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Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet

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Parti opposé à Fouquet.—Divisions dans le ministère.—L'abbé Fouquet; cabale qu'il tente de former.—Delorme; surveillance que le surintendant organise autour de son ancien commis.—Colbert et madame de Chevreuse.—Voyage de la reine mère à Dampierre (juillet 1661); elle se déclare contre Fouquet.—Le surintendant en est averti.—Il avoue ses fautes au roi et obtient son pardon.—On prétend que ses tentatives pour séduire mademoiselle de La Vallière furent une des causes de sa perte.

Fouquet avait de dangereux ennemis parmi les ministres, à la cour, dans la bourgeoisie parisienne et même dans sa famille. Les ministres que Louis XIV avait admis à son conseil secret ne purent marcher longtemps d'accord. Chacun d'eux voulait s'emparer de la confiance du roi et de la principale autorité. «Le triumvirat, qui a jusqu'ici subsisté en bonne intelligence, écrivait Gui Patin[942], donne à soupçonner qu'il ne durera plus guère, et qu'il commence à y avoir entre eux quelque mésintelligence, sur ce qu'ils aspirent d'avoir l'oreille du roi plus les uns que les autres.» Fouquet et de Lyonne paraissaient toujours d'accord, mais Le Tellier était regardé comme leur ennemi. «On n'écrit pas contre vous, mandait au surintendant une personne bien informée des secrets de la cour, mais contre M. Le Tellier. M. de Lyonne l'appelle traître, ainsi que M. de Turenne, qui est au désespoir, et, sans vous flatter, on vous donne toute l'autorité[943].» Louis XIV, sans s'inquiéter des dissentiments de ses ministres, fit concourir aux vues de sa politique les caractères et les passions les plus opposés. Il ne souffrit pas qu'aucun d'eux dirigeât les affaires; il se servit de leurs talents et contint leur ambition. Les mesures qu'il leur imposa pour le soulagement des peuples et la grandeur de la France n'avaient pas d'autre principe que sa volonté.

Fouquet ne redoutait pas seulement les menées de Le Tellier; il surveillait les démarches de son frère l'abbé, qui avait toujours conservé un parti à la cour et aspirait aussi à jouer un rôle politique. Une lettre écrite par un des familiers du cardinal Mazarin, peu de temps après la mort de ce ministre, fait supposer que Basile Fouquet cherchait à s'appuyer sur une cabale, dont Hortense Mancini, devenue duchesse de Mazarin, aurait eu la direction. Cette lettre est datée des premiers jours d'avril[944]: «Je vous ai envoyé, mon adorable maître, une lettre datée du 3 avril, avec une dépêche pour votre cher ami[945], que j'espère que vous aurez reçue, et suis en impatience s'il a rendu ma lettre au roi. Je serai encore ici jusques à mardi ou mercredi prochain; en attendant vos ordres, je me donnai l'honneur de vous écrire, encore hier, un petit billet avec ce qui était à ma connaissance touchant M. l'abbé Fouquet; mais j'ai à vous dire de plus, que, nonobstant toutes les intrigues découvertes, il s'est hasardé à écrire un billet à madame la duchesse[946], qu'il a envoyé par la fille appelée la Voyer, que l'on a chassée, et que, étant ces jours-ci allée voir madame la duchesse, elle lui rendit le billet de M. l'abbé, que Madame porta incontinent à son mari. Cette affaire n'est à la connaissance que de très-peu de gens, et le duc[947] a eu le billet de sa femme après qu'il est retourné ici l'autre fois. Une personne qui l'a vu m'a dit qu'il croit que M. l'abbé eut d'autres projets que la galanterie, et que plutôt il voulait se rendre familier et entrer dans la confidence pour se mettre bien dans l'esprit du roi par ce moyen. Les personnes qui étaient dans sa cabale sont, à ce que l'on m'a dit, mesdames de Brancas, d'Oradoux, de Courcelles, et une autre que vous seriez surpris si je vous la nommais; mais elle ne m'a pas surpris, me souvenant que vous me dites une fois qu'elle n'était pas de vos amies, à cause de quelque chose qu'elle avait dit que vous aviez confié à son mari.

«Madame est allée à La Fère[948] pour y demeurer longtemps avec le marquis d'Effiat. Ils ont intercepté des lettres de la sœur éloignée[949] et de son ami, que vous voyez souvent, et un certain gentilhomme, nommé Ballarin, a trahi la pauvre duchesse; car elle lui avait baillé des lettres pour sa sœur, que cet homme remit entre les mains du mari.

«J'ai changé de logis plusieurs fois, et demain j'en ferai de même, et je vous supplie très-humblement, pour mon repos, de me donner avis si vous avez reçu mon papier d'avant-hier, d'hier et cette lettre, qui sera la dernière pour cette fois, que je vais écrire d'ici, à moins que je n'aie quelque autre chose à vous communiquer.

«Bellinzan[950] s'en va à la cour demain ou après-demain avec le duc. Je crois qu'il ne serait pas mal à propos de le faire auteur des nouvelles que je vous donne; car ce sont des choses qui ne sont à la connaissance de personne, comme la lettre, écrite depuis peu par M. l'abbé Fouquet, donnée au duc par sa femme.

«Je vous supplie très-humblement de me continuer toujours vos bontés; car je serai entièrement à vous jusque dans le tombeau.»

La cabale formée par l'abbé Fouquet n'avait rien de sérieux; il suffit, pour s'en convaincre, de voir les noms des personnes qui la composaient. Madame de Brancas était Suzanne Garnier, fille d'un trésorier aux parties casuelles, nommé Matthieu Garnier. Ni sa naissance ni sa conduite ne lui donnaient la considération nécessaire pour diriger une cabale politique. Madame de Courcelles (Sidonie de Lenoncourt) était aussi connue par la légèreté de son caractère et la licence de ses mœurs que par sa beauté et son esprit; c'était la digne amie d'Hortense Mancini. De pareilles femmes, dirigées par l'abbé Fouquet, pouvaient troubler ou amuser la cour par leurs intrigues et leurs scandales; mais, pour changer le gouvernement, il fallait des vues plus élevées et des esprits plus sérieux. Cependant, si l'abbé Fouquet était incapable d'arriver lui-même au pouvoir, il pouvait gêner le surintendant par ses intrigues, et cette considération suffit pour expliquer la surveillance dont Fouquet l'entoura.

Le surintendant redoutait aussi les cabales d'un de ses anciens commis, Delorme. Il paraît que Delorme avait gardé des pièces importantes et capables de compromettre Fouquet. Madame d'Huxelles se chargea de les retirer de ses mains, en faisant agir auprès de lui un ecclésiastique qu'elle avait gagné[951]. Elle écrivait à Fouquet, vers le mois d'avril 1661: «J'ai vu l'ecclésiastique touchant l'affaire de M. Delorme, qui m'a demandé si je croyais que vous fussiez bien aise de ravoir les papiers où vous aviez raturé votre écriture; qu'il savait que vous aviez employé madame de Brancas pour cela, mais que, jusqu'à cette heure, M. le premier président l'avait empêché et lui avait conseillé de prendre un office de secrétaire du roi pour se mettre à couvert. Il m'a dit qu'il pensait en venir à bout. Je lui ai témoigné que M. Delorme était mal conseillé, et qu'il devait vous les avoir portés et n'en plus parler. Mandez-moi ce que vous voulez que je conseille; par lui je sais tous leurs désirs. Il est en grande intelligence avec le grand-maître[952] et son père[953]

Un nommé Devaux, qui commandait une compagnie de chevau-légers, se servait de ses hommes pour surveiller les ennemis de Fouquet. Il rendait compte au surintendant, avec une exactitude minutieuse, de toutes les démarches de Delorme. «Monseigneur saura, écrivait-il à Fouquet, les amis de M. Delorme intimes: premièrement, M. de l'Estrade, M. de la Basinière, M. de Rive; ils vont voir les dames ensemble. M. Boye est le véritable, en qui il a le plus de confiance; c'est celui qui lui fournit les gens d'intrigue. Comme marque de cela, il est venu hier me trouver un homme qui m'a quelque obligation, pour m'avertir que Boye l'a donné à Delorme pour faire son possible de gagner quelqu'un de mes gens. Il y a deux mois que Delorme le presse pour cela. Il lui a promis de lui faire sa fortune; il lui a dit de faire en sorte de savoir sur toutes choses, quoi qu'il coûte, qu'était devenue une femme que l'on avait tirée de la Bastille huit ou dix jours avant carême-prenant, et qu'un homme de la Bastille l'avait averti que l'on me l'avait mise en main et que je l'avais enlevée; mais que, s'il devait coûter cent mille écus, il fallait savoir où elle était, parce que M. le procureur général était son ennemi capital, mais qu'il s'en vengerait. Il lui dit: «J'ai trois hommes pour l'observer et le suivre partout (parlant de moi). Vous êtes celui en qui j'ai le plus de confiance,» dit-il à Gode, à qui il parlait, qui est celui qui m'a averti; il lui dit: «L'autre est Dupuy, lieutenant du prévôt de l'Île[954]

«Je sais qu'il fait gouverner ledit sieur Dupuy par une femme, à qui il a répété ce que Delorme lui avait dit, mais en ajoutant qu'il s'était contenté de me faire suivre trois ou quatre fois; qu'il n'osait lui-même, parce que j'étais homme à lui faire mauvais parti si je le savais. Si bien qu'en voilà deux. Il ne reste plus qu'un qui est encore exempt du prévôt de l'Île. On me l'a dépeint; je ne sais pas encore son nom; mais, de la manière que l'on me l'a figuré, je l'ai vu deux ou trois fois près de mon logis. Je demande à monseigneur qu'il me permette de lui faire donner ce qu'il mérite, sitôt que je saurai son nom; je crois que je trouverai bien quelque moyen de le faire parler aussi bien que l'autre.

«Ce n'est pas que je me fie en Gode; il peut jouer les deux. Il m'a dit néanmoins toutes les circonstances et m'a offert de le faire parler sur tout ce que je voudrai; mais il m'a surtout recommandé le secret et la discrétion, parce que, si vous saviez cela, vous le perdriez; qu'il fallait ménager cela adroitement. Il lui a dit de faire en sorte de gagner mon homme, ou bien M. Olery, ou bien quelque servante; mais qu'il n'épargnât pas l'argent. Il lui fait accroire, à ce qu'il dit, qu'il me suit tous les jours. Je supplie monseigneur de me dire quel ordre il veut que je tienne. Il me craint; il croit qu'il ne fait pas un pas que je ne le sache. Il croit être suivi partout; il a dit même à Gode qu'il y a quelque temps que je le rencontrai chez M. le procureur général, que je le saluai. Aussi est-il vrai que, étant dans ce lieu-là, je crus le devoir faire; mais il dit aussi que, quand je le trouve ailleurs, je le traite comme un homme de rien; que cependant c'était lui qui m'avait fait don de la récompense[955] de ma compagnie, du temps de M. Servien. De quelque manière que ce soit, je suis obligé à Gode et à l'autre, Dupuy; car il dit à cette femme qu'il serait ravi que je susse la chose. Monseigneur verra bien que tous ces gens-là ne sont pas grand'chose; mais il est nécessaire d'en avoir. Ils peuvent vous rendre mille petits offices qui, en apparence, ne sont rien, mais dans la suite deviennent des affaires importantes.

«Je proteste à monseigneur que la passion que j'ai de remettre ma compagnie n'est que pour donner la paye à cinq ou six que j'ai à Paris. Cela fait merveille à la moindre chose que vous voulez savoir; ce n'est pas que je ne leur fasse tout ce que je puis. Monseigneur sait bien qu'il y en a trois qui ont servi en bien de petites choses, auxquels je ne puis pas manquer de procurer quelque avantage, et avec cela j'accommoderais tout le monde, sans être importun à monseigneur, et, de plus, je le servirais plus utilement que je ne fais. Comme ils voient que monseigneur est tout-puissant, ils me désespèrent pour leur faire donner des emplois. L'autre me donne tous les jours des billets pour les faire payer. C'est ce dont je ne parle jamais à monseigneur, crainte que cela lui fasse peine.

«Il faut que Delorme ait quelqu'un dans la Bastille à lui. L'ordre du roi est nécessaire; il le faut obtenir en date du 10 septembre 1658. C'est le temps qu'elle a été arrêtée la première fois[956]

Delorme et ses amis, surveillés par la police de Fouquet, n'étaient pas des adversaires bien redoutables. Colbert, que Louis XIV avait placé près de lui comme intendant des finances avec la mission de contrôler ses actes, était un ennemi tout autrement dangereux. Vainement les espions de Fouquet l'entouraient, lui et ses commis. Leurs rapports prouvaient seulement que les dilapidations de Fouquet étaient connues; mais on n'avait aucune prise sur Colbert, dont l'intégrité était à l'abri de toute attaque. Un de ces rapports de police, daté du 28 avril, signale l'hostilité de Colbert et de ses commis contre Fouquet. «Il y a, écrit l'agent du surintendant, un cabaret devant la maison de M. Colbert, où quatre hommes s'étaient réunis à dîner. L'un des quatre était un homme qui se dit à M. Colbert, qui fait vendre les charges de chez la reine. Il se dit commis de mondit sieur Colbert; il s'appelle M. Guimbert. Il est de Pernes, un gros garçon. L'un des trois qui est avec lui m'a dit qu'il leur dit en dînant, et en mangeant un plat de raie, que M. le procureur général ne serait plus guère surintendant; qu'on lui avait fait rendre compte et qu'il était en décadence à la cour, parce qu'il ne faisait pas sa charge; qu'il se fiait en ses commis, qui s'enrichissaient en trois ans de temps. Afin de mieux connaître ledit commis, voici de son écriture, en ce billet[957] et signé de lui. Je le donne à monseigneur, qui le fera voir s'il le désire; mais, si on le donnait, il saurait bien celui qui l'aurait dit des trois qui étaient avec lui. Il mérite châtiment; car il dit d'autres impertinences que je ne puis dire à monseigneur que de bouche, comme je dirai aussi à monseigneur le nom de celui qui l'a dit, s'il le souhaite savoir.»

Ainsi, dès le mois d'avril 1661 les commis de Colbert annonçaient hautement la chute du surintendant. Depuis cette époque jusqu'au mois de juillet, l'influence de Colbert auprès du roi ne fit que s'accroître. Cependant la reine mère, entourée des amis de Fouquet, persistait à le défendre et arrêtait seule Louis XIV. On se servit, pour gagner Anne d'Autriche, de son ancienne favorite, de la duchesse de Chevreuse. Dès le mois de juin, elle avait tenté de gagner le confesseur de la reine mère[958]; mais ce fut seulement dans les premiers jours de juillet 1661 que le parti de la duchesse de Chevreuse l'emporta décidément près de la reine mère sur celui de Fouquet, soutenu par M. de Brancas et madame de Beauvais. La cour, qui résidait alors à Fontainebleau, s'était rendue à Dampierre[959], où elle fut reçue par la duchesse de Chevreuse. A Dampierre, Anne d'Autriche, entourée des ennemis de Fouquet, céda à leurs instances. Le surintendant en fut averti par la personne qui entretenait des relations avec le confesseur; elle lui écrivait de Paris, le 21 juillet: «Je n'ai pu rien savoir de plus particulier de chez madame de Chevreuse; mais depuis peu le bonhomme de confesseur est venu ici pour voir la personne dont j'ai eu l'honneur de vous parler autrefois. Il lui a conté tout ce qu'il savait, et, entre autres choses, lui a dit que, depuis quelque temps, madame de Chevreuse lui avait fait de grandes recherches; qu'elle lui avait envoyé Laigues[960] plusieurs fois; qu'il lui avait parlé fort dévotement pour le gagner, mais surtout qu'il lui avait parlé contre vous, monseigneur. Je ne m'étendrai point de quelle sorte; car ce bonhomme a dit qu'il l'avait conté à M. Pellisson. Il me suffira donc de vous faire savoir sur cela que le bonhomme de cordelier se plaint un peu de ce que, en faisant un éclaircissement à la reine mère, vous l'aviez comme cité, et que lui disant qu'elle allait à Dampierre parmi vos ennemis et qu'on lui avait dit des choses contre vous, comme elle niait qu'on lui eût jamais parlé de cette sorte, vous lui dites de le demander au père confesseur; que le lendemain la reine lui avait dit qu'elle ne pouvait comprendre comment vous saviez toutes choses, et que vous aviez des espions partout.

«La reine a encore dit qu'elle voyait une cabale dans la cour fort méchante qu'elle ne connaissait point et qu'elle ne pouvait encore pénétrer[961]; qu'elle avait su que depuis peu on avait fait coucher le roi avec une jeune personne, de laquelle ce bonhomme-ci n'a pu redire le nom, et que la reine avait encore ajouté que le roi se relâchait fort sur la dévotion; qu'il ne se confessait ni ne communiait pas si souvent, et que le P. Annat était un pauvre homme et si timide, qu'il n'osait dire aucune chose au monde au roi, de peur que cela n'allât contre ses intérêts. Au reste, j'ai su, d'un autre côté, je ne sais si l'avis est bon ou mauvais, que les jésuites ont pensée de mettre auprès du roi pour confesseur le P. Le Clerc, après la mort de celui-ci, et que, comme ce sont des gens qui prennent leurs mesures de loin, ils songent à cela dès à cette heure.

«Il a encore dit (et ceci il l'a donné pour un fort grand secret) qu'il y a plusieurs personnes à la cour qui veulent perdre M. de Rennes; qu'ils ont recherché des choses inouïes contre lui et contre sa vie; qu'on a écrit de gros cahiers de ses déportements et des faussetés qu'il a faites, et que, tout cela étant des choses de fait qui seront prouvées, il est impossible que cela ne le détruise pas. La personne qui donne ces mémoires-là est celui à qui il a résigné son évêché, et ces papiers doivent être mis entre les mains de l'archevêque de Sens.

«Il a encore dit que la reine mère, en parlant des mécontentements qu'elle avait sur Madame, lui avait assuré qu'elle était une profonde coquette et une artificieuse, mais qu'aussi la jeune reine lui donnait bien de la peine avec ses larmes et toutes ses façons de faire.

«Il a ajouté encore que depuis peu le roi lui avait dit que M. le cardinal, en mourant, lui avait protesté, en lui parlant contre elle, quelle ne se passerait jamais d'homme[962]; qu'il prît garde à elle, et qu'assurément elle ferait un mariage de conscience avec quelqu'un. Au reste, ce bonhomme assure que la reine mère reçoit tous les jours des avis contre tous les ministres, et que tantôt vous êtes bien et tantôt mal dans son esprit; qu'on vous y rend souvent de très-méchants offices, et que, dans ces temps-là, elle est fort déchaînée contre vous.

«Voilà, monseigneur, tout ce qui est venu à ma connaissance. Je ne doute point que je ne vous écrive là bien des choses inutiles. J'espère que vous aurez la bonté de les excuser par le zèle que j'ai pour votre service et par l'envie que j'ai de vous faire paraître avec quel respect et quelle passion je suis à vous.

«Je n'ai osé envoyer cette lettre depuis trois ou quatre jours que par cette voie assurée que j'ai trouvée aujourd'hui.»

De son côté, une dame de la cour, ancienne maîtresse de Fouquet, se hâta de lui expédier un courrier pour l'avertir des attaques dirigées contre lui. «J'attends toujours de vos nouvelles, lui disait-elle dans cette lettre, et le chiffre que vous m'aviez promis. Il se dit plusieurs choses contre vous qui me paraissent bagatelles: mais je me trouve obligée de vous envoyer ce laquais exprès pour vous faire savoir que M...[963] a fait de grandes liaisons avec le confesseur de la reine et la mère de la Miséricorde[964]. Il est déchaîné contre vous; il a fait donner des mémoires à la reine qui portent que vous avez dissipé cent millions; qu'il le fera voir quand il plaira au roi. C'est lui qui a fait dire au roi de vous défendre d'arrêter aucun état de distribution, particulièrement avec Monnerot[965]; qu'il fera voir tout ce que vous avez fait et les dépenses les plus secrètes; que les quinze cent mille livres que vous lui devez, il les donne de bon cœur à la mère de la Miséricorde pour faire bâtir un couvent, pourvu que le roi soit instruit. Il a fait écrire cet homme sous lui. Enfin je suis si épouvantée de tout ce que j'ai appris, que j'ai obligé cet homme de vous aller trouver lui-même et vous apprendre ce qu'il sait. Je lui ai dit que, pour parler à vous, il n'avait qu'à vous écrire un billet, et vous faire dire son nom. Je lui ai promis le secret. Il est bon que ce soit par lui que vous sachiez toutes choses, afin de le convaincre de son ingratitude et de voir que des gens que vous avez comblés de biens soient vos plus grands ennemis. Il a promis à cet homme l'amitié du duc de Créqui et de bien d'autres de la cour. Faites-moi savoir de vos nouvelles et croyez que je suis votre servante.

«J'oubliais à vous dire qu'il dit qu'il est allé à la cour pour vous traverser. Je ne vous exagère rien.

«Faites chauffer ma lettre et vous souvenez comme on vous écrivait.»

Les lignes qui ont reparu sous l'action du feu, sont les suivantes:

«C'est le procureur fiscal au bailliage d'Orléans et domaine de Forez (ces derniers mots sont presque illisibles, à cause des brûlures); c'est maître Bernard et maître Grimault.

«La reine a défendu à son confesseur d'avoir aucun commerce avec vous, et a dit que vous aviez un million pour corrompre ses gens.»

Averti du danger qui le menaçait, Fouquet résolut de s'ouvrir au roi et d'implorer son pardon; il lui rappela, dans une entrevue qui eut lieu à Fontainebleau[966], que le cardinal Mazarin avait gouverné les finances avec une autorité absolue, sans observer aucune formalité, et l'avait contraint, lui surintendant, à faire beaucoup d'actes qui pourraient être l'objet de poursuites. Il ne nia pas ses fautes personnelles et avoua que ses dépenses avaient été excessives. Il supplia le roi de lui pardonner tout le passé, et promit de le servir fidèlement à l'avenir. Le roi, instruit depuis longtemps dans l'art de dissimuler, écouta avec une bienveillance apparente les aveux de Fouquet, et le surintendant se crut mieux affermi que jamais[967]; mais, dès ce moment, Louis XIV était décidé à ne jamais lui pardonner. Si l'on en croit les Mémoires du temps, il ne voulait pas seulement punir les prévarications du surintendant; mais il avait appris que, dans ses audacieuses tentatives, Fouquet avait osé s'attaquer à mademoiselle de La Vallière[968]. Le fait était généralement admis par les contemporains, et Conrart nous a conservé une lettre attribuée à madame du Plessis-Bellière, qui raconte au surintendant les vains efforts qu'elle avait faits pour séduire cette fille d'honneur de Madame[969]: «Je ne sais plus ce que je dis et ce que je fais lorsqu'on résiste à vos intentions. Je ne puis sortir de colère lorsque je songe que la petite demoiselle de La Vallière a fait la capable avec moi. Pour captiver sa bienveillance, je l'ai assurée sur sa beauté, qui n'est pas pourtant bien grande, et puis, lui ayant fait connaître que vous empêcheriez qu'elle manquât jamais de rien et que vous aviez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma contre moi, disant que deux cent cinquante mille livres n'étaient pas capables de lui faire faire un faux pas, et elle me répéta cela avec tant de fierté, quoique je n'aie rien oublié pour l'adoucir avant de me séparer d'elle, que je crains fort qu'elle n'en parle au roi, de sorte qu'il faut prendre des devants pour cela. Ne trouvez-vous pas à propos de dire, pour le prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent et que vous lui en avez refusé Pour la grosse femme[970], Brancas et Grave vous en rendront bon compte; quand l'un la quitte, l'autre la reprend. Enfin je ne fais point de différence entre vos intérêts et mon salut. En vérité, on est heureux de se mêler des affaires d'un homme comme vous; votre mérite aplanit tous les obstacles. Si le ciel vous faisait justice, nous vous verrions un jour la couronne fermée.» La couronne fermée était un signe de souveraineté, et, si la pièce est authentique, on peut se figurer l'indignation de Louis XIV à la lecture d'une lettre qui lui montrait dans Fouquet un rival d'amour et de puissance.

CHAPITRE XXXV

—JUILLET 1661—

Colbert engage Fouquet à vendre sa charge de procureur général.—Magnificence du château de Vaux.—Fouquet y reçoit Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans.—Influence de cette princesse sur le roi.—Son caractère.—Elle est célébrée par La Fontaine.—Loret décrit dans sa gazette la fête donnée par Fouquet au duc et à la duchesse d'Orléans.—Projet de voyage en Bretagne formé dès le 15 juillet.—Lettre de madame d'Asserac à ce sujet.—Le surintendant continue d'embellir sa maison de Saint-Mandé et son château de Vaux.—Loret décrit la fête donnée par Fouquet à la reine d'Angleterre, au duc et à la duchesse d'Orléans.—Naissance d'un fils de Fouquet.—Arrivée de l'archevêque de Narbonne François Fouquet, à la cour.—L'évêque d'Agde Louis Fouquet est nommé maître de l'Oratoire royal.

Lorsque la perte de Fouquet eut été résolue et que la reine mère y eut consenti, le roi prit soin d'endormir le surintendant, de le bercer d'espérances trompeuses et de le mettre hors d'état d'opposer une sérieuse résistance. Sa charge de procureur général était un obstacle aux projets de la cour: un des officiers du parlement ne pouvait être jugé que par ce corps, et Fouquet y comptait trop de partisans pour qu'on espérât en obtenir sa condamnation. On s'efforça donc de le déterminer à donner sa démission de cette charge. Plusieurs de ceux qui recevaient des pensions de Fouquet étaient vendus à ses ennemis, et le conduisaient à sa perte en flattant sa vanité. Si l'on en croit l'abbé de Choisy[971], Colbert et le roi lui-même s'unirent à eux. Colbert feignit de se réconcilier avec Fouquet. Quant à Louis XIV, il témoigna au surintendant la plus grande bienveillance après l'entrevue de Dampierre; il l'envoyait chercher à toute heure, décidait d'après son avis la plupart des questions, lui accordait toutes les grâces qu'il demandait, et nommait son frère, l'évêque d'Agde, maître de l'Oratoire de la chapelle royale.

Colbert, qui avait à cette époque de fréquentes relations avec Fouquet, ne cessait de lui vanter la faveur du roi et de faire valoir toutes les grâces qu'il lui accordait. Il l'engageait en même temps à témoigner sa reconnaissance en remplissant l'épargne, sans avoir recours aux traités avec les partisans, qui étaient si onéreux pour l'État. «Je vendrais de bon cœur, lui dit Fouquet, tout ce que j'ai au monde pour donner de l'argent au roi.» Sans le presser plus vivement, Colbert continua la conversation, et eut soin de la faire tomber sur la charge de procureur général. Fouquet lui dit qu'on lui en avait offert quinze cent mille livres. «Mais, monsieur, reprit Colbert, est-ce que vous la voudriez vendre? Il est vrai qu'elle vous est assez inutile: un surintendant ministre n'a pas le temps de voir des procès.»

L'affaire n'alla pas plus loin pour le moment; mais ils y revinrent dans la suite, et Fouquet, se croyant assuré des bonnes grâces du roi, dit un jour à Colbert qu'il avait envie de vendre sa charge, pour en faire un sacrifice au roi. Colbert applaudit à cette résolution, et Fouquet alla sur-le-champ en faire part à Louis XIV, qui l'en remercia et accepta l'offre sans balancer. «J'ai appris ces particularités, dit l'abbé de Choisy, de Perrault, à qui Colbert les a contées plus d'une fois.»

Tout en admettant le récit de l'abbé de Choisy, il ne faut pas oublier que la vanité fut un des principaux mobiles de la conduite de Fouquet. Des flatteurs, peut-être même de faux amis, lui firent entrevoir la prochaine réalisation de ses vues ambitieuses. On annonçait qu'il allait être élevé à la place de premier ministre; mais on ajoutait qu'il ne pourrait y parvenir qu'en renonçant à la robe, et en devenant exclusivement homme de cour. «Le roi, dit le jeune Brienne[972], lui fit espérer de le faire chevalier de l'ordre, en le déclarant son principal ministre, dès qu'il ne serait plus procureur général.» La vanité de Fouquet fut flattée de la perspective de cet avenir brillant, où il marcherait l'égal des seigneurs de la plus haute naissance, et remplacerait la toge du magistrat par l'habit de cour. Dès le mois de juillet 1661, il paraissait décidé à vendre sa charge de procureur général. Gui Patin l'annonçait à Falconnet, et accompagnait cette nouvelle de réflexions satiriques à son ordinaire. Il écrivait, le 12 juillet 1661: «Je viens d'apprendre que M. Fouquet a vendu sa charge[973] de procureur général seize cent mille livres à M. de Fieubet, maître des requêtes. On prétend par là qu'il est fort en crédit près du roi, et qu'il est assuré d'autre chose, puisqu'il a abandonné le Palais, qu'il sera ministre d'État ou chancelier de France, si la corde ne rompt; mais d'autres soupçonnent pis.» Trois jours après, ces bruits étaient démentis. Gui Patin l'annonçait le 15 juillet: «Le président Miron m'a dit aujourd'hui que c'est un roman tout ce qu'on a dit de la vente de la charge de procureur général, mais bien que l'on a remis en bonne intelligence les deux frères, savoir, l'abbé Fouquet avec le surintendant son frère, et néanmoins il croit que M. le surintendant se défera de sa charge de procureur général, et qu'il y en a qui la marchandent. Il ne faut plus que de l'argent pour être grand; la vertu ne sert plus de rien:

Si fortuna volet, fies de rhetore consul.

[974] O fortuna, quantos tibi ludos facïs in vita mortalium[975]!» Le roi ne voulait pas seulement enlever à Fouquet la protection du parlement de Paris, il fallait, pour achever de le désarmer, s'emparer de ses forteresses de Bretagne. On n'a pas oublié quelle était la puissance de Fouquet dans cette province. Maître de Belle-Île, du Croisie, de Concarnau, de Guérande, du duché de Penthièvre, disposant par ses amis des forteresses du Mont-Saint-Michel et de Tombelaine, il considérait la Bretagne comme son royaume, et ses partisans flattaient sa vanité en répétant qu'il en était le souverain. Il avait une cabale dans le parlement de Bretagne. Le président de Maridor s'était engagé par écrit à le défendre envers et contre tous. Le conseiller Amproux ne lui était pas moins dévoué[976]. Si l'on ajoute que la flotte de l'Océan était sous les ordres de l'amiral de Neuchèse, qui devait à Fouquet la charge qu'il avait achetée, on pouvait craindre que cette province, de tout temps peu docile au joug de la royauté, ne profitât de l'arrestation du surintendant pour s'agiter et revendiquer ses vieilles libertés.

En présence de ce danger, Louis XIV agit avec prudence et dissimulation. Comme les ressources pécuniaires manquaient, on proposa d'augmenter la contribution des pays d'états. Cet impôt, déguisé sous le nom de don gratuit, était voté par les assemblées provinciales. La présence du roi parut nécessaire pour déterminer les états de Bretagne à faire un sacrifice pécuniaire plus considérable[977], et Fouquet lui-même conseilla au prince de se rendre à Nantes, où devait se réunir l'assemblée de la province. Le voyage fut décidé dès la première moitié du mois de juillet, comme le prouve la lettre suivante de madame d'Asserac à Fouquet. Elle porte la date du 15 juillet: «Je savais, lui écrit-elle[978], tout ci que M. Devaux[979] m'a voulu apprendre, et personne ne prend plus de part que moi à la joie que vous doit donner le bon état des choses. Votre prospérité augmentera sans doute plutôt que de diminuer, du mérite que vous avez; mais, comme il ne se peut faire autrement que la foule et les divertissements continuels n'accompagnent vos pas partout et surtout en ce voyage que le roi va faire en Bretagne, vous me dispenserez, s'il vous plaît, d'en être. Je ne m'accommode ni de l'un ni de l'autre. Je vous suis très-obligée du souhait que vous faites de me trouver en ce lieu, et sans doute j'y serais s'il y allait de vous faire voir, par des services, comme je suis à vous.»

Fouquet se croyait, comme le disait madame d'Asserac, plus puissant que jamais, et il s'abandonna sans frein aux deux passions qui le dominaient et qui absorbaient tout l'argent qu'il volait à l'État, les femmes et les bâtiments. Il avait acquis à Paris le magnifique hôtel construit par le surintendant d'Émery, non loin du lieu où l'on a ouvert la place Louis-le-Grand (aujourd'hui place Vendôme). Sa maison de Saint-Mandé se composait primitivement de deux propriétés qu'il avait achetées de madame de Beauvais, afin d'être à proximité de Vincennes, où le cardinal Mazarin passait une partie des étés. Les jardins du surintendant communiquaient avec le parc royal, et il pouvait se rendre au château en les traversant. Peu à peu il donna à cette maison de plaisance de Saint-Mandé des développements qui la transformèrent. Elle renfermait six cours entourées de bâtiments, et n'était pas encore achevée lorsque Fouquet fut arrêté. Il avait en soin de dissimuler la magnificence des constructions du côté qui regardait Vincennes, afin de ne pas exciter l'envie par cette maison bâtie à proximité et en quelque sorte sous l'œil du roi; mais à l'intérieur elle faisait l'admiration des étrangers par la beauté des galeries, la rareté des livres et la multitude d'objets curieux que le surintendant y avait entassés[980]. Enfin le château de Vaux, que Fouquet habitait pendant que la cour séjournait à Fontainebleau, étalait une magnificence vraiment royale. Le surintendant y reçut en juillet et en août 1661 le roi, les princes et la cour tout entière. Ce fut d'abord la reine d'Angleterre, Henriette de France, veuve de Charles 1er, sa fille Henriette d'Angleterre, et son gendre Philippe de France, duc d'Orléans, qui honorèrent de leur présence le château de Vaux et les fêtes données par le surintendant.

Henriette d'Angleterre, que les mémoires du temps appellent Madame, passait alors pour avoir une grande influence sur son beau-frère, le roi Louis XIV. La cabale de la comtesse de Soissons prétendait même qu'il en était épris, et que ses assiduités auprès de mademoiselle de la Vallière, fille d'honneur de Madame, servaient à couvrir ses relations avec cette princesse. Mademoiselle du Fouilloux l'avait fait répéter plusieurs fois à Fouquet par l'entremetteuse, en lui recommandant de gagner la confiance et les bonnes grâces de la duchesse d'Orléans. Ces bruits avaient pris une nouvelle consistance pendant le séjour de la cour à Fontainebleau. Les promenades du roi et de Madame, qui se prolongeaient pendant une partie des nuits, exerçaient la malignité des courtisans. Il est vrai que mademoiselle de la Vallière était de toutes ces fêtes, et que quelques esprits plus pénétrants devinaient que c'était réellement à elle que s'adressaient les hommages du roi; mais la foule s'y trompait et croyait à la puissance absolue d'Henriette d'Angleterre sur Louis XIV. Fouquet était averti de tout par les espions qu'il s'était ménagés dans la place.

Les lettres de la femme la Loy sont remplies de détails de cette nature, que mademoiselle du Fouilloux la chargeait de transmettre au surintendant ou qu'elle recueillait près des autres filles de la reine. Le 4 juillet, elle avertissait Fouquet que la reine d'Angleterre avait été appelée à Fontainebleau par la reine mère pour parler à sa fille Henriette de sa conduite avec le roi, et faire cesser le scandale qu'elle causait dans la cour. C'est de mademoiselle de la Motte-d'Argencourt, qui était encore fille de la reine à cette époque, que la femme la Loy tenait cette nouvelle. Elle y revient le 7 juillet, et écrit à Fouquet[981]: «Ce que je voulais mander de la reine d'Angleterre, c'est que l'on tient que son voyage n'est causé ici que pour parler à Madame touchant le roi, et que c'est la reine mère qui fait tout cela.»

Fouquet ne négligea rien pour gagner une princesse dont l'influence pouvait contribuer à lui assurer la succession de Mazarin. Madame brillait encore plus par l'esprit que par la beauté. «Elle avait l'esprit solide et délicat, dit un des contemporains qui l'ont le mieux connue[982], du bon sens, connaissant les choses fines, l'âme grande et juste, éclairée sur tout ce qu'il faudrait faire, mais quelquefois ne le faisant pas. Elle mêlait dans toute sa convention une douceur qu'on ne trouvait point dans toutes les autres personnes royales. Ce n'est pas qu'elle eût moins de majesté, mais elle en savait user d'une manière plus facile et plus touchante, de sorte qu'avec tant de qualités toutes divines, elle ne laissait pas d'être la plus humaine du monde. On eût dit qu'elle s'appropriait les cœurs, au lieu de les laisser en commun, et c'est ce qui a aisément donné sujet de croire qu'elle était bien aise de plaire à tout le monde et d'engager toutes sortes de personnes. Pour les traits de son visage, on n'en voit pas de si achevés; elle avait les yeux vifs sans être rudes, la bouche admirable, le nez parfait. Son teint était blanc et uni au delà de toute expression; sa taille médiocre, mais fine. On eût dit qu'aussi bien que son âme, son esprit animait tout son corps. Elle en avait jusqu'aux pieds, et dansait mieux que femme du monde. Pour ce je ne sais quoi tant rebattu, donné si souvent en pur don à tant de personnes indignes, ce je ne sais quoi qui descendait d'abord jusqu'au fond des cœurs, les délicats convenaient que chez les autres il était copie, qu'il n'était original qu'en Madame; enfin, quiconque l'approchait demeurait d'accord qu'on ne voyait rien de plus parfait qu'elle.»

Pour gagner une pareille princesse, il fallait avoir recours aux plaisirs qui charment l'esprit plus encore qu'à la magnificence qui éblouit les yeux. Fouquet n'y manqua pas; il la fit célébrer par les écrivains qui lui devaient un tribut, et, dans les fêtes qu'il lui donna, les plaisirs de l'esprit ne furent pas oubliés. La Fontaine chanta le mariage d'Henriette d'Angleterre avec Philippe de France. En envoyant son ode à Fouquet, il lui écrivait:

«Monseigneur,

«Le zèle que vous avez pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme-ci vous sera plus agréable que pas un autre, et que vous accorderez la protection qu'il vous demande. Avec ce passe-port, qui n'a jamais été violé, il vous ira trouver sans rien craindre. J'y loue la merveille que nous ont donnée les Anglais. Encore que sa naissance vienne des dieux, ce n'est pas ce qui fait son plus grand mérite: mille autres qualités, toutes excellentes, font qu'elle est l'ornement aussi bien que l'admiration de notre cour. C'est ce qu'on peut dire de plus à l'avantage de cette princesse; car notre cour est telle à présent, que son approbation serait même glorieuse à la mère des Grâces. L'entreprise de louer dans le même ouvrage le digne frère de notre monarque était infiniment au-dessus de moi.»

L'ode où la Fontaine célèbre le mariage du frère du roi et de la princesse d'Angleterre est, en effet, au-dessous du sujet. Le poëte n'a pas le souffle lyrique: et, pour chanter la beauté et l'esprit d'Henriette, il ne trouve que des vers sans originalité:

Elle reçut la beauté
De la reine de Cythère.
De Junon la majesté,
Des Grâces le don de plaire;
L'éclat fut pris du Soleil.
Et l'Aurore au teint vermeil
Donna les lèvres de roses.
Lorsque d'un mélange heureux
Le Ciel eut uni ces choses.
Il en devint amoureux.

Toute cette mythologie est bien languissante, et d'un pauvre effet. J'aime mieux ces trois vers:

La princesse tient des cieux
Du moins autant par son âme
Que par l'éclat de ses veux.

Molière fut mieux inspiré que la Fontaine, lorsque Fouquet lui demanda de composer une comédie pour la fête qu'il devait donner à la princesse. Il écrivit à cette occasion un de ses premiers chefs-d'œuvre, qui fut représenté à Vaux, au mois de juillet 1661, en présence des hôtes illustres que recevait le surintendant.

Loret, qui touchait une pension de Fouquet, mais qui avait ordre, comme il l'avoue lui-même, de modérer l'essor de sa muse burlesque en parlant du surintendant, Loret put chanter en toute liberté, sur un ton moitié sérieux, moitié bouffon, les magnificences de cette fête[983], qui n'était que le prélude d'une réception encore plus brillante:

Fouquet, dont l'illustre mémoire
Vivra toujours dans notre histoire,
Fouquet, l'amour des beaux esprits,
Et dont un roman de grand prix
Dépeint le génie sublime
Sous le nom du grand Cléonime[984]:
Ce sage donc, ce libéral,
Du roi procureur général.
Et plein de hautes connaissances
Touchant l'État et les finances,
Lundi dernier traita la cour
En son délicieux séjour,
Qui la maison de Vaux s'appelle,
Où le Brun, de ce temps l'Apelle,
A mis (je ne le flatte point)
La peinture en son plus haut point,
Soit par les traits incomparables.
Les inventions admirables.
Et les dessins miraculeux,
Dont cet ouvrier merveilleux
Délicatement représente
L'inclination excellente
De ce sage seigneur de Vaux,
Qui par ses soins et ses travaux,
Ses nobles instincts, ses lumières.
Et cent qualités singulières.
Se fait aimer en ce bas lieu
Presqu'à l'égal d'un demi-dieu.

J'en pourrais dire davantage;
Mais à ce charmant personnage
Les éloges ne plaisent pas;
Les siens sont pour lui sans appas.
Il aime peu que l'on le loue,
Et, touchant ce sujet, j'avoue
Que l'excellent sieur Pellisson
M'a fait plusieurs fois ma leçon;
Mais, comme son rare mérite
Tout mon cœur puissamment excite,
Et que ce sujet m'est très-cher,
J'aurais peine à m'en empêcher.

Ici je passe sous silence
La multitude et l'excellence
Et même la diversité
Des jets d'eau, dont la quantité
Sont des choses toutes charmantes,
Sont des merveilles surprenantes,
Qui passent tout humain discours;
Et le soleil faisant son cours
Dessus et dessous l'antarctique
Ne voit rien de si magnifique;
C'est ainsi que me l'ont conté
Diverses gens de qualité.

Mais pour dire un mot des régales
Qu'il fit aux personnes royales[985]
Dans cette superbe maison,
Admirable en toute saison;
Après qu'on eut de plusieurs tables
Desservi cent mets délectables.
Tous confits en friands appas.
Qu'ici je ne dénombre pas,
Outre concerts et mélodie.
Il leur donna la comédie,
Savoir: l'École des maris,
Charme à présent de tout Paris,
Pièce nouvelle et fort prisée
Que sieur Molier (sic) a composée.
Sujet si riant et si beau.
Qu'il fallut qu'à Fontainebleau
Cette troupe ayant la pratique
Du sérieux et du comique,
Pour reines et roi contenter,
L'allât encor représenter.

Tout semblait alors sourire à Fouquet. Sa femme lui donnait un fils, dont la Fontaine chantait l'heureuse naissance[986]. Ses frères, réunis à Paris, répandaient un nouveau lustre sur sa famille. L'archevêque de Narbonne, François Fouquet, venait offrir à Louis XIV les hommages et le don gratuit de la province de Languedoc[987]. L'évêque d'Agde, Louis Fouquet, déjà aumônier du roi, achetait, avec les deniers que lui fournissait son frère, la charge de maître de l'Oratoire du roi, qui le mettait à la tête de tous les clercs de la chapelle royale. Le surintendant se crut plus affermi que jamais: et, au lieu d'en profiter pour remettre de l'ordre dans les finances, comme il l'avait promis à Louis XIV, il ne songea qu'à s'abandonner aux plaisirs. Ce fut surtout à cette époque que sa passion pour une des filles de la reine, mademoiselle de Menneville, l'entraîna dans de scandaleuses prodigalités.

CHAPITRE XXXVI

—1661—

Fouquet et mademoiselle de Menneville.—Beauté célèbre de cette fille de la reine.—Promesse de mariage que lui fait le duc de Damville et qu'il refuse de tenir.—Intrigue entre cette fille d'honneur de la reine et le surintendant Fouquet conduite par la femme la Loy.—Lettre de mademoiselle de Menneville au surintendant.—Il lui donne cinquante mille écus en billets sur l'Épargne pour faciliter son mariage avec Damville.—Demande de bijoux, de points de Venise, etc.—Jalousie de Fouquet contre Péguilin (plus tard Lauzun).—Obstacles aux rendez-vous.—L'entremetteuse demande que l'argent des cinquante mille écus soit déposé chez un notaire.—Avidité de Damville.—Nouvelle lettre de mademoiselle de Menneville à Fouquet.—Pertes au jeu.—Les filles de la reine fout leur jubilé mai 1661.—Ballet des Saisons dansé à la cour (juillet 1661).—Maladie de Fouquet (août 1661).—L'abbé Fouquet fait quelques tentatives auprès de mademoiselle de Menneville; elles sont repoussées.—Fouquet part pour la Bretagne.—Erreurs de Brienne dans le passage où il parle des relations du surintendant et de mademoiselle de Menneville.

Mademoiselle de Menneville ou Manneville[988] était une des filles d'honneur de la reine Anne d'Autriche. Elle était citée comme un type de beauté. Les chansons de l'époque vantent sa supériorité sur ses compagnes:

Cachez-vous, filles de la reine.
Petites;
Car Menneville est de retour.
M'amour.

Racine, dans la lettre à la Fontaine que nous avons citée plus haut[989], la nomme, à côté de mademoiselle du Fouilloux, comme une des personnes les plus remarquables de l'époque. Son portrait, en tête d'une des dédicaces rimées de la Serre, justifie cette réputation[990]. Il porte la date de 1661. Mademoiselle de Menneville, qui avait alors vingt-cinq ans, réunissait l'éclat éblouissant du teint à la beauté et à la régularité des formes. Quant au caractère de cette fille de la reine, il présente, autant qu'on peut en juger par nos correspondances, un mélange de vanité et de mollesse. Mademoiselle de Menneville n'avait pas l'esprit d'intrigue de mademoiselle du Fouilloux; mais elle voulait briller dans cette cour voluptueuse. Elle tenait surtout à devenir duchesse, et elle avait eu soin de se ménager parmi les seigneurs d'illustre naissance un adorateur, qui, en 1657, lui avait signé une promesse de mariage en bonne forme: c'était François-Christophe de Lévi, duc d'Amville ou de Damville[991]. Elle avait fait un assez triste choix, si l'on en juge par les détails que fournissent les papiers de Fouquet. Damville, qui avait alors plus de cinquante ans, était réduit à emprunter à mademoiselle de Menneville l'argent que lui donnait le surintendant. Mais le titre de duc effaçait tous les défauts aux yeux de cette beauté frivole.

Madame de Motteville[992], parlant de la mort de Damville, qui arriva au mois de septembre 1661, explique le motif qui empêcha ce mariage de se réaliser: «Le duc de Damville, le Brion de jadis, mourut dans le même temps. Par sa mort, il échappa des chaînes qu'il s'était imposées lui-même en s'attachant d'une liaison trop grande à mademoiselle de Menneville, fort belle personne, fille d'honneur de la reine mère. Il lui avait fait une promesse de mariage, et ne la voulait point épouser. Le roi et la reine mère le pressant de le faire, il reculait toujours, et, quand il mourut, sa passion était tellement amortie, qu'il avait fait supplier la reine mère de leur défendre à tous deux de se voir. Il offrait de satisfaire à ses obligations par de l'argent; mais elle, qui espérait d'en avoir par une autre voie, voulait qu'il l'épousât pour devenir duchesse. La fortune et la mort s'opposèrent à ses désirs, et la détrompèrent de ses chimères. Son prétendu mari s'était aperçu qu'elle avait eu quelque commerce avec le surintendant Fouquet, et qu'elle avait cinquante mille écus de lui en promesses. Elle ne les reçut pas, et perdit honteusement en huit jours tous ses biens, tant ceux qu'elle estimait solides que ceux où elle aspirait par sa beauté, par ses soins et par ses engagements. Ils paraissaient honnêtes à l'égard du duc de Damville, et n'étaient pas non plus tout à fait criminels à l'égard du surintendant. On le connut clairement; car il arriva, pour son bonheur, que l'on trouva de ses lettres dans les cassettes du prisonnier, qui justifièrent sa vertu.»

Madame de Motteville a poussé ici l'indulgence trop loin ou n'a pas été bien informée. Les lettres trouvées dans la cassette de Fouquet sont loin de justifier mademoiselle de Menneville[993]. Elles prouvent, au contraire, jusqu'à l'évidence, qu'elle s'était vendue au surintendant, et qu'en même temps elle voulait contraindre le duc de Damville d'exécuter sa promesse de mariage. Cette honteuse intrigue est conduite par cette femme la Loy, dont nous avons déjà parlé. C'est elle qui livre la fille d'honneur au surintendant, qui fixe l'heure des rendez-vous et y conduit mademoiselle de Menneville; c'est elle surtout qui se charge des demandes d'argent et les renouvelle dans presque toutes ses lettres avec une insistance digne de sa profession et de son caractère.

Cette intrigue commence vers la fin de l'année 1660. L'entremetteuse nous initie par ses lettres aux manœuvres employées pour entraîner mademoiselle de Menneville. Elle écrit a Fouquet, le 8 décembre 1660[994]: «Je ne manquai pas de faire dès hier ce que vous m'ordonnâtes touchant mademoiselle de Menneville. Je lui dis les bontés que vous m'aviez témoignées pour elle, quoiqu'elle n'en eût pas usé, semblait-il, de la manière qu'elle devait. Elle s'en excusa fort, disant qu'assurément elle ne vous avait pas vu. Elle m'a fort priée de faire en sorte de pouvoir avoir l'honneur de vous voir et vous rendre grâce des bontés que vous avez pour elle, et m'a même témoigné de souhaiter avec passion de vous pouvoir parler, et vous en faire ses compliments elle-même, me disant qu'elle s'informerait lorsque vous seriez chez la reine, et qu'elle y descendrait pour vous parler: mais de la manière qu'elle m'a parlé il me semble qu'elle souhaiterait de vous parler particulièrement; car elle ma dit que, puisque vous aviez tant de bonté pour elle, vous pouviez beaucoup plus la servir[995] lorsque la chose serait secrète que quand vous vous déclareriez être dans ses intérêts; je lui ai promis que je ferais mon possible pour avoir l'honneur de vous parler.»

Le 13 décembre, l'entremetteuse écrit encore[996]: «Depuis ma dernière, mademoiselle de Menneville m'a fort demandé si j'avais eu l'honneur de vous voir, et si je vous avais fait son compliment. Je lui ai dit que votre indisposition était cause que je n'avais pas cherché les moyens de vous pouvoir parler. J'ose vous supplier de me mander ce que vous souhaitez que je lui dise.»

Enfin, dans une lettre du 21 décembre[997], l'intrigue commence à se nouer, et, à en croire l'entremetteuse, mademoiselle de Menneville aurait fait les avances: «Elle m'a priée de vous voir demain, qui est mardi, et conférer avec vous comme elle pourrait faire pour avoir l'honneur de vous parler, le souhaitant beaucoup. Si vous avez un moment de temps à perdre et que vous me fassiez la grâce de me le mander, je vous irai rendre compte de tout; car je lui ai promis que je ne manquerais pas d'y aller demain au soir lui rendre compte de ce que vous m'aurez dit et du jour où elle vous pourrait parler, et où ce pourrait être.»

Quelques jours après, nouvelle lettre de l'entremetteuse, qui insiste toujours pour une entrevue secrète: «Je suis en peine si vous avez reçu une lettre que je vous écrivis mercredi au soir; je vis hier encore mademoiselle de Menneville, qui me gronda fort de ce que je n'avais pas eu l'honneur de vous voir, et elle m'avait priée que je fisse tout ce que je pourrais pour vous voir hier et savoir vos sentiments sur sa visite. Elle parla hier à la reine plus d'une grande heure; mais je ne sais pas encore ce qu'elle lui dit. J'irai ce matin pour la voir. Commandez-moi par un billet ce que vous souhaitez que je fasse; car je crois que je ne pourrai avoir l'honneur de vous parler que ces fêtes[998]. J'ai appris quelque chose qui vous concerne. Je le dirai à M. votre frère pour vous le dire, afin que par là il ne se doute pas que j'ai l'honneur de vous voir.»

Le surintendant répondit par une lettre destinée à être montrée à mademoiselle de Menneville. Il engageait la fille d'honneur à mettre en lui sa confiance, et provoquait une explication qui ne se fit pas attendre. Mademoiselle de Menneville s'empressa de lui répondre[999]: «J'ai vu la lettre que vous avez eu la bonté d'écrire, dont je vous suis la plus obligée du monde. Je vous assure, monsieur, que vous ne pouvez vous employer pour personne qui en ait plus de reconnaissance. Je vous prie, trouvez bon que je vous dise que je suis un peu scandalisée contre vous de la mauvaise opinion que vous avez de moi de croire que je n'ai pas la dernière confiance en vous. Je ferai toute ma vie ce que je pourrai pour vous persuader du contraire. La personne qui vous rendra ma lettre vous dira en l'état que sont les choses. C'est une femme que j'aime fort et à qui j'ai beaucoup de confiance.»

L'entremetteuse, si bien traitée à la fin de cette lettre, ne cessait de hâter un dénoûment dont elle espérait tirer parti. Elle offrait mademoiselle de Menneville au surintendant, et en même temps elle représentait à cette fille de la reine que, pour devenir duchesse, il fallait obtenir du surintendant l'argent qui aplanirait toutes les difficultés. Elle la décida à écrire de nouveau à Fouquet le billet suivant: «Vous m'avez tant témoigné de bonté, que j'espère que vous aurez celle de me vouloir servir dans une affaire qui m'est de la dernière conséquence. C'est que mon affaire avec M. d'Amville a fait aujourd'hui un fort grand éclat, dont madame de Prémont[1000] vous dira le détail. Je vous supplie donc de vouloir faire tout ce qu'elle vous dira pour cela; je vous en aurai la dernière obligation[1001]

Fouquet s'empressa de venir au secours de mademoiselle de Menneville; il eut avec elle une entrevue et lui donna un billet de cinquante mille écus, qui devait décider Damville à exécuter sa promesse de mariage. L'entremetteuse insiste, dans ses lettres à Fouquet, sur la reconnaissance de mademoiselle de Menneville, et fait entendre qu'elle éprouve pour le surintendant un sentiment plus vif et plus tendre: «Comme je ne pus pas parler à mademoiselle de Menneville le soir même, et savoir comme cela s'était passé avec vous, elle m'a envoyé querir ce matin et m'a priée de vous voir de sa part, et vous témoigner qu'elle vous est obligée de vos bontés et de la manière obligeante dont vous en usâtes hier, et qu'enfin l'on ne peut pas plus en avoir de ressentiment qu'elle en a. Je vous assure, monseigneur, que cette pauvre fille est changée de moitié depuis hier; il y a longtemps que je ne lui ai trouvé tant de gaieté qu'aujourd'hui. Elle m'a dit que, de quelque manière que pût tourner son affaire, elle vous aurait toujours les dernières obligations de la manière dont vous aviez agi. Elle a ajouté qu'elle fut si surprise de toutes vos bontés et si interdite, qu'elle en parut toute bête, et qu'elle est fort mal satisfaite d'elle-même. Elle m'a dit cent choses que je ne vous peux mander; elle m'a renvoyée fort promptement, afin qu'à quelque prix que ce soit, je vous pusse parler. Mais, comme je ne crois pas que, présentement que vous allez au Louvre, je puisse avoir cet honneur-là, mandez-moi ce que vous souhaitez que je lui dise; et, si vous le jugez à propos, vous m'écrirez une lettre que je puisse faire voir; et, par un autre petit mot, vous me ferez savoir ce que vous souhaitez que je fasse pour toute chose. Je prends la liberté, monseigneur, de vous faire encore de nouvelles protestations de ma fidélité, et je vous proteste, monseigneur, que je suis si absolument à vous, qu'il n'y a rien au monde que je ne fasse pour vous en assurer, vous étant la créature du monde la plus acquise. J'ai fait l'affaire avec madame de Charonne[1002]; je vous en rendrai compte lorsque j'aurai l'honneur de vous voir; mais je vous puis dire que la chose est comme vous la souhaitez.»

A partir du commencement de l'année 1661, l'intrigue est engagée, et l'unique soin de l'entremetteuse est d'en tirer le meilleur parti possible. Presque toutes ses lettres contiennent des demandes d'argent, de bijoux, de dentelles. «Je passai hier au Louvre, en m'en revenant, écrit-elle à Fouquet[1003]; mais je ne pus parler à la personne que vous savez[1004] à cause que M. d'Amville y était déjà. Je l'ai vue ce matin; elle était dans la plus grande inquiétude du monde de savoir si je vous avais parlé. Je lui ai rendu compte de tout ce que vous m'aviez dit et de la prière que vous lui faisiez si elle avait besoin de quelque chose, et que par là vous connaîtriez qu'elle aurait confiance en vous. Elle m'a priée de vous remercier de sa part, et de vous dire que non pas sur cet article-là, mais sur toutes les actions de sa vie, elle vous ferait voir une si grande confiance, que, assurément, vous n'auriez pas lieu de vous en plaindre.» Et, plus loin[1005]: «Je vous dis hier qu'elle m'avait priée de lui faire avoir des points de Venise; et aujourd'hui, devant que je lui dise toutes ces choses, elle m'avait priée encore que je lui fisse avoir quelques bagues et quelques bijoux de chez un orfèvre. Je vous assure qu'après que je lui eus parlé, elle ne m'osait plus faire la même prière; et, quoique je sache que bien des fois elle n'ait pas beaucoup d'argent, c'est la personne la plus généreuse.

«Quant à son affaire[1006], elle parla encore hier à la reine, qui l'assura toujours de M. d'Amville: mais elle vous supplie que vous essayez de lui dire un mot, comme au P. Annat[1007]; on l'avertit qu'il met dans l'esprit du roi que M. d'Amville n'est pas obligé de l'épouser. Elle vous demande en grâce de faire parler à ce jésuite, et aussi au confesseur de la reine. Elle m'a dit que, si vous le trouviez à propos, elle vous enverrait une copie de sa promesse[1008] et de tous ses papiers; mais elle croit que l'on n'ira pas vers les jésuites, et que cela est inutile; que, pourvu que l'on puisse gagner le P. Annat pour parler au roi d'une autre manière, ce sera beaucoup.»

Cette intrigue amoureuse fut troublée par un peu de jalousie, qui ne servit qu'à la rendre plus piquante. Fouquet redoutait un jeune Gascon, Péguilin, qui commençait à paraître à la cour, et qui ne tarda pas à y faire grande figure sous le nom de duc de Lauzun. L'entremetteuse, en prodiguant les assurances de la passion de mademoiselle de Menneville pour Fouquet, cherche à le rassurer: «J'ai relu votre lettre, lui écrit-elle[1009], à la personne que vous savez, qui a autant d'impatience de vous voir que vous, et je l'ai trouvée dans le dessein de hasarder toutes choses; mais il ne faut pas s'en tenir à ce qu'elle dit, il faut faire les choses prudemment. Je lui dis ce que nous avions résolu, que je leur donnerais la collation chez nous, et que vous seriez en un petit cabinet où elle pourrait vous voir un moment. Tout aussitôt elle m'a dit qu'elle en était ravie et qu'elle le voulait; mais, comme mademoiselle du Fouilloux est malade, et qu'il est plus à propos qu'elle y soit, je suis d'avis que l'on attende à demain, et, s'il arrivait quelque changement, je vous en avertirais de bonne heure. C'est une chose qu'il ne faut pas hasarder souvent; car je vous assure que plus j'y songe et plus je la trouve délicate, et il faut assurément, sans balancer davantage, faire venir madame sa mère.

«Je lui ai parlé de ce que vous m'aviez dit pour ses affaires[1010], et ce qu'il fallait qu'elle dise au roi; mais elle dit qu'elle n'ose le dire elle-même, et qu'elle le fera dire par le grand prévôt[1011] ou par mademoiselle du Fouilloux. Pour moi, je n'approuve pas que cela se fasse ainsi; et, à moins qu'elle ne le dise elle-même, cela ne fera pas son effet.

«Je me suis informée de ce que c'était que Péguilin; il est amoureux de la petite mademoiselle de Beauvais, et assurément elle (mademoiselle de Menneville) ne lui parle jamais. Ce qu'elle lui dit, c'était que, de la part de mademoiselle de Beauvais, elle lui demandait qui était une personne qui était dans la chapelle. Ne soyez point en peine comme j'ai fait cela; je l'ai fait si adroitement, que l'on ne sait par quelle raison j'ai demandé tout cela.

«Je vous écris celle-ci dans son alcôve pendant qu'elle dîne. Je vous demande la grâce, quand vous aurez lu ma lettre, de m'envoyer ce billet pour madame du Puy[1012]; c'est que je n'ose plus venir céans si je ne lui donne. Elle m'a dit aussi de vous en prier; car elle souhaite encore plus que moi que je me maintienne bien avec elle. Je dirai que c'est M. votre frère qui me le laissa hier en s'en allant. Ne me mandez que ce que vous voudrez qu'elle voie. Comme elle ne veut pas que je sorte que ce laquais ne soit de retour, elle voudra lire la lettre. Elle m'a dit que d'abord qu'elle aurait dîné, elle vous allait écrire.»

Le billet de mademoiselle de Menneville à Fouquet, qu'annonce l'entremetteuse, est probablement le suivant[1013]: «Vous ne pouvez pas douter de mon amitié sans m'offenser furieusement, après les marques que je vous en ai données. Je trouve le temps aussi long que vous de ne vous point voir, et, si j'avais pu apporter quelque remède, je n'y aurais pas manqué. Je n'ose pas essayer jusques à cette heure. Si je voulais croire le bruit du monde, je serais persuadée que vous y avez moins de peine que moi. Je fais tout ce qui se peut pour n'en rien croire. Cela serait fort vilain à vous de n'agir pas d'aussi bonne foi que moi. L'on vous dira les moyens que je cherche pour vous voir. Adieu, je suis à vous sans réserve.»

La plupart des lettres qui suivent roulent sur ces trois points: hâter le mariage avec Damville, ménager des rendez-vous, enfin assurer à l'entremetteuse des avantages de toute nature, part dans les affaires de finance, argent comptant, bijoux, construction de maison, etc. Elle demande le plus souvent au nom de mademoiselle de Menneville; mais, sans exagérer le désintéressement des filles d'honneur, on doit supposer que la plus grande partie de l'argent donné par le surintendant revenait à la femme la Loy. Voici d'abord quelques passages d'une lettre où elle mêle la question du mariage de mademoiselle de Menneville avec des affaires de jaugeage, où elle voulait entrer par la protection de Fouquet: «M. le grand-prévôt, écrit-elle au surintendant, doit avoir grande conférence avec M. d'Amville et elle, si bien qu'elle me dit que, si elle venait, ce ne serait que fort tard; mais enfin que, si vous le souhaitiez, elle irait à quelque heure que ce fût, et même qu'elle quitterait plutôt tout que d'y manquer. Comme j'ai vu cela, j'ai dit qu'il valait mieux remettre la partie à demain; car c'est jour de fête: vous aurez, à ce que je crois, plus de temps, outre que j'ai peur que vous en aller si tard, cela ne vous fît mal. Pour l'affaire de la jauge, le traitant a dit que vous en aviez parlé à M. Pellisson, et que, lui, avait dit que M. Pellot lui en avait écrit de la Rochelle. Il jure que je ne peux pas être de la jauge dont il entend parler, mais bien du courtage, parce qu'il proteste qu'il n'a encore fait aucune chose pour établir la jauge en ce pays-là, et que pour preuve qu'il dit vrai, si vous avez la bonté de vous en informer à M. Chevrier, il pourra vous en assurer, et s'offre toujours à promettre que, si vous avez la bonté de lui donner l'arrêt qu'il demande, et que dans la suite il fasse le moindre bruit, il consent que vous le supprimiez.»

Les obstacles imprévus aux rendez-vous sont aussi un des sujets qui reviennent souvent dans cette correspondance. «Je vous demande mille pardons, écrit l'entremetteuse à Fouquet[1014], si je ne vous fis point hier savoir de nouvelles. Toute la journée nous fûmes enfermées dans le Palais-Royal, sans en pouvoir sortir. Je croyais toujours qu'assurément nous irions vous voir, et je vous jure que ce ne fut pas la faute de la personne que vous savez; car elle en avait la plus grande envie, et elle avait jeté ses mesures sur ce que M. d'Amville lui avait dit qu'il irait coucher au faubourg, et qu'il lui viendrait parler sur les deux heures, si bien qu'il l'a fait attendre toute la journée, et n'est venu que sur les six heures, et a dit qu'il coucherait au Louvre. Je vous proteste qu'elle en a eu de la douleur. Je ne pus vous le faire savoir hier au soir. Elle ira aujourd'hui sans faute, à ce qu'elle me vient de mander. Je crois que ce sera sur les six heures et demie. J'irai l'y attendre. Faites tenir M. de la Forest à la porte pour ce temps-là. S'il arrivait du changement, je vous le manderais.»

Quelquefois c'est mademoiselle de Menneville elle-même qui s'excuse sur sa santé. Elle écrit à l'entremetteuse, qui envoie son billet à Fouquet[1015]: «Quoique malade à la mort, je n'ai pas laissé d'envoyer à votre logis pour vous prier de venir me prendre chez ma mère pour aller où vous savez. J'ai tout le déplaisir imaginable de n'y pouvoir aller ce jour; il y a beaucoup de votre faute: c'est pourquoi n'en pensez pas crier la première. Je vous donne le bonjour, et je vous prie d'aller où vous savez, et faites mes excuses. Adieu, je suis à vous sans réserve.»

L'entremetteuse la presse et cherche à l'inquiéter. «Je lui dis, écrit-elle à Fouquet, que j'avais pu remarquer (non pas que vous me l'eussiez dit) que cela vous fâchait fort de voir toujours les plus beaux acheminements de parties, et toujours manquer, si bien que je l'ai fort inquiétée; mais je crois que ce n'est pas mal à propos. Elle est toujours fort mal d'un gros rhume.»

Dans une autre circonstance, c'est la maladie de sa mère qui retient mademoiselle de Menneville: «Il est impossible que la personne que vous savez aille aujourd'hui vendredi chez vous, parce que madame sa mère est fort mal. Les médecins en désespèrent, et l'on ne croit pas qu'elle puisse aller jusques à demain, si son mal ne diminue, si bien qu'elle est en une affliction la plus grande du monde. Cela ne l'aurait pas empêchée d'y aller, sinon que M. d'Amville y doit aller sur les trois heures, et la doit ramener au Louvre. Elle ira dimanche ou lundi, selon que vous le jugerez à propos. Je lui dis tout ce que vous me dites hier. Elle est fort résolue de ne le lui point donner[1016] qu'il ne fasse les choses; mais elle souhaiterait fort que l'argent fût chez un notaire, afin qu'elle en puisse parler à M. de Guitaut[1017], et qu'elle puisse faire voir à l'autre (Damville) que, en cas qu'il veuille faire l'affaire, assurément on ne le fourbe point.»

Tantôt c'était un ordre imprévu qui soumettait les filles de la reine à une surveillance plus sévère et les retenait au Louvre. Il était impossible que l'œil si perçant et si peu charitable des courtisans ne découvrit pas quelques-uns des mystères de ces légères beautés. De là les défenses qui, si l'on en croit les lettres de la cassette, désolaient mademoiselle de Menneville[1018]. «La reine envoya querir au soir madame Dupuy (c'était probablement une sous-intendante de la maison de la reine, charger de la garde des filles d'honneur), et lui défendit de laisser sortir les filles, pendant qu'elle n'y serait pas, si ce n'était pour aller chez la jeune reine, et de ne les laisser promener qu'avec elle, si bien qu'elle (mademoiselle de Menneville) est enragée et dit que, nonobstant cela, demain elle ira voir madame de Froulay, et qu'elle fera tous ses efforts pour lier la partie pour mercredi. Elle m'a dit que, si vous vouliez, elle feindrait d'avoir une affaire à solliciter, et qu'elle vous irait voir demain; mais je crois que cela ferait trop d'éclat. Si vous le souhaitez pourtant, cela sera. M. d'Amville est de retour, mais sans contrat. Il fait toujours les plus belles protestations du monde, et jure ses grands dieux que, dans un mois, elle sera madame d'Amville. De tout cela, je n'en crois guère.»

Il paraît, à en juger par les lettres suivantes, que Damville se montrait très-avide et ne cessait d'emprunter à mademoiselle de Menneville l'argent que lui donnait le surintendant: «La personne que vous savez, écrit l'entremetteuse[1019], me vient d'envoyer prier, au nom de Dieu, de lui envoyer tout présentement deux cents pistoles ou cent, si je n'en pouvais trouver davantage, outre les cinquante que je lui donnai. Comme j'ai vu cela, je lui ai dit que je n'en avais pas tant, et je me suis contentée de lui en envoyer quatre-vingts. C'est pour donner à cet homme[1020]. Vous pouvez voir déjà combien en voilà que je lui donne; et, de plus, je suis assurée qu'elle a une bague et une table de bracelets, qui vont à quatre-vingts pistoles, dont je ne recevrai jamais un sou. Elle est prompte furieusement. Je lui dis que vous lui conseilliez de dire à la reine l'argent qu'elle lui prêtait; elle me dit tout franc qu'elle ne le pourrait faire. Assurément cet homme-là se moque d'elle. Pour moi, je suis au désespoir de toutes ces choses.»

Lorsque la cour quitta Paris, au mois de mai, pour se rendre à Fontainebleau, les rendez vous devinrent plus difficiles. Cependant Fouquet surmonta tous les obstacles, et mademoiselle de Menneville en témoigna sa satisfaction dans le billet suivant, qu'elle lui adressa[1021]: «Mon impatience n'est pas moins grande que la vôtre. L'on m'a donné aujourd'hui bien de la joie de l'expédient que vous avez trouvé pour nous voir. Je vous assure qu'il ne se présentera point d'occasion de le faire que je ne le fasse de tout mon cœur. Je vous prie de n'en point douter. Je suis bien honteuse de ne vous avoir pu encore remercier de ce que vous avez fait en partant. Adieu, je vous prie que l'absence ne diminue point l'amitié que vous m'avez promise. Vous ne pouvez me l'ôter sans injustice. Quand vous serez en dévotion, je vous prie, faites-le-moi savoir. Bonsoir, je vous prie de croire que je vous aime de tout mon cœur.»

Il paraît, toutefois, qu'à Fontainebleau les relations devinrent moins fréquentes, et que mademoiselle de Menneville commençait à douter de la constance du surintendant. Il eut manqué quelque chose à cette intrigue, si Fouquet, qui ne se piquait de fidélité pour personne, n'eût pas éveillé les soupçons de mademoiselle de Menneville. L'entremetteuse fait peut-être les frais de toute cette passion: mais il faut la suivre jusqu'au bout. Elle écrit à Fouquet, en mai[1022]: «Quant à la personne que vous savez, je lui ai donné votre billet. Elle était dans la plus grande colère du monde contre moi d'avoir été si longtemps dehors, et croyait qu'absolument vous ne songiez plus à elle. Je lui ai fait connaître que, moi n'y étant point, vous ne pouviez lui écrire. Elle m'a dit pour toute raison que par mon petit garçon vous pouviez bien lui faire savoir, et m'a dit qu'elle savait bien des choses, sans me vouloir expliquer rien, sinon que j'ai vu qu'elle a une jalousie enragée. Je vous peux dire que votre lettre lui a tout remis l'esprit, et ce que je lui dis que vous m'aviez envoyé chercher beaucoup de fois, pendant que je n'y étais pas. Assurément, monseigneur, je suis tout à fait persuadée qu'elle vous aime infiniment. En vérité, elle m'a dit cent choses que je ne vous peux mander, et il sera bon que je vous parle demain, si cela se peut, pour bien des choses; faites-moi la grâce de me mander si je le pourrai.

«Elle m'a dit que, pour la messe du roi, vous saviez bien que la reine mère n'y est pas allée. Elle est fort embarrassée pour son jubilé[1023]; car enfin il faut qu'elle le fasse; cela ferait un trop grand éclat, et moi-même je le lui ai conseillé; car cela est de trop grande conséquence. Comme nous parlions, elle se mit à pleurer, me disant qu'elle était bien malheureuse de s'être engagée aussi fortement avec vous qu'elle l'était, et de voir tant d'obstacles. Elle m'a dit que pour demain elle ne pouvait vous voir; mais elle m'a voulu faire comprendre que, lorsque la reine serait partie, elle le pourrait facilement. Elle vous aurait écrit; mais, comme je lui veux faire faire son jubilé, je ne lui ai voulu parler de rien.

«Je vous assure, monseigneur, qu'elle m'a fait aujourd'hui pitié de la voir touchée comme elle était, et de voir la peur qu'elle a de vous perdre. Elle m'a dit que M. le duc d'Enghien lui en veut fort conter et en fait fort l'amoureux; mais qu'elle vous prie de croire que lui, non plus que tous les autres, ne la touchent nullement, et Fouilloux et d'autres personnes m'ont dit des choses, sans que je fisse mine de rien, qui me font connaître qu'assurément elle en use bien; cela m'a satisfaite tout à fait. Elle a beaucoup perdu en mon absence; mais elle ne me l'a jamais osé dire. Elle m'a priée de lui prêter de ces bijoux que j'ai pour faire voir, comme crochets, bagues et autres bagatelles, me disant que c'était pour les mettre; mais je crois, pour vous dire le vrai, que c'est pour les donner aux uns et aux autres pour l'argent qu'elle leur doit.

«Comme j'ai vu qu'elle ne me le voulait pas dire, je n'ai pas voulu faire mine de le savoir. Mandez-moi, si vous jugez à propos que je le fasse, et si vous le trouvez bon; car elle m'a déjà perdu, comme je vous avais mandé, une bague et une table de bracelets de quatre-vingts pistoles. Toutes ces filles-là se ruinent; elles n'ont point d'autre divertissement que de jouer; mais elles jouent beaucoup plus petit jeu qu'elles ne faisaient. J'attends vos ordres pour tout.»

Les filles de la reine font, en effet, leur jubilé, conduites par la femme la Loy, qui rend compte de tout à Fouquet: «Je fis hier mon jubilé avec elles toutes, et, si vous eussiez vu de la manière qu'elle (mademoiselle de Menneville) s'y prit, je suis assuré que vous eussiez ri de bon cœur. Il fallut que j'allasse avant elle à confesse, afin de lui faire un fidèle rapport s'il était doux ou méchant. Je vous assure que cela se passa plaisamment, et, quand j'aurai l'honneur de vous voir, je suis assurée que je vous en ferai rire.

«Demain, sans faute, l'on travaille à mon bâtiment; c'est pourquoi je vous supplie, monseigneur, si vous voyez M. de Ratabon[1024], vous le prierez de ne point trouver mauvais si je le fais faire au même endroit que j'en avais eu dessein la première fois, ne se pouvant faire à profit de l'autre côté. J'appréhende si fort cet homme-là, que j'aimerais mieux parler au roi qu'à lui.

«J'ai peur que la personne que vous savez ne soit fâchée contre moi. Elle m'envoya encore hier demander des bijoux. Comme je ne savais point si vous l'approuviez ou non, et que, sur ce que je vous en ai mandé, vous ne m'avez pas fait savoir votre volonté, je ne lui envoyai qu'un petit crochet de quatre cents livres et une bague de deux cents, et la priai de me les renvoyer, parce que ceux à qui ils étaient, d'abord que je serais de retour à Paris, voudraient ravoir leurs nippes ou de l'argent, et qu'elle considérât qu'elle en avait déjà eu pour huit cents livres, et qu'il faudrait bien trouver de l'argent pour payer tout cela. Je ne sais comme elle aura reçu cela; car je ne l'ai pas vue depuis. Je la verrai demain matin, et saurai d'elle si elle pourra venir l'après-dînée.»

La cour imposait alors de grandes dépenses aux personnes qui prenaient part à ses fêtes; les jeunes seigneurs y rivalisaient de splendeur avec le roi. Le comte de Saint-Aignan se distinguait entre tous[1025]: il fit dresser un théâtre dans une allée du parc de Fontainebleau; il y avait des fontaines naturelles et des perspectives; on y servit une collation, et on y représenta une comédie nouvelle. La fête enfin fut si magnifique, qu'on pensa que Saint-Aignan n'en était que l'ordonnateur. Le célèbre ballet des Saisons, dont les paroles avaient été composées par Benserade, et les airs par Lulli, fut aussi dansé pendant cet été de 1661. Louis XIV lui-même y figura, et les principales filles de la reine y jouèrent un rôle. Ce fut une occasion de dépense. Mademoiselle de Menneville voulait y paraître avec une magnificence digne de sa beauté. De là les sollicitations adressées par l'entremetteuse au surintendant pour qu'il fît les frais des perles, des bracelets, des bijoux, qui devaient parer mademoiselle de Menneville. «Elle est fort inquiète de trouver de l'argent, écrit l'entremetteuse, parce que vous savez la dépense qu'il faut qu'elle fasse pour ce ballet; elle ne m'ose dire de vous en demander, mais elle me prie de lui en trouver; car elle n'a pas un sou. A tout cela je n'ai rien répondu.» Il est question plus loin d'un collier de perles de la valeur de dix mille écus, que l'on peut avoir pour dix-huit ou vingt mille francs. Mademoiselle de Menneville n'ose pas le demander; mais, ajoute l'entremetteuse, «je vous peux dire qu'elle donnerait jusqu'à sa chemise pour l'avoir. Je suis fort touchée qu'elle m'oblige à vous dire ces choses.»

Continuant sur ce ton, la femme la Loy prétend que, pour elle, elle ne cesse de s'élever contre de pareilles prodigalités; mais que le surintendant gâte tout par sa facilité, «Hier je comptais à la personne que vous savez la dépense que vous avez faite et faisiez pour l'amour d'elle; je lui comptais mon bâtiment, la maison que vous avez meublée, l'argent que vous avez donné. En vérité, cela monte à beaucoup; elle en fut tout étonnée; car elle sait bien que vous ne faites faire tout ce bâtiment-ci que pour l'amour d'elle. Elle me témoigna sur tout cela mille sentiments de reconnaissance.» Et, dans une des lettres suivantes: «En vérité, vous me permettrez de vous dire que vous me gâtez tout. Je vous fais fort fâché, et, quand on vous voit, vous témoignez tout le contraire, si bien que l'on ne fait que me traiter de menteuse, et l'on croit que c'est de mon chef que je fais tout cela.»

Au mois d'août 1661, Fouquet commença à être atteint d'une fièvre intermittente dont il souffrait encore au moment de son arrestation, le 5 septembre. La maladie du surintendant ne suspendit pas entièrement la correspondance de l'entremetteuse. Elle écrit à Fouquet[1026]: «En vérité, monseigneur, je ne vous peux exprimer à quel point votre indisposition me touche. Je vous dirai que la personne que vous savez ne manqua pas à venir hier, et vous attendit jusqu'à une heure passée, nonobstant qu'elle attendait M. d'Amville. Je reçus votre billet comme elle s'en allait, fort fâchée de ne vous avoir point vu; mais elle me parut beaucoup plus touchée, quand elle apprit par votre billet votre indisposition; je vous peux assurer qu'elle en a eu de la véritable douleur et qui part du cœur. Elle me pria plus que Dieu qu'à son réveil, ce matin, elle pût avoir de vos nouvelles.

«Je ne me peux empêcher de vous dire une honnêteté qu'elle a eue pendant votre absence, qui me plut fort, qui est que mademoiselle de Bonneuil, qui est présentement mariée, donna dimanche à dîner à ses compagnes et à elle. M. votre frère l'abbé s'y trouva; il voulut fort entrer en commerce avec elle, et, comme elle vit cela, elle quitta la compagnie qui y passait l'après-dînée. Elle me vint trouver, et me conta que le lundi M. de la Basinière[1027] leur voulut donner à toutes un dîner, où M. votre frère devait être de la partie. Ses compagnes y furent; elle n'y voulut jamais aller, quelque prière que l'on lui pût faire. L'on a fort pesté contre elle.

«Pour ce que je vous mandais que la mère me priait fort de leur prêter de l'argent, elle m'en parla encore au soir, et me fit connaître que, si par moi ou mes amis je pouvais lui faire prêter quatre ou cinq mille livres, ils me les rendraient assurément dans un an ou dix-huit mois tout au plus; qu'ils avaient des bois qu'ils vendraient pour cela, si bien que là-dessus vous me manderez ce que vous souhaitez que je fasse.»

Une lettre qui précéda de peu de jours le départ de Fouquet pour la Bretagne[1028] parle encore des inquiétudes que donnait sa santé: «Je vous peux protester que la personne que vous savez est sensiblement touchée de votre mal. Elle a envoyé ici depuis hier quatre fois pour apprendre des nouvelles de votre santé, et c'est tout vous dire que son frère le chevalier m'a dit aujourd'hui qu'elle en pleurait. Elle m'a mandé qu'elle me viendrait voir, et qu'elle me priait, à quelque prix que ce soit, que je lui pusse dire l'état de votre santé, et de savoir si, en cet état-là, vous iriez en Bretagne, et dit que, si vous y allez, elle sera assez malheureuse que la cause de votre mal empêchera qu'elle ne pourra vous voir. Si vous souhaitez qu'elle aille chez vous, elle n'y manquera pas; car, pour mademoiselle du Fouilloux, elle ne l'y mènera pas, parce qu'elle ne veut pas que personne sache qu'elle vous va parler.»

Mademoiselle de Menneville elle-même écrivit à Fouquet au moment de son départ pour la Bretagne[1029] (août 1661): «Rien ne me peut consoler, lui disait-elle, de ne vous avoir point vu, si ce n'est quand je songe que cela vous aurait pu faire mal. Ce serait la chose du monde qui me serait le plus sensible. Je trouverai le temps fort long de votre absence. Vous me feriez un fort grand plaisir de me faire savoir de vos nouvelles. J'aurai bien de l'inquiétude de votre santé. Pour mes affaires[1030], elles sont toujours en même état. Il n'a point voulu dire de temps à Leurs Majestés, disant toujours qu'il le ferait. A moi, il me fait toujours les plus grands serments du monde. Je n'ai point pris de résolution de rompre ou d'attendre, que je n'aie su votre avis. Je suis toute à vous; je vous prie que l'absence ne diminue point l'amitié que vous m'avez promise. Pour moi, je vous assure que la mienne durera toute ma vie. Adieu, croyez que je vous aime de tout mon cœur et que je n'aimerai jamais que vous.»

Les amours de mademoiselle de Menneville et de Fouquet n'avaient pu échapper à la malignité des courtisans. Le jeune Brienne raconte, dans ses Mémoires[1031], qu'il s'en aperçut peu de temps après la fête que Fouquet avait donnée à la cour (17 août): «A quelques jours de là, dit-il, je m'aperçus de l'amour que M. Fouquet portait à la belle Menneville, fille d'honneur de la reine mère; et ce fut dans la chapelle, où l'on entre par la salle des Cent-Suisses, que je m'en aperçus la première fois. M. Fouquet était fou à lier: il donna cinquante mille écus à cette fille, et madame du Plessis-Bellière servit de confidente à cet impudent, qui, à la vue de toute la cour, faisait de si grands frais en amour. Menneville trompa le bon Guitaut, capitaine des gardes de la reine mère, et lui donna d'abord son argent à garder. Elle rendit depuis cette somme au surintendant, qui lui promit de la faire valoir; mais tout fut perdu par sa disgrâce.»

Brienne mêle ici le vrai et le faux. Nous pouvons, grâce aux lettres que nous venons de citer, rectifier ses erreurs. Ce n'est point madame du Plessis-Bellière qui conduit cette intrigue, mais une entremetteuse d'assez bas étage, qui servait aussi d'espion à Fouquet. Le personnage que l'on voulait tromper n'est pas Guitaut, mais Damville. Il n'est question de Guitaut, dans toute la correspondance, que comme d'un ami commun, que l'on employait pour obtenir de Damville l'exécution de ses promesses.

CHAPITRE XXXVII

—AOUT 1661—

Avis donnés à Fouquet sur les dispositions du roi à son égard.—Il se détermine à vendre sa charge de procureur général—Elle est achetée par Achille de Harlay.—Fête donnée au roi par le surintendant le 17 août.—Description qu'en fait la Fontaine pour son ami Maucroix.—On y joue la pièce des Fâcheux de Molière.—Irritation de Louis XIV.—Fouquet s'aperçoit du déclin de sa faveur.—Sa tristesse.—Son entretien avec Brienne avant de partir pour la Bretagne.—Louis XIV a exposé lui-même dans ses Mémoires les motifs qui le déterminèrent à faire arrêter Fouquet.

Au milieu des plaisirs et des splendeurs de Vaux, Fouquet recevait des avis menaçants. La personne qui, par ses relations avec le confesseur de la reine mère, pénétrait les mystères de la cour, lui écrivait au commencement du mois d'août: «L'on m'a dit hier que, il y a peu de jours, la reine mère, en parlant de vous, monseigneur, dit: «Il se croit à cette heure bien mieux que M. d'Agde à la charge de maître de la chapelle du roi, qu'on a achetée trois fois plus qu'elle ne valait; il verra, il verra à quoi cela lui a servi et ce qu'a fait sur l'esprit du roi tout l'argent qu'il a baillé de sa propre bourse pour le marquis de Créqui[1032]. Le roi aime d'être riche et n'aime pas ceux qui le sont plus que lui, puisqu'ils entreprennent des choses qu'il ne saurait faire lui-même et qu'il ne doute point que les grandes richesses des autres ne lui aient été volées.»

«Madame de Chevreuse, lorsqu'elle fut ici, fut voir deux fois le confesseur de la reine mère. Cependant ce bonhomme cacha cela à M. Pellisson, qui, l'ayant été voir, lui demanda s'il ne l'avait point vue; ce qu'il lui nia, comme il a dit ici depuis. Il a encore dit ici des choses qu'il a données sous un fort grand secret, et qui sont de très-grande conséquence. La personne qui les sait fait difficulté de me les dire, parce que madame de Chevreuse y est mêlée et que, lui étant aussi proche, elle a peine à me les dire. Je ne manquerai point de vous les apprendre dès que je les saurai, ne doutant point qu'on ne me les dise enfin. Si M. Pellisson voit le bonhomme, il ne faut pas qu'il fasse l'empressé avec lui, ni qu'il témoigne savoir ce qu'il n'a pas voulu lui dire.»

La même personne détournait vivement le surintendant de se défaire de la charge de procureur général; mais elle enveloppait ses conseils de précautions oratoires, que rendait nécessaires la vanité de Fouquet. «Le zèle et la passion extrêmes que j'ai pour votre service m'avaient fait penser en général, comme à plusieurs de vos serviteurs, qu'il ne vous serait point avantageux, en aucune sorte, de vous défaire de votre charge de procureur général. Cependant, par la connaissance et par l'admiration que j'ai pour votre prudence et pour votre jugement, j'étais entièrement persuadé qu'il n'y avait rien de mieux, et que, personne ne pouvant aller si loin ni juger si bien par ses propres lumières que vous, vous ne deviez prendre conseil que de vous-même. Cependant, monseigneur, j'ai appris aujourd'hui que vos ennemis sont ceux-là mêmes qui souhaitent avec passion que vous fassiez ce que vous avez résolu en cette rencontre; que ce sont eux qui vous y portent sous main, et que vous devez même vous défier du bon accueil et du bon visage que vous fait le roi, et des vues qu'on vous donne sur d'autres choses. Madame de Chevreuse a été ici, et l'on m'a promis de m'apprendre des choses qui vous sont de la dernière conséquence sur cela, sur le voyage de Bretagne, sur certaines résolutions très-secrètes du roi et sur des mesures prises contre vous. Comme je n'ai pas voulu paraître fort empressé pour savoir ce qu'on avait à me dire, je n'ai pas osé presser la personne qui m'a parlé, ni m'opiniâtrer à demander une chose que je saurai demain, naturellement et sans affectation.

«La reine mère dit, dimanche dernier, sur vous, que M. le cardinal avait dit au roi que, si l'on pouvait vous ôter les bâtiments et les femmes de la tête, vous étiez capable des grandes choses, mais que surtout il fallait prendre garde à votre ambition; et c'est par là qu'on prétend vous nuire. J'ai compris aussi que, de plusieurs personnes qui vous rapportent ce qu'ils peuvent attraper, il y en a beaucoup qui s'y gouvernent étourdiment et qui font les choses d'une manière qui fait voir qu'ils ne veulent savoir que pour vous rapporter ce qu'ils savent; ce qui a fait dire à la reine mère encore depuis peu que vous aviez des espions partout.»

Soit que Fouquet ajoutât moins de foi à ces conseils qu'aux caresses de ses ennemis, soit qu'il se crût trop engagé pour reculer, il persista dans la pensée de vendre sa charge. Plusieurs magistrats y aspiraient: le» principaux étaient MM. de Fieubet, de Harlay et le président Larcher, de la chambre des comptes de Paris. Gourville négocia avec le premier[1033], et il fut convenu qu'elle lui serait vendue moyennant quatorze cent mille livres; mais Fouquet ne voulut pas y consentir par des motifs qu'explique longuement Gourville. Quant au président Larcher, il avait pour lui mademoiselle du Fouilloux, que l'on trouve mêlée dans toutes les intrigues du temps. «Mademoiselle du Fouilloux m'envoya querir hier, écrit l'entremetteuse à Fouquet[1034], pour me prier de vous aller trouver et vous dire qu'elle est un peu fâchée contre vous de ce que vous ne lui avez point dit, lorsqu'elle vous a parlé de votre charge pour le président Larcher, que vous étiez engagé avec M. Fieubet (car l'on a dit que vous aviez traité avec celui que je vous nomme, et que même il a demandé l'agrément à la reine[1035]). Elle souhaite fort que vous me disiez ce qu'il en est et vous prie de le lui mander par moi, et que, si cela est, comme on le dit, elle vous demande la grâce de ne dire à personne que M. le président Larcher y ait songé.»

Fouquet se décida pour Achille de Harlay, son ami et son parent[1036]. Il lui vendit sa charge quatorze cent mille livres, dont une partie lui fut payée comptant. Il fit porter un million à Vincennes, où le roi le voulut garder pour ses dépenses secrètes[1037]. La gazette de Loret fixe à peu près la date de la démission de Fouquet; on voit que ce fut dans la première quinzaine d'août qu'il vendit sa charge. En effet, la lettre du 14 août en parle comme d'un fait accompli:

Ce politique renommé
Qui par ses bontés m'a charmé,
Ce judicieux, ce grand homme,
Que monseigneur Fouquet on nomme,
Si généreux, si libéral,
N'est plus procureur général.
Une autre prudente cervelle,
Que monsieur Harlay l'on appelle,
En a, par sa démission,
Maintenant la possession.

Pour endormir complètement le surintendant et lui prouver que sa faveur était plus affermie que jamais, Louis XIV accepta la fête que Fouquet lui offrit dans son château de Vaux. Plus de six mille personnes de la cour et de la ville y avaient été invitées.

Le roi partit de Fontainebleau le 17 août 1661, et se rendit à Vaux dans une voiture où avaient pris place Monsieur, la comtesse d'Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de Guiche. La reine mère y alla dans son carrosse, et Madame en litière[1038]. La jeune reine manqua seule à cette fête; elle était retenue à Fontainebleau par sa grossesse[1039]. Le roi et la cour commencèrent par visiter le parc et le château, où l'on admirait de toutes parts des eaux jaillissantes, la cascade, la gerbe d'eau, la fontaine de la couronne, les monstres marins. Des tuyaux de plomb, enfouis sous terre, alimentaient toutes ces sources, qui jaillissaient et retombaient en pluie brillante. Les parterres ornés de fleurs et de statues, les bassins et les canaux couverts de barques peintes et dorées, charmèrent tous les spectateurs. Le château n'étalait pas moins de merveilles; on y admirait surtout les peintures de le Brun. Louis XIV fut, dit-on, frappé et irrité d'un tableau allégorique, où cet artiste avait placé le portrait du mademoiselle de la Vallière. Il eut la pensée de faire arrêter Fouquet à l'instant même et dans son château; mais la reine mère l'en détourna[1040].

Les courtisans, auxquels rien n'échappait, remarquèrent que les plafonds et les ornements d'architecture portaient la devise du surintendant; c'était un écureuil qui montait sur un arbre, avec ces paroles: Quo non ascendam? (Où ne monterai-je pas?) On voyait alors dans ces armes un symbole de l'ambition de Fouquet; mais, après sa disgrâce, on remarqua qu'il y avait aussi des couleuvres et des lézards qui semblaient menacer l'écureuil, et que ces animaux figuraient dans les armes de Colbert et de Michel le Tellier[1041].

Lorsque la cour eut terminé la visite du parc et du château, on tira une loterie où tous les invités gagnèrent des bijoux, des armes, etc.; puis on servit un magnifique souper, dirigé par Vatel. «La délicatesse et la rareté des mets furent grandes; mais la grâce avec laquelle M. le surintendant et madame la surintendante firent les honneurs de leur maison le fut encore davantage.» La magnificence du service éblouit la cour. Lorsqu'on fit l'inventaire des meubles de Vaux, peu de jours après, on y trouva trente-six douzaines d'assiettes d'or massif et un service de même métal[1042]. Le roi, ajoute l'auteur de cette note, n'en a point de semblable. Il y avait là encore cinq cents douzaines d'assiettes, qui avaient servi pour ce souper, dont la dépense fut évaluée à cent vingt mille livres.

Les plaisirs de l'esprit se mêlaient toujours à Vaux au luxe des festins. Après le souper, on se rendit à l'allée des sapins, où un théâtre avait été dressé.

En cet endroit, qui n'est pas le moins beau
De ceux qu'enferme un lieu si délectable,
Au pied de ces sapins et sous la grille d'eau,
Parmi la fraîcheur agréable
Des fontaines, des bois, de l'ombre et des zéphyrs,
Furent préparés les plaisirs
Que l'on goûta cette soirée.
De feuillages touffus la scène était parée
Et de cent flambeaux éclairée.

Les décorations furent magnifiques; la Fontaine n'a pas manqué de les décrire:

On vit des rocs s'ouvrir, des termes se mouvoir,
Et sur son piédestal tourner mainte figure.
Deux enchanteurs pleins de savoir
Firent tant, par leur imposture,
Qu'on crut qu'ils avaient le pouvoir
De commander à la nature.
L'un de ces enchanteurs est le sieur Torelli,
Magicien expert et faiseur de miracles;
Et l'autre, c'est le Brun, par qui Vaux embelli
Présente aux regardants mille rares spectacles:
Le Brun dont on admire et l'esprit et la main,
Père d'inventions agréables et belles,
Rival des Raphaëls, successeur des Apelles,
Par qui notre climat ne doit rien au romain.
Par l'avis de ces deux la chose fut réglée.
D'abord aux yeux de l'assemblée
Parut un rocher si bien fait,
Qu'on le crut rocher en effet;
Mais insensiblement se changeant en coquille,
Il en sortit une nymphe gentille,
Qui ressemblait à la Béjart,
Nymphe excellente dans son art,
Et que pas une ne surpasse.
Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce
Un prologue estimé l'un des plus accomplis
Qu'en ce genre on pût écrire,
Et plus beau que je ne dis
Ou bien que je n'ose dire:
Car il est de la façon
De notre ami Pellisson.

Dans ce prologue, la Béjart, qui représentait la nymphe de la fontaine où se passait l'action, commandait aux divinités soumises à son empire de sortir des marbres où elles étaient enfermées et de contribuer de tout leur pouvoir aux plaisirs du roi. Pellisson avait mis dans sa bouche un éloge de ce prince,

Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste.
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste.
Régler et ses États et ses propres désirs,
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs,
En ses justes projets jamais ne se méprendre;
Agir incessamment, tout voir et tout entendre,
Oui peut cela peut tout: il n'a qu'à tout oser,
Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si Louis l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez.

A la voix de la nymphe, les termes, les statues et les arbres se mirent en mouvement. Il en sortit des Dryades, des Faunes, des Satyres, qui firent l'une des entrées du ballet. A ce premier divertissement succéda la comédie des Fâcheux, que Molière avait composée en quelques jours pour cette fête. Quoique inférieure à l'École des maris, qui avait été représentée dans ces mêmes lieux un mois auparavant, la nouvelle pièce eut un grand succès. Le goût n'était plus aux bouffonneries, qu'on avait trop longtemps admirées. La Fontaine marque ingénieusement le caractère nouveau imprimé par Molière à la comédie:

C'est un ouvrage de Molière.
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la cour.
...............................
J'en suis ravi; car c'est mon homme.
Te souvient-il bien qu'autrefois
Nous avons conclu d'une voix
Qu'il allait ramener en France
Le bon goût et l'air de Térence?
Plaute n'est plus qu'un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie.
..........................
..........................
Jodelet n'est plus à la mode.
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.

Le ballet, qui avait été approprié à la comédie, représenta des fâcheux de divers genres. A ce spectacle succéda celui d'un feu d'artifice.

Figure-toi qu'en même temps
On vit partir mille fusées,
Qui par des routes embrasées
Se firent toutes dans les airs
Un chemin tout rempli d'éclairs,
Chassant la nuit, brisant ses voiles.
As-tu vu tomber des étoiles?
Tel est le sillon enflammé,
Ou le trait qui lors est formé.
Parmi ce spectacle si rare,
Figure-toi le tintamare,
Le fracas et les sifflements
Qu'on entendait à tous moments.
De ces colonnes embrasées
Il renaissait d'autres fusées.

Au moment où le roi revenait au château et se préparait à retourner à Fontainebleau, la lanterne du dôme qui surmontait le château de Vaux s'enflamma et vomit des nuées de fusées et de serpenteaux; ce fut le dernier éclat de cette fête splendide. Elle eut un retentissement incomparable; tous les poëtes du temps la célébrèrent. Loret en remplit sa gazette du 20 août. Les magnificences de Vaux, qui effaçaient de beaucoup Fontainebleau et toutes les maisons royales[1043], avaient profondément blessé Louis XIV. «Ah! madame, disait-il à la reine mère, est-ce que nous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là?» On ne manquait pas d'exaspérer le roi, en opposant la pauvreté des habitations royales au luxe étalé par le surintendant. Un mémoire[1044] écrit par Colbert marque vivement ce contraste. «Les bâtiments, les meubles, l'argent et autres ornements n'étaient que pour les gens de finances et les traitants, auxquels ils faisaient des dépenses prodigieuses, tandis que les bâtiments de Sa Majesté étaient bien souvent retardés par le défaut d'argent; que les maisons royales n'étaient point meublées, et qu'il ne se trouvait pas même une paire de chenets d'argent pour la chambre du roi.»

Fouquet, malgré les ménagements de Louis XIV et les feintes caresses de quelques courtisans, pouvait apercevoir des signes menaçants, qui présageaient sa chute prochaine. Un jeune seigneur, le comte de Saint-Aignan, lui parla avec hauteur devant tout le monde dans l'antichambre du roi, et lui déclara qu'il renonçait à son amitié. Le comte de Saint-Aignan était un des favoris de Louis XIV, et on le savait trop prudent pour rompre ouvertement avec un ministre qu'il eût cru solidement établi[1045]. Fouquet essuya encore, dans le conseil, un échec qui lui fut pénible. Le roi proposa de supprimer les ordonnances de comptant, qui servaient à couvrir les dépenses secrètes des surintendants. Le chancelier, qui avait été appelé à ce conseil, appuya fortement la proposition. Fouquet, outré d'une mesure qui le dépouillait d'une des prérogatives auxquelles il tenait le plus, s'écria: «Je ne suis donc plus rien?» A peine avait-il laissé échapper cette exclamation qu'il sentit qu'il avait eu tort, et s'efforça de réparer sa faute en disant qu'il fallait trouver d'autres moyens pour cacher les dépenses secrètes de l'État. Le roi répondit qu'il y pourvoirait et ne laissa percer aucune émotion qui pût trahir ses sentiments; mais il n'en fut pas de même des ministres. Le jeune Brienne, qui assistait à ce conseil avec son père, raconta à l'abbé de Choisy[1046] que, au moment où Fouquet laissa échapper les paroles qui dévoilaient ses secrètes pensées, le Tellier donna un coup de coude significatif au bonhomme Brienne, qui était auprès de lui.

La maladie du surintendant contribuait encore à rendre plus triste le voyage de Bretagne, qui se préparait sous de si fâcheux auspices. Fouquet était atteint depuis quelque temps d'une fièvre intermittente, dont les accès épuisaient ses forces et contribuaient à l'abattre. Ce fut dans cette disposition que le trouva le jeune Brienne, qui le vit et l'entretint, la veille même de son départ pour Nantes[1047]. Il sortait de son accès de fièvre et questionna fort Brienne sur ce que l'on disait du voyage de Nantes, qu'il avait, disait-il, conseillé au roi. «Ma foi, répondit Brienne, je n'en sais rien du tout.—M. votre père ne vous a-t-il rien dit?—Non, monsieur.—Mais le marquis de Créqui sort d'avec moi et vient de m'avertir que la duchesse de Chevreuse m'a rendu de très-mauvais offices.—Je ne sais point cela non plus.—La reine mère m'a fait dire par Bartillac[1048] de me garder de la duchesse.—C'est vous, monsieur, qui me l'apprenez.—Je ne suis plus procureur général et je ne serai plus longtemps surintendant. On me leurre d'un collier de l'ordre qu'on ne me donnera peut-être jamais, et me voilà perdu sans ressource. J'ai même prêté au roi le million que M. de Harlay m'a payé sur le prix de ma charge, dont il me doit encore quatre cent mille livres. J'ai quelque argent sur les aides; mais ces fonds ne sont guère assurés[1049]. J'ai bien encore quelque somme assez considérable entre les mains d'un de mes plus fidèles amis[1050]; mais tout cela est peu de chose, si l'on doit m'ôter la surintendance. Je dois plus de quatre millions, auxquels je m'étais engagé pour les dépenses de l'État. (Il disait tout cela, ajoute Brienne, d'un air triste et abattu.) Mais, quoi! il faut se résoudre à tout. Je ne saurais croire que le roi veuille me perdre.—Le roi, lui dis-je, monsieur, vous a trop promis pour vous tenir tant de choses. Croyez-vous qu'il veuille avoir un premier ministre? Et, pour le collier de l'ordre, je le tiens fort mal assuré. Vous n'êtes plus procureur général; la faute est faite. Le meilleur parti que vous puissiez prendre est de parler à la reine mère, qui vous aime et qui vous a fait donner l'avis de la mauvaise volonté que la duchesse de Chevreuse a pour vous[1051].—Je l'ai fait, et elle ne m'a rien dit que de général, et peut-être ne sait-elle rien des desseins du roi contre ma personne. Pourquoi le roi va-t-il en Bretagne et précisément à Nantes? Ne serait-ce point pour s'assurer de Belle-Île?—Si j'étais à votre place, j'aurais cette crainte, et je la croirais bien fondée.—Le marquis de Créqui m'a dit la même chose que vous, et madame du Plessis-Bellière aussi. Je suis fort embarrassé, je vous l'avoue, à prendre une bonne résolution. Nantes, Belle-Île! Nantes, Belle-Île! Il répéta plusieurs fois ces deux noms, ajoute Brienne. Enfin il me dit:—M'enfuirai-je? C'est ce qu'on serait peut-être bien aise que je fisse. Me cacherai-je? Cela serait peu facile; car quel prince, quel État, si ce n'est peut-être la république de Venise, oserait me donner sa protection? Irai-je à Livourne? Cela n'est guère honorable pour moi. Vous voyez ma peine; dites-moi ou écrivez-moi exactement tout ce que vous apprendrez de ma destinée, et surtout gardez-moi le secret.» Fouquet prit ensuite congé de Brienne, et, en l'embrassant, il avait les larmes aux yeux. «Je ne pus m'empêcher de pleurer, ajoute Brienne; il me faisait une vraie compassion, et il en était digne.»

Il faut rapprocher de ces récits dramatiques, mais un peu suspects d'invention romanesque, l'exposé que fait Louis XIV lui-même des motifs qui le déterminèrent à frapper le surintendant. Il est possible qu'il y ait des sous-entendus dans ces pages que le grand roi écrit pour l'instruction de son fils; mais les principaux motifs y sont exprimés dans un langage ferme et noble: «Depuis le temps que je prenais soin de mes affaires, dit Louis XIV[1052], j'avais de jour en jour découvert de nouvelles marques des dissipations du surintendant. La vue des vastes établissements que cet homme avait projetés, et les insolentes acquisitions qu'il avait faites[1053], ne pouvaient faire qu'elles ne convainquissent mon esprit du dérèglement de son ambition, et la calamité générale de tous mes peuples[1054] sollicitait sans cesse ma justice contre lui. Mais ce qui le rendait plus coupable envers moi était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle espérance de me tromper, et, bien loin d'en devenir plus sage, il tâchait seulement d'en être plus adroit. Mais, quelque artifice qu'il pût pratiquer, je ne fus pas longtemps sans reconnaître sa mauvaise foi; car il ne pouvait s'empêcher de continuer ses dépenses excessives, de fortifier des places, d'orner des palais, de former des cabales et de mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu'il leur achetait à mes dépens[1055], dans l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre souverain de l'État.

«Quoique ce procédé fût assurément fort criminel, je ne m'étais d'abord proposé que de l'éloigner des affaires; mais, ayant depuis considéré que, de l'humeur inquiète dont il était, il ne supporterait point ce changement de fortune sans tenter quelque chose de nouveau, je pensai qu'il était plus sur de l'arrêter. Je différai néanmoins l'exécution de ce dessein, et ce dessein me donna une peine incroyable; car je voyais que, pendant ce temps-là, il pratiquait de nouvelles subtilités pour me voler. Mais ce qui m'incommodait davantage était que, pour augmenter la réputation de son crédit, il affectait de me demander des audiences particulières, et que, pour ne pas lui donner de défiance, j'étais contraint de les lui accorder et de souffrir qu'il m'entretînt de discours inutiles, pendant que je connaissais à fond toute son infidélité. Vous pouvez juger que, à l'âge où j'étais, il fallait que ma raison fit beaucoup d'efforts sur mes ressentiments pour agir avec tant de retenue. Mais, d'une part, je voyais que la déposition du surintendant avait une liaison nécessaire avec le changement des fermes, et, d'autre côté, je savais que l'été, où nous étions alors, était celle des saisons de l'année où ces innovations se faisaient avec le plus de désavantage, outre que je voulais avant toutes choses avoir un fonds entre mes mains de quatre millions pour les besoins qui pourraient survenir. Ainsi je me résolus d'attendre l'automne pour exécuter ce projet; mais, étant allé vers la fin du mois d'août à Nantes, où les états de Bretagne étaient assemblés, et de là, voyant de plus près qu'auparavant les ambitieux projets de ce ministre, je ne pus m'empêcher de le faire arrêter en ce lieu même, le 5 septembre.

«Toute la France, persuadée aussi bien que moi de la mauvaise conduite du surintendant, applaudit à cette action et loua particulièrement le secret dans lequel j'avais tenu, durant trois ou quatre mois, une résolution de cette nature, principalement à l'égard d'un homme qui avait des entrées si particulières auprès de moi, qui entretenait commerce avec tous ceux qui m'approchaient, qui recevait des avis du dedans et du dehors de l'État, et qui de soi-même devait tout appréhender par le seul témoignage de sa conscience.»

CHAPITRE XXXVIII

—SEPTEMBRE 1661—

Voyage de Nantes.—Le roi s'y rend à cheval avec un petit nombre de courtisans.—Fouquet s'embarque à Orléans, s'arrête à Angers et arrive à Nantes.—Il souffre de la fièvre tierce.—Brienne le visite de la part du roi (4 septembre).—Conversation de Fouquet et de Brienne.—Fouquet croit que Colbert doit être arrêté le lendemain.—Seconde visite de Brienne à Fouquet.—Avis menaçants reçus par ce dernier.—Louis XIV remet à d'Artagnan une lettre de cachet pour arrêter Fouquet; précaution qu'il prend pour tromper la curiosité des courtisans.—Partie de chasse commandée pour le lendemain.—Conseil tenu au château (5 septembre).—Fouquet est arrêté par d'Artagnan à la sortie du conseil.—Les papiers qu'il avait sur lui sont saisis et envoyés au roi.—Précautions prises pour intercepter les communications entre Nantes et Paris.—Fouquet est transféré immédiatement à Angers.—Craintes de Lyonne; le roi le rassure.—Boucherat fait l'inventaire des papiers de Fouquet.—Détresse de madame Fouquet, qui est exilée à Limoges—Inquiétude de Gourville; on le laisse en liberté.—Arrestation de Pellisson.—Attitude des courtisans.—Désespoir simulé du marquis de Gesvres.—Lettre de Louis XIV à sa mère.—Il retourne à Fontainebleau (6 septembre).

Le roi quitta Fontainebleau dans les derniers jours du mois d'août 1661[1056], et se rendit à Orléans en carrosse, accompagné du prince de Condé, du duc d'Enghien, du maréchal de Turenne, des ducs de Beaufort et de Bouillon, de MM. de Villequier, de Saint-Aignan, d'Armagnac, de la Feuillade, de Gesvres, de Soyecour, de Villeroy, de Gramont et d'un petit nombre d'autres courtisans. A Orléans, le roi quitta le carrosse et monta à cheval avec toute son escorte. A Blois, il prit la poste, et, malgré quelques légers accidents que raconte le duc de Saint-Aignan, il arriva trois jours après à Nantes (1er septembre).

Fouquet était parti en carrosse un jour avant le roi pour se rendre à Orléans, et, comme il avait fait disposer des relais de distance en distance, il avait atteint rapidement cette ville. Il était accompagné de sa femme et de son ami Hugues de Lyonne. A Orléans, il s'embarqua pour descendre la Loire jusqu'à Nantes. Le jeune Brienne suivait la même route; il vit passer, un peu au-dessus d'Ingrande, le navire qui portait Fouquet et qui s'avançait rapidement sous l'impulsion de plusieurs rameurs. Peu de temps après, il arriva un autre bateau sur lequel se trouvaient le Tellier et Colbert. Un des compagnons de Brienne remarqua cette coïncidence: «Ces deux cabanes[1057], dit-il, que nous voyons encore l'une et l'autre se suivent avec autant d'émulation que si les rameurs disputaient un prix sur la Loire. L'une des deux, ajouta-t-il[1058], doit faire naufrage à Nantes.»

Fouquet, qui était souffrant, s'arrêta à Angers[1059]; mais il en repartit promptement et arriva à Nantes avant le roi. Louis XIV s'établit au château. Le surintendant avait pris son logement à l'autre extrémité de la ville, dans une maison qui communiquait avec la Loire au moyen d'un canal souterrain; il pouvait, par cette voie, gagner le fleuve et se sauver à Belle-Île, dans le cas où on aurait tenté de l'arrêter[1060]. Fouquet se trouvait alors dans un assez triste état; la fatigue du voyage avait redoublé ses accès de fièvre. Le roi chargea le jeune Brienne d'aller savoir de ses nouvelles. Brienne raconte qu'il trouva, en entrant chez le surintendant, Péguilin ou Puyguilhem, qui sortait de sa maison, et qui s'efforça de lier conversation avec lui[1061]. Péguilin, qui allait bientôt devenir duc de Lauzun, commençait à s'insinuer dans les bonnes grâces du roi. Il l'avait accompagné au voyage de Nantes et cherchait, en avouant avec une jactance cynique qu'il avait reçu de l'argent de Fouquet, à faire parler Brienne et à découvrir les pensionnaires du surintendant. Brienne éluda les questions de Péguilin, et, entrant chez Fouquet, il trouva sa femme qui faisait danser devant elle des paysannes de Belle-Île. Il fut frappé de la beauté de ces jeunes filles, de leurs danses nationales et de leurs vêtements écarlates, bordés de velours noir en zigzag[1062].

Comme Fouquet était dans son accès de fièvre, Brienne eut quelque peine à pénétrer jusqu'à lui. Cependant il insista, en déclarant qu'il venait de la part du roi, et on le fit monter. Il trouva le surintendant étendu sur son lit, enveloppé dans sa robe de chambre et tremblant la fièvre. Il lui dit que le roi était en peine de sa santé et l'envoyait pour savoir de ses nouvelles. Fouquet exprima la reconnaissance que lui inspirait la bonté du roi, et pria Brienne de lui dire qu'il répondait des états de Bretagne; que plusieurs députés l'étaient venus voir et avaient promis de faire tout ce que Sa Majesté désirait, et au delà[1063].

Brienne voulait se retirer, de peur de le fatiguer et d'aggraver son mal, mais Fouquet le retint, le pria de s'asseoir au chevet de son lit et lui dit d'un air gai: «Monsieur, vous êtes de mes amis; je vais m'ouvrir à vous. Colbert est perdu; ce sera demain le plus beau jour de ma vie.» Il lui demanda ensuite s'il n'y avait rien de nouveau à la cour. Brienne lui apprit que l'on n'entrait plus chez le roi par le chemin ordinaire; il fallait passer par un petit corridor fort étroit, où Rose, secrétaire du cabinet, écrivait sur une petite table et était obligé de se lever pour faire place à chaque personne qui entrait. Le marquis de Gesvres, capitaine des gardes du corps en quartier, et Chamarante, premier valet de chambre du roi, se tenaient seuls à la porte. Le roi avait été enfermé toute la matinée dans son cabinet avec M. le Tellier, et, lorsque Brienne y avait pénétré, après avoir été annoncé par Rose, le roi avait jeté un grand morceau de taffetas vert sur une table couverte de papiers. Ces arrangements mystérieux, ajouta Brienne, donnaient à penser aux courtisans. Fouquet lui répondit que tout cela concernait Colbert[1064]. «J'ai moi-même donné les ordres, ajouta-t-il, pour le faire conduire au château d'Angers, et c'est Pellisson qui a payé les ouvriers qui ont mis la prison hors d'état d'être insultée.»

Brienne alla rendre compte au roi de l'état où il avait trouvé Fouquet, et en reçut ordre d'y retourner le soir pour lui recommander de se trouver le lendemain au conseil à sept heures du matin, parce que le roi voulait aller à la chasse. Lorsque Brienne visita de nouveau le surintendant, il remarqua que toute la rue était remplie de mousquetaires, et que la maison en était environnée. Fouquet était remis de son accès de fièvre; mais il lui arrivait de tous côtés des avis menaçants. «Monsieur, dit-il à Brienne, on vient de me donner avis que Chevigny[1065], capitaine aux gardes, est monté sur deux grands bateaux avec sa compagnie pour aller se saisir de Belle-Île. Gourville me presse de me sauver par l'aqueduc.» Fouquet découvrit alors à Brienne qu'il y avait entre la maison qu'il habitait et la Loire un canal souterrain, par où il pouvait, malgré tous les mousquetaires du monde, gagner le fleuve et un bateau qui l'y attendait. «Mais, ajouta-t-il, je n'en veux rien faire; il faut courir le risque. Je ne peux croire que tout cela soit contre moi.» Il promit de se trouver le lendemain au conseil à l'heure fixée. Brienne rendit compte de sa mission au roi, qui lui recommanda d'aller le lendemain, à six heures du matin, chez le surintendant et de l'amener au conseil, parce qu'il voulait partir de bonne heure pour la chasse.

Ces démarches avaient rempli la journée du 4 septembre. Pendant ce temps, Louis XIV avait fait écrire par le Tellier tous les ordres nécessaires pour l'arrestation de Fouquet, et en avait confié l'exécution à un homme dont la fidélité était à toute épreuve. Il se défiait du marquis de Gesvres, capitaine des gardes en quartier: il le regardait comme un des pensionnaires de Fouquet. Il fit choix de d'Artagnan, sous-lieutenant de la compagnie des mousquetaires[1066]. Lorsque d'Artagnan, mandé par le roi, se fut rendu au château, Louis XIV le reçut en présence de plusieurs courtisans, l'interrogea sur l'état de sa compagnie et témoigna le désir d'en voir le rôle. D'Artagnan le lui ayant remis entre les mains, le roi entra dans son cabinet en le lisant, en ferma lui-même la porte; d'Artagnan l'avait suivi. Louis XIV, après quelques paroles qui témoignaient de la confiance qu'il avait en lui, ajouta que, étant mécontent de la conduite de Fouquet, il avait résolu de le faire arrêter, et qu'il l'avait choisi, lui d'Artagnan, pour exécuter cet ordre. Il lui recommanda d'agir avec prudence et adresse, et lui remit un paquet qui contenait les différents ordres. Il lui dit d'aller l'ouvrir immédiatement chez le secrétaire d'État le Tellier; mais, comme l'attention des courtisans avait dû être éveillée par l'audience secrète et prolongée que le roi avait donnée à d'Artagnan, il recommanda à ce dernier de les payer de quelque défaite.

D'Artagnan déclara, en effet, à ceux qu'il rencontra en sortant du cabinet du roi, qu'il venait de demander une faveur qui lui avait été accordée de la meilleure grâce du monde; puis il se rendit chez le Tellier, qu'il trouva entouré d'une foule de solliciteurs. Il lui dit tout haut que le roi venait de lui accorder une grâce dont il lui avait ordonné de demander immédiatement l'expédition. Le Tellier l'emmena aussitôt dans son cabinet, et là d'Artagnan ouvrit le paquet, où il trouva une lettre de cachet qui lui ordonnait d'arrêter Fouquet, et une seconde qui lui traçait la route qu'il devait suivre et tout ce qu'il avait à faire pour conduire Fouquet au lieu fixé pour sa prison. Une troisième lettre lui enjoignait d'envoyer à Ancenis un brigadier et dix mousquetaires pour y exécuter l'ordre qui leur serait adressé le lendemain de leur arrivée. On espérait, en prenant cette précaution, arrêter les courriers, autres que ceux du roi, qui seraient expédiés à Paris pour annoncer l'arrestation du surintendant. Enfin il y avait encore dans le paquet plusieurs lettres adressées aux gouverneurs des places. Toutes ces dépêches étaient écrites de la main du secrétaire d'État le Tellier.

Le lendemain, 5 septembre, sous prétexte de la chasse que le roi avait annoncée pour ce jour, les mousquetaires, les chevau-légers et les gardes du corps étaient à cheval et rangés en bataille de grand matin. Fouquet les vit en se rendant au conseil à sept heures; mais il crut ou feignit de croire que ces préparatifs avaient pour but la chasse commandée par le roi. Le conseil se prolongea jusqu'à onze heures, et le roi retint encore quelque temps Fouquet pour l'entretenir de diverses affaires. Pendant ce temps, le Tellier allait trouver le maître des requêtes, Boucherat, qui avait été mandé au château. Le Tellier lui remit une lettre de cachet, qui lui enjoignait de se rendre au logement de Fouquet aussitôt qu'il aurait été arrêté, et de saisir ses papiers. Il devait également mettre sous le scellé tous ceux qui se trouveraient dans la maison de Pellisson[1067].

Cependant Brienne, qui, d'après l'ordre du roi, s'était rendu de bonne heure chez le surintendant, avait trouvé la porte gardée par six mousquetaires; son cœur se serra à cette vue. Il retourna à l'instant au château, et, en y entrant, il vit un carrosse fermé de treillis de fer[1068] et entouré de mousquetaires. Fouquet venait d'être arrêté par d'Artagnan, au moment où il avait déjà franchi la porte du château et atteint une petite place voisine de la cathédrale; il était dans sa chaise. Sur l'injonction de d'Artagnan, il en sortit, et, après avoir lu l'ordre qui prescrivait de l'arrêter, il se borna à dire qu'il avait cru être mieux dans l'esprit du roi qu'aucune autre personne du royaume[1069]; il pria ensuite d'Artagnan d'éviter tout éclat. D'Artagnan le fit entrer dans la maison qui se trouvait la plus proche; c'était celle du grand archidiacre de Nantes, dont Fouquet avait épousé en premières noces la nièce, Marie Fourché. Fouquet aperçut à ce moment une de ses créatures, le sieur Codur, auquel il dit en passant: «A madame du Plessis, à Saint-Mandé

Aussitôt après l'arrestation, d'Artagnan envoya au roi un des gentilshommes servants[1070], nommé Desclaveaux[1071], pour lui faire connaître comment tout s'était passé, et en même temps il dépêcha à Ancenis un mousquetaire pour donner l'ordre au brigadier qu'on y avait envoyé le jour précédent d'arrêter tous autres courriers que ceux du roi. D'Artagnan demanda ensuite à Fouquet tous les papiers qu'il avait sur lui, en fit un paquet qu'il cacheta, et chargea le sieur de Saint-Mars, maréchal des logis de la compagnie des mousquetaires, de le porter au roi avec un billet écrit de sa main, par lequel il annonçait à Louis XIV que, aussitôt qu'il aurait fait prendre un bouillon à Fouquet et que le sieur de Saint-Mars serait de retour auprès de lui, il conduirait le prisonnier au château d'Angers. En effet, dès que Saint-Mars fut revenu, d'Artagnan fit monter Fouquet dans un des carrosses du roi, où prirent place, en même temps que lui, Bertaut, Maupertuis et Desclaveaux, gentilshommes servants[1072].

L'arrestation de Fouquet, quoique vaguement prévue, fut un coup de foudre pour les amis du surintendant, et même pour les nombreux courtisans qui recevaient de lui des pensions et des présents de toute nature. Louis XIV l'annonça avec sa dignité ordinaire. S'adressant à tous les seigneurs présents: «J'ai fait arrêter le surintendant, leur dit-il[1073]; il est temps que je fasse mes affaires moi-même.» De Lyonne, l'ami intime de Fouquet, était pâle et défait; il avait l'air à demi mort[1074]. Le roi le rassura et lui adressa des paroles obligéantes. «Les fautes sont personnelles, lui dit-il; vous étiez son ami, mais je suis content de vos services. Brienne, ajouta-t-il en se tournant vers ce secrétaire d'État, vous continuerez de recevoir de Lyonne mes ordres secrets. La disgrâce de Fouquet n'a rien de commun avec lui.»

Boucherat arriva en ce moment; il venait de terminer l'inventaire des papiers de Fouquet, et remit au roi les plus importants. Il avait trouvé madame Fouquet inquiète du sort de son mari; elle demandait avec instance où il était et s'il ne lui serait pas permis de l'accompagner. Le procès-verbal officiel, rédigé par les ennemis de Fouquet, reconnaît que cette dame montra beaucoup de courage, et ne fit rien d'inconvenant ni qui témoignât de la faiblesse. Elle se trouvait tout à coup plongée de l'opulence dans la misère, et, sans Gourville, elle eût été privée de toutes ressources. Il lui prêta deux mille pistoles[1075]. Cette somme permit à madame Fouquet de se rendre à Limoges, qui lui avait été assigné pour lieu d'exil. Gourville la fit accompagner par un gentilhomme de ses amis[1076].

Lui-même se sentait menacé. On vint l'avertir que Pellisson et un autre commis de Fouquet avaient été arrêtés. Il balança quelque temps sur le parti qu'il avait à prendre; mais, voyant qu'il n'y avait point d'ordre contre lui, il se décida à aller trouver le secrétaire d'État le Tellier pour connaître son sort. On lui refusa l'entrée; mais le Tellier, l'ayant aperçu, consentit à le recevoir. Gourville lui demanda quelle était sa destinée; le secrétaire d'État répondit qu'il n'avait aucun ordre contre lui, et qu'il pouvait suivre la cour en sûreté jusqu'à Paris. Gourville, trouvant dans le Tellier la modération et le ton d'affabilité que ce ministre savait toujours conserver, se hasarda à lui représenter que Fouquet était souffrant et qu'il serait de sa bonté et de sa générosité de lui faire donner son médecin. Le Tellier promit d'en parler au roi, et, en effet, peu de temps après, Pecquet, médecin ordinaire de Fouquet, obtint la permission de partager sa captivité[1077], avec un de ses valets de chambre, nommé la Vallée.

Pellisson, moins heureux que Gourville, avait été arrêté par quatre mousquetaires dans la maison qu'il habitait à Nantes et ensuite transféré dans le château de cette ville. Il y resta pendant quelque temps sous la garde du maréchal de la Meilleraye, gouverneur de Bretagne; enfin, sur un ordre de Louis XIV, il fut conduit au château d'Angers et de là à la Bastille.

Quant aux courtisans qui entouraient Louis XIV au moment de l'arrestation de Fouquet, et qui, pour la plupart, avaient la conscience d'avoir participé aux dilapidations du surintendant, leur physionomie était curieuse à observer. Le marquis de Gesvres, capitaine des gardes, ne se consolait pas de n'avoir pas été choisi pour exécuter les ordres du roi. «Pourquoi me déshonorer? disait-il[1078]. J'aurais arrêté mon père, à plus forte raison mon meilleur ami. Est-ce que le roi soupçonne ma fidélité? Qu'il me fasse couper le cou.» Et autres paroles de cette espèce, qu'il disait fort haut, afin que le roi les entendit. Le maréchal de Villeroi s'efforçait de le calmer, et Brienne, qui était parent du marquis de Gesvres, joignit ses conseils à ceux du maréchal. Le roi n'était pas dupe de ce manège de courtisan. «Gesvres, disait-il à M. le Prince, est bien en colère, mais je l'apaiserai.» Un autre courtisan, la Feuillade, qui était connu comme pensionnaire de Fouquet, faisait des postures de possédé[1079]; mais le roi n'y fit aucune attention.

Toujours calme et maître de lui-même au milieu de cette cour agitée, Louis XIV se voyait enfin arrivé au but qu'il poursuivait depuis plusieurs mois avec une prudente persévérance. Il était délivré d'un ministre prévaricateur, dont les vols lui étaient connus. Il l'avait fait arrêter au milieu de ses amis et de la province qui lui semblait le plus dévouée, sans que rien eût bougé. Le jour même (5 septembre), il écrivit à sa mère pour lui annoncer cette nouvelle, qu'elle attendait à Fontainebleau[1080]:

«Madame ma mère,

«Je vous ai déjà écrit ce matin l'exécution des ordres que j'avais donnés pour faire arrêter le surintendant. Je suis bien aise de vous mander tout le détail de cette affaire. Vous savez qu'il y a longtemps que je l'avais sur le cœur; mais il m'a été impossible de la faire plus tôt, parce que je voulais qu'il fît payer auparavant trente mille écus pour la marine, et que d'ailleurs il fallait ajuster diverses choses qui ne se pouvaient faire en un jour; et vous ne sauriez vous imaginer la peine que j'ai eue seulement à trouver moyen de parler en particulier à Artagnan; car je suis accablé tout le jour par une infinité de gens fort alertes, et qui, à la moindre apparence, auraient pu pénétrer bien avant. Néanmoins il y avait deux jours que je lui avais commandé de se tenir prêt et de se servir de Desclaveaux et de Maupertuis, au défaut des maréchaux des logis et brigadiers de mes mousquetaires, dont la plupart sont malades. J'avais la plus grande impatience du monde que cela fût achevé, n'y ayant plus autre chose qui me retint en ce pays. Enfin, ce matin, le surintendant étant venu travailler avec moi à l'accoutumée, je l'ai entretenu tantôt d'une matière, tantôt d'une autre, et fait semblant de chercher des papiers, jusqu'à ce que j'aie aperçu, par la fenêtre de mon cabinet, Artagnan dans la cour du château, et alors j'ai laissé aller le surintendant, qui, après avoir causé un peu au bas du degré avec la Feuillade, a disparu dans le temps qu'Artagnan saluait le sieur le Tellier, de sorte que le pauvre Artagnan croyait l'avoir manqué, et m'a envoyé dire par Maupertuis qu'il soupçonnait que quelqu'un lui avait dit de se sauver; mais il l'a rattrapé dans la place de la grande église et l'a arrêté de ma part, environ sur le midi. Il lui a demandé les papiers qu'il avait sur lui, dans lesquels on m'a dit que je trouverais l'état au vrai de Belle-Île; mais j'ai tant d'autres affaires, que je n'ai pu les voir encore.

«Cependant j'ai commandé au sieur Boucherat d'aller sceller chez le surintendant, et au sieur Pellot chez Pellisson, que j'ai fait arrêter aussi. J'avais témoigné que je voulais aller ce matin à la chasse, et, sous ce prétexte, fait préparer mes carrosses et monter à cheval mes mousquetaires. J'avais aussi commandé les compagnies des gardes qui sont ici pour faire l'exercice dans la prairie, afin de les avoir toutes prêtes à marcher à Belle-Île. Incontinent donc que l'affaire a été faite, on a mis le surintendant dans un de mes carrosses, suivi de mes mousquetaires, qui le mène au château d'Angers et m'y attendra en relais, tandis que sa femme, par mon ordre, s'en va à Limoges. Fourilles[1081] a marché à l'instant avec mes compagnies des gardes, et ordre de s'avancer à la rade de Belle-Île, d'où il détachera Chevigny[1082], capitaine, pour commander dans la place avec cent Français et soixante Suisses qu'il lui donnera; et si, par hasard, celui que le surintendant y a mis voulait faire quelque résistance, je leur ai commandé de le forcer. J'avais résolu d'abord d'en attendre des nouvelles, mais tous les ordres sont si bien donnés, que, selon toutes les apparences, la chose ne peut manquer; ainsi je m'en retourne sans différer davantage, et celle-ci est la dernière lettre que je vous écrirai de ce voyage.

«J'ai discouru ensuite sur cet accident avec ces messieurs qui sont ici avec moi; je leur ai dit franchement qu'il y avait quatre mois que j'avais formé mon projet; qu'il n'y avait que vous seule qui en eussiez connaissance, et que je ne l'avais communiqué au sieur le Tellier que depuis deux jours, pour faire expédier les ordres. Je leur ai déclaré aussi que je ne voulais plus de surintendant, mais travailler moi-même aux finances avec des personnes fidèles, qui agiront sous moi, connaissant que c'était le vrai moyen de me mettre dans l'abondance et de soulager mon peuple. Vous n'aurez pas de peine à croire qu'il y en a eu de bien penauds; mais je suis bien aise qu'ils voient que je ne suis pas si dupe qu'ils s'étaient imaginé, et que le meilleur parti est de s'attacher à moi. J'oubliais à vous dire que j'ai dépêché de mes mousquetaires partout sur les chemins, et jusqu'à Saumur, afin d'arrêter tous les courriers qu'ils rencontreront allant à Paris, et d'empêcher qu'il n'y en arrive aucun devant celui que je vous ai envoyé. Ils me servent avec tant de zèle et de ponctualité, que j'ai tous les jours plus de sujet de m'en louer. Et, en cette dernière occasion, quoique j'eusse donné plusieurs ordres, ils les ont si bien exécutés, que tout s'est fait en un même temps, sans que personne ait pu rien pénétrer. Au reste, j'ai déjà commencé à goûter le plaisir qu'il y a de travailler soi-même aux finances, ayant, dans le peu d'application que j'y ai donné cette après-dînée, remarqué des choses importantes, dans lesquelles je ne voyais goutte, et l'on ne doit pas douter que je ne continue. J'aurai achevé dans demain tout ce qui me reste à faire ici, et à l'instant je partirai avec une joie extrême de vous aller embrasser et vous assurer moi-même de la continuation de mon amitié.»


Quoique cette longue lettre reproduise plusieurs des détails que nous avons déjà donnés, je n'en ai voulu rien retrancher. Elle prouve, en effet, avec quelle sollicitude minutieuse Louis XIV avait pris ses précautions pour prévenir toute résistance, et avec quelle persévérance il avait suivi son plan. On y voit à quel point il pratiquait ce que madame de Motteville appelle une laide, mais nécessaire vertu, la dissimulation.

Dès le lendemain, le roi partit de Nantes pour retourner à Fontainebleau. Il passa à Angers, où Fouquet était alors emprisonné. La curiosité publique était vivement excitée, et on cherchait, sur la figure des courtisans, à lire les sentiments qu'ils refoulaient dans leur cœur. L'abbé Arnauld, qui se trouvait alors auprès de son oncle l'évêque d'Angers, ne manque pas d'en faire la remarque[1083]. «Nous vîmes revenir M. de Lyonne, qui avait fait le voyage avec M. Fouquet. Il était dans une grande inquiétude; mais son mérite et le besoin qu'on eut de lui, puisqu'il était presque le seul qui eût connaissance des affaires étrangères, l'affermirent, et il fut bientôt après élevé à la charge de ministre et secrétaire d'État. M. Colbert marchait avec plus d'assurance, comme ayant eu part, à ce qu'on croyait, au dessein qui venait d'éclater.»

CHAPITRE XXXIX

—SEPTEMBRE-NOVEMBRE 1661—

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