Les mémoires d'un valet de pied
II
IMPRESSIONS DE VOYAGE
Bien que Cinqpoints ne fût rien moins que modeste, il ne se vanta pas de son bonheur au jeu, et ne parla à personne de la somme qu’il avait gagnée au jeune Dakins. Il oublia même de prévenir ses fournisseurs de son projet de voyage. Au contraire, je reçus l’ordre de coller sur la porte une bande de papier où mon maître avait écrit : « Je serai de retour à sept heures et demie. » Lorsque la blanchisseuse présenta sa petite note, on lui dit de repasser. Cette note ne s’élevait pas à une somme formidable ; mais c’est étonnant comme certaines gens deviennent économes, quand ils ont en poche quelques milliers de francs.
A sept heures, Cinqpoints et moi, nous roulions sur la route de Douvres, lui dans l’intérieur, moi à l’extérieur de la malle-poste. J’étais enchanté de voyager, car dès l’âge de raison j’avais toujours désiré courir le monde. Cependant, je dois avouer que mes premières impressions ne furent pas des plus agréables, attendu que j’avais pour voisins un Italien, dont je ne comprenais pas l’affreux baragouin, et son singe dont le langage, par compensation, était beaucoup trop explicite : il me montrait les dents et menaçait, à chaque cahot de la voiture, de m’égratigner le visage.
Enfin, nous arrivâmes sains et saufs à Douvres, où nous descendîmes au Ship Hotel. J’avais toujours ouï dire que l’on pouvait vivre à beaucoup meilleur marché en province que dans la capitale ; mais c’est là un préjugé, et mon maître l’apprit à ses dépens. A Douvres, tout est si cher que les pauvres aubergistes sont obligés de faire payer une simple côtelette trois francs, un verre d’ale vingt-cinq sous, et quelques gorgées de vin chaud deux francs cinquante centimes. Rien que pour allumer une bougie, il vous en coûte presque aussi cher que pour brûler la livre entière à Londres. Du reste, Cinqpoints paya sans faire la moindre observation. Dès qu’il s’agissait de ses besoins personnels, il ne regardait jamais à la dépense : c’est une justice à lui rendre, et comme je n’ai pas cherché à pallier ses défauts, je ne dois pas non plus taire ses qualités.
Nous ne passâmes qu’une demi-journée dans cette localité dispendieuse. Le lendemain nous nous embarquâmes pour Boulogne-sur-mer.
En analysant le nom de cette dernière ville, je m’étais naturellement figuré qu’elle était en effet située sur la mer. Je vous laisse à deviner quel fut mon désappointement, lorsqu’à mon arrivée je reconnus qu’elle se trouve non sur la mer, mais sur la côte. C’est ainsi qu’on est trompé par les géographes !
Mais n’anticipons pas, nous ne sommes pas encore arrivés… Quelle rude épreuve qu’une pareille traversée !… Combien je regrettai d’avoir abandonné la terre ferme pour confier ma précieuse existence au caprice des flots inconstants !… Compatissant lecteur, as-tu jamais traversé la Manche ?… « O mer, vaste mer, je veux m’endormir sur ton sein d’azur, mollement bercé par la vague qui caresse les flancs de mon léger navire… » Cela est très-joli en romance, mais la réalité est beaucoup moins agréable. D’ailleurs les vagues ne sont pas bleues, elles ressemblent plutôt à de l’encre, ou à du porter écumeux, fraîchement tiré ; et, loin de vous bercer mollement, elles vous secouent d’une façon toute particulière.
Cependant je n’éprouvai d’abord aucune sensation désagréable. Au contraire, j’étais fier de me sentir à flot pour la première fois de ma vie. Lorsque les voiles se gonflèrent et que notre barque commença à fendre l’onde amère ; lorsque je contemplai le pavillon de l’Angleterre se déployant au haut du mât, le commis aux vivres préparant ses cuvettes, et le capitaine arpentant le pont d’un pas assuré ; lorsque enfin je vis disparaître dans le lointain les côtes blanches de ma terre natale et les voitures de l’établissement des bains — alors je me sentis grandir.
— John, me dis-je, te voilà devenu un homme. Ta majorité précoce date du moment où tu as mis le pied sur ce navire. Sois sage, sois prudent. Dis un long adieu aux folies de ta jeunesse. Tu n’es plus un enfant ; rejette tes billes et ta toupie… rejette…
Ici mon discours fut soudain interrompu par une sensation singulière, puis pénible, qui finit par me maîtriser complétement. La délicatesse me défend d’entrer dans de plus amples détails. Je dirai seulement que je fus bien, bien malade. Pendant quelques heures, je restai étendu sur le pont, dans un état de prostration impossible à décrire, souffrant le martyre, insensible à la pluie qui m’inondait le visage et aux plaisanteries des marins qui me marchaient sur le corps. Je crois que j’aurais béni celui d’entre eux qui aurait mis fin à mes souffrances en me jetant à la mer. Cela dura quatre mortelles heures, qui me parurent autant d’années.
Pendant que je subissais ainsi mon purgatoire, un des hommes du bord s’approcha de l’endroit où nous autres domestiques nous étions entassés.
— Eh ! John ! cria-t-il.
— Qu’est-ce qu’il y a ? répliquai-je d’une voix affaiblie.
— On vous demande.
— Laissez-moi tranquille.
— Votre maître est malade ; il a besoin de vous.
— Qu’il aille au diable ! répondis-je en me retournant de l’autre côté et en poussant un gémissement.
Je n’aurais pas bougé pour vingt mille maîtres.
Depuis lors, j’ai sillonné plus d’une fois la vaste profondeur des mers ; mais jamais je n’ai fait une aussi horrible traversée qu’en l’an de grâce 18… Les paquebots à vapeur étaient rares à cette époque, et nous avions dû prendre passage à bord d’un petit bâtiment à voiles. Enfin, au moment où je me croyais aux portes de la mort, on m’annonça que nous touchions au terme de notre voyage. Avec quelle allégresse j’aperçus les lumières qui brillaient sur la côte dont nous approchions ! Avec quelle joie je sentis diminuer l’odieux roulis qui causait dans mon intérieur un si atroce remue-ménage ! Il me semblait que j’entrais dans le paradis. Cinqpoints, j’en suis sûr, ne fut pas moins heureux que moi de pouvoir débarquer ; car il était plus jaune qu’un coing. A peine le capitaine eut-il fait amarrer notre navire à la jetée hospitalière, que nous fûmes abordés par une escouade de gendarmes qui nous demandèrent nos passe-ports, et par une nuée de douaniers qui inspectèrent notre bagage. Puis, le pont fut envahi par une armée de garçons d’hôtel qui se disputèrent les infortunés passagers, trop faibles pour se défendre.
— Par ici ! criait l’un.
— Hôtel des Bains ! beuglait un autre.
— Meurice’s Hotel, sir !
— Hôtel d’Angleterre !
— Venez avec moi ; les autres hôtels sont de vraies baraques !
La confusion des langues qui empêcha nos ancêtres de terminer la fameuse tour de Babel, n’était rien auprès de ce vacarme assourdissant.
La première chose qui me frappa, lorsque je mis le pied sur le sol gaulois, fut un grand gaillard, orné de boucles d’oreilles, qui faillit me renverser et qui s’empara du sac de nuit de mon maître. Enfin, nous sortîmes sains et saufs de la bagarre, et nous finîmes par arriver à l’hôtel que Cinqpoints avait choisi, ou qu’on avait choisi pour lui.
Je me dispenserai de décrire la ville de Boulogne, qui, durant les vingt années qui se sont écoulées depuis ma première visite, a reçu dans son sein au moins deux millions d’Anglais, sans compter de nombreux oiseaux de passage appartenant à divers autres pays.
On m’avait affirmé, quelques heures avant mon départ de Londres, que les Français portaient tous des sabots[6] et qu’ils se nourrissaient principalement de grenouilles. Ce sont là deux insignes faussetés auxquelles je prie mes trop crédules compatriotes de ne plus ajouter foi.
[6] Le préjugé auquel l’auteur de ces mémoires fait allusion date d’assez loin. Voici ce que l’abbé Leblanc écrivait à ce sujet il y a plus d’un siècle : « Dans le cabinet d’Histoire naturelle d’Oxford, on montre parmi les curiosités une paire de sabots, que l’on appelle souliers des François, comme la chaussure commune de notre nation. » (Lettres d’un Français, t. III, page 66.)
(Note du traducteur.)
Durant mon séjour en France, j’ai vu fort peu de sabots. Les pêcheurs de Boulogne (qui, avec les visiteurs anglais, m’ont paru former la population de cette ville) portent de grandes bottes qui leur montent jusqu’aux genoux ; les Boulonnaises, par compensation, vont presque toujours nu-pieds et même nu-jambes, puisque les petits jupons rouges qu’elles affectionnent laissent voir leurs mollets. Cette mode m’a semblé assez jolie, mais je doute qu’elle prenne jamais dans les grandes villes, où le gouvernement des choses de la toilette appartient presque toujours à quelques laiderons qui s’habillent de façon à dissimuler leurs propres difformités et à défigurer leurs rivales.
Quant aux grenouilles, j’affirme que je n’ai jamais vu un Français en avaler une seule. Cependant j’ai appris que ce comestible se trouve inscrit sur la carte des grands restaurants parisiens, et que les gastronomes anglais qui patronnent les dîners à quarante sous ne manquent jamais de s’en faire servir. En revanche, nos voisins ont un faible très-prononcé pour les escargots, autre nourriture nauséabonde dont on ne m’avait pas parlé. Ce n’est pas que durant mon séjour en France j’aie vu apprêter ce plat. Mon assertion est basée sur la recette ci-dessous, que j’ai copiée dans un livre appartenant au chef de l’hôtel Mirabeau :
RECETTE POUR FAIRE DES ESCARGOTS SIMULÉS
« Lorsqu’il est impossible de se procurer des escargots, on peut au moins tromper notre sensualité par un heureux simulacre. On fait une excellente farce, soit de gibier, soit de poisson, avec filets d’anchois, muscade, poudre d’épices fines, fines herbes et liaison de jaunes d’œufs. On prend des coquilles d’escargots, on remplit chacune d’elles avec la farce, et on les sert brûlantes. C’est une de ces tromperies innocentes que la cuisine pratique quelquefois, sur lesquelles un vrai gourmand ne prend jamais le change, mais dont il feint volontiers d’être la dupe pour flatter l’amour-propre de son amphitryon. »
Il est clair qu’il faut beaucoup aimer ces vilaines bêtes pour faire semblant d’en manger lorsqu’on ne peut plus s’en procurer. Mais trêve à cette digression gastronomique : il s’agit de la bonne ville de Boulogne et non de colimaçons.
Mon maître avait choisi le meilleur appartement de l’hôtel le plus fashionable de la ville. Quand il eût été le Grand Mogol en personne, il n’aurait guère pu faire plus d’embarras. Rien n’était trop cher, ni assez beau, ni assez bon pour l’Honorable Percy Cinqpoints, lequel avait quitté Londres sans payer sa blanchisseuse. Lui qui venait de voyager jusqu’à Douvres dans une voiture publique, il semblait croire qu’il ne fallait rien moins qu’un équipage à six chevaux pour traîner un gentilhomme de son importance. Le champagne coulait à pleins bords ainsi que les autres vins du pays, et toutes les délicatesses de la cuisine boulonnaise suffisaient à peine pour contenter notre palais délicat. Nous passâmes une quinzaine dans ce charmant séjour, nous livrant aux seuls plaisirs que comportât notre nouvelle position. Ma place était devenue une véritable sinécure. Le matin, avant déjeuner, nous allions nous promener sur la jetée, mon maître devant, dans une vareuse élégante, moi derrière, dans une superbe livrée, tous deux armés de longs télescopes à l’aide desquels nous examinions les vaisseaux qui paraissaient à l’horizon, les cailloux arrondis qui roulaient sur la plage, les baigneuses, le ciel, les mouettes, les algues vertes ou les poissardes aux jambes nues. Ce qui m’amusait le plus pour ma part, c’était d’observer les vagues qui, fatiguées de la mer, jouaient à saute-mouton et grimpaient sur le dos les unes des autres afin de venir se reposer sur la terre ferme.
Après une heure ou deux de cette récréation, nous rentrions déjeuner. Notre repas terminé, Cinqpoints faisait un bout de toilette, et nous voilà repartis avec nos télescopes pour recommencer notre inspection. Cela durait jusqu’à l’heure du dîner ; le dîner durait jusqu’à l’heure du coucher. Le lendemain nous répétions le même exercice. Boulogne renferme dix mille Anglais qui ont inventé cette manière de passer le temps et qui en usent d’un bout de l’année à l’autre.
Nous aurions pu varier un peu nos plaisirs en acceptant diverses invitations qu’on s’empressa d’adresser à l’Honorable Percy Cinqpoints ; mais nous nous estimions un peu trop pour danser des quadrilles avec des jeunes misses, charmantes, je le veux bien, mais n’ayant pas un penny de dot. Encore moins pouvions-nous songer à écouter les cancans de mesdames leurs mères, tout en faisant un misérable whist à dix sous la fiche. Non, non ; mon maître s’appréciait à sa juste valeur. Lorsque, par hasard, il daignait s’asseoir à la table d’hôte, il trouvait tout détestable, injuriait les garçons, renvoyait les meilleurs vins après en avoir goûté un verre, s’étonnant qu’on osât lui servir une pareille piquette. Après dîner, il accaparait la meilleure place devant la cheminée, parlait négligemment de sa voiture, de ses chevaux, de ses gens, de sa famille. Son lorgnon incrusté dans l’œil gauche, il dévisageait ses voisins et ses voisines avec une impertinence de si bon ton qu’elle n’eût pas manqué de le faire souffleter s’il se fût trouvé dans une réunion de charretiers. Heureusement pour lui, l’hôtel n’était fréquenté que par des gens façonnés aux manières aristocratiques. Cinqpoints agissait fort sagement, car il savait que le seul moyen de mériter le respect de ses compatriotes, c’est de se montrer dédaigneux et insolent. Nous autres insulaires, nous sommes ainsi faits : nous nous boxerons avec un portefaix qui nous aura regardés de travers, mais nous aimons à être insultés par un noble ; cela prouve qu’il existe entre ce dernier et nous un certain degré d’intimité. Mieux vaut recevoir un coup de pied d’un lord que de n’être pas salué par lui.
Selon la coutume des valets de bonne maison, j’imitai de mon mieux les façons d’agir de mon maître ; aussi fûmes-nous mieux servis et plus estimés que des gens dont nous n’étions pas dignes de cirer les bottes.
Cinqpoints avait sans doute ses raisons pour végéter quinze grands jours à Boulogne. Peut-être voulait-il s’habituer un peu à son rôle d’homme riche et rangé ; peut-être désirait-il seulement qu’on parlât de lui et que le bruit de ses richesses le précédât à Paris. Quoi qu’il en soit, il avait commencé par acheter un coupé et retenir un courrier ; puis il avait remis une cinquantaine de mille francs au premier banquier de la ville en échange d’une traite sur une maison de Paris, en ayant soin de laisser entrevoir que son portefeuille était encore très-bien garni. Les commis dudit banquier avaient annoncé la grande nouvelle, et, le jour même du dépôt, toutes les vieilles douairières anglo-boulonnaises avaient consulté l’armorial de l’empire britannique et connaissaient par cœur la généalogie des comtes de Crabs et les propriétés de la famille Cinqpoints, lesquelles (ainsi que ne l’annonçait pas l’armorial) se trouvaient hypothéquées bien au delà de leur valeur. Si Satan lui-même était un lord, je crois vraiment qu’il rencontrerait bien des mères vertueuses prêtes à lui accorder la main de leur fille.
J’ai dit que Cinqpoints avait quitté Londres sans songer à prévenir ses créanciers ; mais il était trop bon fils pour ne pas s’empresser d’avertir son père de son voyage, et du séjour qu’il comptait faire en France. Aussitôt qu’il fut installé à l’Hôtel des Bains, il écrivit à lord Crabs une lettre très-édifiante, dont j’ai gardé copie. La voici mot pour mot :
« Boulogne-sur-mer, 24 janvier 18…
» Mon bien-aimé père,
» Plus j’étudie l’histoire de notre droit, plus je cherche à remonter aux principes fondamentaux de notre jurisprudence si compliquée, et plus je m’aperçois combien il est difficile (pour ne pas dire impossible) de voir clair dans ce chaos, sans une connaissance préalable de la langue française. Je me suis donc décidé à combler une lacune regrettable de mon éducation, tout en profitant d’un repos auquel me condamne d’ailleurs ma santé, détériorée par un travail trop assidu et une vie trop sédentaire. Si la pension que vous voulez bien me faire, jointe aux modestes émoluments de ma profession, me le permet, je compte me rendre à Paris et y étudier pendant quelques mois la langue du pays.
» Seriez-vous assez bon pour me faire parvenir une lettre de recommandation pour notre ambassadeur, lord Bobtail ? Le nom que je porte et l’amitié qui vous lie à ce digne représentant de notre souverain suffiraient, je le sais, pour m’assurer une aimable réception ; mais une lettre pressante de vous rendra cette réception cordiale.
» Permettez-moi de profiter de cette occasion pour vous rappeler que le dernier semestre de ma pension est échu depuis bien des années. Je ne suis pas un dépensier, mon cher père. Malheureusement, je n’ai pas non plus le bonheur de ressembler au caméléon qui, à ce que prétendent certains naturalistes, a trouvé le moyen de vivre de l’air du temps. Un simple billet de mille francs, ajouté à mes légères économies, ne contribuerait pas peu à l’agrément de mon voyage.
» Embrassez pour moi mes chers frères et mes bonnes sœurs… Hélas ! pourquoi mon sort est-il celui d’un cadet de famille ! Que ne puis-je, échappant à la dure nécessité d’un travail ingrat, m’abandonner aux tranquilles joies de la famille, au milieu des compagnons de mes premiers jours, sous ce cher toit paternel, sous ces frais ombrages qui ont protégé mon enfance ! Mais à quoi bon faire des vœux ? La fortune jalouse ne leur prête pas plus d’attention qu’un ministre n’en accorde aux pétitions qu’on lui adresse… Adieu, mon bien-aimé et honoré père ; que le Seigneur vous ait dans sa sainte garde, vous et les êtres chéris vers lesquels le souvenir du temps passé me ramène si souvent.
» Votre affectionné,
»Percy. »« Au très-Hon., le comte de Crabs,
» Etc., etc., etc.
» Au château de Sizes, Buckinghamshire. »
Lord Crabs répondit, courrier par courrier, à cette affectueuse épître :
« Mon cher Percy,
» Votre lettre du 24 me parvient à l’instant. Vous trouverez ci-jointe la recommandation que vous me demandez pour lord Bobtail. C’est un excellent homme, et qui a un des meilleurs cuisiniers de l’Europe. Cultivez-le.
» La vivacité de l’affection que vous nous témoignez nous a d’autant plus charmés qu’il y a au moins sept ans qu’aucun de nous n’a été assez heureux pour recevoir de vos nouvelles. Nous craignions presque d’avoir été oubliés ; mais votre lettre nous rassure. Ah ! mon cher enfant, heureux celui qui, comme vous, reste jeune d’impressions lorsque sa tête commence à mûrir ! Où trouver aujourd’hui cette affection durable qui résiste au temps et à l’absence et sait conserver intactes les tendresses du premier âge, pareille à ces arbres des forêts indiennes dont les branches, retombant en courbes gracieuses, vont reprendre racine dans le sol où elles sont nées ? Hélas ! le monde transforme trop souvent en égoïstes les êtres aimés qu’on lui confie ! Il est rare d’y rencontrer des hommes qui aient gardé avec autant de piété que vous la religion du toit paternel. Soyez sûr d’une chose, mon cher Percy : au milieu des vicissitudes et des agitations de cette vie, il est bon de se retremper dans le souvenir des joies innocentes et pures de son enfance. Cela console et rend meilleur. Si votre mère n’eût pas été trop tôt arrachée[7] à notre tendresse, elle eût été heureuse, bien heureuse, de vous voir dans de tels sentiments.
[7] Dans l’autographe, on lit, au-dessous du mot arrachée, celui d’enlevée, qui a subi une rature. Cette dernière expression était pourtant plus juste que l’autre, feu lady Crabs ayant en effet été enlevée, à l’âge de trente-deux ans, par un officier des gardes.
» Je déplore vivement la nécessité où je me trouve de retarder encore le payement de votre pension. En consultant mes livres, je vois qu’il vous est dû neuf ou dix semestres. Je ne l’oublierai pas. Comptez ! mon cher garçon, que vous recevrez la somme qui vous revient dès que l’état de mes finances me permettra d’en disposer en votre faveur.
» A propos d’argent, je vous remets, sous ce pli, deux extraits d’un journal qui me parvient à l’instant. Je crois qu’ils vous intéresseront. J’ai aussi reçu d’un M. Richard Blewitt une lettre assez étrange relativement à une affaire de jeu. Je présume que c’est à cela que fait allusion le journal en question. Ce monsieur me dit que vous avez gagné plus de cent mille francs à un jeune homme nommé Dakins ; que celui-ci vous a payé ; que lui, Blewitt, devait partager cette somme avec vous, mais que vous êtes parti sans faire droit à ses justes réclamations. Comment pouvez-vous, mon cher fils, vous quereller avec des gens de cette espèce ? J’ai beaucoup joué, dans mon temps, mais personne ne peut m’accuser d’avoir commis une action déloyale. Quand on ne veut pas payer un Blewitt, on le provoque en duel et on le tue. Souvenez-vous toujours, mon cher enfant, qu’il ne faut jamais être malhonnête avec un fripon.
» Puisque dame fortune vous sourit, pourriez-vous me prêter dix mille francs ? Sur mon âme et conscience, je vous les rendrai !… D’ailleurs, je vous ferai un billet.
» Vos frères et vos sœurs vous font mille tendresses, et je n’ai pas besoin d’ajouter que ma bénédiction vous est toujours acquise.
» Crabs. »
Ces deux lettres, débordant de tendresse, m’ont paru trop jolies pour ne pas être conservées dans leur intégrité. On voudra bien remarquer que ni le père ni le fils n’y parlent de leur cœur, ainsi que n’eût pas manqué de le faire un romancier de profession… Quant à l’emprunt, ai-je besoin de dire qu’il n’entrait nullement dans les idées de Cinqpoints de prêter un sou à qui que ce fût ? Il n’avait pas vu l’auteur de ses jours depuis huit ou neuf ans, et il tenait fort peu à le revoir. Son père ne lui inspirait pas une affection des plus vives, et, dans tous les cas, il existait de par le monde quelqu’un qu’il aimait mille fois mieux, — c’est-à-dire le fils de son père. Plutôt que de priver cet excellent jeune homme d’un seul penny, il eût vu rouer de coups tous les parents mâles ou femelles de la chrétienté, et envoyé à l’hôpital les chères sœurs qu’abritait le toit paternel.
Les extraits dont parlait lord Crabs prouvaient que les succès aléatoires de Cinqpoints avaient eu plus de retentissement que celui-ci n’eût jugé à propos de leur en donner. De quoi diable se mêle la presse, qui ne trouve pas un mot à dire lorsque de gros et honorables banquiers se cotisent pour voler le public en lançant quelque affaire véreuse ? Mais non ; elle laisse ces derniers digérer en paix, tandis qu’elle attaque un faible fils de famille par de traîtreux entre-filets !
Le premier article disait :
« Il paraît que l’Honorable P. C-qp-ts a encore réussi à mettre à profit ses petits talents de société. Vendredi dernier, 13 janvier, il a gagné cinq mille livres sterling à un très-jeune homme, Th-m-s D-k-s, Esq., et perdu deux mille cinq cents livres contre R. B-w-t, Esq. Le jeune D-k-s a loyalement payé la somme qu’il avait perdue ; mais nous ne sachons pas qu’avant son départ précipité pour la France, l’Honorable P. C-qp-ts ait songé à s’acquiter envers M. B-w-t. »
Le second article, inséré sous la rubrique Réponses à nos correspondants, promettait d’en dire davantage :
« Un joueur loyal nous demande si nous connaissons les procédés au moyen desquels le trop célèbre C-qp-ts est parvenu à corriger les caprices de la fortune. Oui, nous les connaissons ; nous nous proposons même de les dévoiler très-prochainement. »
On ne dévoila rien du tout. Au contraire, cette même feuille, qui venait d’attaquer mon maître, n’hésita pas à reconnaître qu’on l’avait trompée, et fit amende honorable. Le prochain numéro nous apporta le baume suivant :
« La semaine dernière, il s’est glissé dans les colonnes de ce journal quelques lignes qui sont de nature à porter atteinte à l’honneur d’un gentilhomme irréprochable, fils de l’exemplaire comte de C-bs. Nous déplorons vivement qu’en l’absence de notre rédacteur en chef, on ait inséré sans examen un pareil tissu de calomnies. Nous offrons à l’Hon. P. C-qp-ts la seule réparation en notre pouvoir : une pleine et entière rétractation. Nous la lui offrons d’autant plus volontiers qu’il n’aurait jamais songé à la demander, sa réputation lui permettant de dédaigner une imputation aussi odieuse que ridicule. Nous savons aujourd’hui quel est le misérable qui cherche à jeter de la boue sur un nom sans tache, et nous regrettons que la prose d’un escroc de bas étage ait jamais sali les pages de notre journal. Nous venons d’acheter une excellente cravache : avis à M. B-w-t, qui est prié de vouloir bien passer à notre bureau. »
Mon maître fut si satisfait de la loyauté de cette rétractation volontaire, qu’il s’empressa d’envoyer au rédacteur en chef un billet de cinq cents francs avec ses compliments. Il avait déjà fait parvenir une pareille somme à la même adresse avant d’avoir lu l’article réparateur. Je n’ai jamais pu deviner pourquoi.
Cinqpoints, ainsi que je l’ai dit, avait engagé un courrier et acheté un coupé ; la petite affaire du journal terminée, nous quittâmes Boulogne dans le plus bel équipage du monde. Il fallait nous voir dans notre tenue de voyageur millionnaire ! Notre postillon avait un beau chapeau verni, d’où sortait une queue longue de deux pieds, une jaquette taillée dans une peau de vache, et des bottes… Ah ! quelles bottes ! Je n’ai jamais rien vu de pareil. Un évêque eût pu prêcher à l’aise dans l’une, et une famille raisonnable se loger dans l’autre. Moi et Schwigschnapps, le courrier, nous occupions le siége de derrière, tandis que notre maître se pavanait à l’intérieur, enveloppé dans un manteau de fourrure et fier comme un pacha. Enfin, nous voilà partis, saluant avec une gracieuse aisance la foule rassemblée dans la cour de l’hôtel.
Adieu donc, ami lecteur, ou plutôt, au revoir. Nous nous retrouverons à Paris, où mon maître ne tarda pas à lier connaissance avec deux dames dont il sera question dans le chapitre suivant.