Médée: tragédie
MEDÉE,
TRAGEDIE.
ACTE I.
SCENE PREMIERE.
JASON, IPHITE.
JASON.
JE sçais ce que je dois à l’amour de
Medée.
Cesse, Iphite, à mes yeux d’en retracer l’idée.
Ce qu’elle a fait pour moi, dans le Grece, à Colchos,
Ne traverse que trop ma joye & mon repos.
Mais du Sort, de l’Amour, la fatale puissance
Fait taire mes remords & ma reconnoissance;
Et de ces deux Tyrans les violentes loix,
Ne laissent ny l’amour, ny la haine à mon choix.
Oüi de leur joug pressant l’invincible contrainte,
Fixe enfin mes destins & mes vœux à Corinthe.
En vain Medée en proye à ses transports jaloux,
Se livre à la douleur, s’abandonne au courroux.
Je la plains; mais, Ami, j’adore la Princesse:
Du destin de Jason souveraine Maistresse,
Elle asservit mon ame à son pouvoir vainqueur:
L’éclat de ses beaux yeux triomphe de mon cœur;
Et ce cœur embrazé d’une ardeur violente,
Ne sçauroit s’affranchir du charme qui l’enchante.
IPHITE.
De ce nouvel amour la trompeuse douceur,
Séduit vostre raison par son appas flatteur.
Vostre ame toute entiere avidement s’y livre;
Mais si fuyant, Seigneur, le plaisir qui l’enyvre,
Vous vouliez repousser un dangereux poison;
Si vous daigniez encor consulter la raison,
Vous banniriez bien-tost Creüse de vostre ame;
Et vous étoufferiez une funeste flâme.
JASON.
Non, la raison icy d’accord avec mon cœur,
Authorise ma flâme & soûtient mon ardeur.
Exilez, fugitifs, le trépas de Pelie
Souleve contre nous toute la Thessalie.
Ce Tyran, de mon thrône injuste usurpateur,
De ses crimes enfin a lavé la noirceur.
Tu sçais comme Medée ardente à la vengeance,
Sur le flatteur appas d’une vaine esperance,
De ses propres Enfans en a fait ses bourreaux.
Ses Filles à l’envi le mirent par morceaux;
Et leur credule Amour armant leur bras timide
Commit par pieté cét affreux parricide.
Son fils Acaste armant pour vanger son trépas,
J’obéis au Destin, je quittay ses estats;
Et Creon seul osant plaindre nostre disgrace,
Lors que d’un fier Tyran la haine nous ménace,
M’a receu dans son sein moi, Medée & mes Fils,
D’une triste maison infortunez debris.
Seul il pouvoit me tendre une main salutaire;
Et le Ciel de mon sort le rend dépositaire.
En vain je chercherois en de nouveaux climats,
L’azyle & et le repos qu’il m’offre en ses estats.
Pour moy son amour brille & son estime éclatte.
Il me regarde en père; il m’applaudit, me flatte.
Cependant trop instruit par mes malheurs divers,
Toûjours du Sort jaloux je crains quelque revers.
Mon ennemi demande & Medée, & ma tête:
Irrité d’un refus à la guerre il s’appreste.
Creon m’aime, il est vray; Creon est genereux.
Mais on porte à regret le poids des malheureux.
Quelque noble panchant qui pousse à les défendre,
Iphite, on craint de voir ses estats mis en cendre,
Ses peuples asservis, & son thrône ébranlé.
Souvent même Creon flotte et paroist troublé.
D’ailleurs trop prevenu d’une haine secrette,
A Medée à regret il donne une retraitte;
Et contr’elle avec peine il retient un courroux,
Qui pourroit retomber jusques sur son Epoux.
Je dois donc, profitant d’un rayon favorable,
M’assurer en Creon un appui ferme & stable,
Et l’attachant à moi par le nœud le plus fort,
Prevenir & fixer l’inconstance du Sort.
Pour sa Fille avec joie il voit briller ma flâme;
Elle regle ses vœux & peut tout sur son ame.
Creüse seule enfin peut m’assurer Creon.
Hé-bien! l’Amour, Iphite, aveugle-t’il Jason?
IPHITE.
C’est ainsi que l’Amour trop fertile en excuses,
Aveugle par son charme & seduit par ses ruses.
Mesme en nous égarant, il feint de nous guider.
De ses pieges flatteurs, songez à vous garder.
Hé quoi! d’une autre amour vostre ame possedée,
Trahira les bien-faits & l’espoir de Medée?
Ny les droits de l’hymen, ni sa fidelle ardeur...
JASON.
Qu’un tel secours est foible & défend mal un cœur,
Iphite. Ah! quand l’Amour regne avec violence,
Que peut la foible voix de la Reconnoissance?
Il est vray que Medée a tout ozé pour moi.
Je m’accuse & rougis de ce que je lui doy.
Mais transporté d’amour en voyant ce que j’aime,
J’oublie & mon devoir, & Medée & moi-mesme.
Je m’ennivre à longs-traits d’un aimable poison;
L’amour devient alors ma supreme raison;
Et d’un feu violent l’imperieuse flâme,
Etouffe tout le reste & triomphe en mon ame.
Je sens, je sens alors, que mon trépas certain,
Les bontez de Creon, le couroux du Destin,
M’arrestent moins icy que ne fait la Princesse;
Qu’animé du beau feu qui m’échauffe & me presse,
Je mourrois, s’il falloit m’éloigner de ses yeux;
Et qu’enfin leur éclat m’enchante dans ces lieux.
Ces beaux yeux plus puissans que Medée & ses charmes,
Si-tost que je les vis, m’arracherent les armes.
Et quel cœur soutiendroit leurs feux ébloüissans,
Leur éclat dangereux, leurs regards languissans?
Cette jeune pudeur sur son visage peinte,
Et sur son front serein cette noble empreinte;
Cette douce fierté, cette aimable langueur;
Un je ne sçai quel charme innocent & flatteur;
Ce souris dont l’appas reveille la tendresse,
Et ce maintien auguste, & cét air de Deesse:
Enfin en la voyant, ébloüi, transporté,
Je crus voir, & je vis une Divinité.
IPHITE.
Mais quels sont vos projets? que pouvez vous pretendre?
JASON.
D’écouter ma tendresse, & de tout entreprendre.
L’amour se flatte, Iphite, & se croit tout permis.
Que n’ose point un cœur à son pouvoir soumis?
Le Roi me veut pour gendre; & ma belle Princesse,
Semble favoriser mes soins & ma tendresse:
Il offre sa couronne & Créüse à mes vœux.
M’opposerois-je au Sort qui veut me rendre heureux?
Je ne puis resister à ces douces amorces:
Et n’ay point oublié comme on fait les divorces.
N’abandonnay-je pas Hypsipile à Lemnos,
Pour chercher la Toison, & voler à Colchos?
Et cependant, Ami, cette grande conqueste,
Valoit-elle le prix qu’icy l’Amour m’appreste?
IPHITE.
Dieux! que fera Medée, & quel affreux couroux
Ne l’enflâmera point contre un parjure Epoux?
Si vous l’abandonnez, redoutez sa vengeance.
Vous sçavez de son art jusqu’où-va la puissance.
La Nature est soumise à ses commandemens.
Elle trouble le Ciel, l’Enfer, les Elemens.
Elle arreste à son gré les Astres dans leur course.
Les torrens les plus fiers remontent vers leur source.
La Lune sort du Ciel; les Manes des tombeaux.
Elle lance la foudre & change en sang les eaux.
Vous sçavez.....
JASON.
Je le sçais. Cesse de me le dire.
Mais de l’Amour aussi je sçais quel est l’empire.
Plus puissant que son art, plus fort que son courroux,
De Medée en fureur il suspendra les coups.
Elle m’aime, il suffit; & sa tendresse extrême
Parlera puissamment pour un Ingrat qu’elle aime.
Je sçauray la flêchir; je sauray l’appaiser.
Mais à tout son couroux deussay-je m’exposer,
Je n’ecoute & ne suis que l’ardeur qui me presse.
IPHITE.
De grace examinez...
JASON.
Ah! Je vois ma Princesse.
Considere à loisir, contemple tant d’appas.
Peut-on la voir, Iphite, & ne l’adorer pas?
Rien n’est à redouter, à fuir, que sa colere.