Légendes canaques
NOTE DE L’AUTEUR
La légende de Kaavo fut racontée au transcripteur sur le sommet du Mont Kaala, la nuit, sous les sapins, aux lueurs d’un feu, par des porteurs canaques de la tribu de Gomen.
Les indigènes calédoniens tiennent secrètes leurs vieilles coutumes et leurs légendes : c’est leur vie sauvage qu’ils veulent garder impénétrable. Les hommes blancs, ce sont les conquérants, les envahisseurs par la force, les dominateurs par le nombre ; il faut les subir mais résister quand même à leur civilisation, conserver intactes les mœurs et les traditions venues des ancêtres.
Pour cette fois, grâce à la présence d’un jeune européen qui parlait couramment leur langage, et possédait même une forte part de leur mentalité, les canaques ont bien voulu sortir de leur mutisme sournois, et agiter une lumière au fond des obscurités de leur passé.
Les dialectes mélanésiens ne comptent que peu de mots. Malgré cette indigence les idées sont rendues en leurs nuances précises à l’aide des intonations de la voix, par la mimique, et surtout par les expressions des yeux qui extériorisent les pensées. Ce qui porte à croire qu’à l’état primitif les hommes devaient se comprendre sans paroles, par le seul fluide du regard, comme certains animaux.
Le transcripteur a voulu, tout en contant des légendes mélanésiennes, décrire les mœurs d’un clan humain resté en arrière, attardé dans sa barbarie primitive, à ce stade d’évolution où les instincts se dégagent de l’animalité, lorsque les sentiments se cherchent, deviennent nécessaires à la vie, et prennent place dans une âme.
Absorbé par son sens positif de l’existence, l’homme moderne ordinaire, le civilisé de la dernière heure, ne s’intéresse que peu à ses origines. Le symbole poétique du premier homme créé spontanément avec de l’argile, puis animé d’un souffle divin, suffit à son imagination. Chercher plus loin en arrière, dans la nuit du passé, serait moins séduisant, et peu lui importe. Il préfère ignorer ses misérables ancêtres, et se complaire dans cette idée flatteuse qu’il est l’aboutissement normal du progrès, la fleur d’une civilisation qui prenait naissance aux Indes et en Égypte, il y a six ou sept mille ans.
Et pourtant, nos cousins non-évolués, oubliés depuis des millénaires, sont encore là pour nous rappeler à la réalité de nos origines. Les étudier en leur psychologie fruste, les définir, c’est s’étudier soi-même, c’est sonder les tréfonds de son être, et y retrouver atténués tous ces instincts obscurs que parfois nous sentons sourdre en nous, sans nous les expliquer.