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Les mémoires d'un valet de pied

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GRIPPART PREND SA REVANCHE

Le récit de mes relations avec Cinqpoints touche à sa fin. Je ne devais pas rester longtemps chez lui après le signalé service qu’on m’a vu lui rendre dans le dernier chapitre.

Outre la satisfaction d’un devoir rempli, mon dévouement me valut la robe de chambre que j’avais portée, plus deux ou trois louis trouvés dans une des poches de ce vêtement. Par malheur, je suis forcé de convenir que ma bonne action ne profita pas beaucoup à mon maître. Il avait conservé sa liberté, c’est vrai ; mais il n’osait guère se montrer en public, sachant qu’un manchot est plus reconnaissable qu’un autre homme, et que les recors parisiens sont de fins limiers.

Mon maître, du reste, ne pouvait guère songer à quitter Paris : lui absent, que fût devenue sa fiancée, son héritière bossue ? Il la connaissait trop bien pour vouloir la perdre longtemps de vue. Le cœur de la demoiselle avait déjà brûlé une douzaine de fois, rien ne garantissait qu’il ne prendrait pas feu une treizième. L’Honorable Percy Cinqpoints avait trop vécu pour ne pas savoir combien il faut de soins pour entretenir la constance dans une âme aussi impressionnable que celle de Mlle Mathilde Griffin.

Quel parti prendre ? Il ne tenait nullement à se ruiner en payant ses dettes ; il ne voulait pas non plus abandonner l’objet de ses affections. Force lui fut donc de se tenir caché tout le jour, de se déguiser, de ne sortir que le soir, comme font les hiboux et les chauves-souris. Le code français… (je voudrais que la même coutume existât chez nous)… ne permet pas d’arrêter un créancier après le coucher du soleil. On ne peut pas non plus l’appréhender dans un jardin royal. Les Tuileries, le Palais-Royal, le Luxembourg, par exemple, sont des lieux sacrés interdits aux chiens et aux recors. Des sentinelles vigilantes, posées à chaque grille, ont pour consigne de repousser à la pointe de la baïonnette tous les animaux de cette espèce qui se présentent. Mon maître donnait donc ses rendez-vous sur la grande terrasse des Tuileries.

Il faut avouer que Cinqpoints se trouvait dans une position peu confortable, obligé de se cacher et d’inventer mille mensonges en réponse aux mille questions de sa belle étonnée. Il lui fallait parler de ses cinquante mille francs de rente, et se montrer aussi gai qu’un homme qui n’est pas sous le coup d’une contrainte par corps. L’heure des hésitations était passée, et il fallait se résigner à épouser Mathilde dans le plus bref délai.

Il écrivait à sa belle presque autant de billets que celle-ci lui en adressait autrefois ; il s’impatientait de toutes ces lenteurs, de toutes ces cérémonies, de tous ces retards ; il parlait des joies de l’hyménée, des misères de l’absence, de la folie qu’il y avait à attendre le consentement d’une belle-mère, pour ne pas dire d’une marâtre. Mathilde, ajoutait-il, était majeure, et, par conséquent, libre de ses actions ; elle avait donc fait tout ce que les convenances exigeaient en daignant solliciter l’aveu de lady Griffin.

Les choses en restèrent là pendant quelque temps sans avancer ni reculer d’un pas. Ce qu’il y avait de plus curieux dans tout cela, c’est que si Cinqpoints demeurait impénétrable au sujet de ses déguisements et de son antipathie pour les promenades au grand jour, Mlle Griffin n’était pas moins mystérieuse lorsqu’on lui demandait pourquoi elle s’obstinait à attendre le consentement de sa belle-mère. Nos amoureux avaient beau s’interroger, les questions ne provoquaient jamais que des réponses évasives.

Enfin, en réponse à une épître désespérée, Cinqpoints enchanté reçut le billet suivant :

« Mon bien-aimé, vous dites que vous êtes prêt à habiter une chaumière pourvu que j’y sois à vos côtés ; nous n’en serons pas réduits là, heureusement ! La tristesse vous accable, notre union sans cesse différée vous met au désespoir. Croyez-vous donc, mon bien-aimé, que j’en souffre moins que vous ? Mon Percy me supplie encore de ne plus tenir aucun compte du refus de lady Griffin. Eh bien, je ne résiste plus à ses prières ! J’ai voulu tout tenter pour me concilier une belle-mère dénaturée. Mon respect pour la mémoire de mon père me le commandait, et il me semble que la prudence nous conseillait aussi de ne pas agir sans son aveu.

» Cependant la patience humaine a des bornes, et, d’ailleurs, nous n’avons pas besoin de compter sur lady Griffin. Nous serons assez riches sans avoir recours à elle, dites-vous. Je reconnais bien là le noble cœur de mon Percy !

» Qu’il soit donc fait comme vous le voulez. Il y a si longtemps que la pauvre Mathilde vous a donné son cœur, qu’elle ne peut guère aujourd’hui vous refuser sa main. Fixez le jour et l’heure, et je n’hésiterai plus ; j’irai chercher dans vos bras un refuge contre les tracasseries, les ennuis auxquels je suis en butte sous le toit de ma belle-mère.

» Mathilde.

» P.-S. Si vous saviez, mon Percy, quel noble rôle votre bon père a joué dans toute cette affaire ! Il a fait tous ses efforts pour vaincre l’obstination de lady Griffin. S’il n’a pas réussi, c’est que personne ne réussira. Je vous envoie un billet qu’elle lui a adressé. Nous en rirons bientôt, n’est-ce pas ? »

Ce billet contenait la lettre suivante, adressée au Très-Honorable comte de Crabs :

« Milord,

» En réponse à la demande que vous m’avez faite de la main de miss Griffin pour votre fils, je ne puis que vous répéter ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire de vive voix. Je crois qu’une union avec une personne du caractère de l’Honorable Percy Cinqpoints serait loin de contribuer au bonheur de Mathilde. Je refuse donc mon consentement. Je vous prie de communiquer à M. Cinqpoints la résolution que j’ai prise, et de vouloir bien vous abstenir désormais d’un sujet de conversation qui, vous ne l’ignorez pas, ne saurait m’être agréable.

» Agréez, je vous prie, etc.

» L. E. Griffin. »

— Bah ! je me moque bien de ses refus ! s’écria mon maître. Je ne comprends pas que cette sotte de Mathilde s’en soit préoccupée.

Cependant il comprenait assez bien, ou croyait comprendre le motif intéressé qui faisait agir lord Crabs. Ces démarches aussi obligeantes qu’officieuses lui semblaient fort naturelles de la part d’un père qui, voyant son fils sur le point d’épouser une riche héritière, espérait lever une prime sur les bénéfices de l’affaire. Dans sa reconnaissance, il adressa à l’auteur de ses jours les lignes suivantes, auxquelles il joignit une lettre passionnée pour Mathilde :

« Merci, mon cher père, de ne m’avoir pas abandonné au milieu de mes embarras. Je n’en attendais pas moins de votre tendresse. Vous connaissez ma position et vous devinerez facilement la double cause de mes inquiétudes. Mon mariage avec ma douce Mathilde va me rendre le plus heureux des hommes. La chère fille y consent et se décide enfin à résister aux ordres de lady Griffin. A vrai dire, je m’étonne qu’elle ait jamais tenu aucun compte des volontés d’une marâtre tyrannique. Mettez le comble à votre obligeance en vous chargeant de faire tous les préparatifs nécessaires pour hâter cette union tant désirée. Trouvez-nous un ministre, etc., etc. Les deux époux sont majeurs, vous le savez, de façon que le consentement d’un tuteur est inutile.

» Votre affectionné,

» Percy Cinqpoints.

» P.-S. Combien je regrette mon refus d’il y a quelques semaines ! Les choses ont bien changé depuis, et changeront davantage sous peu. »

Je savais ce que cela voulait dire. Cinqpoints annonçait à son père qu’il lui donnerait de l’argent après le mariage ; mais comme la lettre pouvait tomber entre les mains de la future, il était inutile de s’exprimer d’une façon trop explicite.

Je portai donc ces deux lettres et j’eus la précaution de les lire en route afin de m’assurer qu’on ne s’était pas trompé d’adresse. Lord Crabs se trouvait avec miss Griffin dans le salon de la place Vendôme, de façon que je fis d’une pierre deux coups en remettant simultanément les deux épîtres. La demoiselle dévora la sienne avec un roulement d’yeux impossible à décrire ; puis elle baisa le papier et le pressa contre son cœur. Milord reçut les remercîments de son fils avec beaucoup plus de sang-froid. Il me pria d’aller attendre la réponse dans l’antichambre, et se mit à causer avec Mathilde.

Après une consultation qui dura assez longtemps, lord Crabs vint me rejoindre et me remit une carte sur laquelle il n’y avait que ces mots :

Demain, midi, à l’ambassade.

— Remettez cela à mon fils, me dit-il, et recommandez-lui d’être exact.

Le temps d’embrasser les femmes de chambre et de raconter à mes camarades les affaires de mon maître en buvant un verre de xérès, et je me remis en route. Cinqpoints eut l’air fort satisfait en recevant la carte et le message paternels. Cependant il ne parut pas heureux ; mais un jeune homme est rarement gai la veille de son mariage, surtout lorsqu’il épouse une bossue.

Au moment de dire adieu à la vie de garçon, Cinqpoints fit ce que l’on devrait toujours faire en pareille circonstance : il rédigea son testament. Ensuite il écrivit à ses créanciers pour leur annoncer qu’il comptait leur payer jusqu’au dernier sou après son mariage. Avant ce mariage, ils devaient bien le savoir, la chose était impossible ; il les priait donc poliment de le laisser tranquille pendant un mois ou six semaines.

Pour être juste, je dois avouer qu’il paraissait disposé à se conduire en honnête homme, dès que cela ne le gênerait en rien. Il y a de par le monde une foule de gens très-respectables, dont la vertu négative ne tient qu’à l’absence de toute espèce de tentation.

— John, me dit ton maître, en me remettant une dizaine de louis, acceptez ce faible témoignage de ma reconnaissance, et merci d’avoir donné le change aux recors. Désormais, vous ne porterez plus la livrée ; je triple vos gages, et vous nomme mon valet de chambre.

Son valet de chambre ! Peut-être son intendant ! Enfin, pensai-je, me voilà en bon chemin. Valet de chambre de deux cent mille francs de rente ! Rien à faire du matin au soir, si ce n’est de coiffer ou raser Monsieur, lire ses lettres, laisser pousser mes favoris et m’habiller comme un ministre qui serait toujours prêt à aller dîner en ville. Une chemise blanche par jour et un laquais pour cirer mes bottes ! Je sais mieux que personne ce que c’est qu’un valet de chambre de bonne maison, et je puis affirmer qu’en général il est plus heureux, plus paresseux, aussi élégant que son maître. Il a presque autant d’argent à dépenser, car il a affaire à des gens qui s’obstinent à oublier leur monnaie dans les poches de leur gilet. Il a autant de succès auprès des dames, mange d’aussi bons dîners et boit d’aussi bons vins, pour peu qu’il ait l’esprit de se mettre bien avec le maître d’hôtel. Mais, hélas ! oublions ces châteaux en Espagne ; il était écrit que mon rêve ne devait pas se réaliser.

Le jour où l’on doit être pendu et celui où l’on est condamné à se marier arrivent toujours trop vite au gré de nos désirs. L’aurore ne tarda pas à éclairer l’heureuse matinée qui devait couronner la flamme de l’Honorable H. P. Cinqpoints. Il avait demandé l’hospitalité à son ami le capitaine Bullseye, et comme il n’osait envoyer chercher les effets restés à l’hôtel Mirabeau, crainte de mettre les recors sur la piste, sa garde-robe n’était pas des mieux montées. Ses jolis nécessaires, ses chemises de fine batiste, ses toilettes du matin, son admirable collection d’habits dus au ciseau de Staub ou de Stulz, son beau musée de chaussures vernies, tout cela manquait à l’appel. En attendant qu’il pût les réclamer, il s’était contenté de commander deux costumes complets à un tailleur sans renom du voisinage, et de faire acheter une quantité de linge suffisante.

Le jour de la noce, il revêtit l’habit bleu, confectionné par ledit artiste, et je lui demandai, par pure curiosité, s’il aurait encore besoin de la redingote sortie des mêmes ateliers. Comme il était d’assez bonne humeur, malgré l’approche de l’heure fatale, il me répondit :

— Eh ! non ; tu peux la garder et t’en aller au diable avec !

A onze heures et demie, je sortis pour examiner s’il ne rôdait pas aux alentours quelque visage suspect. J’ai un talent merveilleux pour flairer les recors ; je les sens avant qu’ils aient tourné le coin de la rue où ils vont se montrer. Je ne vis rien qui dût m’inspirer la moindre crainte. Enfin un remise aux dehors modestes s’arrêta devant notre porte ; mon maître s’y installa, et le voilà parti pour le lieu du supplice. Je n’avais pas voulu monter sur le siége, car j’étais connu, et ma présence à l’extérieur du véhicule eût révélé celle de Cinqpoints à l’intérieur. Prenant des rues de traverse, je me dirigeai en courant vers le bas du faubourg Saint-Honoré, où habite Son Excellence l’ambassadeur d’Angleterre, chez qui tout bon sujet anglais prenant femme à Paris est tenu de se marier.

Il existait à cette époque, à côté de l’ambassade, un autre hôtel dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin. Le remise s’arrêta un instant en face de cet établissement, afin de laisser passer un équipage qui entra dans la cour de lord Bobtail, où il déposa deux dames de notre connaissance ; la première paraissait bossue et la seconde n’était autre que la fidèle Kicksey, qui de confidente passait demoiselle d’honneur.

Or, lorsque le remise s’était arrêté, je ne me trouvais plus qu’à quelques mètres de l’ambassade. Notre imbécile de cocher, qui n’avait pas compris qu’il devait entrer dans la cour, descendait pour ouvrir ; je m’avançais pour le faire remonter, lorsque tout à coup deux gaillards, s’élançant du cabaret en question, se placent entre la voiture et l’ambassade, tandis que deux autres individus, non moins laids que leurs camarades et sortis de je ne sais où, se présentent à l’autre portière.

— Monsieur Cinqpoints, dit l’un de ces derniers, je vous arrête au nom de la loi !

Mon maître s’élança vers l’autre portière, comme s’il eût été mordu par une vipère. Au moment de sauter dehors, il s’aperçut qu’on lui avait également coupé la retraite de ce côté. Il abaissa alors la glace de devant et cria d’une voix désespérée :

— Au galop, cocher ! au galop !

Mais le cocher n’était plus sur son siége, et d’ailleurs il se serait bien gardé d’obéir à cet ordre. Bref, au moment où j’atteignais le remise, deux recors y prenaient place à côté de Cinqpoints. Je vis que la partie était perdue, et, n’écoutant que mon devoir, je montai tristement derrière la voiture.

— Tiens, dit un des gardes du commerce, c’est le drôle qui nous a si bien joués l’autre matin. Rira bien qui rira le dernier.

Je l’avais reconnu aussi, mais j’étais trop abattu pour sourire ou pour lui répondre d’une façon convenable.

— Où allons-nous, mon bourgeois ? demanda le cocher.

Une voix sinistre, partie du fond de la voiture, cria :

— Rue de Clichy, à la prison pour dettes !

....... .......... ...

Peut-être devrais-je entrer ici dans quelques détails sur les us et coutumes des habitants de cette célèbre prison ; mais j’hésite devant une pareille tâche, d’abord, parce que l’admirable Boz[9], dans son amusante biographie du sieur Pickwick, nous a donné une si excellente description d’une prison pour dettes, que je crains d’entrer en lice avec lui ; ensuite, parce que je restai fort peu de temps dans l’hôtel de la rue de Clichy, ne voulant pas gaspiller les belles années de ma jeunesse dans un pareil séjour.

[9] Pseudonyme sous lequel Charles Dickens a commencé à se faire connaître.

(Note du traducteur.)

On devine que la première commission dont me chargea mon maître fut de porter quelques mots de consolation à sa future éplorée. La pauvre fille était dans un état de désolation facile à comprendre : elle avait attendu à l’ambassade jusqu’à deux heures et demie, espérant voir arriver son fiancé d’une minute à l’autre. Enfin, après avoir patienté et patienté, se trouvant encore dans la triste position d’Anne, ma sœur Anne, qui ne voit rien venir, elle avait fini par s’en retourner chez elle.

Cinqpoints, ne pouvant cacher le fait de son arrestation, avoua sans hésiter le malheur qui venait de lui arriver. Il inventa quelque gros mensonge à propos de la trahison d’un ami, ou d’un faux pendable dont il était victime. Du reste, il pouvait raconter ce qu’il voulait à miss Griffin ; s’il lui avait écrit que l’homme dans la lune l’avait trahi, elle n’aurait pas manqué de le croire.

Lady Griffin ne se montrait plus lors de mes visites. Elle se tenait dans son salon, tandis que Mathilde recevait dans le sien. Elles ne dînaient pas même ensemble, ayant reconnu que cette façon de vivre était le seul moyen d’empêcher les querelles. Mais lord Crabs voyait les deux dames, remplissant, avec sa grâce et sa bonté habituelles, un rôle de conciliateur d’autant plus ingrat qu’il était loin d’obtenir le résultat désiré. Il arriva chez miss Griffin, au moment où celle-ci pleurait à chaudes larmes au récit des infortunes de Cinqpoints. Elle venait de me demander si on n’avait pas plongé son futur dans un cachot noir, infect et humide, meublé d’une simple botte de paille ; s’il n’était pas exposé aux brutalités d’un geôlier barbare, armé d’un trousseau de grosses clefs et coiffé d’un bonnet de fourrure ; si on lui donnait à manger autre chose que du pain noir ; s’il ne risquait pas d’être dévoré par les rats, et cent autres questions non moins ridicules. Les prisons qu’elle avait vues dans les romans étant toutes montées sur ce pied-là, elle ne se figurait guère un établissement de ce genre où l’on pût recevoir ses amis, boire du vin de Champagne et jouer aux quilles avec ses compagnons de captivité.

— Milord, milord ! s’écria-t-elle, vous avez appris la fatale nouvelle ?

— Ma chère Mathilde, votre trouble m’effraye !… De quoi s’agit-il ?… Parlez au nom du ciel !… Se pourrait-il que ?… Oui… Non… C’est impossible !… Un autre duel… Ah ! les pressentiments d’un père ne sauraient le tromper : il est arrivé un nouveau malheur à mon fils !… Parlez, John, je suis préparé à tout !

Ce gaillard-là était né pour jouer les pères nobles ; il avait des larmes dans les yeux et dans la voix. Moi qui le connaissais, j’avais presque envie de le consoler.

— Milord, répondis-je, le mal n’est pas si grand que vous paraissez le croire. Votre fils est à Clichy. On l’a arrêté ce matin, voilà tout.

— En prison ! Percy arrêté ? Le pauvre garçon ! Et pour quelle somme ? Nommez-la, que je coure le délivrer.

— Milord sera heureux d’apprendre qu’il ne s’agit que d’une bagatelle d’une centaine de mille francs environ.

— Cent mille francs !… Malédiction ! s’écria lord Crabs en joignant les mains et en levant les yeux au ciel… En ce moment, je n’ai pas même le dixième de cette somme à ma disposition !… Chère Mathilde, comment le tirer d’embarras ?

— Hélas ! milord, je n’ai ici que trois guinées ; vous savez que lady Griffin…

— Oui, oui, ma chère enfant, je sais tout cela, interrompit le comte ; mais ne vous désespérez pas. Percy doit être en état de payer cette misère, et s’il vous aime véritablement, il n’hésitera pas à sortir de prison pour vous épouser.

Croyant qu’il faisait allusion à l’argent du jeune Dakins, que nous avions à peine entamé, je ne fis aucune observation ; néanmoins je m’étonnais que miss Griffin, avec sa fortune, n’eût que trois guinées à sa disposition. A cette époque, j’étais assez naïf pour me figurer que les gens riches avaient toujours une centaine de mille francs dans leur poche.

Je rapportai au prisonnier une lettre pleine de tendresse et de dévouement. Je lui racontai tout ce qui s’était passé. Il parut fort peu touché des intentions généreuses de lord Crabs. Je n’oubliai pas non plus de lui dire combien il me semblait étrange que Mathilde n’eût que trois guinées sur elle.

— Bast ! fit mon maître en m’interrompant au milieu de cette judicieuse remarque. Les paroles et la conduite de son père semblaient le préoccuper bien davantage. Après avoir fait en silence quelques tours dans le parloir, il s’arrêta brusquement et me demanda :

— John, avez-vous observé ?… Est-ce que Mathilde… je veux dire : est-ce que mon père vous a paru très-empressé auprès de Mlle Griffin ?

— Comment l’entendez-vous, monsieur ?

(J’aime assez à forcer les gens à mettre les points sur les i.)

— Lord Crabs avait-il l’air de faire la cour à miss Mathilde ? reprit Cinqpoints.

— Mais oui… Il la cajolait et faisait de son mieux pour la consoler.

— Répondez franchement : miss Griffin, de son côté, paraissait-elle flattée des attentions de milord ?

— Très-flattée, monsieur.

— Comment milord la nommait-il ? Disait-il mademoiselle ou ma chère demoiselle ?

— Il ne disait ni l’un ni l’autre ; il l’appelait sa chère fille, sa bonne petite, sa chère Mathilde.

— Lui a-t-il pris la main ?

— Oui, et même…

— Eh bien ! achève donc !

— Il l’a embrassée en lui disant de ne pas se désoler de ce qui venait de vous arriver. Il a répété que vous aviez certainement de quoi payer vos dettes, et que si vous restiez en prison, c’est que vous ne teniez guère à vous marier.

— J’y vois clair maintenant ! s’écria Percy en fermant le poing… Il cherche à m’enlever ma dernière espérance ! Il voudrait l’épouser lui-même !

Après avoir lâché une douzaine de jurons que je n’aurai pas la hardiesse de répéter ici, il se calma un peu et parut réfléchir.

Quant aux intentions présumées de lord Crabs, je partageais l’avis du prisonnier. En voyant ce digne vieillard établir des relations si tendres et si suivies avec Mmes Griffin, je m’étais bien douté qu’il nourrissait quelque projet matrimonial. D’ailleurs, si j’avais été assez myope pour ne pas m’en apercevoir, les confidences de mes camarades auraient suffi pour m’ouvrir les yeux.

Cinqpoints était trop intelligent pour ne pas deviner qu’à moins d’épouser miss Griffin dans le plus bref délai, il courait risque de se voir remplacer. Tout s’expliquait ; son père voulait l’écarter afin de se mettre sur les rangs. L’achat des lettres de change, la visite de maître Grippart, le rendez-vous fixé pour midi, les recors qui se trouvent là à point nommé, tout cela était l’œuvre de lord Crabs. Peut-être même ce maudit duel avec de l’Orge… Mais non, un père ne frappe pas de pareils coups. Une femme, une faible femme, peut seule songer à assassiner les gens par derrière ; comme il ne lui est pas permis d’attaquer ses ennemis en face, on aurait mauvaise grâce à lui reprocher les armes déloyales dont elle apprend à se servir dès son enfance.

Dans tous les cas, le vieux Crabs cherchait encore à nous jouer quelque vilain tour, cela sautait aux yeux. Grâce à mon admirable présence d’esprit, Cinqpoints avait échappé à un premier piége ; mais il était tombé dans le second. Or, il savait son père trop bon enfant pour faire du mal à qui que ce fût pour le simple plaisir de commettre une mauvaise action. Milord était arrivé à ce degré de perfection qu’il méprisait souverainement les injures, et ne songeait à se venger que lorsque la vengeance devait lui rapporter quelque chose. Ergo, s’il tenait à empêcher le mariage de son fils, c’est qu’il voulait épouser l’héritière pour son propre compte.

Mon maître n’eut pas besoin de me communiquer les raisonnements au moyen desquels il arriva à cette dernière conclusion, car je le connaissais trop bien pour ne pas lire dans sa pensée. Je vis qu’il regrettait plus que jamais d’avoir refusé de négocier un emprunt avec l’auteur de ses jours.

Pauvre diable ! il croyait avoir deviné juste, il se figurait que son père laissait voir comme cela les cartes qu’il allait jouer ! Moi aussi, je tombai dans cette grossière méprise ; mais nous nous trompions tous les deux, ainsi qu’on le verra bientôt.

Raisonnant comme nous le faisions, la logique nous commandait d’épouser au plus vite, coûte que coûte, la charmante Mathilde. Je dis coûte que coûte, car pour sortir de prison, il fallait payer nos dettes, et nos dettes payées, il ne nous resterait que fort peu de chose.

Mais qu’est-ce qu’un pareil enjeu pour un joueur de profession, lorsqu’il s’agit de pourrir en prison ou de gagner deux cent cinquante mille francs de rente ? Voyant qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, Cinqpoints se décida à risquer son va-tout, et écrivit à miss Griffin la lettre que voici :

« Ma Mathilde adorée,

» Votre lettre a été une bien grande consolation pour le pauvre prisonnier, qui avait espéré que cette nuit serait le plus beau jour de sa vie et qui se voit condamné à la passer dans un cachot ! Vous savez de quelle infâme trahison je suis victime. Perdre un peu d’argent n’est rien, mais se voir tromper par un ami ! Qu’importent quelques écus, après tout ; qu’importe même l’amitié trahie, si votre amour me reste ! Comme vous le dites, nous serons assez riches malgré ce contre-temps. Et qu’est-ce que cinq mille livres à côté des tourments de l’absence ? Je serais un monstre, si j’hésitais à faire un si léger sacrifice pour me rapprocher de celle qui m’a donné son cœur ; car je ne l’ai pas perdu, n’est-ce pas, ce cœur dont la possession me rend plus fier que toutes les richesses du monde ? Je suis trop heureux de pouvoir vous donner une si faible preuve de désintéressement et d’amour. Dites-moi que vous acceptez ce sacrifice, et demain vous verrez tomber ces odieuses chaînes qui me retiennent loin de vous ; demain je serai libre, ou du moins je ne porterai d’autres liens que ceux qui m’enchaîneront à jamais à vos pieds. Mon adorable Mathilde, ma fiancée, écris-moi avant la fin du jour ; je ne saurais goûter un seul instant de repos avant d’avoir reçu ta réponse et je languis en l’attendant.

» H. P. C. »

Ayant donné une dernière couche de vernis à cette tendre élucubration, dont il fit plusieurs brouillons, Cinqpoints me la confia en me disant de la remettre à miss Mathilde en personne. Je me rendis place Vendôme. Mlle Griffin était seule dans son appartement. Je me fis annoncer et je lui donnai la lettre de son adorateur. Elle la parcourut avec une émotion bien naturelle. Je n’ai compté ni ses larmes ni ses soupirs ; mais il y en avait certainement assez pour remplir le petit bassin des Tuileries et gonfler un ballon d’une dimension raisonnable. Après avoir achevé cette lecture, elle me prit la main et me demanda :

— Oh ! John, il est donc bien misérable ?

— Oh ! oui, miss ! répondis-je, aussi misérable qu’il est possible de l’être.

Mathilde courut à son buvard et rédigea tout d’une haleine la réponse suivante :

« Que mon pauvre rossignol cesse de se désoler. J’accepte son sacrifice. Il peut déployer les ailes, briser les barreaux de sa cage, regagner son nid et chanter dans les bras de sa fidèle compagne ! Mon bien-aimé me trouvera demain au même endroit, à la même heure. Alors, alors ! la mort seule pourra nous désunir !

» M. G. »

Ce style-là est le résultat inévitable d’une étude trop assidue des romans de cabinets de lecture. Combien j’aime mieux la naïve originalité du mien ! Je suis les inspirations de mon cœur, je dis simplement ce que je pense ou ce que j’ai vu, et je sais intéresser sans phrases ampoulées. J’abhorre tout ce qui sent l’artifice ou l’affectation… Mais revenons à nos moutons, c’est-à-dire à ce vénérable bélier de lord Crabs, et à ce tendre agneau, miss Mathilde.

Cette dernière venait de cacheter sa lettre, et j’allais, d’après les ordres de mon maître, lui dire :

— Mademoiselle, l’Honorable Percy Cinqpoints vous prie instamment de ne parler à personne de la cérémonie qui doit avoir lieu demain, lorsque le père du futur se présenta. Miss Griffin s’empressa de lui sauter au cou, tandis que je me retirais discrètement au fond de la chambre.

— Lisez, mon cher lord, lisez et ne doutez plus des nobles sentiments qui animent votre… je devrais dire notre Percy.

Lord Crabs prit la lettre, la parcourut (cette lecture semblait l’amuser infiniment) et la rendit en disant, à ma grande stupéfaction :

— En effet, mon fils vous donne là une preuve très-sérieuse de son attachement ; et ma foi, si vous voulez absolument vous marier sans le consentement de votre belle-mère et subir les conséquences de cet acte d’insubordination, personne n’a le droit de vous en empêcher.

— Les conséquences ! Fi donc, milord ! Qu’importe à deux cœurs comme les nôtres un peu d’argent de plus ou de moins ?

— L’amour est une très-jolie chose, ma chère enfant ; mais c’est une valeur qui n’est pas cotée à la Bourse… Le trois pour cent vaut mieux.

— N’aurons-nous pas une fortune suffisante sans recourir à lady Griffin ?

Milord haussa les épaules en disant :

— Soit, ma chère petite ; puisque vous êtes décidée à vous contenter de si peu, je n’ai, pour ma part, aucun motif pour m’opposer à l’union de deux êtres aussi désintéressés.

Ainsi se termina cette conversation. Miss Griffin se retira en levant les mains et les yeux vers le plafond, c’est-à-dire vers le ciel. Elle n’eut pas plutôt disparu que milord se mit à trotter de long en large dans la chambre, les mains dans les poches, le visage éclairé par une joie diabolique et chantant sur un air connu ces paroles incohérentes :

Monsieur Malbrouck est mort
Tradéri déra ! tradéri, déri, déra !

J’étais abasourdi, comme vous devez bien le penser. Lord Crabs ne voulait donc pas épouser miss Griffin ? Il laissait à son fils cette intéressante bossue ? Elle n’avait donc pas la for…!

Je me livrais à ces réflexions, le corps droit et immobile, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés. Milord fredonnait son dernier déri déra au moment où j’arrivais à la syllabe for de mon monologue. Nous en étions là, dis-je, lorsqu’une rencontre inattendue interrompit nos méditations respectives. Lord Crabs, au milieu de cette promenade, où il exhalait le trop-plein de sa joie triomphante, vint tout à coup se heurter contre moi, me renvoyant vers la cheminée, tandis que le contre-coup le faisait reculer dans une direction opposée. Il fallut plusieurs minutes pour rétablir l’équilibre dans nos idées et dans nos personnes.

— Comment, tu étais là, animal ! s’écria enfin milord.

— Milord est bien bon de faire attention à moi… Il y a une demi-heure que je suis là.

Il vit que rien n’échappait à mon œil de lynx, que je comprenais parfaitement le motif de son étrange hilarité. Après avoir sifflé quelques notes (c’était sa manière d’exprimer l’émotion), il fit deux ou trois tours de salon, puis s’arrêta en face de moi en disant :

— John, il faut que ce mariage ait lieu demain.

— Vraiment, milord ? J’avoue, pour ma part, qu’une pareille union ne me paraît pas absolument indispensable.

— Raisonnons un peu, mon garçon… Si le mariage n’a pas lieu, qu’y gagnez-vous ?

Cette question me donna à réfléchir. En effet, si le mariage ne se faisait pas, je perdais ma place. Cinqpoints avait juste de quoi payer ses dettes, et il n’entrait aucunement dans mes idées de servir un prisonnier ou un mendiant.

— Bon, je vois que mon premier argument vous a frappé. Maintenant, en voici un autre encore plus facile à saisir, continua milord en tirant de son portefeuille un beau billet de vingt livres sterling dont la blancheur éclatante était bien faite pour me fasciner. Si, demain, mon fils et miss Griffin sont unis dans les liens de l’hyménée, ceci t’appartiendra ; en outre, je te prendrai à mon service et je doublerai tes gages.

Il n’y avait pas moyen de résister à des raisonnements de cette force :

— Milord, m’écriai-je en posant la main sur mon cœur, donnez-moi des garanties, et mon dévouement vous est acquis.

Le vieux comte daigna sourire et me frapper sur l’épaule d’une façon encourageante :

— Très-bien, très-bien, mon garçon, cela promet. Vous ferez votre chemin. Et replaçant dans son portefeuille le premier billet, il en tira un autre de dix livres : — Voici la meilleure des garanties : une moitié d’avance, le reste après le mariage.

Ma main trembla en recevant ce chiffon de papier, qui représentait une somme plus forte que tout ce que j’avais jamais possédé ; j’y jetai les yeux : c’était bien un billet de dix livres, un mandat sur la banque d’Angleterre à l’ordre de Lady Leonora Emilia Griffin et endossé par elle. La vue de cette signature fut une révélation pour moi, et j’aime à croire, cher lecteur, qu’elle te met également sur la voie.

— Rappelez-vous, ajouta lord Crabs, qu’à partir d’aujourd’hui vous êtes à mon service.

— Milord m’accable de ses bontés, mais il n’aura pas fait un ingrat.

— La peste t’étouffe, maraud !… Tâchez de faire votre devoir, c’est-à-dire de vous taire, ou vous aurez de mes nouvelles !

C’est ainsi que je quittai le service de l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints pour entrer à celui du Très-Honorable comte de Crabs.

Je regagnai la prison pour dettes. En songeant aux escroqueries de mon maître, à ses dettes, à ses criminelles prodigalités, à son odieux égoïsme, je n’éprouvai plus pour lui qu’un profond mépris. Un cœur généreux pouvait-il ressentir la moindre pitié pour ce vil chevalier d’industrie, qui, non content d’enlever au malheureux Dakins ses moyens d’existence, avait indignement volé ce pauvre Richard Blewitt, et qui ne rougissait pas de prendre pour femme une créature aussi difforme que miss Griffin ? Dans ma noble indignation, je résolus de ne pas dire un mot des rapports tout personnels qui venaient de s’établir entre moi et lord Crabs, que je regardais déjà comme mon maître.

Je lui remis respectueusement le tricorne de miss Griffin ; il parcourut cette fade épître avec une satisfaction qui augmenta mon dégoût ; puis, se tournant vers moi, il me demanda :

— Personne ne vous a vu remettre mon billet ?

— Pas même une mouche, répondis-je, parodiant le mot d’un ancien, qui faisait allusion à un divertissement impérial que miss Griffin imitait sans le vouloir et même sans le savoir.

— Vous êtes sûr que mon père n’était pas là quand on vous a donné la réponse ?

— Sur l’honneur, il n’y était pas.

Pour rien au monde je ne me serais abaissé à mentir : lord Crabs, on le sait, n’était arrivé qu’après la remise du tricorne en question.

— C’est bon, c’est bon ; il s’agit bien de votre honneur ! fit Cinqpoints. Brossez mon chapeau et faites avancer un fiacre.

J’exécutai la commission avec ma promptitude habituelle. A mon retour, je trouvai mon maître au greffe, où l’employé de service consultait un grand registre.

— Oui, milord, disait ce fonctionnaire, la dette s’élève à quatre-vingt-dix-huit mille sept cents francs, ajoutons les frais de poursuite, d’arrestation et les intérêts, nous aurons un total de cent mille francs moins treize.

Cinqpoints tira d’un air majestueux un petit carnet où il prit une liasse de billets de banque.

— Ce sont là des valeurs étrangères, mais je présume, monsieur le greffier, que vous les connaissez ?

Celui-ci s’adressa au vieux Salomon, changeur juif, qui avait deux ou trois clients à Clichy et se trouvait là pour affaire.

— Les pillets sont pons, dit ce fin connaisseur ; che les brendrai pour cent un mille deux cents francs, au change du chour, si fous foulez.

— Cela suffit ; je les accepte pour cette somme, milord ; je vais vous remettre la différence et faire lever votre écrou.

Aussitôt dit, aussitôt fait ; les portes de l’horrible geôle s’ouvrirent devant nous. Cinqpoints put respirer à pleins poumons l’air de la liberté. Il était libre, libre d’épouser sa bien-aimée. Néanmoins, il avait toujours l’air pâle et abattu. Pour sortir de prison, il venait de risquer son va-tout ; il ne lui restait guère plus de douze cents francs pour continuer son commerce.

Bah ! qui ne risque rien n’a rien, dit la sagesse des nations. L’Honorable Percy Cinqpoints finit par être du même avis que le proverbe optimiste. Il commença par s’en retourner à l’hôtel Mirabeau, où il retint un appartement plus beau que celui qu’il y avait occupé précédemment.

Je ne tardai pas à raconter à Toinette et aux autres gens de la maison la belle conduite de mon maître, la noble insouciance avec laquelle il avait déboursé cent mille francs plutôt que de languir un jour de plus loin de sa fiancée. Mes louanges produisirent un tel effet et nous valurent une si grande réputation, que l’hôtesse s’empressa de faire payer à mon généreux maître le double de ce qu’elle lui aurait demandé une heure auparavant.

Après avoir retenu l’appartement en question, Cinqpoints commanda une berline à quatre chevaux pour le lendemain, midi. Ces préliminaires terminés, il se rendit au fameux Rocher de Cancale, cabaret fort à la mode à cette époque, où il dîna de très-bon appétit, — ce qui vous étonnera médiocrement, lorsque vous saurez qu’il ne se mit à table qu’à huit heures du soir. Moi-même, j’aurais cru manquer à mes devoirs si je n’avais pas dignement fêté la mise en liberté de mon maître. Je vidai tant de fois mon verre, que lorsque je portai à la place Vendôme un billet où Cinqpoints annonçait qu’il se trouverait au rendez-vous, miss Griffin ne put s’empêcher de remarquer une certaine incohérence dans mon langage.

— Ce bon John ! dit-elle, il nous est tellement attaché, que les émotions de cette journée l’ont bouleversé… Tenez, voilà, un louis pour boire à la santé de votre nouvelle maîtresse.

J’empochai l’argent ; mais j’aurais préféré qu’elle ne me l’eût pas offert.

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