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Les mémoires d'un valet de pied

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IV
HONORE TON PÈRE

Lorsque j’ai dit que mon maître avait réussi à gagner les bonnes grâces de tout le personnel de la maison Griffin, j’aurais dû faire une exception en faveur d’un jeune Français qui, ayant été présenté avant nous à milady, se montrait très-assidu auprès d’elle et occupait dans ses affections la place que l’Honorable Percy Cinqpoints devait bientôt usurper. Ce fut un beau spectacle et un noble exemple que l’aplomb avec lequel mon maître évinça le pauvre chevalier de l’Orge. Ce sémillant jeune homme était aussi joli garçon que son rival et il avait à peu près le même âge, mais il était loin de l’égaler sous le rapport de l’impertinence. Non que cette qualité soit rare en France[8], — au contraire, — mais peu, bien peu de gens la possédaient au même degré que mon maître. D’ailleurs, de l’Orge était sincèrement amoureux de lady Griffin, tandis que son rival aimait surtout l’argent de la dame, ce qui donnait naturellement un grand avantage à ce dernier.

[8] Érasme a dit, avant l’auteur de ces Mémoires : « L’impertinence polie est très-commune en France. »

(Note du traducteur.)

Cinqpoints avait déjà dit mille choses à milady avant que le chevalier, devenu triste et inquiet, eût fini de lisser son chapeau en poussant des soupirs à compromettre les boutons de son gilet. Amour ! amour ! ce n’est pas ainsi qu’on gagne un cœur de femme ! Moi aussi, j’ai commencé par geindre, roucouler et languir. Qu’en est-il résulté ? Les quatre premières femmes que j’ai adorées se sont moquées de moi et m’ont préféré quelque chose de plus récréatif. Auprès des autres j’ai adopté un système différent, qui, j’ose le dire, m’a valu plus d’un succès. Mais voilà que je tombe dans l’égoïsme, vice que j’abhorre.

Bref, M. Ferdinand-Xavier-Stanislas de l’Orge fut admis à faire valoir ses droits à la retraite par le seul fait de la présence de l’Honorable Percy Cinqpoints. Malgré sa défaite, le jeune Français n’eut pas le courage d’abandonner la place. La veuve, du reste, n’avait nulle envie de le congédier, attendu que le chevalier lui rendait une foule de services, indiquant les théâtres à visiter, quêtant pour elle des invitations de bal, corrigeant le français de ses billets, etc.

Je recommande vivement à toute famille voyageant à l’étranger d’accaparer au moins un de ces aimables jeunes gens, qui savent se rendre si utiles. Quel que soit l’âge de milady, ils seront empressés auprès d’elle, lui feront la cour au besoin, et écriront dans son album des vers de sentiment. Nota bene : Lesdits jeunes gens, toujours convenablement mis et aussi bien coiffés qu’un garçon de café, boivent rarement plus d’une bouteille de vin à leur dîner.

Mon maître, qui s’était toujours montré très-poli envers son rival, ne le traita pas avec moins d’égards après avoir remporté la victoire. Du reste, le candide Ferdinand aimait trop milady pour se montrer ouvertement jaloux ou lui contester le droit d’avoir plus d’un soupirant à la fois. Cette dernière, d’ailleurs, n’eût pas cédé le chevalier pour beaucoup, tant la prononciation anglaise de ce charmant jeune homme la faisait rire ; elle s’amusait parfois à le mettre aux prises avec miss Kicksey, et je vous réponds que le français de cette pauvre insulaire mélangé avec l’anglais de M. de l’Orge formait une conversation des plus drôlatiques.

Cinqpoints avait donc deux cordes à son arc, et il croyait pouvoir épouser à son choix la veuve ou l’orpheline. Il ne s’agissait, comme nous l’avons dit plus haut, que de savoir comment sir Georges avait disposé de sa fortune, qui, évidemment, appartenait soit à lady Griffin, soit à miss Mathilde, peut-être à l’une et à l’autre. Dans tous les cas, Cinqpoints était sûr du consentement de la demoiselle, aussi sûr du moins qu’on peut l’être de quelque chose dans ce monde sublunaire, où rien n’est certain que l’incertitude.

Les choses en étaient là, lorsqu’un incident imprévu vint déranger nos calculs.

Un soir que nous avions conduit ces dames aux Italiens, puis soupé chez elles d’un salmis de perdreaux et de champagne frappé, nous rentrions à l’hôtel dans notre cabriolet, heureux comme des mendiants en goguette.

— John, me dit Cinqpoints, qui était de fort bonne humeur, quand je serai marié, je doublerai tes gages !

Il aurait certainement pu tenir sa promesse sans se ruiner, vu qu’il ne me les payait jamais. Mais quoi ? Ce serait quelque chose de joli, si nous autres domestiques nous étions réduits à vivre de nos gages ! Je ne lui témoignai pas moins ma reconnaissance par quelques paroles bien senties. Je jurai que ce n’était pas pour les gages que je le servais (je ne mentais pas), et que jamais, au grand jamais, je ne quitterais de mon propre gré un si bon maître. Ces deux discours, — celui de Cinqpoints et le mien, — étaient à peine terminés que nous arrivions dans la cour de l’hôtel Mirabeau, qui, comme chacun sait, se trouve à quelques pas de la place Vendôme. Nous montâmes chez nous, moi portant un flambeau, mon maître ne portant rien et fredonnant un air d’opéra.

J’ouvris la porte du salon. Il était déjà éclairé. Une bouteille vide gisait à terre ; une autre à moitié pleine était debout sur la table, auprès de laquelle on avait roulé le canapé. Sur ce canapé était allongé un gros gentilhomme, qui fumait son cigare aussi tranquillement que s’il se fût trouvé dans un estaminet.

Le lecteur n’ignore pas que Cinqpoints détestait le tabac. Il fut donc très-mécontent de voir son salon transformé en tabagie, et demanda à l’intrus, dont la fumée ne lui permettait pas de distinguer les traits, ce qu’il faisait là.

Le fumeur se leva, et, posant son cigare sur la table, partit d’un éclat de rire sonore et prolongé. Enfin il s’écria :

— Eh quoi ! Percy, tu ne me reconnais pas ?

On se rappellera une lettre pathétique, portant la signature du comte de Crabs, insérée dans l’avant-dernier chapitre, et se terminant par la demande d’un emprunt de dix mille francs. C’est l’auteur de cette aimable épître qui fumait et riait dans notre salon.

Lord Crabs pouvait avoir soixante ans. C’était un vieillard à face rubiconde, chauve, assez bien conservé pour son âge, malgré sa corpulence. Il avait cet air de dignité qui n’appartient qu’aux gens habitués à inspirer le respect, et, bien qu’il eût bu outre mesure, il ne paraissait pas plus ivre qu’il ne convient à un personnage de son rang.

— Comment, mon garçon, tu ne reconnais pas ton père ! répéta-t-il en s’avançant vers son fils et en lui tendant la main.

Mon maître s’exécuta d’assez mauvaise grâce. Je vis qu’il n’était rien moins que flatté de cette visite inespérée.

— Milord, balbutia-t-il, je ne… j’avoue vraiment… ce plaisir inattendu… Le fait est, continua-t-il en se remettant un peu, que je n’ai pas reconnu tout d’abord la personne qui m’honorait d’une visite à une heure aussi tardive. Cette satanée fumée…

— Une vilaine habitude, Percy, une bien vilaine habitude ! interrompit le père en allumant un autre cigare. Une dégoûtante manie, que tu feras bien d’éviter, mon cher enfant ! Quiconque s’adonne à ce funeste passe-temps ruine son intelligence et peut renoncer aux travaux sérieux ; non-seulement il détruit sa santé, mais il offense tous les nez biens constitués. Un de nos ancêtres, Percy, envoyait ses laquais dans les promenades publiques avec un cigare à la bouche afin d’en dégoûter les honnêtes gens ; mais nous dégénérons, mon ami !… A propos, vois donc les infernales feuilles de chou que l’on débite dans ton hôtel… Ne pourrais-tu envoyer ton domestique au café de Paris, et me faire rapporter quelques cigares de choix ?

Milord se versa un verre de champagne et le but. Mon maître fit la grimace ; mais il me remit une pièce de cinq francs en me disant d’exécuter la commission. Comme je savais que le café de Paris était déjà fermé, je mis l’argent dans ma poche et je m’installai dans l’antichambre, d’où je pouvais entendre ce qui se passait dans le salon.

— Sers-toi et passe-moi la bouteille, reprit lord Crabs après un moment de silence.

Mon pauvre maître qui était le roi de toutes les sociétés qu’il daignait honorer de sa présence, paraissait un petit garçon auprès de monsieur son père. Il ouvrit l’armoire d’où cet aimable vieillard avait déjà extrait deux flacons de Sillery, et revint avec une troisième bouteille, qu’il plaça devant milord après en avoir fait sauter le bouchon. Ce devoir rempli, il toussa, cracha, arrangea le feu, ouvrit les fenêtres, se promena de long en large, bâilla à plusieurs reprises, puis porta la main à son front comme pour échapper à une subite migraine. Tous ces signes de malaise furent inutiles, milord ne bougea pas.

— Sers-toi donc et passe la bouteille, répéta-t-il.

— Merci, milord, je ne bois ni ne fume.

— Tu as raison, mon ami, mille fois raison ! Une bonne conscience vaut son pesant d’or ; mais parlez-moi d’un bon estomac ! Tu n’as pas de nuits d’insomnie, toi ? Pas de maux de tête le matin, hein ? Tu te couches tard, mais tu te lèves frais et dispos, au point du jour, afin de reprendre tes études ?

Mon maître se tenait debout et immobile. Tel j’ai vu un malheureux soldat attendre en silence les coups de fouet à neuf lanières qui lui enlèvent la peau. Son digne interlocuteur, s’échauffant à mesure qu’il parlait, buvait une gorgée de champagne à chaque fin de phrase, sans doute pour en bien établir la ponctuation.

— Avec tes talents et de pareils principes tu iras loin ! Sais-tu bien, Percy, que tout Londres parle de tes exploits et de ton bonheur insolent ? Mais on aura beau faire ton éloge, jamais on ne te rendra justice. Tu n’es pas seulement un grand philosophe, tu as trouvé la pierre philosophale, ce qui vaut beaucoup mieux ! Un bel appartement, un cabriolet, de jolis chevaux, un vin délicieux… je m’y connais… tout cela avec une pauvre petite rente dont se contenterait à peine un bourgeois !

— Je présume que vous faites allusion à la rente que vous m’avez si généreusement accordée ?

— Précisément, mon garçon, précisément ! répondit milord en riant aux éclats. Parbleu, c’est là le merveilleux de l’affaire ! Avec cette rente que tu ne reçois pas, tu trouves moyen de t’entourer de tant de luxe ! Livre-moi ton secret, ô jeune Trismégiste ! Dis à ton vieux père comment on accomplit de pareilles merveilles, et alors… alors, parole d’honneur, je te servirai régulièrement ta rente, y compris les arriérés !

— Enfin, milord, demanda Cinqpoints avec un geste d’impatience, me ferez-vous le plaisir de m’apprendre le but de votre visite ? Vous m’eussiez vu mourir de faim sans éprouver de trop grands soucis ; et aujourd’hui, parce que j’ai réussi à faire mon chemin, il vous plaît de vous montrer facétieux à mes dépens ; parce que vous me voyez dans la prospérité, vous venez…

— Eh bien, tu ne devines pas ? interrompit de nouveau le visiteur. Attends un peu que je remplisse mon verre… C’est étonnant comme ces diablesses de bouteilles passent souvent devant moi quand je bois tout seul !… Voyons, réfléchis un peu. Comment ! je viens te retrouver dans ta prospérité, et toi, garçon d’esprit, tu es encore à te demander quel motif m’a engagé à rechercher ton aimable société ! Fi donc, Percy, tu es moins profond philosophe que je ne croyais ! Pourquoi je suis venu ? Mais tout bonnement parce que tu es dans la prospérité, ô mon fils ! Autrement, pourquoi diantre me serais-je dérangé ? Ta mère ou moi avons-nous jamais pu découvrir en toi l’ombre d’un sentiment affectueux ? Nous est-il jamais arrivé (à nous ou à tout autre) d’apprendre que tu te sois rendu coupable d’une action honnête ou généreuse ? Avons-nous jamais feint de t’aimer pour les vertus que tu n’as pas ? Je suis la plus ancienne de tes victimes, puisque j’ai payé des milliers de livres pour acquitter tes premières dettes. C’est une faiblesse, je le sais. Heureusement te voilà en état de la réparer, du moins en partie. Lorsque je t’ai écrit pour négocier un emprunt, je ne m’attendais guère à une réponse favorable. Si je t’avais annoncé ma visite, tu n’aurais pas manqué de me brûler la politesse. Aussi, comme j’ai besoin non plus de dix, mais de vingt-cinq mille francs, je suis arrivé sans tambour ni trompette. Maintenant que tu sais ce qui m’amène, sers-toi et passe-moi la bouteille.

Ce discours terminé, lord Crabs s’allongea de nouveau sur le canapé et se remit à fumer. J’avoue que cette scène me charma infiniment. Je fus ravi de voir ce vénérable vieillard donner sur les doigts de son indigne rejeton, et venger ainsi l’infortuné Richard Blewitt. Le visage de mon maître, autant que j’en pus juger à travers le trou de la serrure, devint rouge-homard, puis blanc de perle. Enfin il répondit en ces termes :

— Milord, je ne vous cache pas que j’avais à peu près deviné le motif de votre aimable visite. Je n’ignore pas les nobles sentiments qui vous animent, et je reconnais humblement que j’ai puisé toutes les vertus que je possède dans les salutaires exemples que j’ai reçus de vous. Lorsque vous serez moins ému, milord, vous comprendrez tout ce qu’il y a de ridicule dans votre demande ; malgré mes défauts, je suis du moins assez sage pour garder l’argent que j’ai la peine de gagner.

— Fort bien, mon garçon ! répondit lord Crabs d’un ton qui respirait la bonne humeur. A ton aise ! seulement, si tu refuses, tant pis pour toi ! Je n’ai nulle envie de te nuire, à moins que tu ne m’y forces. Je ne suis pas en colère, pas le moins du monde ; mais je te préviens que tu feras bien de me prêter ces vingt-cinq mille francs… Sinon, il t’en coûtera peut-être davantage.

— Monsieur, répliqua Cinqpoints, je serai aussi franc que vous : je ne vous donnerais pas un sou, quand ce serait pour vous empêcher d’être…

Ici, je crus qu’il était de mon devoir d’ouvrir la porte ; ôtant mon chapeau, afin d’avoir l’air de rentrer, je m’avançai en disant :

— Milord, le café de Paris est fermé.

— Tant pis, tant pis ! répliqua le comte. Gardez les cinq francs mon garçon… (C’était bien mon intention) et reconduisez-moi.

J’allais obéir, lorsque mon maître me prévint.

— Comment donc, milord, s’écria-t-il, vous laisser reconduire par un domestique lorsque je suis là ! Non, non, mon cher père ; l’absence ne m’a point fait oublier le respect que je vous dois.

Ils descendirent donc ensemble.

— Bonsoir, Percy, dit lord Crabs d’un ton affectueux.

— Dieu vous bénisse, milord, répondit Cinqpoints. Êtes-vous bien couvert ?… Prenez garde, il y a encore une marche… Bonne nuit, mon cher père.

C’est ainsi que se séparèrent ces vertueux personnages.

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