Légendes canaques
CE VIEUX TCHIAO
Tchiao est un vieux, vieux canaque, du village de Bouaganda, tout proche de la grande tribu de Gomen… Vous savez bien, cette petite agglomération de cases pointues qui se cache dans un bouquet d’arbres sombres, et de hauts sapins droits comme des sagaïes. On le voit de loin, ce petit hameau. Il se trouve isolé comme un îlot sur l’un de ces contreforts herbeux et blonds qui étayent le grand pic du Kaala… Il est juste posé au pied d’une muraille de rochers élancés en aiguilles, qui semblent toujours vouloir lui dégringoler dessus pour l’écraser… Mais ça tient bon, les canaques n’ont pas peur ; d’ailleurs les sorciers savent bien, eux, ils ont dit qu’il n’y avait rien à craindre. Et quand les sorciers ont parlé, ils ont parlé.
Lorsque l’on y est, à Bouaganda, c’est joli, joli… On voit la mer loin, loin, là-bas, et la ligne blanche des grands récifs qui roulent de la mousse… L’île Devert où vont pondre les tortues et les oiseaux, et la baie de Téoudié où beaucoup de poissons font le pilou… Et en bas, les plaines de Gomen qui étendent leurs nattes au soleil, dans toutes les nuances du vert et du jaune. Toujours l’on entend l’eau qui descend du Kaala, et gronde au fond des vallées.
Tchiao est un vieux, vieux canaque, il n’a plus d’âge, il est trop vieux. Il marche cassé en deux, il est maigre, maigre. Ce ne sont que des os et des nerfs tendus comme des cordes (des taouras) ; un squelette vivant recouvert d’une peau noire, parcheminée, ridée, plissée. Son crâne chauve brille comme un coco sec, il n’a plus que quelques cheveux autour de la tête, et dans les oreilles aussi. Sa barbe est une vieille barbe jaune, rare, avec des manques… Ses yeux sont chassieux, le soleil les éblouit, il les ferme… Il marche en s’appuyant de ses deux mains osseuses sur un grand bâton… Il est un peu maniaque, Tchiao, il ne veut plus parler à personne, il reste toujours seul à marmonner.
Il a son histoire, Tchiao. Il a vu beaucoup de choses, il a connu les âges héroïques, mais tout se brouille dans sa mémoire, et quand il raconte, il se trompe. Il ne sait plus… Lorsque les premiers blancs, (les albinos d’une autre île), sont venus à Gomen, il était là, Tchiao, dans toute sa force d’adulte, et dans toute sa gloire de guerrier… Il ne les a pas tués, ces premiers blancs ; cependant, il savait bien que la chair humaine était succulente, souvent il en mangeait… Maintenant, quand on lui demande s’il a caïcayé du tayo blanc, il s’en défend, en faisant claquer sa vieille langue rouge, qui remue sans cesse dans le fond de sa bouche toujours entr’ouverte.
Quand il était jeune, Tchiao, il avait l’esprit ouvert au progrès. Il savait par les canaques de Pouébo que les blancs apporteraient beaucoup de choses utiles, qu’il ne fallait pas les tuer. Pour avoir des ignames et des ouarés, les blancs donnaient des pioches qui remplaçaient les perches à labourer la terre… Et aussi des tamiocs en fer, qui coupaient mieux que les haches de serpentine, et ne se cassaient jamais… Il les avait vus, les blancs venir couper du bois de santal avec ces haches rapides ; lui, Tchiao, il en avait été émerveillé. Pour en avoir une, il avait été obligé de donner aux hommes blancs, ses deux haches de pierre qui lui venaient de ses ancêtres.
Il avait goûté aussi aux ignames des blancs, elles étaient meilleures que les ignames des canaques. Elles étaient plus fines, elles ne collaient pas dans la bouche, et même les pelures étaient bonnes à manger… Mais les blancs coupaient toujours leurs ignames, ils n’en donnaient que des morceaux. Et lui, Tchiao, il voulait en avoir une entière.
Un jour Tchiao vit une grande pirogue des blancs, avec deux mâts et beaucoup, beaucoup de voiles. La pirogue vint mouiller dans la baie de Youanga. Tchiao prit deux paniers en feuilles de cocotiers, il les remplit d’ignames, puis il les chargea sur le dos de sa popinée, qui docilement le suivit.
Il arriva au bord de la mer, en face du bateau, il s’assit sur la plage, et il attendit que les blancs voulussent bien venir à terre.
Il y avait des pirogues canaques dans les creeks de palétuviers, il aurait pu en prendre une et aller à bord, mais cela n’eût pas été prudent. Quand il aurait été sur le bateau, les blancs l’auraient tué pour le manger. C’était tout naturel.
Avec l’entêtement et la patience de sa race, il attendit durant toute la journée qu’une embarcation abordât le rivage. Pour se distraire, il pêcha des crabes et des poissons… Le soir, lorsque le soleil s’enfonça dans la mer, il campa un peu plus loin, sous les brousses, avec sa popinée, bien cachés tous deux, pour que les blancs ne puissent pas les tuer pendant leur sommeil.
Le lendemain matin, une embarcation se détacha de la goélette et vint à terre. Tchiao s’avança dans l’eau jusqu’à mi-jambe pour mieux se montrer, pendant que sa popinée se sauvait, baissée comme une poule sultane, et allait se terrer dans les hautes herbes.
Au fur et à mesure que l’embarcation venait, Tchiao se reculait pour se tenir toujours à une distance prudente des hommes blancs. Là, dans la mer, et sur la grève, ils étaient forts les blancs, il fallait rester sur ses gardes. Et les blancs étaient nombreux, et lui, Tchiao, il était seul ; en cas d’attaque il ne pouvait compter que sur la rapidité de ses jambes.
Lorsque les blancs furent à terre, on parlementa, on se fit des signes, toujours à distance, et l’on arriva à bien se comprendre. Tchiao laissa sur le sable ses deux paniers d’ignames, et les blancs lui en jetèrent une des leurs qu’il attrapa au vol… Aussitôt l’échange fait, Tchiao s’en alla rejoindre sa popinée qui l’attendait, pelotonnée dans la paille de dixe.
A compte de ce jour, la vie de Tchiao changea : il eut, aux yeux des autres canaques, des allures bien mystérieuses. Il partait seul au petit soleil, sans dire où il allait ; il rentrait quand le soleil était à pic, sans dire d’où il venait, et il ne rapportait jamais rien.
Parfois il montait sur un pic, toujours le même, en emportant un paquet composé de diverses herbes à lui. D’en bas on le voyait faire des gestes que tous les canaques ignoraient : il se livrait à des maléfices, à des sortilèges… C’était incompréhensible, il n’était pas un sorcier, Tchiao, mais il le devenait. Tous les canaques, toutes les popinées, et tous les pikininis, commençaient à avoir peur de lui.
C’était grave, le Conseil des sorciers dut se réunir, et l’on décida qu’il fallait savoir ce que voulait Tchiao. Quelles étaient les calamités qu’il appelait sur la tribu ?… A quel togui[16] inconnu s’adressait-il ?… Qui voulait-il faire mourir ?… Peut-être allait-il falloir le tuer lui Tchiao, afin de conjurer les mauvais sorts.
[16] Diable, esprit néfaste.
Tous les sorciers de la tribu le surveillèrent, ils se rendirent compte de ses allées et venues, et de ses gestes. Ils étudièrent aussi les herbes dont Tchiao se servait. Il laissait toujours sur le pic son bouquet attaché à une gaulette fichée en terre. Tchiao s’était aperçu qu’on le surveillait, il variait ses moments de départs, il changeait ses directions, il rusait… On hésitait à le tuer, Tchiao était devenu un sorcier d’un genre tout spécial, on avait peur de lui… Quand il serait mort, il reviendrait terrible, la nuit, où il fait noir.
Ces sorcelleries duraient depuis plusieurs lunes, on commençait à s’y habituer, quand un hasard fit découvrir par les sorciers avérés, à quel sortilège se livrait le redoutable Tchiao.
Il était dans une petite clairière de la forêt, courant en rond autour d’une dizaine de perches à ignames plantées debout ; il tenait des herbes dans ses mains, il les balançait ; parfois il tombait à quatre pattes, puis il approchait sa bouche de la terre, et il lui parlait… Tchiao voulait faire mourir les ignames, il n’y avait plus de doute possible.
Le lendemain, le grand Chef de Gomen envoya sa garde s’emparer de la personne néfaste de Tchiao. Quand Tchiao arriva, le grand Conseil et tous les sorciers étaient assemblés… Les bourreaux étaient présents, ils attendaient les ordres.
Le Chef accusa Tchiao d’avoir jeté un sort sur les ignames, pour faire mourir toutes les ignames de la tribu.
Tchiao se défendit courageusement : « Non ! Cela n’est pas vrai. Ce sont les ignames des blancs que j’ai plantées, moi seul ici je sais les faire pousser… J’appelle la pluie sur elles… J’appelle les morts qui savaient bien faire pousser les ignames, pour qu’ils m’aident, la nuit, à faire pousser les ignames des blancs ».
La défense était bonne, mais il fallait aller aux preuves… Tout le grand Conseil, suivi des bourreaux, se transporta dans la clairière de la forêt. On fouilla au pied d’une perche désignée par Tchiao, et l’on trouva des morceaux de la pelure des ignames des blancs.
Tchiao avait planté un pain entier, heureusement pour lui qu’il restait encore de la croûte. Les autres perches avaient été mises là comme tromperie.
Le Conseil des sorciers réuni en assemblée secrète arriva à la conclusion suivante : « Les ignames des hommes blancs ne poussent que dans la terre des hommes blancs ; elles ne peuvent pousser dans la terre des hommes noirs. »
Et maintenant Tchiao est vieux, vieux, et les jeunes qui ont travaillé chez les blancs, ceux qui boivent du tafia, ceux qui mettent des pantalons, se moquent de lui… « Et le vieux Tchiao n’est pas content. Lui, le vieux Tchiao, il voulait faire pousser les ignames des tayos blancs, pour que toute la tribu fasse un grand caï-caï. Il n’a pas réussi parce que les autres canaques ont fait mauvais »… D’instinct, le vieux Tchiao sent bien qu’il y a quelque chose de changé dans la nature.
Et comme il est un peu sourd, quand il voit des blancs ou des canaques le regarder en souriant, il croit toujours que l’on parle du pain. Et lui, le vieux Tchiao, il allonge sa lippe, il fait claquer sa langue, et il s’en va en s’appuyant sur son bâton, symbolisant le passé qui s’efface.