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Les mémoires d'un valet de pied

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IX
MÉTAMORPHOSE

Le chevalier ne mourut pas ; la balle sortit d’elle-même à la suite d’une fièvre et d’une inflammation violentes causées par la blessure. Il fut néanmoins retenu au lit pendant plus de six semaines et ne se rétablit que longtemps après.

Mon maître, malheureusement pour lui, n’en fut pas quitte à si bon marché. L’inflammation se déclara aussi chez lui, et pour ne pas entrer dans de vilains détails, je dirai en deux mots qu’on fut obligé de lui amputer la main gauche au poignet. Il subit l’opération avec un courage dont je ne l’aurais pas cru capable, et au bout d’un mois ou deux la plaie était cicatrisée ; mais si jamais homme a ressemblé au diable, c’est l’infortuné Cinqpoints lorsqu’il levait son bras mutilé et regardait le moignon qui lui restait à la place d’une main.

Il est vrai que cet accident ne fit que le rendre plus intéressant aux yeux de miss Griffin. Elle écrivait vingt billets par jour pour savoir de ses nouvelles, l’appelant son bien-aimé, son fidèle chevalier, son héros, son infortuné, sa victime et je ne sais quoi encore. J’ai gardé ces lettres, comme vous savez, et je vous réponds qu’aucun romancier n’a jamais rien écrit de si stupidement sentimental.

Le vieux Crabs avait établi chez nous son quartier général, et il consommait à nos frais une quantité incroyable de vin et de cigares. Je crois qu’il avait quitté sa terre natale parce que ses créanciers venaient de tout faire saisir chez lui, et il savait que, pendant sa maladie, Cinqpoints ne pouvait guère lui défendre sa porte. Milord passait toutes ses soirées chez lady Griffin, où la présence de mon maître ou celle du pauvre chevalier de l’Orge ne devait plus le gêner.

— Percy, tu ne te figures pas combien cette femme-là te hait, dit-il un jour à son fils dans un accès de franchise ; elle n’est pas encore satisfaite, je t’en préviens.

— Je n’ai pas fini avec elle non plus, dit mon maître en regardant son bras mutilé. Le ciel la confonde ! Je lui revaudrai cela un jour ou l’autre. En attendant, je suis sûr de Mathilde… Dans son propre intérêt, il faut qu’elle m’épouse.

— Dans son propre intérêt ! répéta lord Crabs en levant les sourcils. Je comprends, mon garçon… C’est un très-bon système.

— Vous voyez bien que la diablesse de belle-mère n’y peut rien ; j’aurai la fille, je serai riche ! ajouta le malade.

Milord ne répondit rien. Après avoir sifflé un petit air de fantaisie, il ne tarda pas à demander son chapeau et à s’éloigner. En regardant par la fenêtre, je le vis qui prenait le chemin de la place Vendôme.

Il n’avait rien avancé que de très-vrai en disant que lady Griffin en voulait toujours au pauvre manchot ; mais aurait-elle jamais songé au second tour qu’elle joua à ce malheureux, si quelqu’un ne lui en eût donné l’idée ? Ce quelqu’un-là n’était autre qu’un charmant vieillard que vous auriez pu rencontrer par une belle soirée d’hiver se dirigeant de l’hôtel Mirabeau à la place Vendôme, regardant d’un air moitié paterne, moitié libertin, toutes les jolies bonnes qu’il rencontrait. (En France les servantes s’appellent bonnes : je n’ai jamais pu savoir pourquoi.) Oui, rien qu’à l’allure de ce respectable vieillard, dont les traits respiraient la belle humeur et l’égoïsme, vous auriez deviné l’auteur du nouveau coup qui allait frapper mon maître. Une femme n’a jamais rien inventé d’aussi machiavélique.

Dans le chapitre où j’ai parlé de l’ignoble conduite de l’Honorable H. P. Cinqpoints envers Messieurs Dakins et Blewitt, j’ai eu l’honneur de vous présenter un inventaire des dettes de ce jeune nobleman. Vous vous rappellerez peut-être un certain chiffre de 124,075 francs représentant les billets et les lettres de change que nous ne songions pas à retirer de la circulation ? Les billets s’élevaient à 25,000 francs ; les lettres de change complétaient la somme.

Or, bien que les créanciers de mon maître ne pussent le faire arrêter en France, aucune loi ne leur défendait de vendre leurs lettres de change à un Français, qui acquérait ainsi le droit de poursuivre le débiteur fugitif. Cinqpoints, malgré ses études et ses connaissances légales, ignorait ce détail. Il croyait, comme beaucoup de ses compatriotes, qu’en disant adieu à sa patrie il pouvait également dire un long adieu aux dettes qu’il y avait contractées. C’est là une impression qui, pour être fort répandue, n’en est pas moins erronée.

Lady Griffin envoya à Londres un agent d’affaires qui ne tarda pas à s’entendre avec les propriétaires de la précieuse collection d’autographes que Cinqpoints avait laissée derrière lui, et qui revint bientôt les armes à la main.

Un beau matin, comme je causais dans la cour avec deux des femmes de chambre de l’hôtel (excellente habitude que j’avais contractée afin de me perfectionner dans la langue française), l’une d’elles me dit à l’oreille :

— Voyez donc, monsieur John, il y a dans le bureau un garde du commerce et deux recors qui demandent des nouvelles de votre maître… Aurait-il des dettes par hasard ?

— Eh ! non, ma chère ; nous ne devons pas un sou en France, répondis-je.

Tout à coup, je me rappelai nos dettes d’outre-Manche, et je devinai ce dont il s’agissait.

— Toinette, m’écriai-je, si tu tiens à mon amour, occupe-les une minute ou deux ! et lui donnant un baiser, je montai quatre à quatre chez Cinqpoints. Sa blessure était presque guérie et on lui permettait déjà les promenades en voiture.

— Monsieur, les recors sont à vos trousses ! Il faut que vous trouviez un moyen de leur échapper, lui dis-je d’une voix essoufflée.

— Les recors ? Allons donc ! Dieu merci, je ne dois rien à personne, répliqua-t-il avec un aplomb superbe.

— As-tu fini !… Et les dettes que vous avez laissées à Londres ? m’écriai-je, oubliant le respect que je lui devais. Les recors sont en bas ; ils me suivent, vous dis-je !

A peine eus-je prononcé ces paroles qu’on entendit dans l’antichambre un formidable drelin drelin din din ! Il était facile de reconnaître dans ce carillon la voix d’un huissier.

Que faire ? Plus rapide que l’éclair, j’ôte mon habit et mon grand gilet rouge ; je pose mon chapeau galonné sur la tête de monsieur et je lui fais endosser ma livrée. M’enveloppant alors dans sa robe de chambre et m’allongeant sur le canapé, je lui ordonne d’aller ouvrir. Ce changement à vue n’avait été que l’affaire d’un instant. Mon maître trouva à la porte le garde du commerce, les deux recors, Toinette et un vieux garçon d’hôtel. Toinette sourit en voyant Cinqpoints ainsi affublé et lui demanda :

— Dis donc, John, voilà des messieurs qui veulent parler à ton maître ; il est chez lui, n’est-ce pas ?

— Mais ce n’est pas… commença le garçon.

— Allons, tais-toi, vieille bête, et laisse passer le monde, interrompit ma complice.

Le garde du commerce entra dans le salon, laissant les deux recors dans l’antichambre. L’Honorable Percy Cinqpoints, qui le suivait, s’avança vers moi, et me demanda gravement en touchant mon chapeau :

— Monsieur a-t-il des ordres à me donner ? Désire-t-il toujours le cabriolet pour deux heures ?

— Non, John, répondis-je, j’ai changé d’idée ; je ne sortirai pas aujourd’hui… Mais que veut ce brave homme ?

Mon maître, laissant le brave homme se tirer d’affaire comme bon lui semblerait, s’éloigna de ce pas traînard qui distingue les grooms. Le vieux garde du commerce qui comprenait assez bien notre langue, ayant eu à coffrer beaucoup de nos compatriotes, répliqua d’un ton goguenard :

— Je crois, monsieur Cinqpoints, que vous ferez bien de rappeler votre domestique et de lui dire de faire avancer une voiture, car je me trouve dans la triste nécessité de vous arrêter au nom de la loi, à la requête du sieur Jacques-François Lebrun, de Paris, auquel ont été endossées diverses lettres de change signées par vous.

Et mon homme tira de sa poche une grosse liasse de lettres de change portant la signature de mon maître.

— Veuillez vous asseoir, lui dis-je avec une politesse extrême ; je ne m’attendais guère à ce nouveau coup qui vient me frapper ! Et tout en lui racontant comment je venais de perdre ma main gauche (qui était fourrée sous ma robe de chambre), je lui fis déployer un à un ces nombreux documents, sous prétexte d’en vérifier l’authenticité.

Enfin, au milieu de cette besogne, jugeant que mon maître avait eu le temps de monter en voiture, et ne pouvant d’ailleurs conserver mon sérieux, je partis d’un grand éclat de rire. Le garde du commerce se leva d’un bond, se doutant qu’on lui avait joué un tour.

— Holà ! à moi ! s’écria-t-il en ouvrant la porte.

Les deux recors se précipitèrent dans le salon, suivis de Toinette et du garçon.

Je me levai avec un geste plein de dignité ; puis, après avoir montré mes deux mains aux hommes de loi étonnés, j’écartai ma robe de chambre, je posai sur un fauteuil une des plus jolies jambes qu’il soit possible de voir, et je désignai à leur attention une paire de culottes jaunes, insigne de mes honorables fonctions.

Toinette et son camarade, qui savaient apprécier une bonne plaisanterie, joignirent leurs rires aux miens dans un long et bruyant concert. Quant au vieux Grippart, le garde du commerce, je crus qu’il allait se trouver mal. On sait que les huissiers, les gardes du commerce et les recors, viennent rarement au monde avec une physionomie réjouissante ; mais jamais aucun de ces aimables fonctionnaires n’a eu une mine aussi piteuse que le représentant du sieur Jacques-François Lebrun, de Paris.

J’entendis le bruit d’un cabriolet qui passait sous la porte cochère. Je ne m’étais pas dévoué en vain : j’avais sauvé mon maître !

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