Les mémoires d'un valet de pied
XI
LA NOCE
Le lendemain, à midi, une berline attelée de quatre chevaux stationnait devant la porte de l’ambassade. Miss Griffin et la fidèle Kicksey ne se firent pas attendre.
Quel est celui qui n’a pas assisté à un mariage ? Je ne raconterai donc pas un à un tous les incidents de cette cérémonie. Je me contenterai de dire que le chapelain de l’ambassade unit les deux époux ; que miss Griffin (ainsi que cela se fait toujours) pleura et se trouva mal ; que son jeune époux l’entraîna jusqu’à la berline, qui partit immédiatement pour Fontainebleau, où l’heureux couple devait passer la première semaine de la lune de miel. Ils avaient décidé qu’ils n’emmèneraient personne. Aussi, dès que j’eus relevé le marchepied, fermé la portière et dit adieu à l’Honorable Percy Cinqpoints, je me rendis chez son excellent père.
— Eh bien, est-ce une affaire finie, John ? me demanda-t-il.
— Oui, milord ; j’étais témoin, et je viens de les voir partir pour Fontainebleau.
— Avant le mariage, vous avez remis à miss Griffin le papier dont je vous ai chargé ?
— Je le lui ai remis en présence de M. Brown, le valet de lord Bobtail, qui pourra certifier le fait.
J’ai oublié de vous prévenir que milord m’avait fait lire un document que je devais remettre à la future avant la cérémonie et à l’insu du futur. Ce document, griffonné par milady, était ainsi conçu :
« Usant du droit que me donne le testament de mon mari, je m’oppose formellement au mariage de miss Mathilde Griffin avec l’Honorable Hector-Percy Cinqpoints. Si, malgré ma défense expresse et souvent répétée, miss Griffin persiste à contracter cette union, elle devra subir les conséquences de son acte.
» Léonore Émilia Griffin.
» Place Vendôme, ce 8 … 18… »
J’avais remis ces quelques lignes à la future au moment où elle entrait dans la cour de l’ambassade, quelques minutes avant l’arrivée de mon maître. Elle les avait lues avec un air de souverain mépris, et s’était écriée :
— Que nous importent les menaces de lady Griffin !
Puis, déchirant le papier en deux, elle avait continué son chemin, appuyée sur le bras de l’obligeante Kicksey. Crainte d’accidents, j’avais ramassé les morceaux, que je remis à milord. C’était là une précaution inutile, car il avait gardé une copie de cette déclaration, qu’il avait fait lire, ainsi que l’original, à deux témoins, c’est-à-dire à moi et à l’avoué de lady Griffin.
— Bon ! répéta milord, qui prit dans son portefeuille le pendant du billet qu’il m’avait donné la veille. Voilà ce que je vous ai promis. Vous entrez aujourd’hui au service de lady Griffin en remplacement de Fitzclarence. Allez chez Frojé vous commander une livrée.
— Mais c’est au service de milord que je devais entrer et non à celui…
— Eh bien, mon garçon, c’est absolument la même chose, interrompit ce digne vieillard en me tournant le dos.
Je me rendis donc chez Frojé, et je ne vous cacherai pas que cet illustre tailleur, homme de goût s’il en fut, me fit des compliments sur ma tournure distinguée. Je trouvai chez lui notre cocher et mon collègue Mortimer, qui essayaient déjà une nouvelle livrée, semblable à celle que je portais chez Cinqpoints, sauf que sur les boutons on voyait une couronne de comte.
Maintenant, lecteur perspicace, tu n’auras pas beaucoup de peine à t’expliquer la conduite du Très-Honorable comte de Crabs.
Je m’empressai de faire emplette d’un nécessaire de toilette, de linge, d’eau de Cologne et de diverses autres choses indispensables à un homme de ma condition. Ayant rempli ce devoir envers moi-même, je songeai qu’il serait convenable de prévenir mon ancien maître qu’il ne devait plus compter sur moi. Je lui écrivis donc très-poliment dans ce sens, en le priant de vouloir bien faire envoyer à ma nouvelle adresse les chemises que la blanchisseuse pourrait rapporter pour moi.