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Les mémoires d'un valet de pied

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LES MÉMOIRES
D’UN
VALET DE PIED

PREMIÈRE PARTIE
LE MARI DE Mlle SHUM

I
UNE FAMILLE INTÉRESSANTE

Les mémoires sont à la mode. Pourquoi donc n’écrirais-je pas les miens ? Je possède toutes les qualités requises pour réussir dans ce genre de littérature : une haute opinion de mon propre mérite, et une bonne envie de médire du prochain.

Ceci dit, je commence sans autre préambule.

Je me nomme John-Herbert-Sigismond-Fitz-Roy de la Pluche. Ces noms de baptême, dont je m’enorgueillis, me furent donnés en souvenir de plusieurs gentilshommes qui avaient honoré ma mère de leur amitié. Quant à mon nom de famille, je l’ignore. Peut-être suis-je le rejeton ignoré d’une race illustre ; peut-être voyez-vous en moi le fils d’un cocher de bonne maison dont le portrait ornait la chambre à coucher de ma mère. Quoi qu’il en soit, je me console du mystère qui a présidé à ma naissance en songeant que le berceau des plus grands hommes de l’antiquité est entouré d’une obscurité non moins profonde que celle qui couvre le mien. Tout ce que l’on sait de l’état civil du divin Platon, c’est qu’il eut un père. L’histoire ne nous apprend-elle pas aussi qu’Homère est né dans sept villes différentes, fait bizarre qui n’empêche pas certains sceptiques d’affirmer que ce poëte n’a jamais existé ?

Je n’ai donc pas connu l’auteur de mes jours. Quant à ma mère, que je perdis de bonne heure, il ne me reste qu’un souvenir assez confus de la vie étrange que j’ai menée auprès d’elle, vie mélangée de rayons de soleil et de jours de pluie. Tantôt elle portait chapeau à plumes, robe de velours et bottines de satin : tantôt, une toilette fanée et des souliers éculés. Lorsqu’elle ne m’étouffait pas de caresses, elle m’accablait de coups. Un jour, nous déjeunions de perdrix arrosées de vin de Champagne ; le lendemain, notre unique repas se composait de quelques croûtes de pain rassis.

Mais jetons le voile épais de l’oubli sur cette époque bigarrée de mon existence. Un beau matin, ma mère s’avisa de mourir subitement. Je restai pendant près de deux jours dans un coin de sa chambre, osant à peine bouger, effrayé de son immobilité et de son silence, pleurant plutôt de frayeur que de froid ou de faim. J’y serais sans doute encore sans quelques voisines qui eurent pitié du petit orphelin. Permettez-moi de vous dire en passant qu’on trouve souvent plus de cœur chez une seule de ces pauvres filles que chez une douzaine de lords. Cependant, bien que je n’aie aucun reproche à adresser à mes bienfaitrices, certains souvenirs que l’éponge du temps n’a pu effacer des tablettes de ma mémoire, me donnent à croire que ma moralité aurait eu à souffrir si les protectrices de mon enfance eussent été chargées de compléter mon éducation.

Heureusement pour moi, un digne philanthrope me fit admettre comme interne à l’école gratuite de Saint-Bartholomé, admirable institution dont les élèves portaient à cette époque des blouses vert-pomme, des inexpressibles de cuir jaune, une plaque d’étain au bras gauche et une calotte microscopique. J’y passai six années. Il paraîtrait que vers la fin de mon séjour je montrai quelques dispositions musicales, car je fus chargé de tenir l’orgue que l’on jouait tous les jours à l’office du matin. Oui, pendant deux ans, j’ai fait mouvoir le soufflet de cet instrument sonore… Il y avait bien là un autre artiste qui promenait ses doigts sur le clavier ; mais le paresseux se donnait bien moins de peine que moi.

Raconterai-je les folles espiègleries de ma première jeunesse ? Dirai-je les pommes dérobées à la vieille fruitière du coin, ou le tabac répandu à pleines mains dans les livres de notre vieux professeur ? A quoi bon ? Passons sous silence cette période peu intéressante de ma biographie. Je me contenterai de vous dire qu’à l’âge de treize ans je sortis de l’école de Saint-Bartholomé pour entrer au service d’un industriel nommé Bags (il signait Bago), qui fabriquait dans les environs du marché de Smithfield des pâtes d’Italie et de l’huile d’olives. Je me suis laissé dire que cet épicier frauduleux gagnait quelque chose comme douze cents francs par an rien qu’à louer ses croisées aux jours de pendaison. Ses fenêtres donnaient juste en face de la prison de Newgate et on y pendait pas mal alors. En ce temps-là, on savait au moins faire respecter les lois et on vous accrochait un homme par le cou pour presque rien.

J’ai hâte d’ajouter que les ignobles détails du commerce de Bago ne me regardaient en rien ; j’habitais sa villa, où j’avais pour mission de nettoyer les couteaux et d’ouvrir la porte. C’est là, pour ainsi dire, que je fis mon entrée dans le monde fashionable. Je ne rougis pas d’un début si peu digne de moi ; car il est clair que ce n’est qu’à force de mérite personnel que j’ai pu m’élever d’aussi bas à la position que j’occupe aujourd’hui. Du reste, je ne restai que quelques mois chez mon premier maître, ma mine éveillée et ma tournure pleine de distinction m’ayant fait agréer par un jeune homme qui exerçait en apparence une profession libérale.

Je dis en apparence, car je ne pus découvrir quelle était l’occupation de mon maître. Tout ce que je savais, c’est que ses affaires le retenaient une grande partie de la journée dans le quartier commerçant de Londres. Comme nous habitions le faubourg de Pentonville, je le menais chaque matin à la City dans son cabriolet, où il remontait vers cinq heures et qui l’attendait toujours au même endroit.

Il me semblait assez singulier qu’un jeune homme aussi distingué que M. Frédéric Altamont n’habitât pas un quartier plus fashionable et un appartement plus commode : en effet, notre logis se composait d’un rez-de-chaussée assez mesquin, que nous sous-louait le ménage Shum, couple pauvre mais prolifique, dont la nombreuse famille occupait le reste de la maison.

Le vieux Shum se vantait d’avoir servi dans la marine, et la chose n’est pas incroyable, puisqu’il avait eu le courage d’épouser en secondes noces une veuve ornée de quatre filles. Pauvre marin ! ce fut un jour néfaste que celui où il s’aventura de nouveau sur les flots incertains de l’hyménée !

Voici la statistique de cette famille intéressante à l’époque où le hasard me mit en rapport avec elle :

1o Le lieutenant Shum ;

2o Mme Shum, veuve Buckmaster ;

3o Mlle Betsy, Mlle Fanny, Mlle Biddy, Mlle Elisa Buckmaster ;

4o Mlle Mary, seule et unique Shum du premier lit ;

5o Sept Shum du second lit, dont il est inutile d’énumérer les noms de baptême.

Toutes ces demoiselles, à l’exception de Mary, étaient laides à faire peur, et si méchantes, qu’elles se disputaient du matin au soir. Quand elles ne se battaient pas, elles faisaient de la musique ; mais elles n’étaient jamais moins d’accord que lorsqu’elles tapaient l’infernal ustensile qu’elles appelaient leur piano. Dès que les quatre demoiselles Buckmaster avaient exécuté la Bataille de Prague, les sept demoiselles Shum du second lit les remplaçaient l’une après l’autre et miaulaient leur romance favorite : « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? » Elles ne connaissaient guère que ces deux morceaux ; mais comme chacune y mettait beaucoup du sien, on pouvait aisément se figurer qu’elles venaient de massacrer onze mélodies différentes. Mary seule épargnait nos oreilles : aussi ne tarda-t-elle pas à devenir notre favorite.

La vieille Shum faisait la grande dame, c’est-à-dire qu’elle passait sa journée, étendue sur un canapé, à boire de l’ale, à lire des romans de cabinet de lecture, à gronder et à grogner. De temps à autre, pour varier ses plaisirs, elle feignait une attaque de nerfs. Quant au mari, il employait ses loisirs à lire dix fois de suite le même numéro du Times.

Quel motif avait donc pu décider Altamont à habiter sous le même toit que ces gens-là ? Le motif saute aux yeux : il était amoureux de Mary Shum.

J’ai déjà dit que Mary formait un charmant contraste avec ses belles-sœurs. C’était une jolie petite personne, rose et blanche, craintive et modeste, avec de grands yeux bleus et de longs cheveux blond-cendré. La pression de son buste admirablement modelé menaçait de faire craquer de toutes parts le corsage des robes fanées qui oubliaient de grandir avec elle. Il eût été difficile de trouver plus de gentillesse unie à plus de douceur. Ses sœurs enrageaient de la voir si jolie et tourmentaient à qui mieux mieux la pauvre enfant, qui endurait tout avec une patience exemplaire : j’ai vu au théâtre des anges qui ne la valaient pas, malgré leurs ailes de gaze et leurs torches à esprit-de-vin.

Un jour que mon maître vaquait à ses affaires, j’étais assis au bas de l’escalier, écoutant ce qui se passait chez nos voisins. On s’y disputait comme à l’ordinaire, et le piano allait son train. Le vieux Shum ayant hasardé une remarque antimusicale, miss Betsy (l’aînée des Buckmaster) s’interrompit au milieu du plus brillant passage de la Bataille de Prague pour s’écrier :

— Oh ! papa, que vous êtes donc bête !

Les autres filles et la mère se mirent à rire : toutes, excepté Mary, que l’insulte adressée à son père avait révoltée. L’agneau insurgé témoigna son indignation par un vigoureux soufflet appliqué sur la joue de la coupable.

La vieille Shum poussa un mugissement, et je reconnus au craquement du plancher qu’elle venait de quitter le canapé. Je montai doucement et, m’approchant de la porte entr’ouverte, je vis les bras de la grosse marâtre qui retombaient comme les ailes d’un moulin sur les épaules de Mary.

Celle-ci, qui d’ordinaire pleurait pour un rien, loin de laisser échapper la moindre plainte, s’écria avec le juste orgueil d’un devoir rempli :

— Je recommencerai chaque fois que Betsy insultera papa !

— Fi donc ! miss, dit le vieux Shum. Affliger ainsi votre mère ! Lever la main sur votre aînée !

— Mais, papa, elle vous a appelé…

— Eh bien, mademoiselle, c’était à moi de la corriger, interrompit le père en cherchant à se donner un air digne.

— Me corriger ! Je voudrais bien voir cela !

Et le nez naturellement camus de Betsy se retroussa encore davantage.

Mme Shum, retombant sur le canapé comme un hippopotame essoufflé, termina la discussion en ordonnant à Mary de quitter le salon, avec défense d’y reparaître de la journée.

— Miss Mary, lui dis-je en la voyant sangloter de façon à compromettre son corsage, mon maître est sorti, entrez donc chez nous. Il y a du veau froid et des concombres.

— Merci, John ; mais je suis trop malheureuse pour avoir faim, répondit-elle en secouant tristement ses jolies boucles.

Elle entra néanmoins, et se jeta sur un fauteuil.

Au moment où je songeais le moins à lui, Altamont parut. Je tenais en ce moment la main de Mary. Je crois même que j’allais y déposer un baiser de consolation, lorsque mon maître arriva à l’improviste.

— Sortez ! me dit-il d’un ton peu rassurant.

Je m’empressai d’obéir, car l’extrémité d’une botte étrangère venait de communiquer à ma personne une impulsion irrésistible.

La conduite d’Altamont ne me laissa plus aucun doute. Il aimait Mary. C’est pour cela que tant de fois il avait souri avec indulgence en contemplant le morceau de roast-beef ou de veau de la veille, dont la dent vorace des Shum avait singulièrement diminué le volume. Il s’apercevait bien de ce communisme forcé dont il faisait tous les frais, — mais un amour désintéressé s’inquiète-t-il de quelques livres de bœuf ?

A dater de l’entrevue en question, il se montra fort attentionné pour la famille de son propriétaire. Miss Betsy encouragea ses avances et fut souvent invitée à prendre le thé chez nous. Comme les convenances lui défendaient d’y venir seule, elle se faisait accompagner par Mary, qu’elle affectait de regarder comme une enfant.

Un jour, mon maître rentra un peu plus tôt que de coutume, rapportant des billets pour le théâtre de Drury-Lane, où il offrit de conduire Betsy et Mary. Son dîner terminé, il m’adressa la question suivante :

— John, tu n’es pas dénué d’intelligence ?

Je répondis de façon à ne pas blesser la vérité ni offenser la modestie.

— Eh bien, poursuivit Altamont, il y a deux guinées pour toi, si tu exécutes adroitement mes ordres. Nous allons au spectacle. J’ai choisi exprès un jour où il pleut à verse. Tu nous attendras à la sortie avec les parapluies ; tu m’en remettras un, et de l’autre tu abriteras miss Betsy. Tu la feras tourner à gauche, au lieu de la mener à droite, c’est-à-dire à la voiture… As-tu bien compris ?

— Monsieur peut compter sur moi ; j’aurai soin de me tromper de chemin.

Le spectacle terminé, je me trouvai à mon poste. Il pleuvait toujours. Altamont parut donnant le bras à Mary, et suivi de Betsy, qui semblait fort contrariée de cette préférence. Je remis un parapluie à mon maître ; puis je jetai un grand châle sur les épaules de Betsy, sans toutefois l’étouffer complétement. Tandis que j’étais ainsi occupé, l’autre couple avait disparu dans la foule.

— Soyez tranquille, dis-je à miss Betsy, la voiture est à deux pas. Elle nous attend à gauche.

Après avoir pataugé quelque temps dans la boue, je commençai à craindre de ne plus retrouver notre véhicule, et je demandai naïvement aux gens rassemblés à l’entrée du théâtre :

— Quelqu’un a-t-il vu la voiture de M. Frédéric Altamont ?

On me répondit naturellement par des plaisanteries de fort mauvais goût, par des lazzi à faire rougir un policeman.

— Que faire ? m’écriai-je d’un ton désespéré. Mon maître ne me pardonnera jamais !… Et dire que je n’ai pas un penny sur moi pour payer un fiacre !

Nous fûmes obligés de rentrer à pied, par une pluie battante, et nous n’arrivâmes chez nous qu’à deux heures du matin. Mary, qui n’avait pas trempé dans la conspiration, se jeta dans les bras de sa sœur, tandis qu’Altamont jurait et menaçait de me chasser, pour avoir tourné à gauche au lieu de prendre à droite. Ils nous avaient attendus près d’une heure avant de se décider à revenir seuls, disait-il.

J’ignore si cette aventure eut pour effet d’éclairer miss Betsy sur les véritables sentiments de mon maître. Dans tous les cas, comme notre thé était excellent et que nous avions toujours une ample provision de gâteaux ou de sandwiches, ses visites furent aussi fréquentes que par le passé.

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