Les mémoires d'un valet de pied
IV
LE POT AUX ROSES
Le lendemain, Altamont ne fut pas plus tôt dehors, que madame, au lieu de s’enfermer selon son habitude, sortit de son côté pour se rendre à Pentonville. Après une longue conférence, elle monta en voiture avec sa belle-mère et se fit descendre non loin de la Banque. Les deux femmes passèrent une partie de la journée à rôder dans les environs de cet édifice enfumé. Elles rentrèrent enfin, désespérées de n’avoir rien appris.
Ces expéditions se renouvelèrent chaque jour. Jamais Mme Shum n’avait tant fait voyager sa poussive personne, qui semblait être devenue inaccessible à la fatigue. Betsy la remplaçait quelquefois ; mais c’était toujours la Banque qui avait le privilége de les attirer ; elles s’y dirigeaient aussi naturellement que les omnibus.
Enfin la vieille Shum arriva un matin chez nous, le visage rayonnant. J’avais remarqué sa mine triomphante, et je résolus de découvrir le motif de cet air.
— Mary, où est l’argent que ton mari t’a donné hier soir ? demanda la vieille d’un ton mystérieux.
La porte était fermée, mais je regardais par le trou de la serrure.
— L’argent, maman ? répondit Mary d’un air surpris.
— Oui, la monnaie qu’il t’a remise hier.
On se rappelle qu’Altamont remettait chaque soir à sa femme une grosse poignée de pièces blanches. Mary tira sa bourse, dont elle fit tomber sur les genoux de sa belle-mère une quantité de menue monnaie d’argent.
— La voici ! la voici ! s’écria madame Shum. Victoire ! victoire !… Une pièce de douze sous du temps de la reine Anne… La marque y est.
— Quelle marque ?
— Silence pour aujourd’hui !… Viens me prendre demain matin ; tu sauras TOUT ! D’ici là, sois discrète !
Mary fut d’une discrétion exemplaire ; il est vrai qu’elle avait de fort bonnes raisons pour cela, attendu qu’elle ne savait rien. Elle se garda bien de manquer au rendez-vous. Dès que son mari eut le dos tourné, elle monta dans un fiacre et alla trouver sa belle-mère. Elles sortirent bientôt pour se diriger vers le but habituel de leurs promenades, et je les suivis à une distance respectueuse. A peine fûmes-nous arrivés en face de la Banque, que madame Altamont perdit connaissance et tomba sur le pavé boueux.
Bousculant un vieux balayeur qui s’éloignait à la hâte, je m’élançai pour relever ma maîtresse, et j’appelai un fiacre où je déposai mon précieux fardeau. La vieille Shum, ayant fait tout le mal qu’elle pouvait, entra chez un pâtissier pour se reposer en buvant quelques verres de liqueur ; quant à moi, je grimpai sur le siége et je rentrai à la maison avec ma maîtresse.
Cette nuit-là, Altamont, au lieu de rentrer tard, jugea à propos de ne pas rentrer du tout. Le lendemain, il envoya à Pentonville un commissaire-priseur, qui fit l’inventaire du mobilier, et colla sur la porte une affiche annonçant que la maison était à vendre. Je ne comprenais rien à tout cela. Ce qui m’étonnait le plus, c’est que ma maîtresse, loin de continuer à pleurer, se montrait aussi gaie qu’un pinson.
Altamont lui avait écrit ; mais la lettre ayant été remise par le commissaire-priseur en personne, il m’avait été impossible d’en prendre connaissance.
Au bout de trois jours, mon maître reparut, pâle et défait, les yeux caves, les joues creuses. La gaieté de madame sembla lui causer autant de joie que de surprise. On eût dit qu’il s’attendait à la trouver plus morose et plus larmoyante que jamais.
— Mary, dit-il tendrement, j’ai vendu ma place ; la somme qu’elle m’a rapportée, jointe à mes économies et au prix de notre maison, nous permettra de vivre confortablement à l’étranger… Mais maintenant que tu sais tout, me pardonneras-tu de t’avoir caché ma profession ?
— Bah ! puisque tu n’aimes que moi, puisqu’il n’est pas vrai que tu aies une autre femme, cela m’est bien égal que tu sois un…
Au lieu d’achever sa phrase, elle lui sauta au cou et l’embrassa à plusieurs reprises… Il n’y a que les femmes pour trouver des réticences aussi agaçantes !
Ah çà ! dira le lecteur intrigué, quel est donc ce mystère ? Apprends-nous-le, ce secret plein d’horreur !
Je frémis de l’avouer !… Je rougis d’avoir servi un pareil maître !… M. Altamont balayait un passage dans le macadam pour les piétons allant de la Banque à Cornhill et de Cornhill à la Banque !… Il se déguisait si bien que madame Shum, pour être sûre de son fait, avait eu besoin de la pièce marquée retrouvée dans la bourse de Mary.
Ai-je besoin d’ajouter que je demandai immédiatement mon compte ?
Je ne cachai pas à Altamont le motif qui m’obligeait à le quitter. Je lui dis sans détour qu’un homme qui se respecte ne saurait rester au service d’un balayeur. Eh bien, croiriez-vous qu’au lieu d’admirer ma franchise et mon noble orgueil, il se mit à rire et me congédia avec un coup de pied ? Je ne devais certes pas m’attendre à beaucoup de savoir-vivre de la part d’un individu tombé aussi bas, et pourtant son procédé me blessa plus que je ne saurais dire.
Quelques années plus tard, je rencontrai à Baden-Baden monsieur et madame Frédéric Altamont, qui passaient pour des gens comme il faut. Cela me donna à penser. Je reconnus que j’avais eu tort de les mépriser ; car le public, toujours prêt à vous aider à manger vos écus, ne s’inquiétera pas de savoir si vous les avez ramassés dans une fabrique d’eau de rose ou dans un égout.
Cependant, honteux d’un contact même involontaire avec ce grossier personnage, et, voulant me relever dans ma propre estime, je jurai de ne servir désormais que des membres de l’aristocratie.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE