Les mémoires d'un valet de pied
VI
L’ANE CHOISIT SA BOTTE DE FOIN
Le lendemain, nous nous rendîmes chez les Griffin, moi pour m’amuser avec les femmes de chambre de la maison, mon maître pour présenter ses hommages aux dames de son cœur. Mademoiselle pinçait sa guitare ; milady paraissait occupée à chercher quelque document parmi des livres de compte, des lettres d’affaires et des parchemins renfermés dans un coffre noir. Ce genre d’occupation me conviendrait assez, surtout si chaque année m’amenait, comme à lady Griffin, une augmentation de revenu. La jolie veuve surveillait seule ses intérêts et ceux de sa belle-fille, beaucoup trop sentimentale pour déchiffrer le griffonnage d’un homme d’affaires ou des comptes de banquier.
Les yeux de Mathilde brillèrent comme des escarboucles dès que mon maître se présenta ; elle l’invita avec un mouvement plein de câlinerie (la femme la plus laide est quelquefois aussi gracieuse qu’une chatte) à prendre place auprès d’elle sur le canapé. Cinqpoints s’empressa d’obéir ; milady, en voyant entrer Cinqpoints, s’était contentée de lui adresser un salut bienveillant, mais sans quitter ses paperasses.
— Lady Griffin a reçu des lettres de ces vilaines gens qu’on appelle hommes d’affaires, dit Mathilde. Elle ne vous adressera pas la parole d’ici à une demi-heure au moins ; venez donc vous asseoir auprès de moi, chevalier félon, et dites-moi pourquoi vous arrivez si tard.
— Très-volontiers, ma chère miss Griffin… Eh mais, en vérité, c’est presque un tête-à-tête que vous me proposez là !
Après avoir échangé une foule de balivernes de ce genre, on commença à causer d’une façon plus sérieuse.
— Savez-vous, dit miss Mathilde, que nous avons rencontré à l’ambassade un de vos meilleurs amis ?
— Mon père, sans doute ? Il est très-lié avec lord Bobtail. J’avais oublié de vous dire qu’il m’a fort agréablement surpris l’autre soir en tombant chez moi à l’improviste.
— Quel bon et charmant vieillard ! Comme il vous aime !
— Étonnamment ! fit mon maître en levant les yeux au ciel.
— Je vous rendrais trop fier si je vous répétais la moitié du bien qu’il m’a dit de vous.
On voit par là que lord Crabs n’avait pas jugé à propos de tenir le même langage à la mère et à la fille. Cinqpoints, rassuré par ce début, parut respirer plus librement.
— Mon cher père est bien bon ; mais, aveugle et indulgent comme la plupart des parents, il serait le dernier à s’apercevoir de mes nombreux défauts.
— Il m’a dit que vous avez toujours été son favori et qu’il regrette que vous ne soyez pas l’aîné. « Je ne puis, a-t-il ajouté, lui laisser que la faible part d’un cadet ; n’importe, il a de grands talents, un beau nom, et d’ailleurs il est indépendant. »
— Indépendant ?… Oui, oui, je suis tout à fait indépendant de mon père.
— Cinquante mille francs de rente que vous a légués votre mère… Il n’a fait que répéter ce que vous nous aviez dit.
— Ni plus ni moins, — une modeste aisance qui suffit et au delà à un homme dont les goûts sont aussi tranquilles que les miens, répondit mon maître d’un ton modeste.
— A propos, s’écria milady, interrompant cette conversation qu’elle n’entendait qu’à moitié, puisque vous parlez d’argent, je vous somme d’accourir à mon aide. Venez ici, et faites-moi cette addition.
Cinqpoints ne se fit pas prier une seconde fois, je vous jure. Ses yeux petillèrent tandis qu’il franchissait la distance qui le séparait de la veuve et des parchemins.
— Tenez, reprit celle-ci, lorsqu’il se fut assis auprès d’elle, mon banquier m’écrit qu’il a reçu de son correspondant aux Indes une somme de 7,200 roupies au change 2 shillings et 9 pence par roupie, qu’il place à mon crédit. Traduisez-moi donc ces chiffres en monnaie française.
Cinqpoints fit le calcul.
— Cela représente 24,750 francs, dit-il.
— Merci, répliqua la veuve. Je m’en rapporte à vous ; car je suis trop paresseuse aujourd’hui pour vérifier. Maintenant, il se présente une autre difficulté : à qui appartient cet argent, à moi ou à Mathilde ? Aux termes du testament de ce pauvre sir Georges, il me semble qu’il revient à miss Griffin, mais je n’en suis pas sûre… Voyons, Mathilde, qu’en pensez-vous ?
— Ces choses-là vous regardent ; je m’en soucie peu, et vous donne raison d’avance, répondit miss Griffin, qui, en effet, n’était nullement intéressée : ou plutôt, ajouta-t-elle, en posant la main sur celle de Percy, vous allez décider pour moi.
— Mais, pour juger en connaissance de cause, il faudrait connaître le testament auquel lady Griffin fait allusion.
— Qu’à cela ne tienne ; je l’ai là.
On eût dit que la chaise de Cinqpoints se dressait sous lui : il fut obligé de s’y cramponner des deux mains.
— Le voici, continua lady Griffin ; ce n’est qu’une copie, comme vous voyez, faite par moi d’après le manuscrit de sir Georges. Les soldats n’aiment guère avoir recours aux hommes de loi, et l’original a été écrit en entier de la main du général à la veille d’une bataille. — Je vais vous lire ça… Moi, Georges Griffin, etc., etc., etc… Vous savez comment ces choses-là débutent… Étant sain de corps et d’esprit, etc., etc., etc. Je nomme et institue mes exécuteurs testamentaires mes amis Thomas Abraham Hicks, colonel au service de l’honorable Compagnie des Indes, et John Munro Mackirkincroft, de la maison Huffle, Mackirkincroft et Dobbs, de Calcutta. Je leur lègue en fidéicommis tous mes biens meubles et immeubles, qu’ils réaliseront le plus promptement que faire se pourra sans préjudice pour la succession. L’intérêt des sommes par eux réalisées sera partagé par parts égales entre ma femme, Leonora Emilia Griffin (née L. E. Kicksey), et Mathilde Griffin, ma seule et unique fille légitime. Le principal restera placé aux noms des dits fidéicommissaires T. A. Hicks et J. M. Mackirkincroft, jusqu’à la mort de ma femme, L. E. Griffin (née Kicksey), et, à son décès, sera mis à la disposition de ma dite fille, Mathilde Griffin, ou aux héritiers, exécuteurs testamentaires ou ayants droit de ma dite fille. Dans le cas où… Mais le reste ne signifie rien. Maintenant que vous voilà renseigné, monsieur Cinqpoints, tirez-moi d’embarras. A qui la somme en litige ?
— La chose est claire comme le jour : l’argent doit être partagé entre vous et miss Griffin.
— Tant mieux ! je croyais vraiment qu’il appartenait à Mathilde.
Un silence de quelques minutes succéda à cette lecture émouvante. Mon maître quitta le bureau devant lequel il avait pris place à côté de milady, se promena de long en large dans le salon, puis il se rapprocha du canapé sur lequel miss Griffin venait de se rasseoir.
— Je regrette presque, chère lady Griffin, dit-il alors, que vous m’ayez lu ce testament ; car je crains que l’aveu que je vais faire ne paraisse dicté par un vil motif d’intérêt… Mais non ! vous me connaissez trop bien, je l’espère, pour me supposer des sentiments indignes d’un gentilhomme… Miss Griffin, Mathilde ! vos chers yeux me disent assez que je puis parler… Mais ai-je quelque chose à vous apprendre, mon adorée ? Cet amour, que votre chère belle-mère est trop clairvoyante pour n’avoir pas deviné, je n’ai pas longtemps réussi à vous le cacher. Je ne feindrai pas non plus, ma charmante Mathilde, de n’avoir pas su lire dans votre tendre cœur et d’ignorer la préférence dont vous m’honorez. Parlez donc, ma douce bien-aimée ; que vos lèvres chéries fassent, en présence de votre mère, cet aveu qui doit décider de mon sort… Mathilde, chère Mathilde, c’est de vous que dépend le bonheur ou le malheur de ma vie. Je vous offre ma main, voulez-vous l’accepter ?
Mathilde frissonna comme une feuille agitée par le vent, pâlit, roula des yeux effarés, et se laissa tomber dans les bras de mon maître, en murmurant un Oui très-distinct.
Milady contempla d’un air stupéfait ce gracieux tableau vivant ; mais bientôt la surprise fit place à une fureur concentrée. Elle grinça des dents, ses yeux flamboyèrent, sa poitrine se gonfla comme un ballon prêt à crever, et son visage devint aussi blanc que son mouchoir. Elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à Mme Malibran, dans l’opéra de Médée, lorsque cette chanteuse dénaturée s’apprête à égorger ses petits. Lady Griffin n’égorgea personne ; elle se contenta de sortir sans prononcer un mot, et faillit renverser l’auteur de ces Mémoires, qui, par hasard, se trouvait auprès de la porte, l’œil à la hauteur de la serrure. Je jugeai à propos de m’éloigner à mon tour, laissant mon maître auprès de son héritière bossue.
J’ai donné mot pour mot la déclaration de Cinqpoints ; mais je possède dans mes cartons le brouillon d’un autre discours, sténographié par moi quelques jours auparavant, et qui, à une ou deux variantes près, est une répétition de ce petit speech. Par exemple, au lieu de : Miss Griffin ! Mathilde ! on lit : Lady Griffin ! Léonore !
On me demandera sans doute pourquoi milady ne s’empressa pas de dévoiler à sa belle-fille les turpitudes amoureuses de mon maître ? La raison en est bien simple. Elle était trop femme pour ne pas savoir que Mathilde ne la croirait pas ; peut-être aussi avait-elle d’autres motifs qui se révéleront d’eux-mêmes.
Cinqpoints, au lieu d’imiter l’âne philosophe, avait enfin choisi la botte de foin qui lui paraissait la plus avantageuse. Lady Griffin n’avait que l’usufruit d’une partie de la fortune ; le principal devait revenir à Mathilde ou à ses héritiers. Il eût fallu être aussi borné que le quadrupède en question pour hésiter une minute de plus.
En dépit de son père, qui désormais ne paraissait plus à craindre ; en dépit de ses dettes, lesquelles, à vrai dire, ne l’avaient jamais beaucoup embarrassé ; en dépit de sa pauvreté, de sa paresse, de ses escroqueries, de sa vie débauchée, choses qui, en général, nuisent à un jeune homme qui a son chemin à faire, voilà donc mon maître devenu le fiancé d’une femme aussi riche que stupidement amoureuse.