par le Tayo gras indiquaient toujours qu’il avait foncé à travers l’obscurité, mais qu’il n’avait plus eu la force de casser les branches qui lui barraient le chemin, et de rompre les lianes qui lui saisissaient les membres.
A une montée raide, il s’était cramponné aux brousses, et péniblement il était arrivé jusqu’en haut, où il avait trouvé un tertre. Exténué de fatigue, à bout de force, il s’était étendu là, sur la terre humide, pour attendre la clarté du jour, ou peut-être la mort.
Plus loin, des traces intelligentes qui passaient entre les arbres, savaient éviter les fouillis de lianes entrelacées, les fourrés touffus, et le sol trop amolli par l’eau, indiquaient que dès qu’il avait vu assez clair pour se guider, le Tayo gras s’était remis en route. Et les pisteurs allaient, et toute la bande suivait en regardant parfois en arrière, dans la crainte d’une surprise.
De leurs yeux fouilleurs, tout en suivant la piste, les traqueurs s’étaient aperçus que d’autres empreintes de pieds allaient parfois dans la même direction que celles qui les intéressaient. Les nouvelles traces étaient plus fraîches, certaines empreintes contenaient encore de la vase, alors que celles du Tayo gras, à côté, dans le même terrain, avaient eu le temps de se déposer, et ne laissaient voir que de l’eau. Sous les nouveaux pieds les herbes étaient aplaties ; sous les pieds du Tayo gras, malgré le poids, elles s’étaient relevées un peu ; même les feuilles mortes étaient plus ou moins redressées. La nouvelle piste allait plus vite, les pieds étaient surtout enfoncés de la pointe, les talons étaient peu marqués. A un endroit les deux pistes s’étaient réunies, elles avaient marché ensemble, la nouvelle avait guidé l’ancienne. Il n’y avait plus de doute possible : Les canaques de Pouapanou avaient soutenu le Tayo gras pour l’aider, ils avaient écarté les brousses, coupé les lianes devant lui.
Le cortège du Tayo gras était composé d’une dizaine de pieds gauches différents, donc il y avait autant d’hommes que de pieds gauches. En présence de cette complication, les guerriers très circonspects n’avancèrent plus qu’avec une extrême méfiance, et ils s’arrêtèrent pour tenir conseil.
Puisqu’il y avait des ennemis devant eux, et qu’ils pouvaient aussi être attaqués à revers, le mieux était de s’adjoindre une autre bande, une de celles qui battaient la région.
Quand ce fut décidé, les canaques cherchèrent une éminence de terrain sur laquelle il y avait des arbres assez élevés pour dominer une zone étendue. Lorsqu’ils eurent trouvé la place propice, quelques individus aux yeux perçants d’aiglons planeurs grimpèrent sur les plus hautes branches, et sondèrent du regard les forêts brunes, les montagnes bleutées, et les sombres profondeurs des vallées.
Pendant le temps de cette ascension, des canaques, au pied de l’arbre, avaient allumé un petit feu à fumée noire, intermittente.
Après une longue attente, une autre fumée s’éleva légère des ramures brunes, et rampa lentement au-dessus des forêts qui s’étendaient sur un contrefort de la chaîne. Malgré la distance, les yeux perçants des guetteurs distinguèrent, sur le faîte d’un arbre, une silhouette bronzée qui gesticulait au soleil. Les guetteurs lui répondirent en agitant au-dessus de leur tête un morceau blanc de feutre végétal. Ils échangèrent des signaux connus, et ils se comprirent. Les fumées se diluèrent dans le bleu des lointains.
Avec leur patience de sauvages à l’affût, les guerriers attendirent. Lorsque la colonne de renfort fut arrivée, les anciens discutèrent une stratégie de chasse. Il fut décidé que la bande qui traquait le Tayo gras continuerait à suivre la piste, dans le fond de la vallée, et que la troupe de renfort passerait sur les lignes de crête pour surveiller les mouvements, et en cas d’appel tomber sur l’ennemi, à l’improviste.
Chaque bande alla de son côté. Les pisteurs se remirent sur les traces. Les empreintes indiquaient toujours que le Tayo gras avait marché avec l’appui de ses aides : ils avaient suivi la vallée en montant. Puis ils avaient tourné à gauche pour entrer dans un ravin. Ils avaient marché dans le fond de ce ravin, et ils étaient arrivés au bout qui se terminait par un cirque de rochers abrupts, et des éboulis. Des racines noueuses et des plantes grimpantes s’accrochaient aux pierres. Dans cette cuvette de la forêt la végétation était plus puissante, les fougères, les choux-palmistes, s’élançaient comme des flèches. Les frondaisons épaisses ne laissaient jamais filtrer un rayon de soleil.
A cette place sauvage, la caravane du Tayo gras s’était arrêtée, lui s’était assis sur une pierre, les autres avaient rôdé aux alentours. Et puis, ils s’étaient remis en route.
Au bout d’un moment, les traqueurs qui suivaient la piste remarquèrent que les empreintes lourdes des pieds du Tayo gras n’étaient plus là. Dès qu’ils eurent la certitude que le Tayo gras était resté en arrière, ils revinrent sur leurs pas, jusqu’au cirque, à l’endroit où les fugitifs avaient stationné.
De retour à ce point, les plus fins pisteurs avaient étudié minutieusement le terrain. Le Tayo gras s’était assis sur une grosse pierre moussue, qui autrefois s’était détachée de la muraille, toutes ses traces s’arrêtaient là. Donc, il n’était pas allé ailleurs. A une cinquantaine de pas de cette pierre, les canaques qui accompagnaient le Tayo avaient coupé de fortes lianes : ils avaient pris le soin de dissimuler les apparences de ce travail. Pourquoi avaient-ils eu besoin de ces lianes ?…
Ces premières constatations faites, les chercheurs revinrent aux traces des individus qui soutenaient le Tayo gras.
Par intuition, par divination, sur des rochers où les marques n’étaient pas apparentes, les fins limiers trouvèrent que les pieds des fugitifs n’avaient pas suivi la piste indiquée ; d’abord ils étaient allés sur la droite, en se cramponnant aux aspérités des pierres, pour grimper, et ensuite s’équilibrer sur les étroites corniches de la muraille. Puis les pieds étaient revenus à leur point de départ, reprendre la piste directe. Pourquoi les canaques du Tayo gras avaient-ils grimpé le long de la muraille de rochers, au lieu de suivre leur chemin tout droit ?
Pour savoir, eux aussi les pisteurs, ils y grimpèrent, comme des singes, sur les corniches des rochers. Mais aussitôt qu’ils y furent, ils en redescendirent vivement, au risque de se rompre les os. Et tout s’expliqua :
A trois brasses au-dessus de la pierre sur laquelle s’était assis le Tayo gras, entre les lits de rochers, existait une crevasse oblique, cette crevasse était élargie à sa base et présentait un trou béant, sombre, qui pénétrait dans la muraille. D’en bas, cette excavation cachée par un entablement de la roche, et la végétation grimpante qui s’y attachait, n’était pas visible.
Les pisteurs comprirent toute l’opération qui avait eu lieu. Comme le Tayo gras, gêné par sa lourdeur, ne pouvait pas grimper, et que son épaisseur l’empêchait de passer sur les étroites corniches, ses protecteurs, au moyen de lianes, l’avaient hissé depuis la pierre qui lui servait de siège jusqu’au trou de la muraille. Et le Tayo gras y était entré. Maintenant il était dans le ventre de la montagne. Mais, comme les terribles guerriers avaient peur de s’approcher de l’entrée de la caverne, parce qu’il y avait certainement des diables dedans, ils constatèrent seulement que les pieds du Tayo gras s’étaient arqueboutés contre les rochers pendant qu’on le montait, et qu’à une place il avait écorché sa peau contre la rugosité des pierres.
Prudemment les guerriers se reculèrent et allèrent se poster en bas, dans le cirque, à une trentaine de pas de la mystérieuse muraille, pour surveiller l’inquiétant trou noir d’où pouvait surgir l’épouvante.
A un appel des pisteurs, les guerriers qui passaient sur les crêtes des montagnes vinrent les rejoindre, dans le bas-fond du cirque. Lorsque les canaques furent réunis, en nombre, ils se sentirent plus forts, plus audacieux. Malgré cela, aucun d’eux ne voulut s’aventurer dans le trou noir, même à l’entrée ; c’eût été s’exposer à des choses aussi terribles qu’inconnues. Ceux qui, personnellement, y furent encouragés, se contentèrent de secouer la tête, en allongeant une lippe, pour protester.
Arrêtés devant l’impossible, les chasseurs d’hommes discutèrent sur l’événement : Le Tayo gras était là, derrière ces rochers, dans le ventre de la montagne, il ne pouvait sortir ailleurs que par ce trou. S’il y avait eu un autre trou pour sortir, les canaques qui l’accompagnaient n’auraient pas eu la crainte d’être enfermés, ils seraient entrés avec lui, dans la caverne, au lieu de le laisser seul. Les canaques de Pouapanou avaient fourré le Tayo gras dans ce trou-là, parce qu’il ne pouvait plus marcher, il était trop fatigué ; et parce que son corps très pesant n’était pas commode à porter à travers la brousse, sur les flancs des ravines escarpées.
Puisque le Tayo gras était là-dedans, et que l’on ne pouvait aller l’y chercher, il fallait attendre qu’il voulût bien en sortir, de lui-même. Quand les sorciers seraient arrivés, eux, ils sauraient, ils diraient ce qu’il faudrait faire. Mais pour le moment, il n’y avait qu’une seule manière d’agir : garder le Tayo gras dans son trou, empêcher le Tayo gras d’aller se réfugier ailleurs.
Ceci reconnu à l’unanimité, de rapides coureurs habiles à se frayer un passage à travers tous les obstacles, partirent aussitôt pour aller au village de Pouapanou, raconter l’affaire en détail aux sorciers, et les amener d’urgence.
Le soleil qui descendait sur les montagnes conseilla aux valeureux guerriers de se préparer un campement sur place. Afin de soutenir les sentinelles, des gardes avancées se blottirent autour du camp, entre les racines des arbres. Dans le milieu, des feux dispersés avec sagesse éclairèrent le dessous de la forêt, pour éloigner les diables et réchauffer les hommes. Des lits de fougère s’étendirent auprès des brasiers. Doucement le jour s’éteignit, et la nuit intensifia ses ombres.
Loin là-bas, dans la nuit, à Bondé, où tout semble dormir, des immenses clameurs s’élèvent de la tribu et vont mourir dans le silence des montagnes. C’est un bruit inhumain, sinistre ; un bruit qui porte l’épouvante, glace le sang des êtres. Ce sont des plaintes lugubres, des lamentations funèbres qui montent, s’amplifient, comme si des milliers de chiens hurlaient à la mort en implorant les étoiles. Et ces hurlements s’apaisent, s’arrêtent. Le calme s’alourdit. Puis, les plaintes recommencent encore, et ainsi jusqu’aux premières clartés du jour.
Ces longs gémissements de bêtes blessées, ces cris de douleurs sortaient des poitrines de femmes assemblées sous des arbres antiques pour pleurer les morts, pleurer les intrépides guerriers tués à Pouapanou. Ces cérémonies funèbres étaient dans les coutumes.
Lorsque les popinées effondrées sur le sol, en des attitudes de désolation, la tête lourdement penchée, le front dans les mains, s’arrêtaient de gémir, aussitôt elles se redressaient légères, se mettaient à plaisanter, à rire gaiement. A un signal, elles reprenaient leurs poses funéraires, et recommençaient à hurler leur désespoir dans la sérénité de la nuit.
A l’arrivée des porteurs du précieux colis de chair humaine, et de mauvaises nouvelles, le Grand Chef de Bondé, en apprenant que le Tayo gras avait pu s’échapper à travers les lignes de ses guerriers, était entré en une violente fureur. Malgré le succulent repas qui lui était présenté sur des raquettes de feuilles de cocotiers, peu s’en était fallu qu’il fît massacrer par ses bourreaux les messagers de malheur.
Mais en potentat clément, il maîtrisa sa colère et envisagea la situation avec calme : Ses guerriers étaient à la poursuite du Tayo gras… S’ils l’attrapaient et l’amenaient avant le jour fixé pour le pilou, tout serait bien… Mais s’ils n’arrivaient pas à le prendre, le protocole de la fête serait désorganisé… Lui, le Grand Chef, il avait donné le Tayo gras aux jeunes guerriers pour célébrer leur avènement, et il en garderait le meilleur morceau cuit par les popinées expérimentées en cet art. Donc ! Il lui fallait absolument le Tayo gras. D’abord pour affirmer la toute puissance de ses désirs, et ensuite, en manger son appétissante part.
Il y avait aussi un troupeau de popinées captives. — Ça c’était beaucoup bon. — Mais ses ardents guerriers, au lieu de pourchasser le Tayo gras, s’occuperaient peut-être des popinées, les chances de le prendre diminueraient d’autant. Il fallait y remédier.
Pour éviter ces manquements à ses ordres, et surtout pouvoir faire son choix immédiat parmi les prisonnières, le Chef informa les messagers que le troupeau de femmes devait être conduit ici, à Bondé, le plus tôt possible. Puis il déclara formellement que si les guerriers revenaient à Bondé sans amener le Tayo gras, lui Grand Chef, il en ferait abattre dix, et qu’ils seraient mangés par toute la tribu.
Après avoir reçu ces ordres précis pour les transmettre au Chef de guerre, aux sorciers, et aux vieux, les messagers très heureux de se sortir de la présence du Grand Chef, et surtout de celle des inquiétants bourreaux, s’en retournèrent à Pouapanou, de toute la rapidité de leurs jambes.
Dès que le soleil brilla, le Grand sorcier, accompagné de ses gardes de corps, fut devant les rochers qui recélaient le Tayo gras dans leurs flancs. La cérémonie était imposante, tous les yeux suivaient les faits et gestes du sorcier.
Lorsqu’il eut examiné le site en général, et les rochers en particulier, à son commandement, tous les canaques criblèrent de pierres de fronde la muraille qui se dressait devant eux. A un signal, le crépitement des cailloux sur la roche cessa.
Le sorcier agitant au bout de ses bras maigres et son paquet de fétiches, et sa hache brillante, grimpa lestement sur les corniches de pierre, toujours suivi de ses deux séides. Quand il y fut, sans manifester aucune hésitation, il s’approcha de la crevasse, fixa ses yeux de médium dans l’ouverture béante, étudia minutieusement les détails de l’entrée. — Et tous les canaques le virent pénétrer délibérément dans le trou noir, et y disparaître. — Quelque chose de grave allait se passer. Les guerriers assurèrent leurs armes dans leurs mains.
Mais le sorcier n’alla pas loin, à quatre pas dans l’intérieur il s’arrêta, pour écouter les bruits souterrains, et ainsi juger de la profondeur de cette caverne, avant de prendre une détermination.
Au bout d’un moment, n’ayant entendu aucun bruit, le sorcier prononça le nom : Tchiaom !… Aussitôt une voix lointaine lui répondit Tchiaom !… Le sorcier se recula d’un pas et dit : Viens dehors ! Nous ne voulons pas te tuer… La voix mystérieuse répéta : Viens dehors ! Nous ne voulons pas te tuer… Le sorcier fit un autre pas en arrière, puis il cria : Si tu restes là-dedans, tu vas mourir de faim. — Et la voix venue du fond de la montagne redit exactement les mêmes paroles. — Cette fois, le sorcier très inquiet se recula hors du trou. — De là, il lança encore des mots qui lui revinrent atténués.
Le vieux sorcier qui n’avait jamais pu s’expliquer ce qu’était un écho pensa, sans en être bien certain, que dans le cas présent ce pouvait être un esprit, un diable, un monstre inconnu qui répondait à sa voix pour lui inspirer confiance, et ainsi l’attirer dans un traquenard.
En présence de ce phénomène incompréhensible, qui se passait dans les profondeurs acoustiques de la caverne, et devant la possibilité immédiate de recevoir sur le crâne des pierres énormes jetées par le corpulent Tchiaom, et peut-être aussi par quelques canaques dévoués qui n’avaient pas voulu abandonner leur Tayo gras, le courage manqua au sorcier.
Il n’osa pas entrer dans le sombre conduit de la caverne, même avec une torche : mais il sentit qu’il devait, afin de ne pas diminuer son prestige, cacher son infériorité de l’instant à toute une tribu qui obéissait à son pouvoir surnaturel.
Ceci déduit, tournant le dos à l’entrée de la caverne, il se campa sur l’entablement de pierre qui lui servit de tribune, d’où il domina la horde sauvage. Aux guerriers qui attendaient en bas, sous la voûte élevée des branches, les yeux fixés sur lui, il déclara avec conviction :
« Tchiaom le Tayo gras, il est là, dans la caverne… Avec lui il y a des diables… Ce sont les diables des montagnes de l’Ignambi… Ces diables-là ne sont pas comme les diables de Bondé… Ce sont les diables des autres canaques de longtemps… Je leur ai parlé… Ils ne me comprennent pas… Ils répètent toujours les mots que je dis… C’est pour apprendre le langage de Bondé… Ils voudraient comprendre mes paroles… Dans la nuit je ferai les choses que je connais pour moi… Et ce sera fini. Après ça, les diables de l’Ignambi ne pourront plus rien du tout pour faire les choses pour eux, pour nous. »
Après ces paroles ahurissantes, qui plongèrent encore plus dans le vague l’esprit obscur des canaques, le sorcier demanda un tison enflammé et du bois sec. Lorsqu’il eut en main les matériaux nécessaires, il alluma un feu, juste à l’entrée de la caverne. Dès que le feu flamba il le couvrit de feuilles vertes pour en épaissir la fumée, et il attendit le résultat.
La fumée, monta, rampa mollement contre la muraille, lécha les aspérités de la roche, s’enroula aux racines pendantes, et aux lianes grimpantes, s’insinua dans les interstices de la pierre, mais ne voulut point pénétrer dans la caverne. Elle flotta constamment à l’entrée, sans se décider à s’enfoncer dedans.
Et le sorcier de dire aux canaques : « Vous voyez ?… Les diables ne veulent pas laisser entrer la fumée… Quand la fumée va dedans, les diables soufflent pour l’arrêter. »
Le manque d’appel d’air de la grotte protégea le malheureux Tayo gras, il ne fut pas enfumé comme un rat réfugié dans son trou.
Puisqu’il n’y avait pas moyen d’asphyxier le Tayo gras et ainsi l’obliger à sortir de son asile, le sorcier imagina de l’emmurer afin de le forcer à se rendre, lorsqu’il comprendrait que l’évasion n’était plus possible, la nuit, à la faveur du sommeil de ses gardiens.
Les canaques, en adroits quadrumanes, se cramponnèrent aux rochers, s’équilibrèrent sur des points d’appui. Lorsqu’ils furent solidement installés, de mains en mains ils se passèrent les moellons qu’ils ramassaient dans les éboulis. — Les moins peureux, rassurés par la présence du sorcier, disposèrent avec adresse les pierres, en un mur épais qui monta, monta, et bientôt boucha l’entrée de la caverne. — Le Tayo gras était bloqué.
Ce travail achevé, le sorcier, expliqua aux guerriers : Maintenant c’est fini… Si les canaques de Pouapanou viennent vous menacer de leurs armes, et que vous les poursuiviez, le Tayo gras ne pourra profiter de cette occasion pour sortir de son trou et se sauver… Nous le tenons. Dans quelques jours le Tayo gras aura faim, il aura soif… Le Tayo gras viendra taper contre le mur avec un caillou, pour demander à sortir… Vous allez rester là, dans la forêt, devant les rochers pour le veiller, et l’attendre… Les guerriers qui sont à Pouapanou vous apporteront des ignames, des bananes, et des poissons, tout ça pour vous, pour manger.
Moi, je vais aller à Bondé parler au Grand Chef et à tous les vieux qui sont là-bas, parce qu’il y a des canaques qui ont fait mauvais dans la guerre… C’est pour ça que le Tayo gras a pu s’échapper de sa case de Pouapanou. Maintenant Téama le Chef mort, et les diables, sont en colère. Moi, je vais aller parler avec eux, dans les banians de la rivière. Puis s’adressant plus particulièrement au Chef de guerre :
Le grand Chef de Bondé, il a dit que si vous n’ameniez pas Tchiaom le Tayo gras, il ne fallait pas venir à Bondé, parce que les bourreaux allaient tuer dix de vous. Comme ça, partir d’ici, c’est pas bon.
Après ces paroles qui entretenaient la crainte chez les guerriers, le vieux sorcier s’éloigna suivi de ses gardes de corps.
Et la horde docile des canaques resta là, dans le cirque de rochers, sous les arbres, à surveiller la muraille derrière laquelle dormait le Tayo gras. Un service de ravitaillement s’organisa depuis les cultures de la tribu envahie jusqu’aux forêts de l’Ignambi.
Après s’être rendu compte du trop grand nombre de leurs ennemis, devant l’impossibilité de la lutte, la peuplade de Pouapanou avait quitté la région, en abandonnant son Tayo gras.