Les mémoires d'un valet de pied
III
LAQUELLE DES DEUX ?
Le lieutenant général sir Georges Griffin, chevalier de l’ordre du Bain, etc., etc., avait environ soixante-quinze ans lorsqu’il fut enlevé à sa famille et à l’armée des Indes, dont il était depuis longtemps une des plus brillantes nullités. Ladite famille se composait d’une veuve de vingt-trois ans et d’une fille qui pouvait bien en avoir vingt-cinq. Dès que la mort de notre vaillant officier eut permis aux deux dames de quitter les Indes, elles s’étaient empressées d’aller jouir, sous un climat moins brûlant, de la belle fortune amassée par le cher défunt. Un séjour de quelques mois à Londres leur ayant démontré que leur qualité de parvenues les empêcherait d’y briller dans la meilleure société, elles s’étaient décidées à visiter Paris, où les étrangers deviennent de grands personnages, pourvu qu’ils aient assez d’argent à dépenser.
Le lecteur aura déjà deviné que miss Griffin, avec ses vingt-cinq printemps, ne pouvait guère être la fille d’une veuve de vingt-trois ans. En effet, bien qu’on se marie de fort bonne heure aux Indes, on n’y est pas encore aussi précoce que cela. Il va donc sans dire que lady Griffin était la seconde femme de sir Georges, et miss Mathilde le fruit d’une première union.
Milady, née Léonore Kicksey, ayant fait un voyage à Calcutta (uniquement pour y embrasser un de ses oncles, et non dans l’espoir d’y trouver un mari), avait épousé, à dix-neuf ans, le général, qui entrait alors dans son soixante et onzième hiver. Les treize autres demoiselles Kicksey, dont neuf tenaient une pension à Islington et trois étaient mariées à de petits négociants, ne se montrèrent pas peu orgueilleuses de leur parenté avec une lady, tout en enviant le bonheur de leur cadette. Miss Jemina, la plus laide et la plus vieille des treize, vint demeurer chez sa sœur, et c’est d’elle que je tiens ces détails. Le reste de la famille étant des gens de peu, je me suis dispensé de prendre des informations sur leur compte… Grâce au ciel, je n’ai pas de relations avec les classes inférieures.
Jemina vivait donc chez sa sœur en qualité de demoiselle de compagnie ou d’intendante. Pauvre fille ! j’aimerais mieux être le camarade de chaîne d’un galérien que de mener une existence pareille. Tout le monde se moquait d’elle dans la maison. Les femmes de chambre la traitaient en inférieure. Elle faisait le thé, soignait les serins, tenait les comptes et surveillait la blanchisseuse. Elle remplaçait le ridicule ou la poche de milady, rapportant un mouchoir aussi bien que le caniche le mieux dressé. Aux petites soirées de sa sœur, c’était elle qui tenait le piano, sans qu’il vînt jamais à l’esprit du plus modeste des danseurs de l’inviter. Une autre de ses trop nombreuses corvées consistait à accompagner les romances sentimentales de miss Mathilde, qui grondait la pauvre musicienne parce qu’elle-même chantait faux. Elle ne pouvait pas souffrir les chiens, et pourtant elle ne sortait guère que pour promener le king-Charles de sa sœur ; bien que le mouvement d’une voiture lui donnât presque toujours le mal de mer, on l’obligeait à tourner le dos aux chevaux, lorsque, par hasard, elle montait dans l’équipage de milady. Infortunée Jemina ! je la vois encore, fagotée comme une mère d’actrice, avec une robe de popeline si chiffonnée, si tachée, que les femmes de chambre n’en auraient pas voulu, et un vieux chapeau de velours jaune, surmonté d’un oiseau de paradis mélancolique et déplumé !
Outre cet ornement de leur salon, lady et miss Griffin avaient à leur service un assez grand nombre d’autres domestiques : deux femmes de chambre, trois valets de pied, vrais tambours-majors dont l’uniforme se composait de favoris en côtelette, d’une livrée cramoisie, avec des culottes de casimir blanc et des bas rembourrés aux mollets ; un gros cocher en perruque poudrée, et un chasseur doré sur toutes les coutures, qu’on aurait été tenté de prendre pour un ambassadeur ou pour un marchand d’orviétan. Ajoutez à cela deux palefreniers, un cuisinier, plusieurs marmitons, un homme de peine et une laveuse de vaisselle, que je ne cite que pour mémoire.
Lady Léonore Griffin occupait, place Vendôme, un appartement meublé des plus incommodes, mais pour lequel elle avait l’avantage de payer un loyer exorbitant, dont le chiffre seul suffisait pour lui donner une certaine position dans le grand monde parisien.
Maintenant que j’ai indiqué leur domicile et énuméré le personnel de leur établissement, on me permettra de dire quelques mots sur ces dames elles-mêmes.
D’abord, elles se détestaient avec une cordialité qui faisait plaisir à voir ; mais c’est là une chose si naturelle qu’il était presque inutile d’en parler. Milady, veuve de deux années de date, était grande, blonde, rose et potelée. Elle avait l’air si froid, qu’on craignait presque de la regarder une seconde fois de peur de s’enrhumer ; on devinait sans peine qu’il devait être très-difficile d’éveiller en elle un sentiment profond et surtout un sentiment affectueux. En effet, depuis qu’elle était au monde, elle n’avait guère aimé qu’une seule personne, c’est-à-dire elle-même ; mais, en dépit de l’éternel sourire stéréotypé sur ses lèvres encore vermeilles, elle haïssait d’une haine patiente quiconque lui faisait le moindre affront, depuis son voisin le duc, qui ne s’était pas montré assez prévenant au dernier bal de Mme X…, jusqu’au passant maladroit qui marchait sur le pan de sa robe. Son cœur ressemblait à ces pierres lithographiques dont il est impossible de faire disparaître un dessin. Dès qu’un tort réel ou imaginaire se gravait sur la pierre… je veux dire sur le cœur de milady, rien ne pouvait plus l’en effacer. La langue de la médisance ne s’était jamais exercée contre sa réputation sans tache ; et pourtant, bien qu’elle passât pour avoir été le modèle des épouses, elle n’en avait pas moins tué son vieux mari à petit feu, aussi sûrement que si elle lui eût administré de l’arsenic ou tout autre poison à la mode. Elle ne grondait jamais ; elle ne se permettait pas plus les attaques de nerfs que les bouderies silencieuses ; mais elle avait le génie de la taquinerie (génie que possèdent ou qui possède beaucoup de femmes), et elle savait faire d’une maison un véritable enfer. Elle mettait à la torture et assassinait à coups d’épingle les malheureux condamnés à vivre auprès d’elle. C’était à rendre fou l’être le plus patient de la création.
Au premier abord, miss Mathilde paraissait beaucoup moins aimable que sa belle-mère ; mais je crois qu’au fond elle avait bon cœur. Elle avait aussi une épaule plus haute que l’autre, et louchait par-dessus le marché. Mademoiselle était aussi brune et sentimentale que madame était blonde et froide ; l’une se mettait toujours en colère, l’autre jamais. Cette incompatibilité d’humeur amenait de nombreuses et méchantes querelles, et on ne s’expliquait pas trop pourquoi ces deux femmes s’obstinaient à vivre ensemble.
Sir Georges Griffin avait laissé une très-jolie fortune qui s’élevait à quelque chose comme sept millions et demi ; mais personne ne connaissait la teneur du testament. Les uns affirmaient que le général avait fait milady légataire universelle ; les autres prétendaient que l’héritage était divisé entre elle et sa belle-fille ; tandis que d’autres encore soutenaient que la veuve n’avait que l’usufruit, et que le capital appartenait à la fille. Ce sont là des détails que le lecteur jugera peut-être inutiles, mais qui intéressaient vivement l’Honorable Percy Cinqpoints, devenu l’ami intime de ces deux dames.
Nous étions confortablement installés à l’hôtel Mirabeau, rue de la Paix. Nous avions cabriolet, deux jolis chevaux de selle, un compte ouvert chez un banquier connu, notre stalle à l’Opéra et aux Bouffes, nos bals à la cour, nos dîners chez Son Exc. lord Bobtail et ailleurs. Grâce à l’argent du pauvre Dakins, nous menions un petit train dont aucun gentilhomme n’eût eu à rougir.
Cinqpoints, en se voyant à la tête d’un capital de plus de cent mille francs, sur une terre étrangère où il ne devait pas encore un sou à qui que ce fût, avait sagement résolu de renoncer au jeu, — ou du moins il annonçait à qui voulait l’entendre qu’il avait formé cette louable résolution. Quant à risquer une vingtaine de louis au whist ou à l’écarté, cela ne s’appelle pas jouer ; au contraire, cela pose un homme. Mais plus de gros jeu ! disait-il. Non, non ; pour rien au monde ! Il avait joué, comme font la plupart des fils de famille ; il avait perdu et gagné de fortes sommes… (le vieux renard, il ne se vantait pas d’avoir payé !)… mais dorénavant il était bien décidé à se ranger et à ne dépenser que son revenu.
Il faut convenir que mon maître jouait la comédie à merveille ; bien que son rôle fût très-difficile à remplir, il ne laissait jamais percer le bout de l’oreille, et chacun admirait l’aimable franchise avec laquelle il avouait ses folies de jeunesse. Tous les dimanches, il se rendait à l’église protestante de la rue d’Aguesseau. Je le suivais à quelques pas de distance, portant une grosse Bible et un livre de prières reliés en maroquin et dorés sur tranche. A le voir se cacher le visage dans son chapeau, afin de se recueillir avant de commencer ses dévotions dominicales, vous eussiez juré qu’on chercherait en vain, dans les pages de l’Armorial anglais, le nom d’un jeune homme aussi rangé, aussi moral, aussi pieux que l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints.
Toutes les vieilles douairières ayant des filles ou des petites-filles à marier, qui le rencontraient dans les salons de lord Bobtail, levaient les yeux au ciel en parlant de lui. Jamais on n’avait vu un plus aimable, un plus excellent jeune homme. Quel bon fils ce devait être ! et surtout quel bon gendre on aurait en lui ! Au bout de deux mois, Cinqpoints aurait pu épouser toutes les jeunes Anglaises de Paris. Malheureusement, aucune d’elles n’avait une dot passable, et l’excellent jeune homme se souciait fort peu d’une chaumière et son cœur.
Mon maître parlait déjà de visiter l’Allemagne, lorsque lady Griffin et sa belle-fille arrivèrent à Paris ; alors, devenu le sigisbée de ces dames, il ne songea plus à partir. Il s’asseyait à côté d’elles à l’église, dansait avec elles aux bals de l’ambassade, leur servait de cavalier aux Champs-Élysées ou au bois de Boulogne, écrivait des sonnets dans l’album de mademoiselle, chantait des duos avec madame, donnait des sucreries au king-Charles, de l’argent aux domestiques, et se montrait poli même envers la pauvre Kicksey. Aussi tout le monde l’adorait dans cette maison.
On comprendra sans peine que nos deux poules, qui ne vivaient déjà pas en trop bonne intelligence avant l’arrivée du coq, ne furent pas meilleures amies lorsque celui-ci se montra à l’horizon. Elles avaient toujours été jalouses l’une de l’autre. Madame enviait l’esprit de mademoiselle, celle-ci enviait la beauté de sa belle-mère. Bientôt leur jalousie eut une raison d’être plus sérieuse, puisqu’elles s’amourachèrent toutes deux de mon maître. Lady Griffin ne tarda pas à lui vouer autant d’affection que son caractère égoïste lui permettait d’en éprouver. Cinqpoints l’amusait. D’ailleurs, elle était flattée d’avoir pour cavalier servant un joli garçon, d’aussi bonne famille, d’une tenue irréprochable et qui montait si bien à cheval. N’étant qu’une parvenue, elle avait naturellement un grand respect pour l’aristocratie nobiliaire, ainsi qu’il convient à toute loyale Anglaise. L’amour de miss Mathilde, au contraire, était tout feu et flamme ; elle avait déjà eu plusieurs passions malheureuses depuis sa sortie de pension, d’où elle avait failli se laisser enlever par un Suisse chargé d’enseigner l’italien aux élèves de cet établissement distingué. Au bout de quelques jours, Mlle Griffin devint amoureuse folle de Cinqpoints et se jeta à sa tête. Ce n’était que soupirs incendiaires, cajoleries, œillades assassines. J’avais peine à retenir mon envie de rire lorsque je remettais à mon maître les petits billets, pliés en tricorne et plus parfumés qu’une boutique de coiffeur, que cette intéressante jeune fille lui écrivait. Or, quoique celui que j’avais l’honneur de servir fût un franc vaurien, il avait du sang de gentilhomme dans les veines, et il ne tenait nullement à ce que l’ardeur de Mathilde dépassât les bornes de la convenance. Il est vrai que la jeune personne avait les yeux et le dos de travers, ce qui explique jusqu’à un certain point la belle conduite de mon maître. En supposant aux deux dames une fortune à peu près égale, Cinqpoints aurait certainement préféré la veuve ; mais voilà justement le hic ! Il s’agissait de savoir laquelle des deux avait hérité des millions du général Griffin. Si ce brave officier avait eu le bon esprit de mourir en Angleterre, rien n’aurait été plus facile que d’obtenir le renseignement désiré ; il eût suffi d’aller à Doctors’ Commons, et d’y acheter, moyennant la faible somme d’un franc vingt-cinq centimes, le droit de consulter le testament du défunt. Par malheur, notre nabab étant mort à Calcutta ou dans quelque autre ville des Indes orientales, il devenait beaucoup plus difficile de se procurer une copie de cet acte.
Pour être juste envers Cinqpoints, je dois ajouter que son amour pour lady Griffin (il faisait simultanément la cour aux deux femmes) était si désintéressé, qu’il l’eût volontiers épousée, même avec la certitude qu’elle avait quelques centaines de mille francs de moins que sa belle-fille. En attendant qu’il pût découvrir laquelle avait le plus de droits à son amour, il les tenait toutes deux en laisse. La chose n’était pas difficile pour un homme de son habileté. D’ailleurs, il savait déjà que Mathilde lui accorderait sa main dès qu’il daignerait la demander.