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Les mémoires d'un valet de pied

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II
QUEL EST DONC CE MYSTÈRE ?

— Quels sont les moyens d’existence de mon maître ? Quelle est sa profession ? S’il vit de ses rentes, pourquoi ces absences quotidiennes et régulières ? me demandais-je sur tous les tons.

J’avais beau m’interroger, j’avais beau l’espionner : M. Frédéric Altamont restait l’homme le plus impénétrable du monde.

Un matin, craignant qu’il ne s’enrhumât, je lui dis, avec ma politesse habituelle :

— Il va pleuvoir aujourd’hui ; monsieur veut-il que le tilbury aille le prendre à son bureau ?

Au lieu de me remercier de l’intérêt que je prenais à sa santé, il me pria de me mêler de mes affaires.

Une autre fois, — le jour même où miss Betsy avait reçu le soufflet en question, — j’entendis Mary qui demandait à mon maître :

— Cher Frédéric (ils en étaient déjà là), pourquoi ce mystère ? Pourquoi me cacher quelque chose ?

— Qu’il vous suffise de savoir que je suis un honnête homme et que je vous aime. Un secret, dont la connaissance ne servirait qu’à vous attrister, doit envelopper mon existence depuis neuf heures du matin jusqu’à six heures du soir.

Impossible d’obtenir de lui une réponse plus explicite. Au moment où j’allais me retirer, croyant la conversation terminée, l’arrivée de la vieille Shum me coupa la retraite. Avertie par une de ses filles de la rentrée d’Altamont, elle venait interrompre le tête-à-tête. Je crus de mon devoir de parler très-haut et de renverser un fauteuil sur son passage ; mais elle écarta l’obstacle et entra chez mon maître en s’écriant :

— Êtes-vous venu chez moi en qualité de serpent ou en qualité de simple locataire ? Répondez, monsieur !

— Je suis venu chez vous parce que j’aime votre fille Mary, et la preuve, c’est que je l’épouse si elle veut bien accepter ma main. Qu’elle choisisse entre vous et moi. Maintenant que je vous ai répondu, vous aurez peut-être l’obligeance de nous laisser tranquilles.

— Frédéric, je vous suivrai jusqu’au bout du monde ! dit la jeune fille en se jetant dans ses bras.

— Fort bien, mademoiselle ! reprit la marâtre furieuse (car elle espérait qu’Altamont aurait épousé Betsy) ; fort bien ! Unissez-vous à l’homme qui me foule aux pieds sous mon propre toit… où il n’y a personne pour me défendre !

Ce dernier membre de phrase fut la préface d’une attaque de nerfs. Le tapage ne tarda pas à rassembler Shum et ses onze rejetons, dont l’arrivée calma un peu les coups de pied de la belle-mère.

— Venez, monsieur Shum, s’écria-t-elle. Venez admirer la conduite de votre fille, qui a l’impudeur de s’enfermer avec un homme !… avec un homme amoureux d’elle, encore !

— Lui, amoureux de Mary ! Le monstre ! le trompeur ! et Betsy se mit à crier plus fort que sa mère.

— Silence ! commanda mon maître d’une voix qui domina les clameurs féminines… Monsieur Shum, j’aime votre fille, je suis aimé d’elle, et, comme mes moyens me permettent de la prendre sans dot, je vous demande sa main.

— Monsieur, répliqua Shum en se rengorgeant, nous allons causer de cette affaire… Mes filles, retirez-vous, et donnez des soins à votre mère.

Pour la première fois de leur vie, les enfants obéirent. Il est vrai que mon maître vint en aide à l’autorité paternelle, si souvent méconnue, en les prenant par les épaules, afin de les pousser dehors.

La timide Mary s’était enfuie dès le commencement de l’émeute.

Shum n’hésita pas à donner son consentement. Il était ravi de trouver un mari pour sa fille, qu’il aimait tendrement, bien qu’il n’eût jamais eu le courage de la défendre. Mais, chose étrange, mon maître se refusa à toute espèce d’explication quant à ses moyens d’existence.

— Je gagne environ trois cents livres sterling par an, dit-il pour toute réponse ; Mary disposera de la moitié de cette somme. Quant au reste, je me dispense de satisfaire votre curiosité.

Deux semaines plus tard, Frédéric Altamont épousait miss Mary Shum. Nous allâmes habiter une jolie petite maison que mon maître avait achetée dans le faubourg d’Islington. Le mystérieux époux continuait à visiter chaque matin le quartier commerçant de Londres, où il restait jusqu’à six heures du soir.

Que diable pouvait-il y faire ?

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