Médée: tragédie
SCENE V.
MEDÉE, JASON, RHODOPE.
MEDÉE.
ENfin, c’en-est donc fait; mon Epoux m’abandonne.
Il consent qu’on m’exile, ou plûtost il l’ordonne.
L’exil, vous le sçavez, n’est pas nouveau pour moy.
J’ay sceu pour vous, Jason, m’en imposer la loi.
Sa cause est ce qui fait ma peine & ma disgrace.
Je fuyois pour Jason, & c’est lui qui me chasse.
N’importe; obéyssons aux lois de mon Epoux.
Partons, puisqu’il le veut. Mais où m’envoyez-vous?
Reverray-je Yolcos? iray-je en Thessalie,
Implorer les bontez des filles de Pelie?
Iray-je sur le Phaze, où mon Pere irrité
Reserve un juste prix à mon impieté?
Helas! du monde entier pour Jason seul bannie,
Ay-je encor quelque azyle en Europe, en Asie?
Et pour vous les ouvrir me fermant tous chemins,
Contre-moi n’ay-je pas armé tous les humains?
Fille d’un Roi fameux qui regne sur le Phaze,
Dont l’empire s’étend du Bosphore au Caucase,
Dans ces riches climats, où ses heureux sûjets
De l’or le plus brillant parent jusqu’aux forests,
Thresors, Sceptre, Parens, j’ay tout quitté sans peine,
Pour suivre d’un banni la fortune incertaine.
Vous le sçavez, Jason; pour vous j’ay tout quitté.
Est-ce donc-là le prix que j’avois mérité?
JASON.
Ne me reprochez point un mal-heur necessaire,
Où des Dieux contre nous me reduit la colere.
Je partage vos maux; je ressens vos douleurs,
Sans pouvoir qu’à ce prix détourner nos malheurs.
Vostre perte autrement devient inevitable.
Vos perils, nos Enfans, le Destin qui m’accable,
Les bontez de Créüse & les bien-faits du Roi
Me font....
MEDÉE.
Ozes-tu bien en parler devant moi?
Ingrat? quel vain détour! quelle odieuse excuse!
Les bien-faits de Creon! les bontez de Créüse
Que sont-ils prés des miens? & quel prix doit jamais
Balancer dans ton cœur le prix de mes bien-faits?
J’ay conservé cent fois & ta vie & ta gloire.
Résouvien-t’en, Ingrat, rapelle en ta memoire
Ces temps, ou vil rebut du Destin & des flots,
Tu vins chercher ta perte & la mort à Colchos.
En vain de la Toison tu tentois la Conqueste.
Songe à tous les perils qui menaçoient ta tête.
Remets devant tes yeux ce fatal champ de Mars;
Sous cent formes la Mort offerte à tes regards;
Ces Enfans de la Terre affamez de carnage;
Ces tourbillons de feux; ces Monstres pleins de rage.
Alors, Ingrat, alors; qu’eust fait Creon pour toi?
En butte à tant de morts qu’aurois-tu fait sans moi?
Pour toi je déployay tout l’effort de mes charmes.
J’immolay les Guerriers, & par leurs propres armes.
Je domptay les Taureaux; j’assoupis le Dragon;
Enfin, je te livray la fatale Toison.
Je fis plus; je quittay ma Patrie, & mon Pere;
J’étouffay la Nature, & déchiray mon Frere;
J’affrontay le naufrage & la mort pour Jason.
J’immolay ton Tyran, je rajeunis Æson.
Ta vie est un tissu des bien-faits de Medée.
Créüse, Ingrat, peut-elle en effacer l’idée.
JASON.
Jusques dans le tombeau rempli de vos bien-faits
Jason en gardera la memoire à jamais.
Dans le fond de mon cœur si vos yeux pouvoient lire,
Helas! vous plaindriez l’horreur qui le déchire.
Mais, quand le sort conspire à vous faire perir,
Que pouvois-je pour vous en ce peril?
MEDÉE.
Mourir.
Pour toi n’estoi-ce pas une gloire assez ample?
Je t’en aurois donné le courage & l’exemple;
En me perçant le flanc pour enhardir ta main,
Je t’eusse encor ouvert ce glorieux chemin.
Je ne te parle plus du prix que tu me coûtes,
Pour attendrir ton cœur n’est-il point d’autres routes?
Oublie, oublie Ingrat, mes bien-faits en ce jour.
Mais souviens-toi du moins de mon fidelle amour.
Voy Medée à tes pieds gemir, verser des larmes.
Au nom de nostre amour jadis si plein de charmes,
Au nom de nostre hymen & de ses sacrez nœuds,
Au nom des tendres fruits d’un hymen malheureux;
Si tes Fils te sont chers ne trahis point leur Mere.
Dans ces portraits vivans on reconnoist leur Pere.
Prens pitié, non de moi, mais de ces Innocens;
Et te laisse toucher à des traits si puissans.
Helas! Dans les malheurs dont le sort les menace,
Plus que jamais sensible à leur âge, à leur grace,
Croyant te voir, de pleurs je sens baigner mes yeux;
Et ton amour encor m’en est plus pretieux.
Sauve-moi, sauve-les; & plains leur destinée.
Suivant dans son exil leur Mere infortunée,
Quels maux....
JASON.
Cessez pour eux de craindre un tel malheur.
Moi, bannir mes Enfans! j’en mourrois de douleur.
Ah! d’un thresor si cher mon cœur est trop avare,
Pour craindre que jamais le Destin m’en separe.
Rien ne peut les ravir à mes embrassemens.
MEDÉE.
Quoi tu pretens aussi m’arracher mes Enfans!
Tu pretens me ravir le seul bien qui me reste:
Je ne joüiray pas de la douceur funeste
De voir leur innocence appaiser mes fureurs;
Et de si cheres mains n’essuîront point mes pleurs.
Tu m’ostes des objets que mon cœur idolâtre.
Veux-tu les immoler, Crüel, à leur Marastre?
JASON.
Je veux leur faire un sort, leur assurer un rang,
Qui les comble de gloire & réponde à leur sang.
Prés du thrône élevez à l’ombre de leur Pere,
Ils trouveront icy plus d’un Dieu tutelaire.
Creon sera pour eux plus qu’il ne m’a promis;
Et les confondra même avec ses petit Fils.
MEDÉE.
Perir plûtost cent fois qu’essuyer cét outrage!
Lache, soüiller mon sang par un vil assemblage!
Voir les fils du Soleil sous le joug abattus,
Avec ceux de Sisyphe unis & confondus!
JASON.
Enfin telle est pour eux ma tendresse infinie,
Que vouloir m’en priver, c’est m’arracher la vie.
Je ne puis les quitter, & l’amour paternel....
MEDÉE.
Hé bien, n’en parlons plus! ôte les moi, Crüel.
Mais crains mon desespoir, crains mon courroux funeste.
Tu perds, me les ôtant, tout l’appui qui te reste.
Leur veuë & leurs soupirs suspendoient ma fureur;
Rien ne me parle plus, Perfide, en ta faveur.
JASON.
Je croiois moderer la douleur qui vous presse.
Cependant je l’aigris; ma presence vous blesse.
Le temps & la raison ouvrant enfin vos yeux,
Vous me rendrez justice, en me connoissant mieux.