Les mémoires d'un valet de pied
PRÉFACE
« Comment pourrait-on craindre que l’aristocratie vienne jamais à périr dans un pays où on adore cette admirable institution, où l’aumônier d’un lord, le précepteur qui a le bonheur d’élever un fils de lord, et jusqu’au tailleur d’un lord, sont si flattés de cette affinité temporaire, qu’ils se montrent plus aristocrates que milord lui-même ? »
Ainsi parle un écrivain anglais dans un récent volume d’agréables causeries[1]. Cette tendance de ses compatriotes à se jeter à plat ventre devant quiconque porte un titre, ne pouvait échapper à l’esprit observateur de M. Thackeray. Un pareil travers ne devait guère non plus manquer d’éveiller la verve caustique du célèbre romancier ; c’est pour le combattre qu’il a écrit les pages si amusantes et si dramatiques à la fois des Yellowplush Papers. Les Mémoires d’un Valet de pied sont, sinon le premier écrit, du moins le premier ouvrage de longue haleine de l’auteur de la Foire aux Vanités. Ils ont paru pour la première fois dans Fraser’s Magazine en 1836, et ont été réimprimés plusieurs fois depuis. Certes, les confessions de l’ami John ne sont pas un des romans les moins remarquables de M. Thackeray ; si elles n’ont pas été traduites depuis longtemps, c’est que l’auteur, sans doute par amour pour la couleur locale, a eu la bizarre idée de donner à son héros une orthographe de domestique, bien faite pour dérouter le lecteur étranger.
[1] J.-H. Boyes : Life and books. London, 1859.
Nulle part l’auteur ne s’est livré avec autant d’abandon à sa verve satirique. Et pourtant ce n’est pas une caricature qu’il a tracée. Il ne manque pas de gens en Angleterre, même en dehors de la classe si estimable des laquais de profession, pour mépriser l’honnête industrie de M. Frédéric Altamont, et pour s’incliner devant l’honorable Percy Cinqpoints ou le très-honorable comte de Crabs, qui, s’ils portaient un nom roturier, passeraient tout bonnement pour des chevaliers d’industrie. Nous nous rappelons avoir rencontré sur un champ de course anglais un petit monsieur que, dans notre ignorance, nous prenions pour un palefrenier mal élevé, bien que chacun s’empressât de le saluer : ce gentilhomme avait la réputation de tricher au jeu ; mais c’était le fils d’un lord. Un jour un boutiquier de Dublin, après s’être vanté de compter au nombre de ses pratiques le parent d’un grand seigneur, se plaignait devant nous de ne pouvoir arriver à toucher le montant de sa note. « Pourquoi lui avoir ouvert un si fort crédit ? » demanda quelqu’un. « Oh ! vous comprenez, je ne pouvais pas refuser… c’est le neveu de lord X… » répliqua le marchand.
Du reste, si de l’autre côté de la Manche le commun des mortels adore la noblesse, la noblesse s’empresse de rendre la pareille aux plus ignobles des parvenus, dès que ces derniers sont arrivés à la fortune. Voyez Jeames’ Diary, cette autre satire aristophanesque de Thackeray contre le culte du veau d’or. — Voyez l’histoire de M. Merdle, dans la Petite Dorrit de Charles Dickens. Romans que tout cela, direz-vous. Oui, mais ce sont des romans d’après nature. Thackeray et Dickens ne sont pas des conteurs ordinaires. Tous deux pourraient dire, comme Fielding, le père de Tom Jones : « La seule différence qu’il y ait entre les historiens et moi, c’est que tout ce que ceux-ci racontent est faux, hormis les dates et les noms propres, tandis que, dans mes ouvrages, tout est vrai hormis ces deux choses. » Si M. Thackeray nous montre un banquier offrant la main de sa fille aînée à un laquais enrichi par les jeux de Bourse, c’est qu’il a eu sous les yeux l’exemple d’un grand seigneur devenant le beau-père d’une espèce de sauvage millionnaire, moitié anglais, moitié indien, qu’il n’a pas tardé à vouloir enfermer dans une maison de fous, et qui est venu mourir à Paris de cette horrible maladie qu’on nomme delirium tremens. Maintenant, tous les romans du monde guériront-ils jamais un peuple du culte de l’aristocratie ou de l’adoration du veau d’or ? Renverseront-ils les abus du fameux ministère des circonlutions ? Il est permis d’en douter. Il y a longtemps que William Cowper, ce poëte que M. Sainte-Beuve a été le premier à faire connaître en France, écrivait : « Je ne sache pas qu’on ait jamais disséqué l’œil d’un noble. Je ne puis néanmoins m’empêcher de croire que si on examinait avec soin cet organe, tel qu’il existe dans la tête d’un personnage de cette classe, on trouverait qu’il diffère matériellement, dans sa construction, de l’œil d’un roturier ; — tant deux hommes, selon la position élevée ou humble qu’ils occupent, envisagent le même objet d’une façon opposée ! Ce qui nous paraît grand, sublime, beau et important, à vous et à moi, dès qu’on le soumet à milord et à Sa Grâce (et cela avec toute l’humilité possible) devient ou trop microscopique pour qu’ils puissent l’apercevoir, ou trop trivial pour qu’ils daignent s’en occuper, si par hasard ils le voient. Ma supposition ne semble donc pas tout à fait chimérique[2]. »
[2] Lettre à W. Unwin, mars 1785.
Aucun naturaliste n’a jugé à propos de se livrer à l’examen réclamé par Cowper ; mais quant au phénomène qu’il signale, il n’a pas changé.
On a reproché à Thackeray d’être un écrivain misanthrope ; mais le reproche ne nous paraît pas fondé. Nous sommes de l’avis de l’auteur de Jane Eyre, lorsqu’elle dit : « Il y a chez ce formidable Thackeray beaucoup de sentiment, qu’il cache avec soin, mais qui n’en est pas moins sincère et qui transforme en élixir purifiant ce qui autrement aurait pu devenir un poison corrosif. Si son grand cœur ne renfermait pas une profonde sympathie pour ses semblables, il se plairait à les exterminer ; loin de là il ne cherche qu’à les réformer. » En effet, il aime à démasquer l’hypocrisie, à montrer l’égoïsme qui affecte la bonté, l’orgueil prenant le masque de l’humilité, la bonhomie qui a étudié ses effets comme devant un miroir. Si les personnages de Thackeray pouvaient se reconnaître, ils ne trembleraient jamais davantage que lorsque leur biographe leur attribue ce qui ressemble à un bon sentiment — tel, par exemple, que la vertueuse indignation qu’inspirent au héros de ces Mémoires les escroqueries de son maître… lorsque ce dernier est tombé dans le besoin.
Mais nous ne songions pas le moins du monde, en prenant la plume, à entamer une dissertation sur l’utilité du roman en général ou sur la tendance morale de ceux de M. Thackeray en particulier. Peut-être les Mémoires d’un Valet de pied renfermeront-ils une leçon pour quelques lecteurs ; — mais, à coup sûr, ils n’ennuieront personne… Ils ont même amusé le traducteur durant sa tâche, et nous croyons que c’est là une recommandation assez rare pour mériter d’être signalée.
Pour terminer cette causerie (nous n’osons dire cette préface) comme nous avions l’intention de la commencer, voici une courte notice sur l’auteur de ce merle blanc des romans, — un roman qui n’a pas ennuyé le traître chargé de le faire connaître au lecteur Français.
William Makepeace Thackeray est né à Calcutta en 1811. Son père occupait une position élevée parmi les employés civils de la compagnie des Indes orientales. Après avoir terminé ses études à l’université de Cambridge, le futur romancier commença son droit ; mais la facilité avec laquelle il dessinait lui fit croire qu’il avait une vocation pour les beaux-arts et le décida à courir les musées de l’Europe. S’il n’est pas devenu un grand peintre, ainsi qu’il s’y attendait, il a conservé ou acquis un joli talent qui lui permet d’illustrer ses ouvrages de dessins qui ne jurent pas trop avec le texte. Son beau-père ayant fondé à Londres un journal intitulé The Constitutional, Thackeray débuta dans la carrière des lettres en devenant à vingt-trois ou vingt-quatre ans le correspondant parisien de cette feuille, qui ne réussit pas et absorba en grande partie la fortune de son fondateur. Le correspondant sans journal retourna à Londres. Il avait perdu de son côté une vingtaine de mille francs de rente dont il avait hérité à sa majorité. Il travailla avec courage pour les journaux et les magazines, pour le Times, pour Fraser’s, où il écrivit sous le pseudonyme de Michel-Ange Titmarsh ; pour Punch, où il signait Le gros collaborateur. Raconter ses mécomptes, ses épreuves littéraires, ce serait répéter l’histoire de la plupart de ses confrères. Çà et là quelque critique perspicace, comme John Sterling par exemple, prédisait qu’il y avait dans l’auteur du Diamant de famille l’étoffe d’un grand écrivain ; mais le futur rival de Dickens restait dans l’ombre, malgré le mérite de ses articles qui ne contribuèrent pas peu à la vogue des feuilles où ils ont paru pour la première fois. En 1846, la Foire aux Vanités, roman sans héros, fut présentée, dit-on, au directeur d’un magazine, qui eut l’adresse de refuser cet ouvrage destiné à un si grand succès. Le romancier se décida alors à imiter l’exemple de Charles Dickens et à publier son œuvre par livraisons mensuelles, avec des illustrations sur acier et sur bois par l’auteur. Longtemps avant la conclusion de l’ouvrage, le nom de Thackeray était devenu populaire et il n’a rien publié depuis qui soit de nature à diminuer une réputation si bien méritée. Comme nous n’avons pas le projet d’analyser son talent, nous nous contenterons de donner la liste chronologique de ses écrits :
The tin Trumpet, 2 vol. in-8, 1836.
Comic Tales and Sketches, 2 vol. in-8, 1840.
The Paris Sketch book, 2 vol. in-8, 1840.
The second funeral of Napoleon and the chronicle of the drum, petit in-4, 1840.
The Irish sketch book, 2 vol. in-8, 1843.
Notes of a Journey from Cornhill to Cairo, 1 vol. in-12, 1846.
Mrs Perkins’ Ball, petit in-4, 1846.
Vanity Fair, a novel without a hero, 1 vol. in-8, 1846-48.
Our Street, petit in-4, 1847.
Doctor Birch and his young friends, petit in-4, 1848.
The book of Snobs (réimpression), 1 vol. in-12, 1848.
Rebecca and Rowena, petit in-4, 1848.
History of Samuel Titmarsh and the Great Hoggarty diamond, petit in-4 (réimpression), 1849.
The history of Pendennis, 2 vol. in-8, 1849-50.
The Kickleburys on the Rhine, petit in-8, 1850.
The history of Henry Esmond, 1 vol. in-8, 1852.
Lectures on the English Humourists, 1 vol in-8, 1853.
The Newcomes, 1 vol. in-8, 1855.
The Rose and the Ring, or the history of Prince Bulbo, petit in-4, 1855.
The Virginians, 1857-59, vingt-quatre livraisons mensuelles, in-8, en cours de publication.
Presque tous ces ouvrages ont été illustrés par l’auteur. Si notre mémoire ne nous trompe pas, cette liste devrait comprendre un mélodrame représenté il y a assez longtemps déjà sur un de nos petits théâtres, mais sur lequel nous n’avons pu réussir à mettre la main. On sait que M. Thackeray, qui a fait de longues et fréquentes visites à la bonne ville de Paris, parle très-facilement notre langue. Ajoutons, en terminant, que MM. Bradbury et Evans réimpriment depuis quelques années, sous le titre de Miscellanies, les mélanges en prose et en vers dont Michel-Ange Titmarsh a enrichi la littérature anglaise. Sur la couverture jaune des volumes de cette collection on voit un enfant à grosse tête joufflue, les cheveux ébouriffés, une paire de lunettes sur le nez, assis les jambes croisées et tenant à la main un masque et une marotte. Cette tête est celle de l’auteur dessinée par lui-même. Empressons-nous d’ajouter qu’il a eu la modestie de ne pas se flatter.
Aujourd’hui M. Thackeray est rédacteur en chef d’une revue mensuelle, fondée tout récemment par MM. Bradbury et Evans. La rumeur publique lui accorde les magnifiques appointements de cinquante mille francs par an. Dame renommée a la réputation de faire la généreuse à peu de frais ; — espérons que cette fois elle n’aura rien exagéré.
W. L. H.