Médée: tragédie
SCENE III.
JASON, MEDÉE, IPHITE, RHODOPE.
MEDÉE.
SEigneur, où fuyez-vous?
Je ne viens point brûlant d’un injuste courroux,
Vous accabler sans fruit de cris & de reproches.
Cessez de redouter ma veüe & et mes approches.
Mes yeux s’ouvrent enfin; je connois mon erreur.
L’amour & la raison ont vaincu ma fureur.
Oüi je sens que mon cœur dans ses vives allarmes,
Vous excuse, vous plaint, & vous preste des armes.
Je vois que le Destin vous force à me bannir.
Que le Ciel romp les nœuds dont il sceut nous unir;
Et cedant sans murmure au revers qui m’accable,
Je n’impute qu’au Sort un coup inévitable.
Je viens donc reparer par un pront repentir
Des fureurs où mon cœur ne pouvoit consentir.
Effacer mes transports, expier mes menaces,
Par vostre veuë encore adoucir mes disgraces,
Et condamnant l’éclat d’un mouvement jaloux,
Pour la derniere fois pleurer auprés de vous.
Oubliez mes transports, oubliez ma colere.
Pardonnez à l’amour un crime involontaire;
Et ne vous souvenant que d’un si tendre amour
Recevez mes adieux en ce funeste jour
JASON.
C’en est trop. Ah de grace, épargnez-moi, Madame.
Aimez moins un Ingrat qui trahit vostre flâme.
N’offrez point à ses yeux cette tendre douleur.
C’est augmenter mon trouble & déchirer mon cœur.
C’est redoubler l’horreur d’un destin qui m’accable.
Pour moi vostre fureur estoit moins redoutable.
Reprenez vostre haine & vos transports jaloux.
Ah! je crains vostre amour, plus que vostre courroux.
MEDÉE.
Ah! laissez-moi l’amour dont je suis possedée.
C’est lui seul qui m’anime; & la triste Medée
Ne peut, tel est son sort, cesser de vous cherir.
Elle vous aimera jusqu’au dernier soupir.
Vivez; regnez heureux. Mais pour grace derniere
Ne me refusez pas une juste priere.
Souffrez que j’ose encor vous presser en ce jour
De m’accorder les fruits de nostre tendre amour.
Ils suffiront, Seigneur, pour consoler leur Mere.
Je croiray, les voyant, voir encor leur Pere,
Et par ces doux objets mon amour affermi,
Vous possedant en eux ne vous perd qu’à demi.
Ce n’est pas pour long-temps que je vous les demande;
Et je joüiray peu d’une faveur si grande.
Vous reverrez bien-tost ces gages pretieux.
Bien-tost, au lieu de vous, m’ayant fermé les yeux,
Ils reviendront, Seigneur, joüir de vostre gloire,
Et vous conter la fin de ma funeste histoire.
JASON.
Helas! qu’exigez-vous? pourquoy me demander
Le seul bien qu’à vos vœux je ne puis accorder.
Demandez moi plûtost & mon sang & ma vie,
Que la Parque sans eux m’auroit bien-tost ravie.
Mais ne m’enlevez pas ces fruits de nos amours.
MEDÉE.
Hé bien! joüissez-en; possedez les toûjours.
Oüi, l’amour maternel se faisant violence
Cede enfin à vœux, & s’impose silence.
Conservez cherement un si pretieux bien.
Témoins de vos grandeurs, qu’ils en soient le soutien;
Joüissez de leur veuë & goûter leurs caresses.
Sans jalousie entr’eux partagez vos tendresses.
Faites leur un destin illustre & glorieux.
Rendez les s’il se peut dignes de leurs ayeux.
Enfin qu’en les voyant la tendresse de Pere
Vous fasse quelque-fois souvenir de leur Mere.
Et que pour adoucir les maux que je prevoi,
Le bruit dans mon exil en vienne jusqu’à moi.
JASON.
Qu’avec joye à vos vœux j’accorde cette grace!
Est-il rien que pour eux ma tendresse ne fasse;
Les grandeurs, les plaisirs vont les environner;
Et je ne me fais Roi, que pour les couronner.
MEDÉE.
Seigneur, je pars contente aprés cette assurance.
Mais de Creon tantost j’ay bravé la clemence.
Je tremble avec raison que ses ressentimens
Ne punissent mes Fils de mes emportemens;
Et que pour m’accabler, sa trop juste colere
Ne se vange sur eux du crime de leur Mere.
A Créüse bien-tost je vais les envoyer.
Pour eux, au nom des Dieux, allez vous employer.
Adoucissez Creon, attendrissez Créüse.
L’amour a fait mon crime, il fera mon excuse:
C’est lui, c’est la douleur, qui m’a fait égarer;
Et par un prompt exil je vais tout reparer.
JASON.
Que vous connoissez mal Creon & sa clemence!
Un si prompt repentir désarmant sa vengeance,
Sensible à vos malheurs, ses soins & ses bienfaits
Adouciront vos maux, combleront mes souhaits.
Je vais remplir vos vœux & calmer sa colere.
MEDÉE.
Peignez luy bien, Seigneur, mon repentir sincere.
Je veux dés ce soir même abandonner ces lieux.
Pour la derniere fois recevez mes adieux.
JASON.
Puisse le juste Ciel à mes vœux favorable
Vous accorder, Madame, un repos desirable.
Jason à son destin cedant avec regret,
Nourrissant loin de vous un deplaisir secret,
Gardera cherement dans le fond de son ame,
Le tendre souvenlr d’une si belle flâme.
L’absence ny le temps n’effaceront jamais
De son cœur affligé le prix de vos bien-faits.