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Légendes canaques

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III

Durant les premiers jours qui suivirent ce châtiment mémorable, une certaine inquiétude conseillée par la prudence régna dans les foyers. Ce mauvais-garçon était capable de venir se livrer à quelques scènes de violence. Mais, comme rien de fâcheux n’arrivait, peu à peu le calme se rétablit, et la vie canaque reprit son cours habituel.

En raison de son acte d’autorité, le frère aîné bénéficia d’une large considération. Souvent il recueillait des louanges, ce à quoi il fut très sensible.

Plus aucune trace n’indiquait la présence du mauvais-garçon sur les terres environnantes. Il était parti ailleurs, loin, dans un autre pays. A part quelques femmes, tout le monde s’en réjouissait. Au bout de trois lunes on n’y pensait plus.

Un matin, dans une case fumeuse, le frère aîné fut trouvé raide sur sa couche de paille. Il était froid, il était mort. Un casse-tête-bec-d’oiseau planté dans le front lui avait cloué le crâne par terre. Le manche du casse-tête s’étant rompu, l’arme restait encastrée comme un coin dans l’os frontal. Du sang avait coulé par les narines et rempli la bouche. Les yeux étaient fermés par des caillots noirs.

A la lumière tremblante d’un feu de bois, tous les hommes défilèrent, soupçonneux, devant le cadavre rigide qui gardait un casse-tête-bec-d’oiseau planté dans le front. Chacun étudia l’arme, la blessure, la manière dont le coup avait été porté.

Les avis furent unanimes à reconnaître que le mauvais-garçon était l’auteur de cet homicide. Il n’y avait plus aucun doute. L’esprit de la vengeance l’avait emporté… C’était lui.

C’était lui… Et les vieux qui savent trouver les causes qui déterminent les actes des hommes comprirent bien que : « Le mauvais-garçon avait tué son frère, la nuit, pendant qu’il dormait, parce que le jour il n’aurait pas pu le tuer en lui voyant les yeux. » Ces yeux où passent dans de rapides lueurs les regards des ancêtres.

Malgré la coutume de tuer facilement, cet homicide bouleversait les traditions de toujours, il devenait un crime : Un frère avait tué son frère aîné… De mémoire d’homme jamais cela ne s’était vu… C’était l’impossible réalisé.

Au fond de leur mentalité obscure, les canaques sentaient confusément qu’ils devaient maintenir les rites sacrés de la famille. Garder intact le respect du frère aîné, du Chef, et des ancêtres défunts. L’instinct de la vie collective leur disait que la force de la tribu résidait dans ses lois coutumières, qu’il fallait les défendre.

Sous l’empire d’une juste indignation, la peuplade s’excitait, devenait tumultueuse ; bourdonnante comme une ruche d’abeilles dont on a pris la reine.

Le fratricide devait être châtié. Lui aussi il fallait le tuer, lui infliger des souffrances, le couper en morceaux, et le manger pour apaiser la colère.

Par une acclamation sourde et prolongée qui résonna sous terre et s’étouffa aux troncs des arbres, il fut résolu que les guerriers ne prendraient de repos qu’après avoir mis à mort le fratricide.

Ceci arrêté, l’on procéda aux funérailles, mystérieusement, comme toujours. Six canaques revêtirent les insignes du deuil national. Ce qui consistait à porter, en hauteur, sur la tête, des turbans d’écorces enroulés en forme de tromblon. Ces croque-morts se couvrirent le visage et la poitrine d’une couche de suie grasse. Et sans avoir dit un seul mot de leurs intentions, ils emportèrent le cadavre déjà empaqueté, et l’introduisirent dans une fente de rochers, sur le flanc d’une montagne, au milieu d’une forêt inextricable frappée d’un tabou. Le mort fut entouré de ses armes, de ses objets familiers, et d’une réserve de victuailles.

Après avoir prononcé certaines paroles qui appelaient la hantise et la vindicte de la victime sur la tête de son tueur, les nécrophores se retirèrent sans bruit. Désormais, eux seuls possédaient le secret de cette sépulture. Temporairement ils devenaient des êtres spéciaux entourés d’un prestige macabre.

Pendant que cette cérémonie se poursuivait, dans l’ombre, des ambassadeurs munis de bouquets emblématiques parcouraient les tribus de la région. Ils informaient les Chefs et le conseil des anciens de l’événement tragique survenu au village de Carindi.

Au mépris des traditions familiales, un frère avait tué son frère aîné. Le Chef de Carindi au nom de tout son clan, et de la morale reconnue, demandait aux tribus amies de ne pas donner asile à ce fratricide, et même de l’exterminer, si elles en trouvaient l’occasion, sur leurs terres.

L’indignation tant sincère que feinte fut générale. Au fond, ces propositions séduisaient les canaques toujours avides d’une chasse à l’homme, le seul gibier sérieux. Tous les Chefs se joignirent à ce pacte.

Jamais le fratricide ne dormirait sur leurs terres, ils le traqueraient partout, sans répit, sans lui donner un instant de repos. A la fin, quand il serait las de marcher, et le jour et la nuit, ils le massacreraient sur place, et l’on danserait un pilou frénétique autour de son cadavre.

L’esprit belliqueux toujours entretenu par les harangues déclamatoires, les canaques ne marchèrent plus qu’en groupes armées, turbulents, menaçants. Afin de ne pas s’égarer sur de fausses pistes, les allées et les venues de chacun furent observées. Les sentiers les plus mystérieux furent suivis de bout en bout, et les empreintes de pas devinrent d’un intérêt excitant. Toutes furent étudiées avec patience, jusqu’à ce que l’on pût leur assigner un nom : Ça… C’est le pied de Tchiao qui a passé là, au petit soleil.

Malgré toute l’attention apportée à ces recherches, quelques jours s’écoulèrent sans qu’il fût possible de trouver une seule trace, une seule indication qui permît d’établir la présence du fratricide, à un endroit quelconque. Il semblait ne plus exister. Néanmoins la vigilance ne se relâchait pas.

Un matin, une nouvelle à sensation circula à travers les plaines de Poya, depuis le Pic Adio jusqu’à Porwy.

Quatre canaques avaient vu, du bas de la montagne, en plein jour, au-dessus de Nékliaï, dans une vallée boisée qui monte au Pic Boulinda, une grande envolée de roussettes. Les roussettes avaient tourné en cercle, par bandes désordonnées, toujours à la même place, longtemps, longtemps, et elles étaient parties, lourdes, du côté de Néképin.

Tout de suite les canaques avaient compris que les roussettes suspendues aux branches, à l’ombre, avaient été dérangées dans leur repos, soit par la chute d’un arbre mort, soit par la présence d’un homme.

Mais, puisqu’elles avaient décrit de grands ronds, en l’air, au-dessus d’un endroit, et qu’elles ne s’y étaient pas reposées à nouveau, tout portait à conclure que c’était un homme qui se trouvait là, qu’elles avaient peur de lui.

Cette remarque judicieuse transmise, et commentée de proche en proche, attira l’attention du côté de cette montagne. On la regardait toujours.

Par une nuit claire, sans aucun brouillard couronnant les cimes, un vieux qui ne pouvait jamais dormir aperçut, tout en haut du Boulinda, un feu, tout petit, tout petit, piqué comme une étoile dans le noir du sommet, où il y a des sapins. Le vieux appela d’autres canaques, qui virent aussi… Et presque aussitôt le feu s’est éteint.

Tous les canaques des plaines étaient sûrs qu’il n’y avait aucun des leurs, là-haut, sur le pic. Parfois, bien rarement, on y montait en nombre ; et l’on y campait pour chasser les pétrels et les hirondelles de mer, la nuit, au moyen de grands feux qui aveuglaient les oiseaux. Et aussi pour couper des bois durs que l’on utilisait à la fabrication des armes, et encore pour prendre des écorces d’arbres qui servaient à teindre les choses, pour faire joli.

Mais actuellement, on le savait, pas un homme n’était allé sur le pic. Et pourtant, on avait vu du feu, là-haut. Ce devait être un feu allumé par le fratricide.

L’on envisagea avec la même assurance la possibilité d’un feu allumé par un esprit, un revenant, un diable. Car un feu ne s’allume jamais seul.

Les sorciers furent consultés sur ce cas troublant. Leurs réponses très embrouillées laissèrent flotter du vague, et leurs conclusions définitives furent qu’il fallait aller voir là-haut.

Aller voir là-haut… Ce n’était pas une petite affaire… Les canaques se grattèrent la tête, fort perplexes. L’ascension de cette montagne s’annonçait très pénible, éreintante. Et, depuis qu’on ne pouvait plus le retrouver, le fratricide, le hors-la-loi, devenait un être effrayant qui entrait dans le surnaturel. Déjà une légende se créait autour de lui.

Enfin… Après bien des hésitations, les guerriers les plus résolus se décidèrent et entraînèrent les timides. On se divisa en plusieurs bandes.

L’ascension fut entreprise. Un jour, avant le lever du soleil, les escouades se mirent en route, par des accès différents. Elles marchèrent d’abord d’une allure furtive, qui peu à peu se transforma en une reptation silencieuse, sous les broussailles empêtrées de lianes. Puis il fallut grimper à pic, en se cramponnant à des rochers recouverts d’une végétation naine, rabougrie, noueuse, qui se hérissait de pointes, et ne fléchissait pas sous les pieds.

On n’allait pas vite, certes, mais l’on avançait quand même, on montait, on montait toujours. En bas, les collines s’aplatissaient vertes, herbeuses, devenaient des plaines qui s’insinuaient entre les hautes montagnes, d’un bleu sombre, surgies de terre ainsi que des îles aux côtes abruptes.

Tout en s’employant de son mieux à se hisser à travers les obstacles, chacun portait une attention soutenue au plus petit détail indicateur qu’il rencontrait en chemin : une pierre déplacée dans son alvéole, une branche fraîchement cassée, des brousses entr’ouvertes pour donner passage, des lianes rompues sous une poussée. Plus l’on montait, plus les traces parlaient, plus elles racontaient leur histoire.

Le soir, sur le sommet du Boulinda, lorsque les bandes furent réunies autour des feux, au milieu d’un tertre hérissé de sapins, elles se communiquèrent en d’interminables palabres les résultats de leurs observations.

Trois canaques avaient trouvé de la fougère entassée sous un rocher. Un homme avait dormi dessus. Par places, dans la grenaille de fer-chrômé, on avait remarqué des empreintes poussiéreuses de pas. Une bande avait vu les débris du feu que l’on avait aperçu d’en bas, la nuit. Un homme y avait fait cuire des pétrels, et il les avait mangés, ainsi qu’en témoignaient les plumes et les os dispersés aux alentours.

Toutes ces preuves matérielles ne savaient pas mentir. L’homme qui hantait cette montagne avait voulu ne laisser aucune trace de sa présence. Donc il se cachait… Puisqu’il se cachait, il se sentait menacé dans sa vie… Alors, pas de doute. Cet homme invisible était le fratricide, celui qui avait tué son frère… Lui aussi, il fallait le tuer… On était là pour ça.

Et la nuit s’écoula, longue, interminable, dans l’attente du jour qui permettrait de voir, de se guider, d’arrêter un plan, et de traquer au fond de son repaire le condamné à mort.

Les étoiles pâlirent, s’effacèrent doucement. Une blancheur croissante s’étendit par delà les montagnes. Au bas des vallées, les flocons de brume demeuraient immobiles. Le jour fut. On vit clair.

En rassemblant toutes les indications, toutes les preuves, en se les démontrant sur le terrain vu à vol d’oiseau, l’on arriva aux mêmes conclusions.

Le fugitif avait établi son campement à mi-côte, au creux d’une vallée boisée, très profonde, qui descendait vers la mer. Il restait là parce qu’il y trouvait une source, des roussettes, des choux-palmistes, des graines d’arbres. Ce n’était que par gourmandise qu’il était venu au sommet de la montagne, à la chasse aux pétrels.

Maintenant, il n’y avait plus qu’à faire une battue, descendre la vallée dans toute sa longueur. Les uns garderaient les flancs, les autres passeraient au fond. Et le fratricide poussé par la horde tenace dévalerait dans la plaine, où il serait poursuivi, entouré, abattu, aux cris de triomphe de ses assaillants.

La battue se développa méthodique, patiente, entêtée, pas un buisson qui ne fût fouillé de la pointe d’une sagaïe. Sans se rompre un seul instant, la ligne des rabatteurs occupait la vallée entière, elle descendait, descendait toujours.

Dans un fourré touffu l’on découvrit le gîte : Un abri en feuilles de choux-palmistes, juste assez haut pour qu’un homme s’y tînt accroupi. Par terre, une couche de paille. Un morceau de bois pourri comme oreiller. Un feu éteint avec les cendres encore chaudes. Et à côté de cette bauge, à deux pas, quelques os humains d’adulte, un crâne d’enfant.

Ces restes lugubres disaient qu’au lieu de se laisser mourir d’inanition, poussé par le besoin animal de vivre, l’être humain qui gîtait là avait eu recours au cannibalisme.

Les rabatteurs n’en furent pas autrement surpris, c’était tout naturel. Seule, la curiosité de savoir la provenance des victimes les préoccupa.

Au pied des montagnes les escouades se rejoignirent. Les figures étaient allongées, déconfites, personne ne parlait. La vallée avait été parcourue, explorée, fouillée dans tous ses recoins, et pas un des rabatteurs n’avait vu le fratricide, pas même une trace fraîche.

A part l’abri rencontré en passant, on ne connaissait rien de plus. Il était impossible de dire ce qu’il était devenu, impossible de savoir où il était parti.

Toutes désorientées, les équipes de chasseurs regagnèrent leurs cases. Devant l’incompréhensible, une pensée lente et profonde creusait sa place dans les cervelles. La personnalité du fratricide devenait de plus en plus mystérieuse, elle grandissait, étendait son prestige dans le domaine du surnaturel.

La surveillance ne se relâcha pas, bien au contraire, mais elle resta plutôt défensive. Chez ces êtres simples, l’inconnu développait la peur.

Maintenant on voyait le fratricide partout, sous des formes les plus fantastiques. Dans les ténèbres des nuits, les bruits inaccoutumés étaient dus à sa présence. Les quelques rapines qui avaient lieu dans les cultures lui étaient attribuées. Les traces inexplicables devenaient les siennes. Il régnait une telle appréhension de rencontrer cet être invisible que les hommes les plus courageux s’écartaient d’un endroit, lorsqu’ils y soupçonnaient sa présence.

Malgré cette crainte, les usages protocolaires ne perdaient pas leurs droits. Des invitations à longue échéance furent lancées, conviant les tribus de la région à un pilou qui serait donné à la mémoire du mort, du frère aîné tué par son frère, le mauvais-garçon.

Tout en s’occupant des nécessités journalières de la mangeaille, avec la paresse et la lenteur voulues par la majesté de l’œuvre, le village de Carindi préparait son pilou.

De temps en temps, quelque canaque solitaire, quelque rôdeur disait avoir vu, dans des circonstances toujours très compliquées, le fratricide qui se cachait. Lui, le rôdeur, il s’était sauvé tout de suite, et il n’en savait pas davantage. Ou bien, le fratricide s’était transformé instantanément, il était devenu un tronc d’arbre, un rocher, une souche, ou autre chose d’effrayant dont on n’avait pas voulu s’approcher, par prudence.

Cependant un jour fut où de nouvelles découvertes s’annoncèrent plus sérieuses. De nombreux témoignages les confirmèrent. Voici dans quelles circonstances.

Un troupeau de popinées affolées arriva en courant, en criant, et se répandit par la tribu. Avec volubilité et force gestes ces femmes expliquèrent les causes de leur épouvante.

Elles étaient occupées à la pêche aux crabes, dans les marais de palétuviers. Tout à coup un bruit étrange s’éleva derrière elles : de l’eau qui jaillissait, du bois qui craquait. Aussitôt elles se retournèrent, et de leurs yeux elles aperçurent, à travers les arbres, du côté de la rivière, le mauvais-garçon qui courait, qui sautait, sur les racines de palétuviers. Les arcs des racines fléchissaient sous lui, le renvoyaient en l’air, il tombait, et il rebondissait encore. Elles avaient bien remarqué que dessus sa tête il avait mis, comme un masque de tabou, une énorme tête de poisson. Dans ses bras il serrait un régime de bananes. Arrivé au bord de la rivière, il a vite arraché des bananes qu’il a tenues sous les aisselles, pour avoir les mains libres, et Plouf !… Il a plongé… Pendant ce temps-là, toutes elles se sauvaient en jetant des regards apeurés en arrière.

Cinq, dix, vingt popinées certifièrent le fait. Les unes avaient vu le fratricide bondir, tantôt debout, tantôt à plat ventre, sur les racines de palétuviers. Les autres avaient distingué un régime de bananes balancé en avant, en arrière, comme ça. Le plus grand nombre avait entendu Plouf… Toutes savaient que c’était vrai, parce que les autres l’avaient dit.

Un groupe d’hommes éclairés décida qu’il fallait aller aux preuves. Et il en revint, après avoir constaté de visu : des empreintes de pieds, très larges, dans la vase ; des racines tordues sous un poids lourd ; de la boue éclaboussée aux branches, et la présence du trognon d’un régime de bananes qui flottait au fil de l’eau… Il n’y avait plus de doutes.

Désormais ce fut un fait établi, indiscutable, un axiome : Celui qui avait tué son frère se cachait dans les marais de palétuviers, à l’embouchure de la rivière de Poya et de Moinda, avec les poissons.

Il arrivait parfois que certains canaques remuants, affamés de tuerie et de gloire, se lançaient à la recherche du fratricide. On ne savait plus si c’était de la pêche ou de la chasse, car on ne le rencontrait jamais sur la terre ferme, pourtant il y montait. Quand le temps était calme, dans le silence des nuits, on l’entendait marcher sur les feuilles sèches, au fond des broussailles.

Assez souvent on apercevait sa tête, à fleur d’eau, de loin, comme un coco qui flotte. Il venait respirer de l’air, il soufflait fort, et il crachait par le nez. Mais on ne pouvait jamais l’approcher, il était trop malin, il regardait partout. Toutes les ruses des pêcheurs, il les connaissait, puisque c’était un canaque de la mer.

Dès qu’il voyait une pirogue suspecte qui s’avançait vers lui, ou un homme qui le cherchait des yeux, il plongeait vite, vite, et c’était fini. A force de vivre au fond de l’eau il en avait pris l’habitude, il pouvait y rester tant qu’il voulait, sans éprouver le besoin de respirer.

Depuis qu’il avait rompu toutes ses relations avec les hommes, et qu’il était l’ami des poissons, son caractère s’était beaucoup modifié. Il était devenu craintif, méfiant, constamment en alerte, toujours prêt à se sauver, à se cacher au fond de l’eau trouble, dans les herbes marines. Il remuait même la vase pour salir la rivière, et se rendre invisible.

Après bien des essais risqués, lorsque les canaques furent absolument certains que le fratricide était devenu poltron comme les harengs d’eau douce, ils n’eurent plus peur de lui. Et ils se mirent à le chercher, sans aucune frayeur, en plongeant dans son eau sale.

Mais lui nageait beaucoup plus vite qu’eux, et alors les canaques ne pouvaient pas le suivre, il s’échappait toujours, pour aller dormir dans les grands trous, à ces endroits où il fait noir, sous les racines avec les grosses anguilles, les serpents de la couleur de la vase, les crapauds qui piquent comme du feu. Là, c’était chez lui, on était forcé de le laisser tranquille.

Malgré tout, il fallait le punir de son crime. Un jour, toutes les pirogues s’y sont mises. Elles barrèrent la Poya dans sa largeur, pour enfermer ce canaque devenu comme les poissons, et le prendre.

Munis de sagaïes, de perches, de haches en serpentine, les hommes battirent l’eau en descendant avec la marée.

Ce coup-là, ça y était !… On l’avait vu nager tout doucement, au fond, et remuer la vase. Cette fois on allait lui planter de nombreuses sagaïes dans le corps, son compte était réglé.

Mais lui a encore été plus malin que les hommes. Au moment où l’on ne s’y attendait pas, parce qu’on le croyait ailleurs, il a foncé à toute vitesse sur une pirogue, il l’a soulevée en l’air, sur son dos, et il a passé dessous. La pirogue, les canaques, les perches, les pagaïes, tout a culbuté. Le balancier a été cassé. Et l’homme poisson a filé en pleine mer.

A partir de ce jour de la pirogue chavirée, jamais plus on ne l’a revu dans la rivière de Poya, ni dans celle de Moinda. Il restait toujours au large, hors des atteintes des hommes. De loin en loin on l’apercevait, du côté des récifs, mais on n’essayait pas de le prendre, car on savait que c’était impossible.

Comme il ne vivait plus avec les hommes, et qu’il ne venait jamais à terre, il ne pouvait pas attraper les popinées. Et lui, il avait besoin quand même d’attraper les popinées, toujours, toujours. Ça fait qu’il s’est mis à courir après les popinées des poissons.

Toutes ces choses-là se passaient dans la mer, au fond de l’eau, alors les canaques ne savent pas bien… Mais ils croient, ils en sont presque sûrs, le mauvais-garçon se mariait avec les popinées des raies, par commodité, parce que les raies aussi, elles sont coupées. Les popinées des requins sont pareilles, mais celles-là sont trop voraces, elles l’auraient mordu.

Depuis plusieurs générations d’hommes, le canaque de Carindi qui a tué son frère a disparu de chez les poissons, on ne le voit plus, il est mort. Avant de partir il a eu beaucoup d’enfants, ceux qu’il a engendrés avec les raies. Maintenant sa postérité est innombrable, on en voit partout, partout, des dugongs.

Et les dugongs savent de qui tenir. Ils perpétuent les hérédités distinctives des deux races. Ainsi que leur mère ils vivent continuellement sous l’eau, de préférence sur les fonds de vase et de sable, où ils peuvent se traîner à plat ventre. Comme elle, ils nagent mollement. Il n’y a que devant un danger qu’ils précipitent leur fuite d’une allure folle.

Ils sont malins comme leur père, comme le père de leur père, comme le canaque ancestral de Carindi. Ils ont gardé de lui toutes les manières. Eux aussi lèvent la tête à fleur d’eau, pour regarder partout, savoir s’il n’y a pas une pirogue en vue, si rien ne les menace. Et par la même occasion se vider les narines, en soufflant, fort.

Toujours ils troublent l’eau pour se cacher au fond, et manger tranquillement les herbes marines, les algues vertes. Ils connaissent les mouvements des marées, quand elle va monter, quand elle va descendre. Ils prévoient la direction du vent. Un cyclone ne les surprend jamais, lorsqu’il se déchaîne ils sont déjà en sûreté dans les arroyos, où il n’y a pas de courant.

Une longue expérience a enseigné qu’une pêche au dugong doit toujours s’organiser en sourdine. Il est défendu d’en parler auprès des rivières, et sur le bord de la mer. Les dugongs possèdent une ouïe fine, ils entendent tout, et ils comprennent. Aux gestes des hommes ils devinent leurs intentions. S’ils ont eu vent de l’affaire, la pêche est manquée.

Quelques vieux canaques, dignes de créance par l’antiquité de leur savoir, affirment que les dugongs parlent, qu’ils les ont entendus, autrefois, dans leur jeunesse.

Selon les traditions familiales de la tribu, aussi bien que les hommes, les dugongs protègent les petits. Faut-il se sauver, fendre l’eau en vitesse, ils les poussent devant eux. Quand ils sont pris dans un filet, ils les lancent par-dessus, de l’autre côté, hors des atteintes des pêcheurs.

Après les pêches fructueuses, aussitôt que les canaques ont, en observant certains rites, dépecé un dugong, ils prennent, sous les nageoires, de la graisse jaune qui est de la banane écrasée. Et cela s’explique très bien : Il y a longtemps, longtemps, le père de tous les dugongs a plongé dans la rivière de Poya, avec des bananes sous les bras. Au moins, ça, c’est une preuve.

Ces performances amphibies, et tous les actes raisonnés dont ils humanisent leurs mœurs, établissent, d’une manière indiscutable, les similitudes, les parentés qui existent entre les dugongs et les canaques.

Avec ces derniers on est obligé de convenir que ces intelligents cétacés ne sont pas des poissons comme les autres poissons. Et même de reconnaître que par leur état-civil, enregistré dans la mémoire, les dugongs sont bien les descendants hybridés du mauvais-garçon qui a tué son frère, à Carindi, il y a longtemps, et a dû se réfugier dans la mer, pour éviter le châtiment qui le menaçait.

Essayer d’expliquer en naturaliste disert, à l’instar de M. de Buffon, que ce phénomène ne pouvait exister, eût été, aux yeux de la jeune Pouépa, nier l’évidence, par faiblesse de cerveau. Aucun doute n’aurait su se glisser dans son esprit. C’était vrai, puisque les vieux l’avaient vu et l’avaient dit. Et les dugongs cabriolaient encore, là, dans la mer, comme témoins incontestables de ce fait.

Afin de ne pas déprécier les hommes blancs dans la considération d’une femme noire, le mieux fut d’accorder créance à cette fable qui, en somme, ne le cède en rien, en tant qu’imagination, à celles enfantées par les races indo-européennes. Leurs histoires religieuses et profanes sont riches en événements de ce genre. Et toutes les croyances humaines ne sont-elles pas échafaudées sur des légendes aussi fragiles.

Abstraction faite des causes déterminantes, ce conte canaque rappelle la légende hébraïque de Caïn et d’Abel. Il marque chez des sauvages un sens moral qui s’établit, s’affirme. Une défense de tuer son prochain direct, et le châtiment que sa réalisation entraîne. On y voit régner le respect discipliné de la famille, la solidarité du clan primitif, tous ces instincts brutaux qui s’affinent, et qui par leur évolution logique préparent les lois civilisatrices d’une société humaine.

D’un regard jeté dans le recul des siècles, on comprend que les races blanches ont passé par ces phases, en subissant diverses époques de régression. D’ailleurs, les temps présents qui ont pour effet de relâcher les instincts et d’alléger les consciences, nous l’enseignent encore…

Mais ces digressions sortent du notre cadre. Revenons à notre petite histoire canaque, elle est plus réconfortante. Là, au moins, pas d’artifices, pas de mensonges, nous sommes avec de vrais sauvages.

Ainsi que le dira la suite ajoutée à ce récit, cette légende canaque qui prend naissance à Poya, au milieu des tribulations d’un satyre fratricide métamorphosé en lamantin, se continue le long de la côte, chez les pêcheurs. Les incidents survenus à travers les années, les transmissions orales toujours fantaisistes l’ont quelque peu modifiée.

Entre Voh et Koné on la retrouve épanouie dans son décor marin, avec la même genèse évidente, toujours le même mythe qui se poursuit, dans une nouvelle incarnation. Cette fois, au lieu d’un satyre, une manière de sirène ténébreuse, une goule énamourée y cherche l’assouvissement de ses ardeurs lubriques. C’est très grave. On en meurt.

Et dans toute cette histoire, Pouépa, la conteuse, qu’est-elle devenue ?… Ce qu’elle est devenue ?… Qui le sait… Depuis longtemps la poussière des années a effacé la vision suggestive du tapa qui ondulait autour de ses hanches rondes… Un matin, elle n’était plus là… Badimoin et Catou l’avaient suivie, ou emmenée, avec les baluchons… Il est vrai que les vivres tiraient à leur fin. Le dernier sac de riz était presque vide, la farine manquait ; et tout le sucre avait disparu, fondu dans les orgies de thé brûlant.

Il était pressant de réaliser les trésors de la pêche, de s’approvisionner à nouveau, sans être trop roulé. Le départ, vent arrière pour le Nord, chez les chinois, fut décidé. Mais, comme ces natifs de Poya tenaient à leurs parages, aussi fortement que des poulpes à leurs rochers, pour ne pas se laisser déraciner de chez eux, ils se sont défilés, sans bruit, avant le lever du soleil, en faisant l’abandon des cinquante francs par mois qui leur étaient dûs.

Encore une fois le bateau s’est trouvé sans équipage. Il a fallu se débrouiller… se débrouiller… C’était le bon temps… C’est toujours le bon temps lorsque l’on porte en soi l’insouciance de la jeunesse.

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