Les mémoires d'un valet de pied
III
LA LUNE ROUSSE
Une félicité parfaite semblait devoir planer sur notre jeune ménage ; cependant, deux mois à peine s’étaient écoulés que déjà nous subissions l’odieuse influence de la lune rousse. De rose et rieuse, Mme Altamont devint tout à coup pâle et morose. Miss Betsy, qui n’avait rien oublié, détestait cordialement les nouveaux mariés, et cherchait à troubler leur bonheur en inspirant à ma maîtresse une foule de mauvaises pensées. La vieille Shum l’aidait de son mieux.
Il va sans dire qu’il nous arriva bientôt un amour de petit enfant ; Mary n’en fut pas plus gaie. Au contraire, elle se livrait à des accès de tristesse que rien ne pouvait dissiper. Elle passait des journées entières devant le berceau du chérubin endormi, lui adressant des discours auxquels il ne comprenait rien.
— Mon enfant, mon pauvre enfant ! disait-elle, ton père me trompe. Il a des secrets pour moi… Que deviendras-tu, lorsque ta mère aura succombé sous le poids du malheur ?
Tout cela était du cru de la vieille Shum et de miss Betsy. Altamont avait fini par leur défendre de mettre les pieds chez lui ; mais elles venaient en cachette, tandis qu’il vaquait à ses mystérieuses affaires. Depuis notre accouchement, leurs visites étaient même devenues plus fréquentes que jamais.
Un matin que Mme Altamont pleurait selon son habitude et que ses aimables parentes la consolaient à leur façon, c’est-à-dire en la faisant pleurer davantage, j’entendis…
Mais pourquoi ne reproduirais-je pas cette scène telle que je l’écrivis à l’époque où j’avais l’intention de faire un drame domestique de l’histoire que je raconte ?
PERSONNAGES
- MADAME SHUM, berçant un enfant en bas âge.
- MARY, assise à la croisée.
- BETSY, au fond, mangeant n’importe quoi.
- MOI, derrière la porte.
La scène se passe à Islington, près de Londres. — Le théâtre représente une chambre à coucher bourgeoise.
MADAME SHUM. — Do, do, l’enfant do… Bon, le voilà parti… (Elle pousse un profond soupir.) Oui, dors, pauvre enfant, fils d’une mère infortunée et d’un père anonyme quant à la profession…
MOI, à part. — Vieille folle !
MARY. — Maman, ne dites plus de mal de Frédéric, il m’adore.
MADAME SHUM, avec ironie. — Ah, c’est juste !… Il vous a donné un beau châle hier ; mais avec quel argent l’a-t-il acheté, ce châle ? voilà la question… Qui est-il ? Que fait-il ?… Plaise à Dieu que vous n’ayez pas épousé un assassin !… Mary, j’en ai l’intime conviction, votre mari est un affreux bandit.
(Tout le monde pleure, excepté l’enfant et moi.)
MARY. — Frédéric tient peut-être un magasin ; peut-être exerce-t-il une profession que sa fierté l’empêche d’avouer.
BETSY, la bouche pleine. — Lui, un magasin ? Non, non ! crois-moi, Mary, c’est un scélérat qui égorge les gens toute la journée, et qui te rapporte chaque soir le fruit de ses rapines.
(Ici l’enfant fait entendre des vagissements plaintifs, au milieu desquels il est impossible de saisir sa pensée. Mary lui ferme la bouche d’une façon qui paraît le satisfaire.)
MARY. — Comment Frédéric serait-il un assassin ?… Il est trop doux pour cela… D’ailleurs, les assassins exercent leur profession la nuit, et mon mari ne s’absente que pendant le jour.
BETSY. — Alors, c’est un faussaire !… Pourquoi passe-t-il ses journées loin de toi ? Pour fabriquer ses faux billets… Pourquoi ne se fait-il jamais conduire ailleurs que dans le quartier commerçant de Londres ? Parce qu’ailleurs il ne serait pas à même de changer lesdits billets. Pour moi, la chose est claire comme le jour.
MARY. — Allons donc ! Il me rapporte tous les soirs de vingt à trente shillings, rarement davantage. Un faux monnayeur ferait plus d’argent que cela !
L’ENFANT. — Glou… glou… glou…
MADAME SHUM, sans faire attention à cette interruption. — J’y suis ! Le monstre a deux femmes ; toi la nuit, l’autre le jour. Voilà la véritable cause de tout ce mystère.
(Sensation. — Mary se trouve mal. Au même instant, un triple coup de marteau retentit à la porte de la rue.)
J’avais reconnu le coup de marteau d’Altamont ; je m’empressai de descendre et de lui ouvrir.
— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il en entendant le tintamarre qui se faisait au premier étage.
— Miss Betsy et sa mère sont là-haut, et madame vient de se trouver mal.
Altamont monta l’escalier quatre à quatre, et se précipita comme une bombe dans la chambre à coucher. Sa femme était étendue sur un canapé, où Betsy l’étouffait à moitié, sous prétexte de la ranimer. L’enfant criait et se démenait sur le tapis. La vieille Shum hurlait comme un chien qui aboie à la lune.
— Me dira-t-on la cause de tout ce tapage ? demanda Altamont.
— Vous la connaissez mieux que nous, répliqua la belle-mère. C’est votre conduite qui met la pauvre enfant dans cet état.
— Comment ça, s’il vous plaît ?
— Osez-vous le demander ?… Elle sait tout, monsieur ! Elle sait que vous êtes un affreux bigame !
Altamont parut hésiter un moment ; mais bientôt, ouvrant la porte toute grande, il prit Betsy par les épaules et la poussa hors de la chambre ; puis il s’avança vers Mme Shum, afin de lui faire prendre le même chemin.
— Mon enfant ! répétait la marâtre, tandis que mon maître l’envoyait, bon gré mal gré, rejoindre miss Betsy.
— John ! me cria-t-il… (je venais, par discrétion, de me retirer au bas de l’escalier)… reconduisez ces dames, et désormais ne leur ouvrez plus la porte.
J’obéis avec empressement, et je me hâtai de remonter, devinant qu’il allait y avoir une explication orageuse.
— Mary, disait Altamont, lorsque je revins à mon poste d’observation, tu n’es plus du tout l’enfant confiante que j’ai connue à Pentonville. Ta mère et tes belles-sœurs auraient fini par te gâter. C’est pourquoi je les ai mises à la porte.
— Tu sais bien que c’est le mystère dont tu t’entoures qui me rend si malheureuse… Pourquoi me quittes-tu tous les jours pendant huit heures ?
— Pourquoi ?… Parce que je ne trouve pas sous mon oreiller l’argent dont nous avons besoin pour vivre.
La conversation continua sur ce ton pendant près d’une heure. Elle se termina pour la première fois par une belle et bonne querelle. Je m’y attendais depuis quelque temps, car il n’est pas naturel que deux époux restent onze grands mois sans se disputer. Altamont, fatigué de l’obstination de sa femme, finit par abandonner la place. Il sortit en disant que, puisqu’on faisait un enfer de sa maison, il allait s’amuser ailleurs. En effet, il s’amusa si bien qu’il ne rentra qu’à trois heures du matin, sans chapeau, gris comme un Polonais.
A dater de ce jour, tout alla de travers dans notre ménage. On s’adressait à peine la parole pendant les repas. Monsieur sortait plus tôt et rentrait plus tard. — Madame, dévorée par la jalousie et la curiosité, ne faisait rien pour le ramener.
La belle-mère, malgré la scène dont j’ai parlé, n’en continua pas moins à venir en cachette à Islington le plus souvent possible, afin d’empêcher une réconciliation. Le père Shum avait conservé ses grandes et ses petites entrées chez son gendre ; il venait nous voir trois ou quatre fois par semaine. Ces jours-là il déjeunait, goûtait, dînait et soupait avec nous. L’ex-marin avait un grand faible pour les liqueurs fortes, ce qui m’obligeait fréquemment à le reconduire chez lui. Plus d’une fois je le laissai à moitié chemin, allongé dans le ruisseau, la tête mollement appuyée sur le trottoir. Par malheur, ces leçons ne lui profitaient guère et il recommençait à la première occasion.
Or, le 10 janvier 18.. (je me rappelle la date parce que Shum me donna un écu ce jour-là), tandis que le vieux bonhomme et son gendre buvaient leur grog après dîner, mon maître dit en frappant sur l’épaule de son hôte :
— Beau-père, je vous ai vu deux fois près de la Banque ce matin.
— Tiens, voilà qui est drôle ! remarqua Shum. Comment avez-vous fait pour me voir deux fois ? Je m’y suis rendu en voiture ; je n’ai fait que descendre pour aller toucher mon argent et je suis remonté dans le fiacre une demi-heure après… Vous étiez donc près de la Banque ?
Altamont toussa ; puis, au lieu de répondre, il parla de la situation politique et d’une girouette qu’il voulait faire placer sur le toit de sa maison.
— Mais, mon ami, interrompit Mary, comment donc as-tu fait pour voir papa deux fois ? Est-ce que tu l’as attendu devant la Banque ?
Altamont chercha encore à détourner la conversation ; mais sa femme revint à la charge.
— Tu étais donc près de la Banque, mon cher Frédéric ? Que faisais-tu là ? répéta-t-elle.
Mon maître, poussé à bout, s’en fut se coucher. Shum, qui venait de vider son neuvième verre de grog, eut besoin de mon appui pour retourner à Pentonville.
— Comment diable a-t-il donc pu me voir deux fois ? se demandait-il tout le long de la route.