Les mémoires d'un valet de pied
VII
UNE ANGUILLE SOUS ROCHE
Cher lecteur, ai-je besoin de te prévenir qu’à dater de la déclaration enregistrée dans le chapitre précédent, les charmants petits billets en forme de tricorne tombèrent chez nous en grêle plus dense que jamais ? Miss, qui depuis longtemps passait une notable partie de ses loisirs à nous adresser ces poulets triangulaires, n’eut bientôt plus d’autre occupation. Les lettres arrivaient à toute heure, du matin au soir ; ce fut une véritable averse, et mon office fut rendu presque inhabitable par l’odeur de musc, d’ambre gris et de bergamote dont elles étaient imprégnées. Cinqpoints, qui ne lut que les deux ou trois premières, me les faisait remporter, étant trop bien élevé pour ne pas avoir horreur des parfums violents. Je ne citerai que trois de ces épîtres que j’ai conservées depuis plus de vingt ans comme curiosités littéraires… Pouah ! je suis presque renversé par l’odeur qu’elles émettent encore au moment où je les copie…
« Lundi, 2 heures du matin.
» C’est l’heure mystérieuse et solennelle. Phœbé illumine vaguement ma chambre, et ses pâles rayons argentent l’oreiller où je cherche en vain le sommeil. Phœbé, lampe poétique des amants ! c’est à l’aide de ta douce clarté que j’écris ces lignes à mon brave, à mon beau Percy, au lord de mon amour, comme dit le divin Shakspeare ! Quand donc la nuit tyrannique n’aura-t-elle plus le droit de nous séparer ? Minuit ! Une heure ! Deux heures !… Trois fois la voix de l’horloge a parlé sans que j’aie cessé de penser à l’époux de mon choix… Mon Percy bien aimé, pardonnez cet aveu… j’ai déposé un baiser au bas de cette page : vos lèvres s’y poseront-elles à leur tour et presseront-elles la place où vous lirez le nom de votre
» Mathilde ? »
Cet autographe (le premier que mon maître eût reçu de miss Griffin) nous fut apporté, à six heures du matin, par ce pauvre Fitzclarence, qu’on avait dérangé exprès. Croyant qu’il s’agissait d’une affaire de vie ou de mort, je m’empressai de réveiller Cinqpoints pour lui remettre le tricorne en question. Dès qu’il eut parcouru les premières lignes de cette tendre épître, il se mit à jurer comme un charretier, envoya aux cinq cents mille diables celle qui l’avait écrite, la roula en boule, me la jeta au visage et se rendormit.
Le fait est que, pour une première épître, ce style devait sembler par trop incendiaire à un homme auquel on n’avait pas encore lu le testament de sir Georges. Mais que voulez-vous, la demoiselle était ainsi faite. Les romans mélancoliques dont elle se nourrissait avaient fini par déteindre sur elle.
J’ai dit que Cinqpoints ne se donnait plus la peine de lire ces lettres ; mais, afin de sauver les apparences, il me chargeait d’en prendre connaissance et de lui indiquer celles qui exigeaient une réponse. La confiance dont il daigna m’honorer en cette occasion explique comment la correspondance de miss Griffin est restée entre mes mains.
Le billet suivant (qui, dans l’ordre de réception, porte le no XLIV) est daté du lendemain de la déclaration officielle de Cinqpoints :
« Mon bien-aimé ! A quelles étranges folies la passion entraîne certaines gens ! Lady Griffin, depuis votre visite d’hier, n’a pas adressé une parole à la pauvre Mathilde ; elle a déclaré qu’elle ne voulait recevoir personne, hélas ! pas même vous, mon Percy. Elle s’est enfermée dans son boudoir. Je crois vraiment qu’elle est jalouse, et qu’elle s’était figurée que vous l’aimiez. Ah ! ah ! il y a longtemps que j’aurais pu lui dire une autre histoire, n’est-ce pas ? Adieu, adieu ! mille baisers à mon futur.
» M. G.
» Lundi, 2 heures de l’après-midi. »
Le soir, en rentrant, nous trouvâmes une autre lettre écrite dans le même style. Dans l’intervalle, moi et mon maître, nous nous étions présentés chez les Griffin ; mais on nous avait fait défendre la porte. Cela n’empêcha pas Mortimer et Fitzclarence de nous recevoir très-poliment ; ils savaient sans doute que nos deux maisons ne tarderaient pas à s’allier par le mariage. J’ai tout lieu de croire que Cinqpoints ne fut pas très-désolé, au fond, d’être contraint de s’en retourner sans voir l’objet de sa flamme.
Le lendemain, ce fut la même histoire. Le surlendemain, mercredi, nous rencontrâmes dans l’antichambre lord Crabs, qui sortait en adressant, de sa main aristocratique, un gracieux salut à miss Kicksey et promettait de revenir dîner à sept heures.
— Ces dames n’y sont pas, nous dit Fitzclarence avec toute la gravité de son emploi.
Le comte donna une affectueuse poignée de main à son fils, et nous descendîmes ensemble.
— Bah ! ne te décourage pas pour si peu, mon cher Percy… Quoi ! il te fallait deux cordes à ton arc, mon gaillard ? Hé, hé, c’est un jeu fort dangereux ; mais tu as été très-adroit. Voilà notre jeune douairière jalouse, et miss se mourant d’envie de te voir… Mais patience, la colère de la jolie veuve ne sera pas de longue durée ; il est même probable que demain elle te recevra.
Milord s’appuyait sur le bras de son fils et le regardait avec une tendresse toute paternelle. Cinqpoints ne savait que penser de tout cela. Il ne voyait pas trop en quoi le vénérable auteur de ses jours pouvait lui nuire désormais ; mais il craignit, malgré son succès de dimanche, d’être tombé dans un guêpier. Bientôt cependant il parut se rassurer. Il crut sans doute que le comte, regrettant ses menaces inutiles, cherchait à rentrer dans les bonnes grâces du futur époux de miss Griffin. Pour ma part, je n’en crus rien. Je devinai qu’il y avait une anguille sous roche à la façon dont milord examina son fils et au sourire moitié bienveillant, moitié sinistre, qui erra sur ses vieilles lèvres. Quoi qu’il en soit, ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.
La prédiction de lord Crabs s’accomplit. Les doutes de mon maître se dissipèrent, lorsque le lendemain, vers l’heure du déjeuner, je lui donnai à lire les deux documents que voici :
« Jeudi matin.
» Victoire ! victoire ! maman vient enfin de céder. Elle consent, non pas à notre mariage, mais à vous recevoir comme par le passé et à oublier ses griefs imaginaires. Comment a-t-elle été assez insensée pour jamais voir en vous autre chose que l’amant de votre Mathilde ? Vous trouverez sa lettre sous ce pli. Je nage dans un tourbillon de joie et d’agitation fiévreuse. La pensée que j’allais revoir mon Percy m’a empêchée de fermer l’œil de toute la nuit. Venez.
» M. G. »
La lettre de lady Griffin était ainsi conçue :
« Je ne vous cacherai pas que la conduite que vous avez tenue dimanche m’a vivement peinée. J’avais été assez folle pour former d’autres projets, pour croire que votre cœur (si toutefois vous en avez un) était fixé ailleurs que sur celle dont vous vous plaisiez à vous moquer, et dont la personne du moins n’a guère pu vous charmer.
» Ma belle-fille ne voudra sans doute pas se marier sans me demander mon consentement. Je ne saurais encore le donner. N’ai-je pas lieu de croire qu’elle serait malheureuse, si elle vous confiait son avenir ?
» Mais Mathilde est majeure ; elle a le droit de recevoir tous ceux dont la société lui plaît, à plus forte raison l’homme qui paraît destiné à devenir son époux. Si dans quelques mois vous persistez encore à vouloir l’épouser, si je puis croire à la sincérité de votre attachement, je ne mettrai plus aucun obstacle à votre bonheur.
» Vous êtes donc autorisé à vous représenter à l’hôtel. Je ne puis vous promettre une réception aussi cordiale qu’autrefois. Une telle promesse vous donnerait presque le droit de me mépriser ; mais j’oublierai tout ce qui s’est passé entre nous, et je sacrifierai mon propre bonheur à celui de la fille de mon cher mari.
» L. E. G. »
N’était-ce pas là une lettre bien franche, bien loyale ? N’était-ce pas ainsi que devait s’exprimer une femme orgueilleuse qui, il faut bien l’avouer, n’avait pas à se louer de nos façons d’agir ? Ce fut à ce point de vue que mon maître envisagea la question. Comme les phrases ne coûtent rien, il se tira d’affaire en adressant à lady Griffin un discours plein de beaux sentiments. Il lui baisa la main avec une tristesse et une gravité des plus édifiantes ; puis, d’une voix agitée, il prit le ciel à témoin qu’il déplorait amèrement que sa conduite eût pu donner lieu à un si regrettable malentendu. Son cœur n’était plus libre ; mais l’estime, le respect, le dévouement, la vive et tendre admiration que lui inspirait lady Griffin ne finiraient qu’avec la vie. Il débita une foule d’autres balivernes du même calibre, accompagnées de coups d’œil attendris ; il n’oublia pas non plus de déployer son mouchoir blanc et de le porter à ses yeux. Dans les scènes d’émotion, le mouchoir est toujours d’un très-bon effet ; j’en recommande vivement l’emploi. Les gens de peu, qui consacrent leurs odieux foulards à des usages vulgaires qu’ignore un homme comme il faut, ne sauraient se figurer combien un mouchoir de batiste déployé à propos ajoute à l’éloquence d’une phrase émue.
Cinqpoints croyait avoir gagné la partie. Pauvre sot ! Il venait de tomber dans un piége tel qu’on en a rarement dressé pour des fripons de son espèce.