Les mémoires d'un valet de pied
XII
LA LUNE DE MIEL
La semaine que le jeune couple devait passer à Fontainebleau se termina enfin. Mon ex-maître dut bien souvent se figurer qu’elle serait éternelle. Ceci, du reste, n’est qu’une hypothèse, bien que les probabilités soient toutes en ma faveur. Quoi qu’il en soit, les huit jours écoulés, nos deux colombes revinrent à Paris prendre possession du nid qu’on leur avait préparé à l’hôtel Mirabeau.
La première chose qu’ils aperçurent en arrivant fut un paquet entouré de papier de soie et attaché avec une faveur blanche. A côté de ce mystérieux envoi, placé en évidence sur la table du salon, se trouvaient un journal et deux cartes de visite liées ensemble au moyen d’un fil d’argent. Le paquet renfermait une tranche d’un délicieux gâteau de noce[10]. Sur l’une des cartes on lisait en grosses lettres gothiques :
[10] Les lettres de faire part sont inconnues en Angleterre, où les journaux se chargent d’annoncer les mariages, les naissances et les décès. Les nouveaux mariés envoient à leurs connaissances les cartes de monsieur et de madame, rattachées par une symbolique faveur blanche. Un usage antique veut aussi que les intimes reçoivent un morceau du gâteau de noce, qui, placé sous l’oreiller d’une jeune fille, doit lui faire voir en rêve l’heureux mortel qu’elle épousera.
(Note du traducteur.)
LE COMTE DE CRABS.
Et sur l’autre, en caractères moins imposants :
La comtesse de Crabs.
Le journal contenait le paragraphe suivant :
« Mariage dans le grand monde. Hier a été célébré, à l’ambassade d’Angleterre, le mariage du Très-Honorable John Plantagenet, comte de Crabs, et de lady Leonora Emilia Griffin, veuve du lieutenant général sir Georges Griffin. Après un somptueux repas donné par Son Excellence lord Bobtail à l’élite de la diplomatie et de la société parisienne, les heureux époux sont partis pour Saint-Cloud, où ils comptent passer quelques semaines. »
Ces divers documents, ainsi que mon humble billet, attirèrent immédiatement l’attention de monsieur et madame Cinqpoints. Comme je n’étais pas présent, je ne saurais répéter leurs paroles ; mais je puis m’imaginer leurs grimaces et le regard qu’ils échangèrent. Il ne paraît pas que le voyage qu’ils venaient de faire les eût beaucoup fatigués, car une demi-heure après leur arrivée, on mit d’autres chevaux à la voiture, qui se dirigea bride abattue vers notre villa de Saint-Cloud. Ils avaient bien besoin de venir nous relancer dans notre paisible retraite et interrompre les joies de notre lune de miel !
Lord Crabs, vêtu d’une robe de chambre cramoisie et plongé dans un moelleux fauteuil, fumait, selon sa coutume, auprès d’une croisée ouverte. Milady était occupée à l’autre bout du salon à broder une paire de pantoufles, un cordon de sonnette, ou quelque autre niaiserie de ce genre. A les voir, vous eussiez juré qu’il y avait au moins un siècle qu’ils étaient mariés.
J’interrompis ce charmant tête-à-tête en ouvrant brusquement la porte et en m’écriant d’un air effaré :
— Milord, votre fils et votre belle-fille descendent de voiture et demandent à vous voir.
— Eh bien, répondit lord Crabs avec le plus grand sang-froid, pourquoi ne les fait-on pas monter ?
— Monsieur Cinqpoints ici ! s’écria milady.
— Que voyez-vous donc de si extraordinaire dans cette visite, mon amour ? Cinqpoints n’est-il pas mon fils ? Tranquillisez-vous… John, dites à monsieur et madame Cinqpoints que lady Crabs et moi, nous serons charmés de les voir, s’ils veulent bien nous pardonner de les recevoir en famille… Asseyez-vous, mon cher trésor, et prenez les choses plus tranquillement… La boîte est-elle là ?
Milady remit à son époux une petite clef d’or et indiqua du doigt un coffre noir, qui se trouvait sur une console. C’était celui dont nous avons vu tirer le testament du brave général Griffin. Je m’éloignai pour exécuter les ordres de mon maître. Rencontrant au milieu de l’escalier Cinqpoints et sa femme, je m’acquittai de ma commission et je retournai poliment sur mes pas afin de les annoncer.
Milord ne se leva pas ; il continua à fumer, peut-être un peu plus vite qu’auparavant, mais je ne garantis pas le fait. Lady Crabs s’était assise ; elle avait l’air d’une belle et solide statue. Cinqpoints entra, le bras gauche attaché à sa redingote, sa femme et son chapeau au bras droit. Ses traits pâlis annonçaient une grande agitation nerveuse. Quant à la pauvre Mathilde, elle se cachait le visage avec son mouchoir et sanglotait à se rompre la poitrine.
Miss Kicksey (je n’avais pas songé à vous dire qu’elle était là, car elle ne comptait pour rien chez nous) courut sans hésiter vers la porte et ouvrit les bras… Elle avait un cœur, cette vieille Kicksey, et on aurait dû la respecter à cause de cela… La malheureuse bossue s’y précipita en poussant un cri, et se laissa emmener dans la salle voisine après avoir versé quelques pleurs sur le sein de son amie.
Je devinai qu’il y aurait une scène, et je laissai la porte entr’ouverte.
— Soyez le bienvenu à Saint-Cloud, mon garçon ! dit milord d’un ton de bonne humeur. Vous pensiez donc nous avoir donné le change ? Hein, finaud ? Mais nous connaissions vos projets… N’est-ce pas, mon cher trésor ?… Nous avons gardé notre secret mieux que vous n’avez su garder le vôtre.
— J’avoue, milord, répondit Cinqpoints en s’inclinant, que je ne m’attendais nullement au bonheur d’avoir une aussi charmante belle-mère.
— Je le crois sans peine, mon garçon ; je n’ai pas été assez maladroit pour éventer la mèche… Enfin, nous voilà tous heureux et mariés… Voyons, asseyez-vous là ; prenez un cigare et causons un peu de nos aventures… Mon amour, continua milord en se tournant vers sa femme, j’espère que tu n’en veux plus à ce pauvre Cinqpoints ? Prends-lui donc la main en signe de réconciliation.
— J’ai déjà dit à votre fils que je désirais ne plus le revoir, répondit l’ex-veuve en se levant ; aujourd’hui je ne puis que lui répéter mes paroles.
Sur ce, elle s’éloigna avec un froufrou majestueux, et disparut par la porte qui avait livré passage à madame Cinqpoints et à Kicksey.
— Allons, allons ! j’espérais qu’elle t’avait pardonné ; mais tu vois ! reprit milord. Il faut convenir aussi que tu n’as pas bien agi avec elle… Je connais toute l’histoire.
— Est-il possible que vous sachiez tout ce qui s’est passé entre lady Grif…, entre lady Crabs et moi, avant notre querelle ?
— Parbleu !… Tu lui as fait la cour, elle était presque amoureuse de ta bonne mine ; tu l’as plantée là pour sa charmante belle-fille, et elle a chargé de l’Orge de la venger, croyant qu’il ne se bornerait pas à t’enlever une main… Pour ma part, je trouve la vengeance suffisante, car je ne vois pas comment tu vas faire pour vivre… Nous ne pouvons plus retourner le roi ad libitum, hein ?
— Milord, j’ai renoncé au jeu, répondit Cinqpoints, qui devenait de plus en plus inquiet.
— Vraiment ? J’en suis ravi. Il n’est jamais trop tard pour s’amender, mon garçon. Le diable se fait donc ermite ? Est-ce que par hasard tu songerais à entrer dans l’Église ?
— Milord, oserais-je vous prier d’être un peu plus sérieux ?
— Sérieux ! A quoi bon ? D’ailleurs, c’est très-sérieusement que je me demande comment, lorsque tu avais le choix, tu as été assez sot pour donner la préférence à cette malheureuse petite bossue que tu viens de nous ramener ?
— Et vous, milord, comment vous êtes-vous montré assez peu scrupuleux pour donner votre nom à une femme qui a fait la cour à votre fils ?
— Mon cher garçon, est-ce bien toi qui m’adresses une question aussi ridicule ? Je dois près d’un million ; en ce moment il y a une saisie au château de Sizes ; je ne possède pas un arpent dont le revenu n’appartienne à mes créanciers. Voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour expliquer pourquoi j’ai épousé lady Griffin. Pensais-tu donc que l’amour fût pour quelque chose dans cette union ? Détrompe-toi. Lady Griffin m’a épousé à cause de ma couronne de comte ; moi je l’ai épousée pour son argent.
— Dans ce cas, milord, il est parfaitement inutile que je vous dise pourquoi j’ai épousé Mathilde.
— Mais si ! mais si ! C’est justement là ce qui m’intrigue. Les cent mille francs de ton ami Dakins ne dureront pas toujours. Et ensuite ?
— Que voulez-vous dire ? Vous savez bien que j’ai dû débourser cet argent afin de sortir de prison. Expliquez-vous, sacrebleu ! Osez-vous soutenir que miss Griffin n’a pas droit à la moitié de l’héritage laissé par son père ?
Milord, en train d’humecter le bout d’un cigare qu’il venait de choisir, l’alluma avant de répondre ; puis il reprit tranquillement :
— Avait serait beaucoup plus correct, si tu tiens à respecter les règles de la grammaire. Oui, en effet, mademoiselle Griffin avait droit à la moitié de l’héritage de ce digne sir Georges.
— Eh bien ? Je présume qu’elle n’a pas mangé son héritage en une seule semaine ?
— Hélas non ! Elle n’aura pas même cette faible consolation. Aujourd’hui, mon garçon, elle ne peut pas réclamer un sou, car elle a jugé à propos de se marier sans le consentement de sa belle-mère.
Cinqpoints se laissa retomber sur sa chaise. Je n’ai jamais vu une image aussi navrante que celle qu’offraient en ce moment les traits de mon ancien maître. Il se tordit les bras, grinça des dents, déboutonna sa redingote comme s’il craignait d’étouffer, agita convulsivement le moignon de son bras gauche, et le passa sur son visage livide. Puis, complétement abattu, il se rejeta en arrière dans son fauteuil et pleura tout haut… Mais brisons là ; c’est une horrible chose que de voir pleurer un homme.
Milord, cependant, tirait de son cigare quelques bouffées préliminaires, afin de l’allumer complétement.
— Je te disais donc, mon cher enfant, reprit-il enfin, que ta femme n’a pas un sou vaillant ! C’est contrariant, je le sais ; mais comment diable aurais-tu deviné cela ? Quant à moi, j’aurais voulu te laisser manger en paix tes cent mille francs. Avec cela un ménage peut vivoter soit en Allemagne, soit en Italie, où tes créanciers ne seraient guère parvenus à te dénicher. Mais, vois-tu, lady Griffin s’y est formellement opposée ; tu l’as trop grièvement blessée dans son amour-propre pour qu’elle te pardonne jamais. Voyant qu’elle ne pouvait pas te faire tuer, elle a changé de batterie et a réussi à te ruiner. Je t’avouerai, entre nous, que c’est moi qui lui ai donné l’idée d’acheter tes billets protestés, et qui ai dirigé l’affaire de ton arrestation. Comme elle a obtenu tes autographes au rabais, elle se trouve avoir réalisé un bénéfice d’au moins cent pour cent ; car, en galant homme, tu n’as pas hésité à faire honneur à ta signature. Il est bien dur pour un père de se voir réduit à lutter ainsi avec son fils. Que veux-tu ? Il fallait t’obliger à te marier afin d’obtenir moi-même la main de lady Griffin. Voilà pourquoi j’ai plaidé ta cause auprès de la charmante Mathilde… Heureux coquin ! Tu te croyais aussi roué que ton vieux père, hein ? Mais, bah ! ne songeons plus au passé ! Prends un cigare et un verre de sauternes en attendant le goûter. Allons, sans cérémonie ? Tu vois que je te donne l’exemple.
Cinqpoints, qui avait écouté ce discours d’un air hébété, au lieu de répondre à cette aimable invitation, se redressa en s’écriant :
— Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Tout cela est un infernal mensonge inventé par vous ou par cette mégère, qui assassine les gens qui ne veulent plus d’elle et dont vous avez fait votre digne compagne ! Vous mentez, dis-je ! Montrez-moi le testament ! Mathilde, Mathilde, venez ici ! ajouta-t-il d’une voix étranglée en ouvrant la porte par laquelle sa femme avait disparu.
— Un peu de calme, mon garçon. Tu es vexé, je conçois cela ; mais pas de gros mots, s’il te plaît ! C’est mauvais genre, et d’ailleurs je t’assure que les récriminations sont parfaitement inutiles.
— Mathilde ! Mathilde ! cria de nouveau Cinqpoints.
La pauvre bossue se présenta en tremblant, suivie de miss Kicksey.
— Il en a menti, n’est-ce pas ? répéta son mari en la saisissant par le bras.
— Vous me faites peur, cher Percy !… Mon Dieu, de quoi donc s’agit-il ?
— De quoi s’agit-il ! hurla Cinqpoints… Ce vieux gredin prétend que vous êtes une mendiante, parce que vous m’avez épousé sans le consentement de votre belle-mère ! que vous m’avez indignement trompé ! que vous m’avez tendu un piége ! que vous les avez aidés à me ruiner ! que vous n’avez pas un sou !…
— Il est vrai que je n’ai rien, sanglota la malheureuse ; mais…
— Mais quoi ?… Parlerez-vous enfin, au lieu de pleurnicher comme une idiote !
— Je n’ai rien ; mais vous, mon ami, ne possédez-vous pas cinquante mille francs de rente ? Ne pouvons-nous pas nous contenter de cela ? Vous m’aimez pour moi-même, n’est-il pas vrai, Percy ? Oh ! ne me regardez pas ainsi, vous me brisez le cœur !
Elle tomba à genoux, s’attacha à lui et voulut lui prendre la main.
— Combien avez-vous dit, ma chère enfant ? demanda le comte de Crabs.
— Cinquante mille francs de rente… Vous-même, milord, m’avez affirmé qu’il les avait.
— Cin… Cin… quan… te mille francs ! Ha ! ha ! ha ! Ho ! ho ! ho ! la bonne plaisanterie ! Comme ce pauvre garçon est tombé dans son propre piége !… Ma chère belle, par toutes les divinités de l’Olympe, Percy ne possède pas un sou de rente, pas un penny, pas un maravédis, pas une obole, pas un liard, pas un denier !
Et le charmant vieillard se mit à rire à gorge déployée.
Il y eut un moment de silence. Mme Cinqpoints n’imita pas son mari ; elle ne jura pas ; elle ne lui adressa pas un reproche ; elle se contenta de demander tout doucement :
— Oh ! Percy, cela est-il vrai ?
Puis elle alla s’asseoir et pleura en silence.
Milord se leva et ouvrit la caisse dont lady Crabs lui avait remis la clef :
— Si votre homme d’affaires désire examiner le testament de sir Georges Griffin, il est à votre service. Vous y trouverez la clause conditionnelle dont je vous ai parlé, et grâce à laquelle toute la fortune du défunt revient à lady Grif…, je veux dire à lady Crabs… Tu vois maintenant le danger des jugements précipités. On ne t’a laissé lire que la première page du testament. On voulait connaître au juste la valeur de tes protestations amoureuses. Étant moins sûr de la mère, tu as cru frapper un coup de maître en offrant ta main à la jolie Mathilde… Ne faites pas attention, mon ange ; désormais il vous aimera en toute sincérité… Mon pauvre Percy, tu as eu tort de ne pas parcourir le reste du testament. Cette faute a permis à ton vieux père de te mettre dedans. Dame, je t’ai prévenu le soir où tu m’as refusé les vingt-cinq mille francs, et un gentilhomme ne doit pas manquer à sa parole. Dès le lendemain, j’avais déjà dressé mes batteries. Puisse cette leçon te profiter, ô jeune écervelé ! Regarde bien avant de sauter ; audi alteram partem, ce qui, traduit très-librement, veut dire : « Ne te contente pas de lire le premier feuillet d’un testament. » Et surtout, monsieur mon fils, lorsque vous rencontrerez un vieux renard de mon espèce, ne vous avisez pas de vouloir lutter avec lui… Sur ce, passons dans la salle à manger, le goûter doit être prêt.
— Daignez m’écouter un seul instant, milord, dit Cinqpoints devenu tout à coup très-humble. Je n’abuserai pas de votre hospitalité ; mais vous connaissez ma position. Je suis complétement ruiné et vous savez comment ma femme a été élevée.
— L’Honorable Mme Cinqpoints sera chez elle ici ; je puis lui certifier que sa chère belle-mère ne lui en veut pas le moins du monde.
— Et moi, milord, et moi ? reprit Cinqpoints. J’espère… je compte que vous ne m’oublierez pas ?
— T’oublier ? Oh ! non, je te le promets.
— Et que vous ferez quelque chose pour moi ?
— Percy Cinqpoints, je jure par les mânes de nos aïeux que je ne te donnerai pas un denier, répliqua avec une joyeuse malignité ce modèle des pères, qui ajouta en se tournant vers sa belle-fille : Ma chère, vous restez avec nous, n’est-ce pas ?
— Milord, répliqua la pauvre femme, sans accepter la main qu’on lui tendait, ma place est auprès de lui.
Environ six mois après cet entretien, à l’époque où les feuilles jaunies commençaient à joncher la terre, nous nous promenions dans une avenue peu fréquentée du bois de Boulogne, notre voiture nous précédant de quelques mètres. Nous nous arrêtâmes un instant pour admirer un magnifique coucher de soleil. Lord Crabs s’extasiait devant ce paysage et cherchait à faire partager son enthousiasme à milady, débitant une foule de belles et vertueuses pensées appropriées à la circonstance.
— Ah, mon cher trésor, disait-il, ne pensez-vous pas comme moi ? Il faudrait avoir le cœur bien mal placé pour ne pas subir la douce influence de cette belle soirée d’automne, de cette scène paisible qui, pour ainsi dire, dérobe au firmament une partie de son or céleste. A chaque bouffée de cet air si pur et si frais, ne semble-t-il pas qu’on se rapproche du séjour des anges ?
Lady Crabs ne répondit pas ; mais elle pressa le bras de son époux et leva les yeux vers le séjour des anges. Mortimer et moi nous subissions également la salutaire influence de ce calme paysage, car la promenade nous avait donné un appétit d’enfer. Enfin, à notre grand contentement, milord fit un signe, la voiture s’arrêta et nous nous dirigeâmes vers elle.
Presque en face de l’endroit où stationnait l’équipage se trouvait un banc ; sur ce banc était assise une petite femme, dont la toilette, trop légère pour la saison, commençait à se faner ; non loin d’elle, le dos appuyé contre un arbre, se tenait un homme qu’il me sembla reconnaître. Il portait un habit bleu d’une coupe élégante, mais blanchi à toutes les coutures et boutonné jusqu’au menton. Son chapeau bossué laissait échapper une forêt de cheveux emmêlés ; une barbe de quinze jours et d’énormes favoris incultes défiguraient son visage. Au moment où nous traversions l’allée, cet homme posa la main sur l’épaule de la femme, qui baissait la tête et paraissait pleurer. Milord et milady ne firent aucune attention à ce couple mal vêtu. Ils passèrent leur chemin, comme s’ils n’avaient pas reconnu les deux personnages que je viens de décrire ; mais à peine furent-ils assis, qu’ils poussèrent à l’unisson plusieurs éclats de rire consécutifs.
Cinqpoints se retourna. Je vois encore son visage : celui d’un vrai démon d’enfer. Il leva son bras mutilé, comme pour nous menacer, tandis que de l’autre main il frappait sa compagne.
Celle-ci poussa un cri et la voiture s’éloigna.
Pauvre femme !
FIN