Légendes canaques
Deuxième légende
Un cap, suivant la définition géographique. Une montagne bleuâtre, sombre, allongée horizontalement, le dessus plat, barrant la vue, sa pointe avancée dans la mer comme l’éperon d’un cuirassé en marche. Sur le plateau, à travers les éclaircies d’une végétation naine, apparaissent les taches rouges des terrains ferrugineux. Telle est la chaîne du Kaféate, une des puissantes nervures qui arc-boutent le grand massif du Koniambo.
Il y a quelques millions d’années, les longues ondulations synchrones de l’Océan venaient battre de leurs volutes étincelantes cette proue rocheuse, ainsi qu’en atteste le surplomb creusé à sa base. Mais depuis ces époques évanouies dans l’insondable du temps, la rudesse du chaos primitif s’est apaisée, la patience éternelle des siècles a étendu sa douceur. Devant le travail inlassable de l’infiniment petit, la mer a dû se retirer, céder à son emprise.
Le madrépore, cet infiniment petit si grand dans son œuvre, ce constructeur d’atolls, ce soudeur d’archipels, cet architecte sublime coulait au seuil des abîmes océaniques les assises de ses édifices. Durant des siècles sans nombre, le rempart de corail qui ceinture notre île s’élevait en silence à travers l’eau glauque. Il montait inconcevable dans sa lenteur, mais il montait toujours, résolu, tenace, indestructible.
Une époque se réalisa où les aiguilles de corail se découvrirent au ras de la mer. Et les lourdes houles se brisèrent échevelées, impuissantes devant cette muraille titanesque. Désormais le pied du Kaféate ne connut que la caresse des eaux amorties.
La barrière des grands récifs, à plusieurs milles de la côte, était établie dans ses lignes initiales. Derrière ce rempart, jusqu’à la terre abrupte, régna le lagon où s’ébattaient voraces les monstres marins des premiers âges.
Mais l’œuvre d’apaisement n’était pas achevée. Le madrépore poursuivait toujours son travail d’une lenteur incalculable. Pendant de nouveaux siècles il bâtissait ses polypiers, élevait ses portiques, cintrait ses voûtes. Lorsque ce fut fait, il cimenta en une masse tous ses ouvrages, et le lagon demeura bloqué.
Par la rapidité accrue de leurs courants, le flux et le reflux avaient su se ménager des canaux de draînage : des gouffres qui s’entr’ouvraient sur l’Océan. Seules les marées hautes gardèrent la puissance de s’étendre sur les parties abandonnées par la mer. Quand l’eau se retirait aspirée par le jusant, depuis le pied du Kaféate jusqu’aux grands récifs du large, à la place où le lagon avait régné, le plateau de corail se découvrait à nu, comme une voie romaine.
Et ce fut l’ère de la paix. Sous la protection des récifs dressés en brise-lames, la flore et la faune marines connurent les temps heureux. Des infinités de poissons à écailles d’argent, ceux multicolores aux lignes compliquées, les hideux céphalopodes enserrés dans leurs tentacules visqueuses, les squales armés de mâchoires à dents de scies, et même les infimes rudiments d’êtres animés existèrent en toute quiétude, sur le banc et dans les canaux, en se dévorant les uns les autres, par nécessité de transmutation de la substance vitale, les plus forts mangeant les plus faibles, selon la loi de la nature, même en honneur chez les humains.
De nombreuses variétés de mollusques établissaient leur habitat dans les interstices des coraux, chacun s’adaptait à son milieu, s’installait pour toujours.
Les parcelles détritiques soulevées par les remous, emportées par les courants, s’amoncelaient sur le plateau de corail, étendaient leurs bancs de sable qui s’irradiaient au soleil en de fulgurantes blancheurs de nacre.
Les bivalves, les annélides, les crustacés de toutes les espèces fouissaient leurs trous, perçaient des galeries. Pendant que les oiseaux marins, l’œil rond, le bec acéré, les veillaient attentifs pour les surprendre au passage, et les happer d’un coup précis.
Une végétation avide, tenace, implanta ses racines aux fissures des rochers de la côte, s’étendit en bordure des grèves, le long du littoral, et sur les berges des estuaires.
Un jour indéfini, le fruit d’un palétuvier, un gland fuselé en forme de cigare, se détacha de sa branche et tomba verticalement dans l’eau. Ainsi qu’une flèche lancée il plongea en profondeur ; puis il revint lentement à la surface, où il se tint debout, lesté par la pesanteur de sa pointe la plus lourde. Le fil de la rivière l’emporta.
Longtemps il erra sur la mer, à la dérive, ballotté de-ci, chaviré de-là, chancelant, titubant, arrivant toujours à s’équilibrer, le bourgeon en l’air. Durant ses pérégrinations il germait ; quelques filaments de racines perçaient l’écorce de sa pointe, sous l’eau. Dans son interminable vagabondage il rencontrait des radeaux de varechs, s’accrochait, se liait à eux. Un embrun le détachait, il repartait seul, à l’aventure.
Enfin !… Les vents alizés l’entreprirent, le portèrent à la côte. Tout en se balançant, en vacillant, la tige en l’air, de ses radicelles tâtonneuses il effleura l’ouverture d’un trou de crabes. La marée descendait. Il s’y arrêta.
Soulevé par les petites vaguettes qui se dépliaient régulières sur le sable, il sauta, il dansa, il talonna dans son trou, s’enfonçant peu à peu. Lorsque l’eau se fut retirée, il resta piqué debout, au sec.
Sous la pesanteur infime mais constante, les petites radicelles s’écartèrent comme des griffes, s’introduisirent doucement dans la vase, et s’y fixèrent. Les marées suivantes ne purent l’arracher. Le fuseau poussa où la mer l’avait déposé, sur un banc de sable, devant la pointe rocheuse du Kaféate.
Des flottilles de cigares de palétuviers furent entraînées sur le même parcours, et rencontrèrent le même banc de sable. La marée descendait-elle, l’escadrille s’y échouait. Quelques fuseaux parvenaient à s’incruster dans les fissures. Après l’arrêt obligatoire, lorsque le flot montait, la caravane se remettait en route, poursuivait son périple. Ceux qui avaient pu se fixer restaient attachés là, en colonisateurs. Les autres s’en allaient plus loin, à la recherche d’une terre accueillante.
Les pieds enfoncés dans la vase, les rameaux vivifiés par l’air salin, les palétuviers se développaient en toute vigueur, étendaient leurs branches qui se repliaient, se coudaient anguleuses, se convulsaient, dessinaient des membres noueux de faunes immobiles.
Au ras de la marée, les racines adventives se courbaient en arcs flexibles, reprenaient terre, se multipliaient à l’infini, reliaient tous les arbres en une même corbeille. Cette profusion d’arceaux légers, ces cintres amincis enchevêtrés les uns dans les autres, au niveau de la mer, donnaient aux frondaisons posées dessus le naturel d’une végétation élastique montée sur des ressorts. Et le miroir de l’eau la réfléchissait, les cimes en bas, doublant les cintres. Sous les effluves marines, les bouquets devenaient des îlots. Avec le temps ces îlots se rejoignaient, se soudaient, s’étiraient en longueur du côté de la haute mer, traçant une barre brune sur la ligne de l’horizon.
Et de nos jours, une jetée de palétuviers, un bois au feuillage jaunâtre qui ondule sous la brise, s’avance depuis le pied du Kaféate, jusqu’aux grands récifs du large, où les vagues de l’Océan abattent leurs volutes en un roulement éternel.
Dans ce décor sauvage aux lignes assouplies par la patine des siècles, tel un aboutissement logique de ces vitalités complexes, une synthèse voulue de ce microcosme, des êtres à la stature verticale apparurent. Cette race s’étendit et demeura stabilisée aux âges néolithiques, gardant toute la rudesse des mœurs primitives.
D’où venaient-ils, ces êtres qui marchaient le front haut, le regard éclairé de pensées ?… D’une autre terre, sans doute, apportés par les vagues comme les fuseaux de palétuviers… Et avant cela… d’où sortaient-ils ?… Sonder le problème des origines ethniques, c’est en reculer indéfiniment la solution… Des hommes existaient là, et encore sur d’autres îles perdues au milieu de l’Océan Pacifique, et c’est tout ce que l’on sait.
Avec un esprit perfectible, une imagination en éveil, et même des germes de rêve, ces hommes possédaient un langage élémentaire composé surtout de mots venus des onomatopées. Pour désigner les places qu’ils habitaient, situer les endroits remarquables de leur domaine, ils créèrent des noms.
Le plateau de sable qui se découvre jusqu’aux grands récifs du large devint « Kondao ». La jetée de palétuviers avancée dans la mer fut « Pingène ». Un village sur le littoral, au Sud de la jetée, se nomma « Pati ». Et un autre village, au Nord, par delà des palétuviers, s’appela « Oundjo ».
Pour aller par mer de l’un à l’autre de ces villages, qui ne sont séparés que par le promontoire du Kaféate, la ligne la plus directe consiste à suivre, lorsque le flot monte, un chenal étroit qui traverse la jetée de palétuviers, dans toute sa largeur, à deux cents mètres à peu près du pied de la montagne. Passer ailleurs allonge de beaucoup le chemin. Il faut contourner la pointe des palétuviers, vers les récifs, ce qui augmente le parcours de plusieurs milles, alors que ces deux hameaux sont proches.
S’engager dans ce raccourci offre de nombreux avantages, ne serait-ce que celui de la pêche, sans grand effort. Dans ces eaux calmes et limoneuses ombragées sous les branches, les poissons règnent en une telle abondance que même sans vouloir s’en occuper la pêche devient fructueuse.
Le jour, ce sont des bancs qui s’agitent, frétillent, se strient de lamelles de vif-argent. Au passage d’une pirogue, les poissons s’écartent, se pressent compactes dans les labyrinthes des racines. Ce sont aussi les gros crabes à la carapace moussue, qui se promènent les pinces en bataille, tout le long de cette allée de palétuviers. Et encore les raies aplaties au fond, dans un nuage d’eau trouble. Les loches voraces et sournoises tapies contre quelque tronc d’arbre submergé. Et les petits requins chasseurs qui font la ronde, l’aileron triangulaire à fleur d’eau, la queue en godille… Que voulez-vous !… Une sagaïe ne saurait résister à ces tentations, d’un jet rapide elle part, et il n’y a pas de place à côté, tous les coups portant.
Souvent, quelques vaches marines imprudentes, des dugongs, s’aventurent dans ce passage, avec l’intention de couper au plus court. C’est une chance à tenter. Un filet jeté en travers peut leur barrer le chemin. Et alors c’est la lutte héréditaire de l’homme carnivore contre la grosse bête à dévorer. La ruse opposée à la force.
La nuit, dans le calme silencieux qui amplifie les résonances, lorsque les récifs grondent au loin et font vibrer les espaces, le tumulte du chenal prend une intensité inquiétante. Tous les poissons voraces, tous les coursiers de la haute mer viennent s’y livrer à des saturnales diaboliques. Des escadrons de mulets et de carangues précipitent leurs cavalcades effrénées. Les mâchoires claquent d’un coup sec. De l’eau jaillit en gerbes et retombe sourde. Mille rumeurs inconnues se révèlent au fond des ténèbres, sous les palétuviers fantomatiques, dont les branches se resserrent comme des bras avides d’étreintes. Des oiseaux nocturnes s’envolent alourdis, en giflant de leurs ailes rugueuses certains lémures cachés dans les ombres… Un souffle de vent coule à travers les feuilles qui tremblent… A ce moment, il vaut mieux se taire… Une voix humaine irait en se répétant deux ou trois fois dans les échos de la pointe du Kaféate, et même le choc d’une perche, sur la paroi sonore d’une pirogue, s’engouffrerait au creux de la montagne… Tous ces bruits étranges parlent, ils ont un sens, une signification pour qui sait les comprendre.
Surprise par la marée et la nuit, une pirogue s’enfonce-t-elle dans ce couloir étroit, aussitôt les mulets deviennent fous ; ils bondissent éperdument hors de l’eau, en aveugles, des quantités retombent dans la pirogue, il en pleut. C’est une pêche très facile, mais voilà, malgré la tentation de cette pêche miraculeuse, les canaques ne se risquent jamais, la nuit, dans cet arroyo… Ils ont de sérieuses raisons de s’en abstenir… Nous, les blancs, nous ne pouvons pas comprendre… Mais, eux, ils savent, puisqu’ils sont une émanation de tous les êtres qui se sont succédés, à travers les siècles, devant cette pointe sauvage du Kaféate.
Loin, au large, par delà les brisants, un croissant de lune enfonce sa pointe rougeâtre dans les flots bitumeux de la mer. Pendant quelques secondes, la luminosité pâle de son disque devient un écran où se déroulent les blanches dentelles des récifs. Et d’une plongée rapide le croissant disparaît sous l’horizon… C’est fini… Règnent l’immensité mystérieuse du Pacifique, l’Espace constellé d’étoiles, la masse sombre des montagnes.
— Allez ! Souque un bon coup. Nous avons le temps de passer par le chenal des palétuviers avant que la marée baisse, mais il faut se dépêcher… Allez ! pull !… pull…
Après ces paroles enlevantes, malgré le choc rythmique des rames dans les tolets, la baleinière ralentit sa marche. Au lieu de forcer, les rameurs font du hachis dans l’eau. Ils taillent les sardines.
— Eh bien ! Quoi ?… Ça ne va déjà plus… Pourtant, vous n’êtes pas fatigués, nous sortons tout juste d’Oundijo. Si vous n’allez pas plus vite que ça, nous manquons la marée.
Un des rameurs objecte : Dis donc ! C’est bon, nous allons passer là-bas, à côté les récifs, au bout de la pointe des palétuviers.
— Pourquoi faire ce grand détour au large, alors qu’en prenant le chenal nous gagnons une heure.
— Tchia !… Les autres-là, ils ne sont pas contents de passer dans le chenal. Ils sont contents de passer au large.
— En voilà une idée. Se payer une heure de nage en plus pour le seul plaisir d’aller aux récifs et d’en revenir… Demain matin, quand il faudra se mettre au travail, vous ne voudrez pas vous lever. Je vous connais, mes gaillards.
— Eh ! Dis donc !… Les autres, là, ils sont beaucoup forts. Passer au large : Ça c’est pas loin. Eux, ils sont contents passer au large.
— C’est trop bête. Allons au plus court, par le chenal. En voilà une affaire…
Aucune réponse. Silence réprobateur. Puis sourdes protestations à voix basse, en langage canaque. Pendant cette indécision la baleinière ralentit de plus en plus sa marche.
Devant la barque, à quelques centaines de mètres, la ligne noire des palétuviers s’allonge comme une continuation épaissie de l’horizon joint à la terre. De-ci, de-là, les poissons sautent, font des cabrioles, retombent en un bruit sourd dans l’eau qui se ferme. Ainsi qu’un immense miroir d’acier poli, la mer est parsemée d’étoiles qui pétillent à des profondeurs vertigineuses. La pointe du Kaféate fondue avec les autres montagnes écrase de sa lourdeur les pénombres du littoral.
En fouillant des yeux, au pied de la montagne, la bordure noire des palétuviers, il est impossible de discerner où se trouve l’entrée du chenal… Après tout ! Qu’importe. Les canaques le savent.
— Dis-donc !… Daré !… C’est là l’entrée du chenal ?…
Réponse. — Moi connais pas.
— Comment ! Toi connais pas. Mais tu es d’ici, tu dois savoir.
— A oua !… Le jour, moi connais bien. La nuit, moi connais pas rien du tout.
Pendant cette interpellation, un rameur a tiré son aviron en travers de la barque, il est appuyé dessus et s’absorbe dans la confection laborieuse d’une cigarette.
— Allons Daré ! Ne fais pas l’idiot. Montre-moi où est le chenal, que je gouverne dessus ?
— Vous autres, les blancs, vous connaissez le pays pour nous. Pas besoin demander. Vous aller tout seul.
Un deuxième aviron se pose en travers. Son teneur bourre consciencieusement une pipe. Et la baleinière continue doucement son petit chemin, actionnée par deux rames traînées molles sur l’eau.
— Alors, quoi !… C’est fini ?… Vous ne voulez plus avancer… Puisque c’est comme ça, vous n’auriez pas dû vous engager à venir travailler au chargement de nickel, à bord du voilier.
Daré exprime l’opinion collective. — Nous sont contents travailler dans les chalands. Nous sont pas contents passer dans les palétuviers.
Un troisième aviron est rentré en raclant dans son tolet. Son préposé se met à mâcher un bout de canne à sucre. Le quatrième et dernier aviron ne pouvant que faire tourner le bateau sur place juge inutile de continuer. La barque s’arrête.
— Allez ! Vous autres, prenez les avirons. Remplacez ceux-là. Que diable ! Vous êtes huit rameurs solides. Nous n’allons pas dormir ici.
Personne ne répond, personne ne bouge. Aux ordres l’on oppose l’inertie… Que dire ?… Que faire ?… Ce sont des hommes de bonne volonté… Ils viennent travailler librement… Employer la manière énergique donnerait un résultat contraire à celui demandé. Ils s’en retourneraient chez eux. Peut-être même tout de suite, en sautant dans l’eau peu profonde, un mètre vingt au plus.
Sur une nouvelle insistance, un canaque néo-hébridais se déplace quelque peu, dans l’intention d’obéir. Il est vrai que c’est le matelot de la barque. Il est venu avec son patron, le jour, en profitant du vent arrière, pour recruter une équipe de canaques chalandiers.
Le néo-hébridais n’étant pas solidaire de la cabale qu’il ignore, puisqu’il ne comprend pas ce langage, a craché plusieurs fois dans ses mains. Il attend qu’un autre rameur se décide. Lui seul ne peut manœuvrer deux longues rames. Et le patron ne saurait, sans déchoir, empoigner l’autre aviron pour véhiculer messieurs les canaques.
Pourtant, on ne peut rester là indéfiniment. Tout à l’heure la barque s’échouerait. Il faut prendre une décision.
— Voyons ! Léna ? Toi qui es un indigène de l’île Maré, le fils du « nata » de la tribu d’Oundjo, dis-moi pourquoi ces hommes-là ne veulent plus marcher ?…
— Moi, je coonnais, mais c’est défaadu pour dire… La marée il est fini mooter. Quand nous passer dans les palétuviers on va choué. C’est boo nous passer au large.
— Mais enfin ! Cet entêtement est stupide. Pourquoi ne veulent-ils pas suivre le chemin le plus court, le long de terre. Il faut au moins qu’ils aient des raisons sérieuses ?…
— Eux-là, les calédoniens, ils connaissent. Quand on passe dans les palétuviers, la nuit, c’est mauvais. Peut-être un homme il va mort.
— Tu es fou, mon vieux ! avec ton homme qui va mort. Pourquoi veux-tu qu’un homme meure subitement dans le chenal de palétuviers ?
Léna balance indolemment la tête, ce qui signifie que son idée reste chevillée au fond de son crâne, et il reprend : Les hommes de Oundjo, ils savent pourquoi c’est pas bon dans les palétuviers. La nuit, c’est trop noir. Pas moyen de sauver.
— Sauver de quoi ! Encore une blague, une de ces peurs irraisonnées dont les canaques sont affligés. Toi, Léna, tu sais bien que ces histoires ne sont pas vraies. Ton père est le « nata », le « teacher », en un mot le pasteur protestant du village d’Oundjo. Il a dû vous dire que toutes ces choses-là sont des bêtises.
Pendant que les autres canaques écoutent, en y apportant toute l’attention dont ils sont coutumiers, lorsqu’il s’agit de leurs propres affaires, Léna, en sourdine, fait claquer sa langue, — un réflexe de son esprit buté. — Puis il explique : Les blancs ne sont pas de ce pays, ils ne peuvent pas comprendre. Les vieux canaques de longtemps, ils ont vu, ils ont dit aux jeunes… Les jeunes, ils ont fait attention, ils ont vu aussi. Les blancs, eux, ils n’ont rien vu du tout. Ils ne savent pas comme les canaques.
— Les vieux de longtemps, ils ont peut-être vu, ou plutôt ils ont cru voir, mais certainement ils ont mal compris, leur imagination les a emportés. Maintenant ce n’est plus la même chose il faut chasser toutes ces superstitions, toutes ces sottises.
— Ah ! C’est pas la peine de dire. Nous on sait bien. Nous on fait comme les blancs : On prie le « Bodieu », on chante les cantiques. Longtemps, les canaques ne connaissaient pas comme vous-aut’es, ils avaient des diables, les diables des canaques ne sont pas partis, on les entend toujours, la nuit. Les diables, c’est des canaques morts. Des fois on les voit se cacher au fond des brousses, dans les rochers, partout, pour faire du mal aux hommes.
Qu’opposer à ces raisons venues d’une mentalité aussi crédule que sincère, dans tout ce qui paraissait surnaturel. La persuasion du contraire s’affirmait impossible. Ces canaques subissaient la peur instinctive du danger pressenti, danger d’autant plus menaçant qu’il reste ténébreux, inexpliqué. Et cet instinct donné pour la conservation des êtres est enraciné dans la moelle des primitifs. Il n’y a que par une compréhension exacte des effets et des causes que l’homme arrive à s’affranchir de ces frayeurs héréditaires.
Dans le cas présent, il était inutile d’insister. La sagesse conseillait de se rendre au désir des indigènes, afin de ne pas s’exposer à les voir sauter à l’eau, comme des grenouilles dans une mare. Après tout, c’était eux qui « pullaient » sur les avirons. Puisqu’ils le voulaient ainsi, il n’y avait pas à ménager leurs forces. Malgré cela, par dignité d’européen, de race supérieure, il fallait avoir l’air de ne céder qu’après avoir obtenu des compensations, tout au moins fictives.
— Ici, c’est votre pays, vous savez mieux que nous ce qu’il s’y passe. Je crois que vous avez raison. Si vous voulez me dire ce qu’il y a de mauvais dans le chenal, afin que moi aussi je le sache aussi bien que vous, nous ferons le tour de la pointe des palétuviers, au large.
Sur ces paroles accommodantes, les canaques se livrent à un petit conciliabule, à voix basse. Après un instant de grave délibération, Léna transmet le résultat obtenu, à la majorité : Nous, on va passer au large, et puis après, on va dire pourquoi dans les palétuviers c’est pas bon.
— Alors, c’est bien entendu ! Vous n’allez pas me raconter des blagues.
— Non ! Nous, on va pas « couïonner ».
Cet accord établi, la baleinière enlevée par quatre vigoureux rameurs glisse en cadence sous les bustes qui s’allongent et les avirons qui ploient… Allez !… Souque !… Souque !… Souque !…
Avec la sagacité d’un juge d’instruction buté à des réticences, en arrachant lambeaux par lambeaux, comme avec un crochet, ce que les canaques voulaient garder au fond de la cervelle, voici ce que l’assemblage de ce jeu de patience a donné.
Jadis, à une époque indéterminée, existait au village de Pati, sur le bord de la mer, une popinée qui savait bien pêcher, aussi bien que les hommes. Ce qui n’était pas peu dire.
Quand elle tenait au bout de son bras un filet léger embroché à une fine sagaïe, il n’y avait pas sa pareille pour courir sans bruit, en rond, dans l’eau, sur la pointe des orteils, en dévidant son filet comme une guirlande, et entourer le banc de poissons que ses yeux avaient discerné. Malgré les coups de têtes pointés dans la maille, les poissons ne pouvaient plus sortir de ce réseau. Presque tous les mulets qui sautaient par-dessus les flotteurs lui tombaient dans les mains, elle les attrapait au vol.
Toujours elle allait au plus épais des fourrés de palétuviers de Kondâo, à travers les racines tordues, fouiller de ses bras au fond des trous, dans la vase liquide, et en tirer de gros crabes à la carapace bleuâtre, avec des œufs rouges collés sous le ventre.
Certains jours, sur les brisants du large, au milieu des remous, sous la poussée des rouleaux blancs d’écume, elle s’arc-boutait de flanc, les pieds affermis au corail, et elle attendait le choc, présentant son épaule à la houle croulante qui s’abattait sur elle, et la recouvrait toute, sans la déplacer de son socle. Puis, d’une brassée souple, se lançant au revers de la vague, elle se trouvait dans l’eau bleue, hors des récifs. Là, elle plongeait. Après un instant, la houle crépue de sa chevelure roussâtre émergeait, ruisselante. Elle rejetait la tête en arrière, soufflait de l’eau. Ses yeux grands ouverts devant le soleil, et ses dents blanches comme celles des requins riaient fort, parce que ses mains étaient pleines de langoustes qui se débattaient en des soubresauts inutiles… Maintenant, des popinées comme ça, il n’y en a plus.
Lorsqu’elle se rendait au « piré », remontant la rivière de Koné à la faveur du flot, jusqu’à Poignindi, sa pirogue était toujours pleine de crabes, de poissons fumés, de coquillages. Après les échanges silencieux faits avec les popinées de l’intérieur des terres, celles de Poinda, de Néthéa, de partout, elle redescendait à la mer, sa pirogue chargée d’ignames, de taros, et de tout ce qui se cultive, et de tout ce qui se mange chez les canaques de la brousse. Jamais les autres popinées n’en rapportaient autant.
Tous les hommes du village de Pati étaient contents de cette femme. Avec ce qu’elle pêchait, eux, les hommes, ils n’avaient pas besoin de travailler beaucoup. Toujours il y avait de la mangeaille en abondance. Cette popinée-là, elle était comme le chef des femmes. Quand elle parlait, les femmes l’écoutaient. Et puis, jamais elle n’avait de petit, jamais un gros ventre ne venait l’embarrasser dans l’exercice de sa pêche.
Dès qu’il s’agissait de rouler de la ficelle sur la cuisse avec la paume de la main, et de fabriquer un filet de pêcheur, elle prenait la direction de cet ouvrage important. Et le filet était vite achevé, avec des morceaux de bourao sec qui flottaient, et des coquilles de palourdes qui coulaient au fond.
Malheureusement, cette popinée-là, elle était comme un garçon, elle ne craignait pas beaucoup les hommes. Devant un Chef, et devant les canaques respectés, elle ne se courbait à quatre pattes que si ça lui faisait plaisir ; mais si elle ne voulait pas, elle restait debout, les yeux tout droits.
Pour cet oubli des coutumes, ce manque de déférence, les hommes l’avaient d’abord punie par un travail excessif. Et puis, la fois suivante, ils l’avaient battue. Elle s’était défendue, furieuse, échevelée comme un diable de pilou. Et après, elle s’était sauvée dans la brousse.
L’effet de son départ avait été désastreux. Durant son absence le vent avait soufflé de l’Ouest, la pêche était devenue moins fructueuse. Il était certain qu’elle avait jeté un sort sur les poissons. Tous les hommes avaient été obligés de s’y mettre, à la pêche, même ceux qui n’y allaient jamais. Malgré cet effort, la pêche n’avait pas fourni ce que les échanges demandaient. Ce n’était rien. Les pirogues avaient fait le voyage du « piré » presqu’à vide.
Et alors tout le village avait compris que cette popinée était quelque chose comme une sorcière, comme un chef des poissons. Et quand elle était revenue, on ne lui avait rien dit, on lui avait laissé faire tout ce qu’elle voulait.
Son canaque en titre, son mari, ayant contribué au châtiment brutal qui lui avait été infligé, elle le quitta et en prit un autre, plus fort, qui ne craignait pas de se mesurer avec le premier.
L’entente avec le deuxième mari n’ayant pas duré longtemps, par lassitude mutuelle, sans passer par la dispute obligatoire, d’un commun désaccord ils se séparèrent. Elle en trouva un autre, et encore un autre. A la fin, elle n’avait plus de mari, elle acceptait ou provoquait l’élu de l’instant, selon son plaisir. La tribu avait pris l’habitude de la voir agir à sa guise, en toute liberté. (Rien de nouveau sous le soleil. Déjà le féminisme existait chez les canaques. Il y avait des popinées émancipées.)
La vie de la tribu suivait sa petite monotonie avec la seule préoccupation quotidienne de la nourriture, lorsqu’un matin resplendissant de lumière, mettant à profit une de ces marées basses qui découvrent à sec toute l’étendue du plateau de Kondao, la popinée en question s’en alla à la pêche. On la vit, les bras en l’air, la sagaïe au poing, le panier pendu à l’épaule, fendre sous la poussée de son ventre l’eau du chenal, et s’enfoncer délibérément au plus fort des palétuviers de Pingène.
Le soir, elle ne revint pas au village de Pati, ni le lendemain, ni les jours qui suivirent.
Tout le monde sentit qu’elle manquait. On ne la voyait plus dans l’ensemble des choses familières, sa présence était devenue une habitude. L’on s’inquiéta d’elle.
Les plus avisés pensèrent à une escapade, une fugue à l’avantage d’un mâle des environs, soit d’Oundijo, de Vouavoutou, de Gatope. Cette probabilité était seule admise, car il était reconnu par tous que cette popinée ne se noierait jamais. Elle nageait comme les poissons. Et l’on savait aussi que les requins ne pourraient pas la manger. Ils en avaient peur. Elle faisait un tel bruit sourd en battant l’eau de ses deux bras, et elle fonçait dessus avec tant d’audace, que les requins filaient en tapant de la queue, sans oser revenir en arrière. Et puis, n’était-elle pas une sorcière des poissons ?…
En y apportant toute la duplicité, toute la circonspection dont ils sont coutumiers, quelques hommes allèrent se livrer à une enquête minutieuse, dans les villages du littoral. Personne n’avait vu cette popinée bien connue. Les aîtres et les objets usuels étudiés discrètement sur place confirmaient les paroles… Elle n’avait pas suivi ce chemin. L’idée de l’escapade dut être abandonnée.
Pourtant, elle se trouvait quelque part, vivante ou morte ?… Et les hommes, et les femmes, et tout le monde se mit à sa recherche. L’on pénétra au plus profond des palétuviers, même aux endroits où l’on n’allait jamais, parce qu’il y faisait trop sombre, et que ces trous noirs devaient cacher des choses menaçantes que l’on ne connaissait pas, mais que l’on pressentait.
Et l’on ne découvrit rien, pas une trace de pieds dans la vase. Les mouvements alternatifs des marées montantes et descendantes les avaient effacées. L’on ne vit ni la sagaïe qu’elle portait, ni le panier en cocotier tressé qu’elle avait sur son épaule… Rien… Rien…
De la pointe du Kaféate, des vieux canaques enrichis d’une longue expérience avaient observé le vol nonchalant des buses, qui planent toujours en rond, au-dessus d’un cadavre, avant de se poser pour le déchiqueter de leurs becs crochus.
Les buses ne s’intéressaient qu’à la pêche. Les ailes relevées en fourche, elles se laissaient tomber au ras de l’eau, se mouillaient à peine les pattes, et d’un battement brusque elles s’envolaient avec un poisson qui frétillait au bout des serres… Donc, la popinée n’avait pas laissé son cadavre au milieu des palétuviers. Les buses l’auraient senti, et les corbeaux se seraient joints à la ripaille.
C’était incompréhensible. On avait vu la popinée traverser le chenal, de l’eau jusqu’au ventre, et puis entrer dans la forêt de palétuviers… Et personne ne l’avait vue en sortir… Aucune trace, vers la terre, dans les marais bourbeux, n’indiquait qu’elle ne fût revenue, ou qu’elle s’y soit enlisée… Elle y était encore, au fond des palétuviers, et certainement elle était vivante, puisque l’on ne retrouvait pas son corps, mais elle se cachait derrière les arbres, ne marchait que sur les racines, afin de ne laisser aucune empreinte de ses pas.
Malgré, et surtout par ces déductions logiques, l’incertitude restait en balance. Ce fait inexpliqué devenait troublant, éveillait l’inquiétude, il développait l’appréhension d’un danger vague qui pesait sur les têtes.
Plutôt par un besoin de savoir pour se tranquilliser l’esprit, que par un regret de la popinée disparue, on la cherchait toujours. Les récifs, les bancs de sable, les eaux bleues, les eaux vertes, les eaux jaunes, et les grèves furent explorées. On ne vit rien, pas une seule indication.
Devant l’inutilité de l’effort, les recherches se calmèrent. On s’en rapportait au hasard pour trouver le fil de l’énigme. Dans son for intérieur chacun pensait qu’il la rencontrerait, une nuit, se promenant morte : une ombre furtive. A cette image, le frisson de la peur lui parcourait l’échine.
Et des années se passèrent… Combien ?… Les canaques ne le savent pas… Toujours est-il que ce souvenir resta entretenu vivace par les causeries du soir, autour des foyers. Peu à peu l’on s’était fait à l’idée de cette popinée disparue, qui existait encore d’une vie latente, surnaturelle, dans les limbes des palétuviers, où l’on n’allait plus qu’en nombre, à la pêche aux crabes.
Lorsque les canaques, hommes et femmes, se trouvaient à ces endroits sombres, où elle devait se cacher, ils éprouvaient un certain malaise, un besoin de regarder souvent derrière soi, et de chercher les causes des bruits qui semblaient étrangers.
La montagne du Kaféate, qui, par les temps calmes, répercute clairement les échos, devint suspecte. Les canaques ne savaient plus si ces échos existaient de toujours, ou s’ils étaient dus à la voix imitatrice de la popinée errante, immatérielle comme le vent. Et l’on s’en méfiait de ces paroles redites pour inspirer une confiance trompeuse.
Les poissons qui sautent en l’air et retombent dans l’eau en faisant : Plouff…, se sauvaient peut-être à l’approche de la popinée effacée derrière les arbres ; ou alors ils obéissaient au commandement de leur sorcière qui menait le bacchanal, pour indiquer leur grand nombre, et par cette aubaine attirer les pêcheurs.
Les morceaux de bois morts qui dégringolent en des coups amortis, s’accrochent et retombent encore, se cassaient probablement sous un poids trop lourd. Et ce poids ?… on comprenait de qui il venait…
Les fuseaux de palétuviers qui se détachent, et piquent l’eau d’un klock huileux, devaient avoir reçu une secousse imprimée à la branche. On l’avait remuée cette branche… Était-ce bien le vent ?…
La nuit, les pirogues allaient quand même dans le chenal, on y pêchait abondamment. Malgré tout, une certaine inquiétude s’emparait vite des esprits, l’on se méfiait des alentours. Ces arbres alignés en bordure, dans le noir, prenaient des attitudes trop humaines. On y découvrait des corps penchés, déformés, aux écoutes ; des bras qui s’allongeaient pour saisir au passage ; des têtes mouvantes qui se livraient à des signes indécis. Et des jambes, des jambes tordues, immobiles, et d’autres prêtes à bondir.
Et le roulement profond de la houle sur les récifs, ajouté aux mille bruits de la nature en sommeil, affaiblissaient les résolutions déjà chancelantes, venaient augmenter les effets du sortilège.
Parfois, en plein jour, dans les eaux profondes, les dugongs se promenaient au voisinage des palétuviers : Un dos rond, d’un bleu jaunâtre, émergeait pesamment, brillait au soleil, et d’un plongeon brusque il disparaissait, ne laissant qu’un sillage d’écume.
Des canaques l’avaient aperçu de loin… Mais, était-ce bien un dugong ?… Ce corps allongé et cette boule aplatie pouvaient aussi appartenir à la popinée disparue. Et cela s’expliquait : S’ennuyant seule, comme elle nageait mieux que les hommes, elle avait dû rechercher la société des dugongs, et elle s’était attachée à une famille, ainsi que les popinées dans la tribu.
Le soir, lorsque le clan était réuni autour des feux, l’on en parlait. Petit à petit les suppositions prenaient de la consistance, devenaient des réalités confuses.
La tribu s’était habituée à ce fait imprécis reconnu comme vrai. Selon les exigences de la pêche, elle l’affrontait sans trop de crainte, car, en somme, cette popinée invisible, qui existait dans un état vague de transition, ne faisait aucun mal aux vivants. Certes, par sa présence soupçonnée, bien des fois elle leur causait des frayeurs, mais c’était tout. Elle n’était pas méchante.
Cette fable restait établie sans grandes complications, quand, par malheur, un incident tragique vint en déranger toute l’harmonie.
Un canaque dont on n’avait que peu remarqué l’absence, parce que les jeunes adultes sont souvent empoignés d’un besoin irrésistible de vagabondage, fut trouvé mort au fond d’un bouquet de palétuviers, le long du chenal.
Cet événement inattendu, invraisemblable, fut étudié sur place, dans tous ses minutieux détails. Les hommes de la tribu s’y appliquèrent, surtout les vieux à la parole plus autorisée.
Le cadavre tassé entre les racines, comme de la viande gluante de tortue, avait la face congestionnée, le cou gonflé, avec des veines qui ressemblaient à des cordes. Les lèvres tuméfiées étaient fendues à plusieurs endroits. Et, phénomène troublant : Le phallus à demi-érecté, dévêtu de son enveloppe, se présentait excessif dans son enflure, pareil à une holoturie… Comment expliquer ça ?… Et tous restaient muets, en rond autour du mort, à considérer le phénomène.
Sur le lieu, de nombreuses foulées avaient pétri et délayé la vase, sans laisser une empreinte définissable. La vase molle s’était refermée. La gaine vestimentaire piétinée dans la boue fut ramenée à jour. Mais tout cela ne donnait aucune précision au drame. On comprenait seulement qu’il y avait eu lutte, que la victime s’était débattue avant de succomber sous l’accablement d’une puissance supérieure, et que cette puissance l’avait tuée sans lui faire une seule blessure visible.
Aux alentours, des traces de pas furent suivies. L’on s’aperçut tout de suite qu’elles étaient celle des pieds du canaque, avant sa mort. Et l’on eut beau chercher, l’on ne trouva pas une autre trace.
Devant cette mort inexplicable on se taisait. Une pensée unanime, bien qu’inexprimée, germait dans les cerveaux et les associaient tous en une même vision de la scène, en un même état de torpeur : Ce canaque avait été anéanti par la popinée des palétuviers, celle qui s’y cachait depuis si longtemps. Sans se le dire, ce qui eût été d’une profonde imprudence en ce lieu, l’on sentit que l’on ne devait pas rester là. A la hâte le cadavre fut ficelé à une longue perche. Et en route, pour un trou dans les rochers sur le flanc de la montagne.
Les rites funéraires accomplis, sans établir par des paroles inutiles la culpabilité de la popinée des palétuviers, ce qui eût été une perte de temps, puisque tout le monde le savait, l’on s’inquiéta seulement des raisons qui l’avaient poussée à tuer le canaque, car ces mêmes raisons pouvaient encore l’inciter à en tuer d’autres.
D’une façon méthodique, ainsi que cela se passe dans les occasions solennelles, sous la discipline de quelques anciens qui réglaient les débats, chacun apporta son mot, son petit détail, sa parcelle de lumière.
Les constatations faites sur le cadavre, et aux alentours furent interprétées dans un sens définitif. Les preuves accumulées reconstituaient le drame, elles disaient pourquoi et comment le canaque était mort. Aucun doute ne pouvait subsister.
La popinée à l’affut dans les palétuviers avait guetté le canaque. Absorbé par sa pêche, les yeux pointés dans les trous de crabes, le canaque s’était approché sans méfiance. Aussitôt qu’il avait été à sa portée, la popinée avait bondi dessus. Lui s’était débattu. Elle l’avait terrassé. A eux deux, dans la lutte, ils avaient délayé la vase. Elle était restée la plus forte… Et puis alors, abusant de son triomphe, elle s’était servie du canaque, des quantités de fois, sans le lâcher, ainsi qu’en témoignait la monstruosité inextinguible. Dans l’ardeur de l’action elle lui avait écrasé les lèvres… Après l’avoir épuisé, vidé, lorsqu’il n’avait plus été utilisable, elle l’avait étranglé, tout simplement, parce qu’elle était sûre qu’elle trouverait d’autres hommes, tant qu’elle en voudrait.
A la révélation de cette menace épouvantable qui pesait sur les mâles, les hommes, surtout ceux qui se sentaient très virils, ne se trouvèrent plus en sécurité, même au milieu du village. Emportée par un besoin urgent de canaques, la popinée pouvait avoir l’idée de venir le satisfaire, sur place… Et sous quelle forme se présentait-elle ?… Comment se défendre ?… Le mort avait été étranglé sans aucune marque de doigts autour du col, sans aucune blessure apparente.
Durant quelques jours, la tribu resta sous la stupeur d’un danger imminent. Les femmes, qui pensaient être moins en cause, vaquaient à leurs diverses occupations, sans trop d’inquiétude. Des guerriers, toujours braves dans les combats, parlèrent d’abandonner le village, et d’aller s’établir ailleurs, avec armes et bagages. Un exode, et la conquête d’une terre. Rien que ça ! Tel était à ce moment l’état d’âme de la foule canaque.
Mais parmi cette foule existaient tout de même quelques esprits pondérés. La classe dirigeante conservatrice des traditions — les réactionnaires de l’époque — ne voulait pas laisser la tribu s’éparpiller au hasard d’une migration précipitée. A la demande des anciens, des patriarches, le Chef convoqua le Grand Conseil.
Le sorcier qui savait tout, le Chef de la tribu, le barde-vociférateur, et certains vieux à la pensée très profonde, se réunirent ténébreusement sous un plafond de fumée, au milieu d’une case calfeutrée qui gardait les paroles avec le noir de la suie.
Et l’on refit, d’après les transmissions orales, l’historique de la popinée disparue, depuis son origine embrouillée jusqu’à l’instant de la mort du canaque, dans les palétuviers. Longuement l’on parla d’une voix lente et monotone, chacun à son tour, répétant, renforçant ce que l’autre avait dit. Lorsque tout fut expliqué, pesé, arrêté, le Grand Conseil des sénateurs s’endormit sur place, autour du feu qui s’éteignait dans la cendre.
Le lendemain, au grand jour, devant une foule anxieuse, attentive, l’orateur de la tribu, le barde, debout sur un rocher, face à la mer, déclama par phrases lourdement scandées le produit des méditations du Grand Conseil.
En voici le résumé incrusté en hiéroglyphes sur les parois des crânes canaques : Aucun des hommes qui vivent actuellement, à Pati, à Oundjo, et ailleurs, n’a connu cette popinée, qui hante les palétuviers. Elle a disparu il y a longtemps, longtemps, à l’époque lointaine des ancêtres. Maintenant cette popinée est tout à fait morte, avec ceux qui existaient de son temps. Il ne reste plus que son fantôme, son diable qui erre la nuit. Et vous savez tous qu’une popinée morte ne recherche pas les étreintes d’un homme vivant. Vous savez aussi, d’après les paroles des ancêtres, que cette popinée n’était pas méchante. Elle faisait peur, et c’était tout. Et puis, même si elle vivait encore, elle n’aurait pas eu la force d’abattre un homme aussi grand que celui qui est mort dans les palétuviers.
Vous comprenez bien que ce n’est pas elle qui a tué le canaque… Autrefois, à ce que disaient les pères des vieux d’aujourd’hui, la popinée fréquentait les dugongs. Eux, les vieux, ils l’avaient vue se promener avec les dugongs. Alors, tout s’explique. Comme elle ne pouvait pas avoir de petit avec les hommes, elle s’est sauvée de la tribu pour essayer d’en avoir avec les dugongs, parce qu’elle savait qu’à Poya il y avait quelque chose comme ça que les canaques disaient. Après cet accouplement elle n’a plus osé se montrer aux hommes, elle s’est cachée dans les palétuviers, toujours, toujours.
Et c’est sa fille qui a tué le canaque. C’est sa fille que l’on entend et que l’on voit dans les palétuviers, la nuit. C’est sa fille qui en prenant de l’âge veut revenir aux relations avec les hommes. Sa nature moitié dugong, moitié popinée, a fait d’elle une femme pas comme les autres femmes. Elle est forte, elle est brutale, jamais assouvie, capable d’abattre un homme dans la vase, et de l’étouffer sous son poids, ou de le noyer, sans le faire exprès.
Mais vous ne devez pas avoir peur de cette popinée-dugong. Sa forme l’empêche de marcher sur la terre dure. Elle ne peut que nager dans la mer, glisser à plat ventre sur le sable, et se promener debout en se tenant aux branches de palétuviers. Quand elle veut courir, elle tombe.
Sous les coups de pilon de ces phrases réconfortantes, le courage revenait. A la fin de cette harangue largement acclamée, les hommes se sentaient plus gaillards. Ils avaient compris les avantages qu’ils pouvaient tirer de cette transformation physique de la popinée extraordinaire.
C’était facile. Puisqu’elle ne pouvait pas marcher sur la terre ferme, eux, ils n’avaient qu’à y rester continuellement. Là, elle ne viendrait jamais.
Sans y être convié, de lui-même, le sorcier s’installa sur la tribune du rocher. Puis il usa de son prestige, de son verbe persuasif, pour enraciner profondément les certitudes, tout en sauvegardant la pêche, principale ressource de la tribu.
Moi ! Je connais. La popinée-dugong ne vous attrapera pas. Sur la terre, elle ne peut jamais venir. Dans l’eau, elle est forte, mais elle a peur des piqûres de sagaïes, pour elle c’est comme les piqûres des moustiques. Sous les palétuviers, elle se cache derrière le tronc, et elle attend, parce que ses jambes ne savent pas la porter. Vous pouvez aller à la pêche dans les palétuviers, en regardant partout, en écoutant toutes les choses. C’est l’esprit de sa mère qui parle dans la montagne du Kaféate pour la prévenir. Vous n’avez qu’à vous taire, ne pas lui répondre. Mais la nuit, la nuit, c’est mauvais. Il ne faut jamais aller dans le chenal, où l’on ne voit pas clair. Elle vous prendrait. Elle vous étoufferait.
Ces conseils judicieux, qui affluaient dans le sens de superstitions coutumières, furent admis aussi vite qu’ils étaient prononcés. Instantanément ils prenaient la force d’une loi, car celui qui parlait, il savait, il avait vu, c’était le sorcier auquel rien n’échappe.
A partir de ce jour, plus un homme n’eût voulu, même sous la menace du Chef, aller à la pêche dans les palétuviers, la nuit ; et encore moins s’aventurer au milieu du chenal. Il était sûr que là, dans ces endroits où l’on ne voit pas clair, une contrainte lubrique l’attendait au passage, et que ce jeu contre nature finirait dans un spasme suprême, au fond de la vase.
Après ces alarmes qui avaient failli emporter le village vers un autre destin, la vie canaque reprit ses habitudes régulières, avec une légende mieux assise, et un peu de tranquillité en moins.
Et les années qui matérialisaient les êtres imaginaires, et les hallucinations qui les recueillent et les incubent, vinrent ajouter certains détails qui manquaient à la description physique de cette femme monstrueuse.
Les palétuviers tordus, noueux, au feuillage assombri, et les lourdes racines hypertrophiées qui pendent et se terminent oblongues, dans l’eau, ont dû fournir la substance nécessaire à l’achèvement de cette étrange personne.
Maintenant, et depuis déjà longtemps les canaques possèdent des précisions. Ils savent comment la popinée-dugong est faite, ils savent aussi avec quoi elle a étouffé plusieurs hommes. Le temps aidant, le nombre des victimes a augmenté. On n’est pas bien d’accord sur le nombre… Mais qu’importe la quantité de victimes, puisque le fond de l’histoire est vrai.
D’ailleurs, n’ont-ils pas raison. A quoi bon s’attarder à discuter sur un chiffre, le fait est là, cela ne changerait rien à la menace suspendue. Il vaut mieux raconter la chose tout de suite, brutalement, afin que l’on puisse, en cas de pérégrinations sur la côte Ouest, se préserver de ce danger.
Voici la popinée-dugong telle que les canaques la connaissent : Sa stature est plus haute que celle des hommes. Elle est plus épaisse. Son corps est arrondi. Elle se tient debout sur des pieds qui sont mous et ressemblent à des queues de poissons. De ses bras levés elle se cramponne toujours aux branches pour ne pas tomber. Quand elle descend ses bras, ils vont jusqu’à ses pieds. Sa tête est une boule avec des cheveux comme du varech, et des feuilles posées dessus. Cette touffe lui cache le visage. On ne voit que ses yeux qui percent à travers. Son teint est plus foncé que celui des dugongs ; si on ne le sait pas, on peut le confondre avec la couleur des écorces de palétuviers. Mais voilà ce qu’il y a de plus épouvantable : Elle a des seins allongés, tirés, qui pendent jusqu’à terre. Lorsqu’elle marche, ses seins traînent dans la vase, de chaque côté de ses jambes, derrière elle. Ce croquis d’ensemble indique ses diverses attitudes à l’affût.
Un homme passe-t-il à sa portée, aussitôt elle allonge son bras, le saisit, l’attire, et de ses deux seins visqueux et froids, pareils à des anguilles, elle lui enroule le cou, plusieurs tours, dans les deux sens. Le canaque à moitié étranglé ne peut ni crier, ni se débattre. Alors, elle s’étend sur la vase avec lui… Et allez !… Elle le tient là, jusqu’à ce qu’il soit tout à fait mort… Et puis après, elle s’en va, indifférente.
A présent vous savez pourquoi les canaques ne s’aventurent jamais, la nuit, à travers cette jetée de palétuviers qui s’avance sournoise, sur le plateau de Kondao, depuis la pointe du Kaféate jusqu’aux grands récifs du large, où les houles se brisent dans un roulement sourd qui fait trembler les montagnes.
En même temps qu’elle s’implantait, cette légende, venue de la compréhension que les canaques possèdent de la nature, créait dans leur subconscient un automatisme de défense. D’instinct, sans raisonner, ils ne s’approchent pas du chenal de palétuviers, la nuit. Une force répulsive les en empêche. Cette crainte issue des hérédités est si profonde que même les indigènes civilisés ne peuvent s’en affranchir. Le jour, lorsqu’ils en parlent, ils affectent d’être incrédules, et s’en amusent. Mais à la venue de la nuit, dès que les ombres envahissent les arbres, ils ne se risquent pas à ces endroits où les ancêtres ont tressailli de peur.
Cette sorte de goule sinistre, brutale, qui vit dans la mer, à l’état amphibie, cette ventouse suceuse ne peut, quant aux charmes, être comparée aux belles sirènes qui cambraient leurs tailles sur les rochers de charybde, et attiraient de leurs voix séduisantes les nautoniers imprudents. Non ! Elle est répugnante, cette sirène-popinée du plateau de Kondao, mais elle ne pouvait naître sous une autre forme, puisqu’elle est une création de la mentalité canaque.
Et les canaques ne sont pas des Grecs doués d’un génie poétique, ce sont des hommes primitifs encore en démêlés avec leurs instincts. Leur imagination développée surtout par la peur ne sait concevoir que la force, la malfaisance, l’horrible : elle ne peut maintenir son envol au-dessus des réalités matérielles. N’empêche qu’eux aussi, les canaques, aux antipodes de l’Hellade, ont inventé une sirène, si affreuse soit-elle. Partout l’esprit humain est le même : Toujours ce besoin de s’entretenir d’invraisemblances, d’exagérations, d’histoires fabuleuses.
Les indigènes avoisinant le Kaféate ont perdu les filiations qui ont engendré ce monstre femelle, ils savent qu’il existe comme une nécessité inéluctable, et ils s’en préservent, sans chercher plus loin. En rassemblant les débris de ces légendes très anciennes, qui s’effacent devant la mentalité des races blanches, en comparant les analogies des faits et les causes qui les ont déterminés, on est amené à conclure que la popinée-dugong, qui hante les palétuviers de Pingène, est bien la descendante du satyre canaque qui a tué son frère, à Poya, et a dû ensuite se réfugier au fond de la mer pour échapper à la vengeance des hommes.
Nouméa, 1926.