Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet
Projet de faire juger Fouquet par une commission de maîtres des requêtes qu'aurait présidée le chancelier.—Ce projet est abandonné.—Chambre de justice instituée pour la réforme des finances et le jugement de tous les officiers de finance accusés de prévarication.—Première séance de la chambre de justice (5 décembre 1661).—Discours du premier président Guillaume de Lamoignon.—Membres qui composaient la chambre de justice.—Il s'y forme deux partis: à la tête du premier étaient Pierre Séguier, Poncet, Voysin, Pussort.—Le second est dirigé par Guillaume de Lamoignon.—La conduite de ce magistrat est critiquée par Colbert.—Il a pour lui les membres du parlement de Paris et les maîtres des requêtes Besnard de Rezé et Olivier d'Ormesson.
Fouquet, poursuivi par les malédictions publiques, semblait perdu. Le roi était décidé, à le livrer à une commission judiciaire et à laisser exécuter la sentence de mort, si, comme on le supposait, le surintendant était condamné à la peine capitale[1193]. Dès le mois de septembre, le chancelier avait reçu l'ordre de former un tribunal composé de maîtres des requêtes et de diriger lui-même le procès de Fouquet[1194]. Ces commissions judiciaires n'admettaient pas les formes lentes et minutieuses des parlements. En quelques jours le procès criminel de Ricous et Bertaut avait été instruit et jugé[1195]; il en aurait été de même pour Fouquet. On était sous l'impression des honteuses révélations de sa cassette, et l'indignation publique éclatait avec une violence qui aurait encouragé et presque contraint le tribunal à user de la dernière sévérité. Le projet trouvé à Saint-Mandé pour organiser la guerre civile n'avait pas encore été présenté comme une pensée chimérique à laquelle on ne devait attacher aucune importance[1196]. Enfin parmi les maîtres des requêtes désignés pour former le tribunal, la plupart avaient des intendances ou désiraient en obtenir, et ils n'auraient pas hésité à sacrifier à la vengeance publique le ministre prévaricateur.
Heureusement pour Fouquet, on trouva parmi ses papiers la copie du mémoire que Colbert avait adressé à Mazarin, en 1659, pour la réforme des finances et la punition de tous ceux qui avaient participé aux abus[1197]. Colbert embrassait dans son plan tout le système financier, et faisait remonter les poursuites à l'année 1633. Pour donner plus d'autorité à la chambre de justice, chargée de détails immenses, il avait proposé de la composer de quatre maîtres des requêtes, de plusieurs présidents et de quatre conseillers du parlement de Paris, de deux magistrats des trois autres cours souveraines siégeant à Paris (Chambre des comptes, Cour des aides et Grand Conseil), et d'un membre de chacun des parlements de province. Chargée de poursuivre tous les délits financiers commis dans les provinces depuis vingt-cinq ans, elle aurait pu instituer des subdélégués qui, en son nom et sous sa surveillance, eussent étendu leur action sur toutes les parties de la France. Colbert montra ce mémoire au roi pour lui prouver que, depuis longtemps, il avait signalé les abus et indiqué le remède[1198]. Louis XIV goûta ces idées, et, au lieu d'une commission de maîtres de requêtes qui eût procédé sommairement, on institua une Chambre de justice où dominaient les membres des parlements, accoutumés à une procédure régulière et solennelle. D'ailleurs la tâche imposée à cette Chambre de justice était si vaste et exigeait des recherches si approfondies, qu'il était impossible d'espérer les terminer avant plusieurs années. C'était donner à l'opinion le temps de se calmer et de se modifier, aux amis du surintendant celui de se reconnaître et de signaler les illégalités des inventaires. L'enlèvement des papiers de Fouquet, dont le conseiller de la Fosse avait déjà montré les inconvénients au chancelier[1199], devint aux yeux de magistrats consciencieux et formalistes un motif sérieux pour se prononcer en faveur de l'accusé, ou du moins pour atténuer la rigueur des lois.
Les mois de septembre et d'octobre avaient été consacrés aux saisies et aux inventaires des papiers de Fouquet à Fontainebleau, à Vaux, à Saint-Mandé et à Paris[1200]. Au mois de novembre seulement parut l'édit royal instituant une Chambre de justice avec les vastes attributions que nous avons rappelées. Il fut suivi d'une déclaration qui désignait les membres de cette Chambre et les investissait du droit de juger souverainement et en dernier ressort[1201].
Ce ne fut que dans les premiers jours de décembre 1661 que la Chambre se réunit sous la présidence du chancelier. On déploya un certain appareil pour rehausser l'éclat de la cérémonie. Dès le matin, le lieutenant criminel et le prévôt de l'Île-de-France, avec leurs exempts et archers, avaient pris possession du Palais de Justice[1202]. Le premier président du parlement, Guillaume de Lamoignon, le président de Nesmond et quatre conseillers de la Grand'Chambre, MM. Regnard, Catinat, de Brillac et Fayet, se rendirent à la salle du conseil, précédés de douze huissiers; puis arrivèrent successivement les maîtres des requêtes Poncet, Boucherat et Besnard de Rezé, le président de la Chambre des comptes Phélypeaux de Pontchartrain, avec deux maîtres des comptes, de Moussy et le Bossu-le-Jau; MM. de Baussan et Le Férou, conseillers de la Cour des aides; Chouart et Pussort, conseillers au Grand Conseil. Lorsque l'assemblée fut réunie, le chancelier fit son entrée, précédé d'une députation qui avait été le recevoir, et accompagné de six conseillers d'État, choisis parmi les plus anciens, savoir: MM. André d'Ormesson, de Morangis, de Lezeau, d'Aligre, d'Estampes et de la Margerie.
Comme dans toutes les cérémonies de cette nature, il y eut quelques discussions de préséance; mais elles furent promptement terminées. Lorsque enfin tous les magistrats eurent pris place, le chancelier, Pierre Séguier, ouvrit la séance et annonça que le roi, non content d'avoir donné la paix à ses peuples, voulait les affranchir de la guerre intestine dont l'avidité des financiers les affligeait depuis longtemps. C'était, ajouta-t-il, pour les magistrats appelés à participer à cette réforme une marque singulière d'honneur et de confiance, et ils devaient s'estimer heureux d'être choisis pour cette œuvre. Ils ne perdraient jamais de vue cette pensée, que, en faisant régner le roi sur quelques-uns de ses sujets par la justice, ils le feraient encore mieux régner par amour dans le cœur de tous les autres et participeraient au titre glorieux de restaurateur de son État.
Le premier président répondit, suivant l'usage, à la harangue du chancelier. Après avoir rappelé les calamités qui accablaient le peuple, opprimé par les exacteurs[1203], il continua ainsi: «Nous ne doutons pas, monsieur, que, dans cette première dignité de l'État, où vos mérites vous ont élevé et conservé depuis tant d'années, vous n'ayez été le premier à connaître et à ressentir très-vivement ces malheurs. Nous savons aussi combien le roi a été touché de cette misère générale de son royaume; mais il n'y avait que la paix qui pût donner les moyens d'apporter les remèdes nécessaires à un si grand mal. C'est pourquoi, aussitôt qu'il a plu à Dieu d'en faire naître les occasions, nous avons vu que ce prince si glorieux s'est arrêté de lui-même au milieu de ses victoires, et que, s'élevant au-dessus de tous les sentiments que la guerre peut donner à un roi si généreux et si victorieux, il a montré qu'il préférait la qualité de père du peuple à toute la gloire que les armes et les conquêtes peuvent donner.
«Toute la France voit maintenant de quelle sorte ce prince incomparable s'applique à réparer les ruines qu'elle a souffertes, et, dans les premiers commencements de la cessation de ses maux, elle ressent déjà les effets de cette bonté toute royale qui lui font espérer de jouir bientôt du plus heureux règne qu'elle ait jamais connu. Mais, entre toutes les choses qui relèvent ses espérances, il n'y en a point qu'elle considère davantage, et dont elle attende un plus grand secours, que ce qui se présente aujourd'hui, c'est-à-dire l'établissement d'une Chambre de justice. On sait combien il y a qu'elle le désire comme la véritable consolation de tous ses maux, et comme le seul moyen par lequel, en ôtant les biens aux injustes possesseurs qui les ont ravis si violemment, on puisse les employer pour soulager la misère de ceux auxquels ils appartiennent très-légitimement.
«Aussi elle reçoit cet établissement comme un effet singulier, comme une marque certaine de la sagesse de sa conduite et comme un gage très-assuré de la durée de son règne; mais, monsieur, comme tout le succès de cette affaire dépend du soulagement que le pauvre peuple en recevra, et que le prince sera la véritable balance avec laquelle on pourra peser le bien qui en peut revenir à l'État, et que d'ailleurs la misère de ces pauvres gens est presque dans la dernière extrémité, tant par la continuation des maux qu'ils ont soufferts depuis si longtemps que par la cherté et la disette presque inouïes des deux dernières années, nous vous conjurons de représenter de plus en plus au roi ces grandes considérations, et de seconder, comme vous faites très-dignement, les pensées bienfaisantes que ce monarque incomparable conçoit incessamment pour les besoins de ses peuples.
«Cependant, puisqu'il a plu à Sa Majesté de nous choisir pour un si grand ouvrage, nous pouvons vous dire que, d'un côté, nous lui sommes très-particulièrement obligés de l'honneur qu'elle nous fait de nous donner des marques si sensibles de son estime et de sa confiance, et de l'autre nous nous trouvons en même temps très-chargés envers elle par le devoir de la reconnaissance, et envers le public par les grandes choses qu'il attend de nous dans une commission si importante.
«C'est pourquoi nous emploierons tous nos soins pour y agir d'une manière digne de l'honneur d'un si grand choix, et pour faire en sorte que ce prince si bon et si juste connaisse que nous correspondons, autant qu'il nous est possible, aux grands biens qu'il veut faire, et que tous ses peuples ressentent au plus tôt par le soulagement de leurs misères, et même que toute la postérité sache que ce n'est pas en vain que ce grand roi a rassemblé des principaux officiers de toutes les compagnies de son royaume pour travailler au point le plus important de la réformation de son État.
«En quoi, monsieur, nous serons principalement animés par les grands exemples que vous avez donnés à tous les magistrats du royaume depuis que vous en êtes le chef, et par ceux encore que nous espérons recevoir de vous en cette fonction, que nous vous prions d'honorer souvent de votre présence.
«Vous voulez bien aussi que nous ajoutions un exemple qui ne vous est pas étranger, c'est celui de M. le président Séguier, votre oncle, dont la mémoire est si précieuse au Parlement et à tout le public, et qui s'acquitta si dignement, il y a près de soixante ans, d'une semblable commission, que nous penserons toujours à l'imiter et à suivre les traces de sa vertu.»
Après le discours du premier président, Denis Talon, qui avait été nommé procureur général de la Chambre de justice, se leva et dit qu'il lui avait été apporté, de la part du roi, un édit et une déclaration pour l'établissement de cette Chambre, sur lesquels il avait donné ses conclusions par écrit, et il requit qu'il en fût fait lecture à la Chambre. Pussort lut ces ordonnances et les conclusions du procureur général, qui en demandait l'enregistrement. Denis Talon appuya cet avis par une harangue d'apparat[1204]. Puis le chancelier consulta l'assemblée, et, après avoir recueilli les voix, déclara la Chambre de justice constituée.
Les éléments dont se composait ce tribunal étaient, comme nous l'avons vu, très-divers, les uns pris dans les parlements (c'était le plus grand nombre), les autres dans la Chambre des comptes, la Cour des aides, le Grand Conseil et parmi les maîtres des requêtes. Voici les noms de ces magistrats: le chancelier Pierre Séguier, le premier président du parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, qui devait présider en l'absence du chancelier, le président de Nesmond, le président de Pontchartrain, de la Chambre des comptes; les maîtres des requêtes Poncet, Olivier d'Ormesson, Boucherat, Voysin et Besnard de Rezé; quatre conseillers de la Grand'Chambre du parlement de Paris, Regnard, Catinat, de Brillac et Fayet; Massenau, conseiller au parlement de Toulouse; Francon, du parlement de Grenoble; Du Verdier, du parlement de Bordeaux; de la Toison, du parlement de Dijon; Le Cormier de Sainte-Hélène, du parlement de Rouen; Raphelis de Roquesante, du parlement d'Aix; Hérault, du parlement de Rennes; Nogués, du parlement de Pau; le Tellier de Louvois[1205], du parlement de Metz; de Moussy et le Bossu-le-Jau, de la Chambre des comptes de Paris; le Féron et de Baussan, de la Cour des aides; Chouart et Pussort, du Grand Conseil. La mort ou la retraite de certains membres amenèrent plus tard quelques changements dans la composition de l'assemblée. Ainsi Chouart, conseiller au Grand Conseil, obtint du roi la permission de se retirer de la Chambre de justice, et fut remplacé par un autre membre de ce tribunal, nommé Cuissotte de Gisaucourt; le Tellier de Louvois, du parlement de Metz, fit place à un conseiller au même parlement, nommé de Ferriol; Francon, du parlement de Grenoble, étant mort en 1662, eut pour successeur de la Baulme, conseiller au même parlement. Enfin le maître des requêtes Boucherat se récusa pour cause de parenté et obtint que la Chambre approuvât les raisons qu'il fit valoir pour se retirer.
Deux partis ne tardèrent pas à se former dans la Chambre et se prononcèrent de plus en plus à mesure que le procès excita plus vivement les passions: l'un, dirigé par le chancelier Séguier, aurait voulu que l'affaire fût menée rapidement; l'autre, qui avait à sa tête le premier président de Lamoignon, tenait à respecter les formes établies par les lois pour assurer une connaissance complète de la vérité et garantir la libre défense des accusés. Le chancelier Séguier avait présidé, dès le temps du cardinal de Richelieu, les commissions judiciaires qui enlevaient les crimes politiques aux parlements; il avait prononcé l'arrêt de mort de Cinq-Mars et d'Auguste de Thou. Vivement attaqué à la fin du règne de Louis XIII et signalé à la reine Anne d'Autriche comme un des ennemis qu'elle devait sacrifier, il n'avait conservé sa dignité de chancelier qu'en se montrant aussi soumis à Mazarin qu'à Richelieu. C'était d'ailleurs un magistrat savant et d'une capacité éprouvée; mais son caractère le rendait odieux. Humble en face des puissants, il se montrait souvent dur et implacable contre ceux que poursuivait leur vengeance. Fouquet trouva en lui un juge rigoureux et d'une partialité déclarée. Les maîtres des requêtes Poncet et Voysin suivirent le parti du chancelier, le premier avec une habile circonspection; le second avec une ardeur impétueuse. Poncet était un magistrat estimé et qui aspirait à devenir conseiller d'État; il ménageait le pouvoir, sans rompre avec le parlement. Voysin, maître des requêtes comme Poncet, et de plus prévôt des marchands de Paris, était tout dévoué à Colbert. Pussort, oncle de ce ministre, se montra le plus ardent des adversaires de Fouquet. Saint-Simon a tracé de ce magistrat un portrait qui peint tout à la fois sa rudesse et sa capacité: «C'était, dit-il[1206], un grand homme sec, d'aucune société, de dur et difficile accès, un fagot d'épines, sans amusement et sans délassement aucun; parmi tout cela beaucoup de probité, une grande capacité, beaucoup de lumières, extrêmement laborieux, et toujours à la tête de toutes les grandes commissions du Conseil et de toutes les affaires importantes du royaume.» Ce fut Pussort qui insista avec le plus d'énergie pour que Fouquet fût condamné à la peine capitale.
Je ne m'arrêterai pas sur quelques autres magistrats qui furent dominés et entraînés par l'influence du chancelier et de Colbert. Timides et hésitant entre les deux partis, ils n'ont eu qu'un rôle secondaire. Celui du procureur général de la Chambre de justice, Denis Talon, fut beaucoup plus important. Il était signalé depuis longtemps comme un adversaire de Fouquet[1207], et Colbert comptait sur son éloquence pour décider la condamnation du surintendant. Mais Denis Talon fut loin de justifier dans cette affaire la réputation de capacité qu'il devait à une ancienne habitude du barreau et peut-être aussi à un nom illustré depuis longues années par les vertus et l'éloquence de son père. Il était à cette époque épris de la maréchale de l'Hôpital. Cette passion d'un homme de robe pour la veuve d'un capitaine renommé avait excité la verve satirique des courtisans. On se moqua dans les chansons du temps de ce grave magistrat transformé en Céladon. Voici quelques vers d'une de ces chansons[1208]:
Veuve d'un illustre époux,
Vous nous la donnez bonne,
Quand vous faites les yeux doux
A ce grand pédant qui vous talonne.
Denis Talon, qui aurait dû diriger le procès de manière à éviter des longueurs inutiles, se laissa entraîner par un intrigant, nommé Berryer. Ce commis de Colbert, qui voulait se rendre nécessaire, décida Talon à demander un examen détaillé de tous les registres de l'Épargne[1209]. De là d'interminables lenteurs, dont les amis de Fouquet profitèrent habilement. On en rejeta la faute sur le procureur général, qui fut renvoyé de la Chambre de justice et remplacé par les maîtres des requêtes Hotman et Chamillart, comme nous le verrons en racontant les principaux incidents du procès.
Le parti parlementaire, qui contribua si puissamment à sauver Fouquet, eut d'abord pour chef Guillaume de Lamoignon. Ce magistrat avait dû en grande partie son élévation à Fouquet[1210]. Cependant telle était sa réputation d'intégrité et son habileté pour diriger le parlement de Paris, qu'on ne crut pas pouvoir l'exclure d'une Chambre à laquelle on voulait donner une grande autorité. Lamoignon, sans laisser soupçonner ses intentions, travailla à ramener les esprits en faveur du surintendant et à jeter de l'odieux sur Colbert et sur les mesures financières que ce ministre avait adoptées. C'est du moins ce qu'affirme Colbert dans un mémoire où il retrace la conduite du premier président dans la Chambre de justice[1211]: «Le premier effet, dit-il, que cette mauvaise disposition produisit fut une prodigieuse longueur de cette affaire. Le premier président n'alla jamais qu'à onze heures et demie à la Chambre, en sortant à midi, n'y retournant qu'entre trois et quatre heures, et en sortant entre cinq et six; joint à cela diverses autres démonstrations et publiques et secrètes qu'il fit. Sa Majesté connut clairement que, si elle ne s'appliquait avec soin à faire agir cette Chambre, elle aurait le déplaisir de la voir s'anéantir elle-même et continuer sans cesse la dissipation des finances du royaume, puisque les gens d'affaires et de finances seraient délivrés de la seule crainte qui les pouvait retenir.»
Colbert rappelle ensuite que, jusqu'à la fin du mois de mars 1662, il ne se passa rien d'important à la Chambre de justice. Comme, à cette époque, il fut reconnu que le roi n'avait pas retiré cent mille livres de la dernière aliénation de rentes sur les tailles, qui se montait à un million, plusieurs membres de la Chambre ouvrirent l'avis d'annuler cette aliénation et les contrats auxquels elle avait donné lieu. Leur opinion fut adoptée, malgré l'opposition du premier président: «ce qui, ajoute Colbert, lui donna un tel déplaisir, qu'il ne laissa rien d'intenté pour réparer son honneur qu'il croyait être blessé, et empêcher la suite d'un arrêt qu'il croyait être si préjudiciable à l'État et au bien public. Il ne manqua pas d'exagérer combien il est important de ne pas toucher aux rentes de la ville de Paris, disant que le salut de l'État en dépend; que tous les mouvements de sédition et de révolte avaient été excités par les intéressés en ces sortes de rentes; que toutes les compagnies, tous les grands du royaume, toute la ville de Paris et même les provinces avaient les mêmes intérêts; que la plus grande partie des familles en subsistait, et qu'un homme qui perd son pain et celui de ses enfants est capable des dernières extrémités. Enfin, ne mettant point de différence entre les plus fâcheux temps des guerres civiles qui avaient pris leur origine dans sa compagnie et celui du règne d'un jeune prince généreux qui élève son État sur les principes de justice dont il ne s'est jamais départi et tient une conduite qui donne de l'admiration à tous ses peuples, il pronostiquait les mêmes malheurs que la faiblesse de la plus longue minorité qui eût jamais été dans notre royaume et une infinité d'autres raisons avaient fait sentir.»
Colbert montre ensuite le premier président et ses amis critiquant une des mesures les plus utiles de Louis XIV, la diminution des tailles qui pesaient principalement sur le peuple. Déjà, en 1661, le roi en avait retranché trois millions. Il diminua encore cet impôt d'un million en mars 1662. «Cet arrêt, ajoute Colbert, ayant été porté sur le bureau de la Chambre de justice, au lieu de publier et exagérer une si sensible marque de la bonté du roi pour ses peuples, les amis du premier président non-seulement n'en relevèrent pas le mérite, mais encore l'on entendit une voix d'entre eux qui dit que le roi l'ôtait aujourd'hui et le remettrait demain.»
Guillaume de Lamoignon se montra également hostile aux mesures adoptées pour le remboursement des rentes. «Ce qui fâcha Sa Majesté, ajoute Colbert, et l'obligea enfin, après avoir employé jusques alors toute sorte de bons traitements et de caresses envers le premier président, de lui témoigner que cette conduite ne lui pouvait plaire et qu'il ferait bien de la changer; qu'il lui suffisait que Sa Majesté ne lui demandât rien contre ce qu'il disait être de sa conscience. Mais de se porter avec tant de chaleur qu'il faisait en se concertant avec ses amis avant d'aller à la Chambre, il ne pouvait pas bien accorder cette conduite avec la bonne conscience. Cette mortification fut sensible au premier président, en sorte qu'il fut près de deux mois sans parler autrement qu'en disant son avis. Mais Sa Majesté ne voulut pas le laisser plus longtemps en cet état. Dès la première occasion où il donna quelque marque de son zèle, le roi le caressa comme auparavant[1212].»
Cette opposition mitigée et habilement calculée contribuait à augmenter la popularité de Guillaume de Lamoignon. Il avait de nombreux partisans dans la Chambre de justice. A leur tête se plaçaient les conseillers de la Grand'Chambre Regnard, Catinat, Brillac et Fayet. Le premier est cité avec éloge dans le Tableau du parlement, où la plupart des magistrats sont appréciés avec peu de bienveillance: «Très-facile, sûr, de grande créance dans sa compagnie; a beaucoup d'honneur et de probité, n'est nullement intéressé.» Le conseiller Catinat, père du maréchal de France de ce nom, jouissait également de l'estime publique: «C'est, dit le Tableau du parlement, un homme d'honneur, très-capable, hors d'intérêts, qui a grande probité et grande créance en la Grand'Chambre, et est l'un des piliers de M. le premier président.» Brillac était aussi un magistrat intègre et éclairé. Enfin, le conseiller Fayet est caractérisé en ces termes: «Homme d'honneur, pieux, sans intérêts, d'un esprit assez lent, mais connaissant les affaires du Palais, estimé dans sa Chambre pour son intégrité; est peu gouverné, n'est ni porté pour la cour ni contre, apportant un tempérament raisonnable aux affaires publiques[1213].»
Appuyé par quatre magistrats aussi considérés et jouissant lui-même d'une haute réputation de science et de probité, le premier président ne tarda pas à exercer une influence considérable dans la Chambre. Les présidents de Nesmond et de Pontchartrain étaient presque toujours de son avis, ainsi que les maîtres des requêtes Besnard de Rezé et Olivier d'Ormesson. Je reviendrai sur ce dernier, qui fut nommé rapporteur du procès, et dont l'avis contribua puissamment à sauver Fouquet. Mais les détails que je viens de donner sur la Chambre de justice suffisent pour montrer que les forces des deux partis se balançaient. Ce serait toutefois une erreur de croire que l'antagonisme se manifesta dès le début du procès. Il ne se développa que lentement et successivement, à mesure que les sentiments de pitié et de sympathie pour Fouquet succédèrent, dans une partie de l'assemblée, à l'indignation et à la colère qui avaient d'abord éclaté contre le surintendant.
CHAPITRE XLIV
—1661-1663—
Procès de Fouquet.—Monitoires publiés par ordre de la Chambre de justice (décembre 1661).—Arrêts de prise de corps contre Boylève, Bruant, Catelan et autres financiers.—Les registres des trésoriers de l'Épargne sont saisis.—Ordre donné à tous ceux qui ont pris à ferme les impôts, depuis 1635, à leurs veuves et héritiers, de remettre leurs baux à la Chambre de justice.—Le procureur général demande à la Chambre l'autorisation de poursuivre Fouquet comme principal auteur des abus de l'administration financière (2 mars 1662)—Cette autorisation est accordée, et Fouquet subit un interrogatoire devant deux commissaires de la Chambre (juin 1662).—Fouquet, après avoir protesté contre la Chambre, répond à l'interrogatoire.—La Chambre décide qu'il sera jugé sur pièces; ce qui entraînait des procédures lentes et multipliées.—Sainte-Hélène et Olivier d'Ormesson sont nommés par le roi rapporteurs du procès (octobre 1662).—Caractère d'Olivier d'Ormesson.—Le chancelier Séguier remplace Guillaume de Lamoignon comme président de la Chambre de justice (décembre 1662).—Sa partialité.—Reproches qu'il adresse aux rapporteurs.—Longueur du procès inhérent à la nature de l'affaire.—Nécessité de compulser les registres de l'Épargne et d'en donner communication à l'accusé.—Requêtes de récusation présentées par Fouquet contre Talon, Pussort, Voysin et le greffier Foucault; elles sont rejetées (février 1663).—Requête de Fouquet pour obtenir communication des pièces; elle est accordée.—Les membres de la Chambre de justice sont appelés au Louvre (août 1663); recommandations que leur adresse le roi.—Efforts pour gagner Olivier d'Ormesson; conseils que lui donne Claude Le Pelletier.—André d'Ormesson, père d'Olivier, est choisi pour remplir les fonctions de chancelier dans la cérémonie du renouvellement de l'alliance des Suisses (novembre 1663).—Talon est renvoyé de la Chambre de justice et remplacé par Chamillart.
La Chambre de justice s'occupa, pendant les premiers mois de l'année 1662, de rechercher les financiers qui devaient être enveloppés dans le procès de Fouquet. Elle avait fait publier, dès le mois de décembre 1661, des monitoires dans chaque paroisse de Paris pour menacer d'excommunication ceux qui ne dénonceraient pas les traitants coupables de malversations. Des arrêts de prise de corps furent lancés contre Boylève, Bruant, Catelan, Gourville et autres financiers. Les trésoriers de l'Épargne, la Basinière, Jeannin de Castille et Claude de Guénégaud furent dépossédés de leurs charges et leurs registres saisis[1214]. Enfin il fut décidé que tous ceux qui, depuis 1635, avaient pris à ferme les impôts, et leurs veuves et héritiers, seraient tenus d'apporter leurs baux au greffe de la Chambre et de faire connaître les personnes qui directement ou indirectement avaient été leurs associés ou avaient reçu des pensions sur les fermes[1215]. Ainsi le procès s'étendait de plus en plus: des subdélégués furent chargés de remplir dans les provinces les fonctions que la Chambre se réservait à Paris, d'instruire et même de juger les procès de finance jusqu'à concurrence d'une certaine somme.
Jusqu'au 3 mars 1662, il ne fut point question de Fouquet; mais à cette époque le procureur général de la Chambre, qui était encore Denis Talon, déclara que le désordre des finances provenait surtout des abus commis par ce surintendant, et demanda à la Chambre d'en faire informer[1216]. Le maître des requêtes Poncet et le conseiller Regnard furent chargés de cette partie de l'instruction et se rendirent au château de Vincennes, où Fouquet était enfermé (juin 1662). Ils l'interrogèrent sur le crime d'État dont il était accusé d'après le mémoire trouvé à Saint-Mandé[1217] et sur les dilapidations qu'on lui reprochait. Avant de répondre, Fouquet protesta contre la Chambre de justice et déclara qu'il ne reconnaissait pour juge que le parlement de Paris. Ces réserves faites, il répondit à toutes les questions avec une présence d'esprit qui ne l'abandonna jamais pendant le procès, et il demanda que la Chambre lui accordât le conseil d'un avocat et lui fît remettre ses papiers, qui lui étaient indispensables pour sa défense[1218].
Comme Fouquet persistait toujours dans son refus de reconnaître la Chambre, il fut décidé que le procès lui serait fait comme à un muet[1219], et qu'il serait jugé sur pièces. Dans ce cas, le procureur général produisait ses réquisitions par écrit[1220], et l'accusé y répondait de la même manière. On suivit, pour la forme des procédures, l'avis des présidents et conseillers du parlement[1221], et l'on s'engagea dans une voie qui devait entraîner des longueurs infinies et mettre au jour les abus qui avaient été commis dans la saisie et l'inventaire des pièces.
Il fallait, dans ces sortes de procès, qu'un ou plusieurs rapporteurs, choisis parmi les membres du tribunal, fissent l'analyse de toutes les productions du procureur général et de l'accusé, ainsi que de toutes les requêtes qui étaient présentées également par écrit. Le choix des rapporteurs était un point fort délicat; il était d'une grande importance de désigner des magistrats instruits et intègres, capables d'éclairer le tribunal sans se laisser entraîner par la passion. Jamais ces conditions n'avaient paru si nécessaires que dans un procès hérissé de questions de finances, qui avaient été obscurcies à dessein par les gens d'affaires. Le roi se réserva le choix des rapporteurs. Le 11 octobre 1662, il manda au Louvre le premier président, qui, depuis l'ouverture de la Chambre de justice, en dirigeait les délibérations, et lui déclara qu'il avait désigné pour rapporteurs Olivier d'Ormesson, maître des requêtes, et le Cormier de Sainte-Hélène, conseiller au parlement de Rouen. Guillaume de Lamoignon lui représenta que ces juges étaient suspects à la famille Fouquet, qui les avait même récusés, mais sans motiver leur exclusion de manière qu'elle fût approuvée par la Chambre. Malgré ces objections, Louis XIV persista dans le choix qu'il venait de déclarer[1222], et les rapporteurs entrèrent immédiatement en fonction.
Le Cormier de Sainte-Hélène est peu connu, et son rôle dans le procès de Fouquet n'a qu'une importance secondaire. Docile aux volontés de la cour, il fut presque toujours en opposition avec Olivier d'Ormesson; mais il n'avait ni assez de talent ni assez d'autorité dans la Chambre pour balancer l'influence de ce maître des requêtes. Olivier d'Ormesson était issu d'une ancienne famille de magistrats[1223]. Son père, André d'Ormesson, était doyen du conseil d'État et un des membres les plus considérés de ce corps: Olivier, après avoir débuté par le parlement, avait acheté, en 1642, une charge de maître des requêtes et déployait, depuis vingt ans, dans l'exercice de fonctions tour à tour judiciaires et administratives, beaucoup d'application, de zèle et de probité. Il avait été nommé, en 1650, par Mazarin pour remplir, de concert avec Fouquet, des fonctions analogues à celles d'intendant dans l'Île-de-France[1224]. Plus tard, il fut intendant de Picardie et mérita l'approbation universelle par la prudence et la fermeté de sa conduite. Il exerçait cet emploi lorsqu'il fut choisi pour faire partie de la Chambre de justice. Il était, dès cette époque, étroitement lié avec Guillaume de Lamoignon, et sa conduite pendant le procès ne fit que rendre leur union plus intime.
Il importait au roi et à Colbert, qui voulaient que le procès fût conduit rapidement, de placer à la tête de la Chambre de justice un magistrat qui tint moins aux formes que le premier président. Nous avons vu d'ailleurs, par le témoignage même de Colbert[1225], que Guillaume de Lamoignon était soupçonné de partialité en faveur de Fouquet. Le roi résolut de faire présider la Chambre par le chancelier Séguier, sans toutefois exclure positivement le premier président. Le 11 décembre 1662, un an environ après l'établissement de la Chambre, le chancelier, qui n'y avait plus paru depuis la séance d'ouverture, s'y rendit[1226] et fut reçu avec le cérémonial ordinaire. Il annonça à l'assemblée que le roi lui avait ordonné d'y venir siéger chaque jour, et qu'il obéissait avec d'autant plus de plaisir qu'il pourrait ainsi concourir au bien que la Chambre de justice ferait à l'État. Le premier président lui répondit que la Chambre le recevrait toujours avec honneur et que lui, en son particulier, l'y verrait siéger avec beaucoup de joie. Le premier président assista encore à quelques séances pour ne pas paraître blessé de la mesure adoptée par le roi, mais peu à peu il se retira, sous prétexte que les affaires du parlement l'absorbaient tout entier[1227], et à partir de cette époque ce fut le chancelier qui dirigea la procédure.
Son attitude n'y fut pas celle d'un magistrat pénétré de la gravité de ses fonctions et observant scrupuleusement les formes de la justice. Parvenu à la vieillesse[1228], il se plaignait vivement de la longueur de ce procès, qui, disait-il, durerait plus que lui, et il témoignait hautement son impatience[1229]. On vit, dans un des nombreux incidents de ce vaste procès, le chancelier tenant sur la sellette un malheureux pour lequel il s'agissait de la vie ou de la mort, le pressant de questions et ne lui laissant pas le loisir de s'expliquer[1230]. Comme la plupart des membres de la Chambre murmuraient de cette partialité, Séguier jeta brusquement au président de Nesmond le cahier qui lui servait pour l'interrogatoire et lui dit de le continuer. Le président s'y refusa. Le chancelier fit alors lire les articles par le rapporteur. L'interrogatoire achevé, il se leva piqué et sans dire mot à personne. «Beaucoup de Messieurs[1231], ajoute Olivier d'Ormesson[1232], me parurent fort indignés de la conduite de M. le chancelier, qui faisait connaître son empressement pour plaire à la cour et ne songeait qu'à faire condamner promptement cet homme[1233], sans garder la bienséance d'un juge qui doit écouter favorablement un accusé et chercher plutôt à le soulager qu'à l'accabler.»
Les rapporteurs, qui n'abondaient pas dans le sens du chancelier, n'étaient pas à l'abri de ses reproches. Il manifestait son irritation lorsqu'ils lisaient des pièces, qui, selon lui, ne pouvaient servir qu'à faire traîner le procès en longueur[1234]. Il s'attaquait surtout à Olivier d'Ormesson, qu'il ne trouvait pas aussi docile que Sainte-Hélène; il cherchait à le piquer et à le déconcerter par ses railleries[1235], et comme il n'y réussissait pas, il s'en prenait avec humeur à l'autre rapporteur qui gardait le silence. «Celui-ci ayant répondu qu'il n'était pas nécessaire qu'il parlât, M. le chancelier répliqua: Pourquoi? n'êtes-vous pas aussi rapporteur? que ne parlez-vous? M. de Sainte-Hélène dit: Si vous me voulez dispenser d'être rapporteur, vous me ferez plaisir.» L'impatience et l'irritation de Pierre Séguier ne firent que s'accroître, lorsqu'il vit que le procès ne tournait pas selon ses désirs. «M. le chancelier était si irrité, dit Olivier d'Ormesson[1236], que M. de la Guillaumie lui ayant présenté des arrêts à signer, il en jeta par colère cent soixante-douze dans le feu, en sorte que maintenant les parties sollicitent pour en faire signer d'autres.»
Malgré la partialité du chancelier, l'affaire était engagée de telle sorte, qu'elle traîna encore pendant deux ans, de décembre 1662 à décembre 1664. Cette lenteur tenait à la nature même de la procédure sur pièces. Il fallait compulser tous les registres de l'Épargne et donner communication à l'accusé des nombreuses pièces nécessaires pour sa défense. Il faut se rappeler, pour comprendre la marche de cette affaire, ce qu'était un surintendant et quelle était l'organisation financière de l'ancienne monarchie. Le surintendant n'avait pas le maniement des deniers publics; il se bornait à donner aux trésoriers de l'Épargne les ordres de payement, en les assignant sur des fonds déterminés, comme les gabelles, les tailles, les aides, etc. Les intendants et contrôleurs des finances secondaient le surintendant dans ce travail. Les trésoriers de l'Épargne, qui avaient reçu les fonds provenant des impôts, payaient sur les ordonnances du surintendant; ils devaient garder ces ordonnances pour leur décharge et les produire à la Chambre des comptes. Leurs registres, lorsqu'ils étaient bien tenus, établissaient la balance des recettes et des dépenses. Ceux des contrôleurs des finances devaient servir à en vérifier l'exactitude.
Rien de plus simple au premier aspect que le mécanisme de cette administration financière; mais, lorsqu'on l'examine de près, on voit que les fraudes étaient faciles. Souvent, les assignations données par les surintendants portaient sur des fonds déjà épuisés, et n'avaient plus aucune valeur. Elles se vendaient à vil prix à des financiers qui avaient le crédit de les faire réassigner sur des fonds disponibles, et qui réalisaient ainsi d'énormes bénéfices. Ce trafic criminel des assignations fut un des principaux chefs d'accusation contre Fouquet.
Les emprunts donnaient aussi lieu à des fraudes ruineuses pour l'État. Le Trésor était réduit à emprunter à un taux exorbitant, qui allait à plus de 30 pour 100; mais comme la Chambre des comptes n'admettait, pour les emprunts, que le taux légal du denier 18 (5,55 p. 100), le surintendant se reconnaissait débiteur envers les créanciers de l'État d'une somme plus considérable que celle qu'il avait reçue en réalité. Ce faux en entraînait un autre: il fallait inscrire sur les registres de l'Épargne des dépenses imaginaires pour rétablir la balance entre les recettes et les dépenses. Comme ces fraudes ne pouvaient avoir lieu que par la complicité des trésoriers de l'Épargne, ils se trouvèrent enveloppés, comme nous l'avons dit, dans le procès de Fouquet. Les registres des contrôleurs des finances, où l'on devait inscrire toutes les sommes reçues et dépensées, auraient pu servir à constater les abus; mais, comme il y avait eu connivence entre le surintendant et les contrôleurs, ces derniers avaient cessé d'enregistrer les sommes versées au Trésor depuis 1654. C'est ce qui résulte positivement de la déclaration du contrôleur général Hervart devant la Chambre de justice[1237].
Souvent des prêts usuraires étaient faits au Trésor par les surintendants et leurs commis sous des noms supposés. Nous avons vu que Mazarin lui-même avait augmenté, par ces avances intéressées, son immense fortune[1238]. Le surintendant Fouquet et ses commis, Bruant, Gourville et d'autres, ne négligèrent pas ce moyen de s'enrichir.
La ferme des impôts était encore l'occasion de graves abus. Le surintendant, ses commis, ses maîtresses exigeaient des fermiers des impôts des sommes considérables, que ceux-ci faisaient payer au peuple. Mazarin leur en avait donné l'exemple[1239], Fouquet l'imita: il touchait une pension de cent vingt mille livres sur la ferme des gabelles; une autre de cent quarante mille livres sur la ferme des aides; une troisième de quarante mille livres sur les fermiers du convoi de Bordeaux, qui devaient en outre payer annuellement cent vingt-cinq mille livres à madame du Plessis-Bellière; dix mille livres à M. de Créqui, gendre de cette dame; dix mille livres à madame de Charost, fille de Fouquet, etc. Comment s'étonner de la misère du peuple et de la pénurie du trésor, lorsque les fermiers, qui pressuraient la nation et s'enrichissaient de ses sueurs, étaient obligés de partager avec d'avides courtisans le produit de leurs exactions? L'argent, qui aurait dû être versé dans l'Épargne, se perdait dans mille canaux qui l'interceptaient, et il n'en parvenait au trésor qu'une faible partie.
Quelquefois les surintendants prenaient eux-mêmes, sous des noms supposés, la ferme des impôts. On accusait Fouquet de s'être fait adjuger, sous le nom de Duché, la ferme du mare d'or, ou impôt que payaient les nouveaux titulaires des offices de judicature et de finance, avant d'obtenir les provisions de leurs charges. Fouquet avait encore la ferme des sucres et cires de Rouen. Ces abus, auxquels participaient un grand nombre de familles, étaient souvent restés impunis, et Fouquet avait été encouragé par l'exemple de plusieurs de ses devanciers. Mais la fermeté de Louis XIV, éclairée par la sagacité de Colbert, avait déjoué ses plans, et il avait maintenant à rendre compte à la Chambre de justice de ses dilapidations.
Toutefois, la constatation des malversations présentait de graves difficultés. Pour convaincre Fouquet et ses complices, il fallait compulser les registres de l'Épargne, les comparer avec les ordonnances du surintendant, et chercher à démêler, au milieu de la complication des comptes, si les billets avaient réellement été payés, ou s'il y avait eu un trafic criminel des assignations. Il était également nécessaire d'examiner plus de soixante mille pièces[1240], qui concernaient les baux des fermes et les prêts faits à l'État. A ces difficultés, inhérentes aux procès d'appointement ou procès jugés sur pièces, il faut ajouter que Fouquet, ancien procureur général du parlement de Paris, était assez versé dans la chicane pour faire naître des incidents qui retardaient le jugement. Il était d'ailleurs assisté de deux avocats fort habiles, nommés Lhoste et Auzanet.
Dès le mois de décembre 1662, Fouquet présenta des requêtes de récusation contre le procureur général Talon, le greffier Foucault, et deux membres de la Chambre, Voysin et Pussort[1241]. Il fallut que la Chambre statuât sur chacune de ces requêtes, ce qui entraîna de nouveaux délais[1242]. Les requêtes furent rejetées; mais on avait atteint le mois de février 1663, avant que les incidents préliminaires fussent complètement vidés.
Fouquet présenta, à cette époque, une nouvelle requête pour obtenir communication de toutes les pièces, alléguant qu'elles étaient nécessaires pour sa défense[1243]. Cette demande fit éclater la colère de Pussort, qui ne s'impatientait pas moins que le chancelier de la lenteur du procès; il parla, dit le Journal d'Olivier d'Ormesson, comme un homme transporté et hors de lui. Cependant la majorité de l'assemblée adopta les conclusions d'Olivier d'Ormesson, qui proposait de communiquer à Fouquet la copie des procès-verbaux de l'Épargne, et les pièces qu'il aurait spécialement désignées[1244].
La cour, qui ne comprenait rien à ces procédures interminables, commençait à s'en irriter. Le roi se proposait de partir pour la Lorraine (août 1663); il manda au Louvre le président de Nesmond et les conseillers du parlement, avec les maîtres des requêtes. Il leur dit qu'il ne désirait que la justice, mais qu'il souhaitait une prompte expédition[1245]. Olivier d'Ormesson fut ensuite appelé seul (23 août). «Étant entré dans le cabinet du roi, dit ce magistrat dans son Journal[1246], Je roi me dit qu'il avait été bien aise de me témoigner en particulier la satisfaction qu'il avait des services que je rendais; qu'il ne me recommandait point la justice, sachant que je ne pouvais avoir d'autres sentiments, mais qu'il souhaitait la diligence. Sur cela, je lui répondis que je m'estimais trop heureux que Sa Majesté eût agréables mes services, mais que l'expédition et la diligence ne dépendaient point des rapporteurs. Il me répliqua: Je le sais bien; j'ai donné ordre à ceux qui en ont soin de la faire; ce que je souhaite, c'est que vous l'apportiez en ce qu'il dépendra de vous. Après quoi, je pris congé et me retirai.» Les membres des parlements de province furent mandés à leur tour, et reçurent les mêmes recommandations. On remarqua que Pussort et Gisaucourt, qui avaient témoigné le plus de zèle contre Fouquet, furent mieux accueillis par Louis XIV que les autres membres de la Chambre de justice[1247]. Pussort surtout fut fort bien traité. Le roi lui demanda pourquoi il ne le venait point voir, ajoutant qu'il serait toujours bien reçu; il le rappela encore au moment où il sortait. Les membres de la Chambre des comptes, de Moussy et le Bossu-le-Jau, reçurent un accueil plus froid. Quelques mots du roi leur firent comprendre qu'il était bien informé de tout ce qui se passait dans la Chambre, et qu'il était peu satisfait de leur conduite.
Dans l'espoir d'accélérer la marche du procès, on s'efforça de gagner Olivier d'Ormesson, et on résolut de changer le procureur général Talon, dont la négligence excitait les plaintes les plus vives. «M. le chancelier, écrit Olivier d'Ormesson, à la date du 27 août 1663[1248], témoigna beaucoup de chagrin contre M. Talon, disant sur une affaire particulière, qui ne se jugeait pas faute de conclusions, qu'il ne s'étonnait pas de cela, et que l'on manquait à bien d'autres choses.»
Quant à Olivier d'Ormesson, il avait été blessé en plusieurs circonstances par Pussort, qui ne savait ni modérer son humeur ni dissimuler ses sentiments. Sainte-Hélène, chercha à les réconcilier. «Il vint, dit d'Ormesson[1249], me témoigner, de la part de M. Pussort, qu'il était bien fâché; qu'il avait toute estime pour moi, et mille civilités.» Olivier d'Ormesson répondit très-froidement à ces avances. «Je suis bien aise, ajoute-t-il dans son Journal[1250], de l'incivilité de M. Pussort, parce que, s'il eût saisi cette occasion pour me faire plaisir, insensiblement j'eusse pris quelque petit engagement, et je leur aurais donné un avantage sur moi; je suis fort aise de ne leur avoir aucune obligation pour conserver ma liberté.» Ce passage suffit pour montrer à quel point étaient déjà divisés les deux partis que nous avons signalés dans la Chambre.
Cependant les ministres ne désespéraient pas encore de gagner Olivier d'Ormesson. Le Tellier lui fit parler par Claude le Pelletier, qui était alors conseiller d'État, et qui devint dans la suite contrôleur général des finances[1251]. Le Pelletier engagea vivement Olivier d'Ormesson à se ménager dans cette affaire délicate, et à ne pas s'exposer au ressentiment de Colbert. En même temps, la cour réservait à André d'Ormesson, père d'Olivier, un rôle important dans la cérémonie du renouvellement de l'alliance avec les Suisses, qui eut lieu au mois de novembre 1665. Les ambassadeurs des cantons venaient d'arriver, et, après avoir fait à Paris leur entrée solennelle[1252], ils se rendirent à la cathédrale pour jurer le renouvellement des traités en présence du roi. André d'Ormesson fut choisi par Louis XIV pour remplir dans cette circonstance les fonctions de chancelier, en l'absence de Séguier, retenu par la maladie. Ce fut lui qui répondit à la harangue des Suisses, et lut la formule du serment que chacun des ambassadeurs prêta, la main sur l'Évangile. Le roi prononça ensuite le même serment, et, avant de se retirer, témoigna beaucoup de bienveillance et de satisfaction à André d'Ormesson[1253]. Le lendemain, 19 novembre, ce vieillard alla remercier Louis XIV, fut accueilli avec les mêmes prévenances, et reçut de Colbert une médaille d'or destinée à perpétuer le souvenir de cette cérémonie[1254].
En même temps que le roi flattait la famille d'Ormesson, il changeait le procureur général de la Chambre, que l'on accusait de n'avoir pas su diriger la procédure. Le 26 novembre, Colbert déclara à Denis Talon que, les affaires du parlement exigeant sa présence, le roi le dispensait du service de la Chambre de justice. On le remplaça par deux maîtres des requêtes, Hotman et Chamillart[1255]. Le second fut spécialement chargé de suivre le procès de Fouquet[1256]. La cour espérait que le zèle et l'application de Chamillart, qui pourrait concentrer tous ses soins sur une seule affaire, en hâteraient la solution.
CHAPITRE XLV
—1664—
Suite du procès de Fouquet.—Olivier d'Ormesson repousse les avances de Chamillart.—Requêtes présentées par Fouquet contre le chancelier et contre l'inventaire fait après la saisie de ses papiers (janvier 1661).—Olivier d'Ormesson fait la vérification des procès-verbaux de l'Épargne à la Bastille, où avait été transféré Fouquet.—Travail assidu de l'accusé.—Presses clandestines qui reproduisent ses Défenses.—Lenteur de la procédure.—Plaintes du chancelier contre Olivier d'Ormesson.—Réponse de ce dernier.—Impatience de Pussort.—L'opinion publique commence à se prononcer en faveur de Fouquet.—Turenne déclare que l'on a fait la corde trop grosse pour pouvoir l'étrangler.—Assiduité et exactitude d'Olivier d'Ormesson dans l'accomplissement de ses devoirs (janvier-juillet 1664).—Il est privé de l'intendance du Soissonnais et de la Picardie.—Violence de Colbert.—Modération de le Tellier.—Colbert vient se plaindre au père d'Olivier d'Ormesson de la conduite de son fils; réponse d'André d'Ormesson.—On blâme généralement cette démarche de Colbert.—La Chambre de justice est transférée à Fontainebleau (juin 1664), et Fouquet enfermé à Moret.—On restreint ses relations avec ses avocats à deux communications par semaine.—Fouquet présente à ce sujet une requête à la Chambre.—Elle est renvoyée au roi.—Paroles adressées par Louis XIV aux rapporteurs.—La requête de Fouquet est rejetée.—Il en présente une nouvelle pour récuser Pussort et Voysin.—Colbert s'en plaint vivement—Le Tellier sollicite, par ordre du roi, plusieurs membres de la Chambre de justice.—La requête est rejetée.—Fermeté d'Olivier d'Ormesson.—L'instruction du procès est terminée novembre 1664.
Le nouveau procureur général, Chamillart, fit des avances à Olivier d'Ormesson et chercha à s'entendre avec lui sur la conduite du procès[1257]; mais le rapporteur refusa de prendre aucun engagement et continua de garder l'indépendance et la dignité de son caractère. Le mois de janvier 1664 fut rempli tout entier par des incidents que faisait naître Fouquet pour retarder le jugement. Il présenta deux requêtes, l'une de récusation contre le chancelier, l'autre d'inscription de faux contre les saisies et inventaires qui avaient suivi son arrestation. La requête contre le chancelier ne fut pas admise; le conseil du roi déclara que cet officier de la couronne ne pouvait pas être récusé[1258]. Quant à l'inscription de faux, elle soulevait de graves questions et touchait à des irrégularités que nous avons déjà signalées[1259], et qui devaient contribuer puissamment à sauver Fouquet. Outre l'enlèvement des papiers, il y avait eu de véritables falsifications de pièces dans l'inventaire rédigé par un des commis de Colbert nommé Berryer, et signé par Pussort et Voysin, tous deux membres de la Chambre de justice[1260]. Les deux juges furent maintenus, malgré les allégations de Fouquet; mais ces faits, répandus par les amis du surintendant, eurent un grand retentissement dans le public, qui commença à s'intéresser à Fouquet. On prétendait qu'on n'avait pas seulement altéré les pièces du procès qui pouvaient servir à sa défense, mais que l'on avait suborné des témoins pour déposer contre lui[1261].
Cependant Olivier d'Ormesson avait été chargé de faire, en présence de Fouquet, du procureur général de la Chambre et du greffier Joseph Foucault, la vérification des procès-verbaux des registres de l'Épargne, travail long et minutieux, que rendaient encore plus pénible les discussions qui s'élevaient sans cesse entre Chamillart et Fouquet. Ce dernier avait été transféré de Vincennes à la Bastille dès le 18 juin 1663; il y était toujours placé sous la garde de d'Artagnan. Le gouverneur de la Bastille, Bessemaux, avait été autrefois en relation étroite avec le surintendant, et les lettres qu'il lui adressait à cette époque contenaient des protestations de dévouement absolu: «Croyez, disait-il à Fouquet[1262], que je suis à l'épreuve de tout pour vous et plus que personne du monde.» Et il signait: «Votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur.» On s'étonnerait que ce même Bessemaux eût été maintenu comme gouverneur de la Bastille à l'époque où le surintendant y fut enfermé, si d'Artagnan et ses mousquetaires n'avaient pas veillé à ses côtés.
Pendant six mois, Olivier d'Ormesson se rendit matin et soir à la Bastille et travailla à la vérification des procès-verbaux de l'Épargne. Il s'y mit directement en rapport avec Fouquet, et il a pris soin de noter dans son Journal tous les détails relatifs au prisonnier. Il le trouva peu changé[1263], sinon qu'il était plus gras, les yeux battus et le teint bilieux. Fouquet montra son logement à Olivier d'Ormesson, les oiseaux qu'il nourrissait dans le coin d'une tour, ses livres, ses papiers, ses écritures sur le procès. Il n'avait pas été donné une seule pièce qu'il ne l'eût lui-même composée. Après l'avoir écrite, il la faisait copier par son médecin Pecquet; puis il la relisait, la corrigeait et la faisait recopier au dehors[1264]. Ce que Fouquet ne dit pas à Olivier d'Ormesson, c'est que sa femme et sa mère, qui, pendant tout le procès, montrèrent un zèle admirable pour le seconder, avaient plusieurs presses où les défenses de l'accusé étaient imprimées clandestinement. On en saisit une qui était établie vis-à-vis l'hospice des Incurables, et les ouvriers furent envoyés à la Bastille; mais madame Fouquet en avait trois autres: une à Montreuil, une seconde au faubourg Saint-Antoine et la troisième en Champagne, à Nogent-l'Artaud[1265]. Elles échappèrent à toutes les recherches des agents de Colbert et répandirent en grand nombre les pièces qui pouvaient contribuer à ramener l'opinion publique en faveur de Fouquet. L'accusé se défendait d'ailleurs avec habileté et faisait preuve, dans ses discussions avec Chamillart, de beaucoup d'adresse et de présence d'esprit.
Malgré le zèle et l'assiduité d'Olivier d'Ormesson, qui consacrait toutes ses journées à la vérification des procès-verbaux de l'Épargne, ce travail avançait lentement. Il fallait, après chaque séance, rendre compte du résultat à la Chambre de justice; c'était la conséquence de l'arrêt qui avait décidé que Fouquet serait jugé sur pièces ou, comme on disait alors, par appointement. Le chancelier ne cessait de se plaindre des longueurs de cette procédure, alléguant que, si l'on écoutait toujours l'accusé, on ne finirait jamais[1266]. Il blâma la conduite d'Olivier d'Ormesson[1267] avec une aigreur qui émut ce magistrat, malgré la modération de son caractère. Il prit la parole et répondit au chancelier: «Monsieur, vous savez bien que, lorsque l'on a désiré que j'exécutasse l'arrêt[1268], voyant M. de Sainte-Hélène hors d'état de venir à la Bastille[1269], j'ai prié que vous voulussiez nommer un autre de Messieurs pour travailler avec moi, non pas que je me défiasse de mon cœur, mais de mes lumières et de ma connaissance, et parce que je me croyais obligé d'être plus réservé à cause de la qualité de rapporteur[1270].» Olivier d'Ormesson avoue que, malgré son calme habituel, il était irrité des attaques perpétuelles de Séguier. «Je dis à plusieurs de la Chambre, ajoute-t-il, que je n'aimais pas qu'on me donnât le fouet tous les matins, et que M. le chancelier était une manière de correcteur que je ne souffrirais pas[1271].»
Pussort ne manifestait pas moins d'impatience que Séguier. Il soupirait, se fâchait, grondait contre la longueur du procès et s'en prenait à tout le monde[1272]. Ces incidents, que la malveillance exagérait, étaient avidement recueillis par les amis de Fouquet. On avait réveillé les vieilles haines contre le chancelier, «ce Pierrot déguisé en Tartufe,» comme l'appelait Arnauld d'Andilly. Pussort était accusé d'une partie des réformes de son neveu Colbert, réformes qui blessaient de nombreux intérêts et lui suscitaient des ennemis. On opposait à la passion et à la violence de ces juges la conduite de Fouquet, sa patience, sa résignation. D'Artagnan lui-même faisait l'éloge de son prisonnier. «Il me dit, raconte Olivier d'Ormesson[1273], que M. Fouquet avait été d'abord trois semaines fort inquiet et étonné, mais que, son esprit s'étant calmé, il s'était fort possédé depuis et s'était mis dans une grande dévotion; qu'il jeûnait toutes les semaines le mercredi et le vendredi, et, outre ce, le samedi au pain et à l'eau; qu'il se levait avant sept heures, faisait sa prière et après travaillait jusqu'à neuf heures; qu'il entendait ensuite la messe; que son conseil[1274] venait tous les jours à dix heures et sortait à midi; qu'il dînait, puis travaillait et ne se couchait qu'à onze heures. Pecquet, son médecin, me dit qu'il avait pensé mourir à Angers de la fièvre triple-quarte.» Fouquet avait composé dans sa prison, outre ses Défenses, les Heures de la Conception de Notre-Dame et traduit un psaume[1275].
Aux sentiments de compassion qu'inspiraient naturellement le malheur et la résignation d'un ministre naguère si puissant venait se joindre l'indignation contre les faussaires. Le travail patient et consciencieux d'Olivier d'Ormesson faisait ressortir leurs fraudes; lui-même l'affirme dans son Journal[1276]: «Je trouvai sept ou huit lignes du procès-verbal entièrement fausses, n'y ayant rien de semblable dans les registres[1277], et je ne puis comprendre comment on peut inventer des choses qui ne sont point et les rapporter comme si elles étaient.» La Chambre, informée de ces faux, s'en indigna aussi vivement qu'Olivier d'Ormesson[1278]. Berryer, qui en était le principal auteur, fut blâmé sévèrement, et les membres de la Chambre (Pussort et Voysin) qui avaient signé le procès-verbal n'échappèrent pas à la censure. Les chansons, les poésies satiriques, commençaient à pleuvoir sur les juges hostiles à Fouquet[1279]. Au contraire, on applaudissait ceux qui se montraient indépendants. Turenne lui-même en donnait l'exemple. «Je fus voir M. de Turenne, dit Olivier d'Ormesson[1280], qui me parla de ma réponse à M. Pussort, et me dit que les honnêtes gens l'avaient fort approuvée[1281]; qu'on avait fait la corde si grosse qu'on ne pouvait plus la serrer pour étrangler M. Fouquet, et qu'il ne fallait d'abord qu'une cordelette.»
D'autres, il est vrai, prétendaient que cette impartialité d'Olivier d'Ormesson n'était pas sincère; qu'il traînait à dessein le procès en longueur, et qu'il se laissait gouverner par sa parente madame de Sévigné. Ces reproches étaient répétés jusque dans sa famille par un de ses frères, Nicolas d'Ormesson, de l'ordre des Minimes[1282]. «Je lui parlai de cela avec mépris, ajoute le rapporteur, et néanmoins l'engageai à ne plus tenir de pareils discours.»
Sans s'inquiéter de ces attaques, Olivier d'Ormesson continua de s'acquitter avec le même zèle et la même intégrité de la tâche pénible qui lui était imposée. Il se rendait de grand matin à la Bastille pour hâter la vérification des procès-verbaux, et il y travailla avec cette assiduité pendant six mois (janvier-juillet 1664). «Ce qui donna du chagrin à M. Fouquet, dit le rapporteur[1283]; il déclara qu'il ne pouvait résister au travail, et que c'était le moyen le plus sûr pour en venir à bout et l'opprimer.»
Malgré ce zèle, Olivier d'Ormesson n'échappa pas à la vengeance des ennemis de Fouquet. N'ayant pu le gagner, ils résolurent de le punir de son impartialité et de frapper un coup qui intimidât la Chambre. Ils lui firent enlever l'intendance de Picardie et du Soissonnais, qu'il avait conservée jusqu'alors[1284]. Olivier d'Ormesson supporta cette injustice avec patience, et sa femme[1285] montra la même fermeté. «Je suis obligé de remarquer, dit-il dans son Journal, que, ayant annoncé cette nouvelle à ma femme, il ne se peut la recevoir plus sagement qu'elle fait et avec plus de force, et que mon fils m'a fait paraître en cela des sentiments fort sages et fort prudents.» C'était Colbert qui avait privé d'Ormesson de son intendance, et il continua, pendant tout le procès, de montrer un acharnement dont les amis de Fouquet ne manquèrent pas de profiter.
Quant à le Tellier, que des écrivains modernes ont représenté comme aussi implacable que Colbert[1286], il s'efforçait, au contraire, de rejeter sur ses collègues l'odieux de ce procès. Olivier d'Ormesson l'ayant été visiter après sa disgrâce[1287], il le fit entrer dans son jardin, lui fit mille civilités, l'engageant à ne témoigner aucun ressentiment, mais à suivre toujours le même chemin, sans faire ni plus ni moins, afin que l'on ne crût pas qu'il cédât à la crainte ni qu'il voulût se venger. Il lui parla ensuite du procès, des fautes qu'on y avait faites et entra dans le détail, ajoutant, comme l'avait déjà dit Turenne[1288], qu'on avait fait la corde trop grosse; qu'on ne pouvait plus la serrer; qu'il ne fallait d'abord qu'une chanterelle[1289].
Le procès n'avançait guère au milieu de tous ces incidents, qui agitaient l'opinion publique. On était arrivé au mois de mai 1664, et la cour se disposait, suivant l'usage, à aller passer le printemps et l'été à Fontainebleau. Colbert, qui devait l'accompagner, résolut de faire une démarche personnelle auprès du père d'Olivier d'Ormesson, dans l'espérance que ce vieillard engagerait son fils à abréger la procédure. Il se rendit en effet, le 5 mai, chez André d'Ormesson[1290], et, après les premières civilités, il lui dit qu'il venait le trouver de la part du roi pour se plaindre de ce que son fils, bien loin d'apporter toutes les facilités possibles pour terminer le procès de Fouquet, semblait, au contraire, affecter la longueur. Le roi était persuadé, ajouta-t-il, de la droiture de ses intentions et ne voulait pas contraindre ses sentiments, mais il désirait terminer ce procès. La Chambre de justice ruinait toutes les affaires, et il était fort extraordinaire qu'un grand roi, craint de toute l'Europe, ne pût pas faire achever le procès d'un de ses sujets.
André d'Ormesson, sans s'émouvoir de ces reproches, répondit qu'il était fâché que le roi ne fût pas satisfait de la conduite de son fils. Il savait que ses intentions étaient bonnes, et qu'il pratiquait ce qu'il lui avait toujours recommandé: craindre Dieu, servir le roi et rendre la justice sans acception de personne. Quant à la longueur du procès, elle ne venait pas de lui, mais de l'étendue et de l'importance de l'affaire, dans laquelle, au lieu de deux ou trois chefs d'accusation, on en avait fait entrer trente ou quarante. Comment supposer que le rapporteur cherchait à plaire à Fouquet, dont la fortune était ruinée, et à déplaire au roi, de qui dépendaient toutes les grâces?
Colbert répliqua qu'on remarquait que le rapporteur insistait plus sur les raisons alléguées par Fouquet que sur celles du procureur général. A cette accusation André d'Ormesson répondit qu'un rapporteur était obligé de faire valoir toutes les raisons, et que son fils se conduisait si prudemment, que l'on ne pouvait découvrir ses sentiments. Il persisterait dans cette conduite, ajouta-t-il, quoiqu'on lui eût enlevé l'intendance du Soissonnais. Ils n'avaient que peu de biens; mais c'était une fortune qui leur venait de leurs pères et dont ils sauraient se contenter, rendant la justice sans aucune considération d'intérêt. Sur quoi, Colbert ayant déclaré qu'on savait que le rapporteur était zélé pour la justice, mais qu'on désirait la prompte expédition du procès, André d'Ormesson dit que son fils donnait tout son temps à cette affaire; qu'il y travaillait matin et soir sans perdre un instant, et qu'il faisait tout ce qui dépendait de lui pour en hâter la marche.
Après une conversation qui avait duré environ une demi-heure, Colbert sortit avec un visage fort sérieux, comme le remarque Olivier d'Ormesson[1291]. Cette démarche fit beaucoup de bruit et ne tourna pas à l'honneur du ministre. «Tout le monde blâme M. Colbert, écrit Olivier d'Ormesson[1292], de se charger lui-même des messages désagréables; d'avoir voulu voir lui-même M. Boucherat pour faire plus d'éclat et augmenter l'injure[1293], vu que la même chose se pouvait faire sans bruit, M. le Tellier s'étant offert de lui parler; puis d'avoir voulu venir parler lui-même à mon père. Oter M. Boucherat, homme de bien et de réputation, de la Chambre de justice, c'était faire connaître que les intentions étaient mauvaises. M'ôter l'intendance de Soissons, c'était me faire honneur et se charger de honte, en faisant croire que l'on désirait des choses injustes et que j'avais assez d'honneur pour y résister; c'était achever de gâter le procès en faisant injure au rapporteur, et me mettant hors d'état de leur être favorable quand j'en aurais le dessein; car l'on attribuerait mes sentiments à crainte ou à intérêt et non pas à justice. Et, pour comble, élever Berryer et le faire conducteur public de toutes les affaires de la Chambre de justice, c'était faire gloire d'infamie et de honte; car Berryer est le plus décrié des hommes.»
La magistrature, qui avait alors une si grande influence, partageait les sentiments exprimés par Olivier d'Ormesson et les témoignait hautement. Tous ses amis et ceux de son père s'empressèrent de venir les féliciter[1294]. La disgrâce infligée au rapporteur devint pour lui un titre glorieux: «On en parle avec tout l'honneur et toute l'estime possibles, dit-il lui-même, aussi bien que de la réponse de mon père à M. Colbert. Elle a été publique dès le même jour, et tout le monde en témoigne une grande joie.»
Il était évident que la Chambre de justice subissait de plus en plus l'influence de l'opinion, qui se déclarait hautement contre les persécuteurs de Fouquet. Pour la soustraire à cette pression, on résolut de la transférer à Fontainebleau, où la cour venait de se rendre. Elle reçut, en effet, l'ordre de l'y suivre, au mois de juin 1664, et y siégea pendant deux mois[1295]. Fouquet, Delorme et les trésoriers de l'Épargne, toujours confiés à la garde de d'Artagnan et de ses mousquetaires, furent conduits et enfermés au château de Moret[1296]. La Chambre continua d'entendre à Fontainebleau, comme à Paris, la lecture des nombreuses pièces du procès, les résumés des rapporteurs, les productions du procureur général sur les prêts faits à l'État, sur les fermes des impôts, sur le trafic des assignations et les autres griefs dirigés contre Fouquet, ainsi que les réponses écrites de l'accusé. Elle eut également à prononcer sur de nouvelles requêtes présentées par Fouquet.
La première était relative au conseil qu'on lui avait accordé à Paris et qu'on lui supprimait en partie à Moret[1297]. On ne lui permettait de communiquer avec ses avocats que deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, et encore en présence de d'Artagnan. Comme cette mesure avait été adoptée par ordre du roi, la Chambre enjoignit aux rapporteurs de remettre la requête à Louis XIV et de le prier de prononcer. Le roi, après l'avoir reçue des mains des rapporteurs[1298] et en avoir pris connaissance, leur donna audience le lendemain et leur adressa des paroles qu'Olivier d'Ormesson a pris soin de conserver textuellement dans son Journal[1299]: «Lorsque je trouvai bon, leur dit Louis XIV, que Fouquet eût un conseil libre, j'ai cru que son procès durerait peu de temps; mais il y a deux ans qu'il est commencé et je souhaite extrêmement qu'il finisse. Il y va de ma réputation. Ce n'est pas que ce soit une affaire de grande conséquence; au contraire, je la considère comme une affaire de rien. Mais dans les pays étrangers, où j'ai intérêt que ma puissance soit bien établie, l'on croirait qu'elle n'est pas grande, si je ne pouvais venir à bout de faire terminer une affaire de cette qualité contre un misérable[1300]. Je ne veux néanmoins que la justice; mais je souhaite voir la fin de cette affaire, de quelque manière que ce soit. Quand la Chambre a cessé d'entrer et qu'il a fallu transférer M. Fouquet à Moret, j'ai dit à d'Artagnan de ne plus lui laisser parler les avocats, parce que je ne voulais pas qu'il fût averti du jour de son départ. Depuis qu'il a été à Moret, je lui ai dit de ne les laisser communiquer avec lui que deux fois la semaine, et en sa présence, parce que je ne veux pas que ce conseil soit éternel, et j'ai su que les avocats avaient excédé leur fonction, avaient porté et reporté des paquets et tenu un autre conseil au dehors, quoiqu'ils s'en défendent fort; et puis, dans ce projet, par lequel il voulait bouleverser l'État[1301], il doit faire enlever le procès et les rapporteurs. C'est ce qui m'a fait donner cet ordre, et je crois que la Chambre s'y conformera[1302]. Je m'en remets néanmoins à ce qu'elle fera sur la requête de M. Fouquet et si elle voudra y mettre quelqu'un de sa part. Je ne veux que la justice, et sur tout cela, je prends garde à tout ce que je vous dis; car, quand il s'agit de la vie d'un homme, je ne veux pas dire une parole de trop. La Chambre donc ordonnera ce qu'elle trouvera à propos. J'aurais pu vous dire mes intentions dès hier; mais j'ai voulu voir la requête, et je me la suis fait lire avec application; on est bien aise de savoir ce qu'on a à dire. Je vous ai dit mes intentions, et je vous rends la requête, afin que la Chambre y délibère.»
Après avoir rapporté ces paroles de Louis XIV, Olivier d'Ormesson ajoute: «Je ne veux pas omettre une circonstance qui me parut fort belle au roi: c'est qu'étant demeuré tout court au milieu de son discours, il demeura quelque temps à songer pour se reprendre et nous dit: J'ai perdu ce que je voulait dire. Il songea encore assez de temps, et ne retrouvant point ce qu'il avait médité, il nous dit: Cela est fâcheux; car en ces affaires, il est bon de ne rien dire que ce qu'on a pensé.»
La Chambre de justice, à laquelle Louis XIV avait laissé le soin d'accorder à Fouquet un conseil libre ou restreint, adopta ce dernier parti. Il fut décidé, suivant l'avis d'Olivier d'Ormesson[1303], que les communications de l'accusé avec ses avocats n'auraient lieu que deux fois par semaine. On remarqua, dans cette délibération, la violence avec laquelle opina Voysin, dont le fils devint chancelier à la fin du règne de Louis XIV. «La Chambre de justice, disait-il[1304], n'avait été établie que pour M. Fouquet, et cependant depuis deux ans elle n'avait encore rien fait pour ce procès. Le roi savait que M. Fouquet était un homme d'intrigue; il connaissait son génie.» Il continua avec un tel emportement, que le chancelier même en était peiné[1305]. Quoique la Chambre n'eût pas partagé les avis passionnés de Voysin, on trouva à Paris qu'elle avait cédé aux influences hostiles à l'accusé, et que l'air de Fontainebleau donnait d'autres sentiments que celui de Paris[1306].
Une autre requête de Fouquet donna lieu à des discussions plus vives. Il y demandait à la Chambre l'autorisation de poursuivre Colbert comme ayant soustrait une partie de ses papiers, et subsidiairement prétendait que Pussort ne devait pas être admis à délibérer sur cette requête, parce qu'il était parent de Colbert[1307]. A cette occasion, le chancelier s'éleva avec force contre Fouquet[1308] et soutint qu'avancer, comme il le faisait, que Colbert lui avait enlevé ses papiers, c'était faire injure au roi, qui se servait de ce ministre dans ses affaires les plus importantes. Le chancelier fit ensuite un éloge pompeux et mérité de Colbert. Enfin une décision du roi trancha la question[1309]; elle se fondait sur les raisons d'État que faisait valoir le chancelier: «Le roi, disait-il, avait dû faire saisir les papiers d'un surintendant qui avait eu le maniement des affaires les plus délicates pour le gouvernement intérieur et extérieur de la France[1310].» Mais le public ne fut pas de cet avis, et on continua de se plaindre d'une mesure qui, aux yeux de bien des gens, frappait tout le procès de nullité.
L'altération des inventaires était encore un des actes reprochés aux ennemis de Fouquet. Une nouvelle requête de l'accusé, se fondant sur ces illégalités, demandait la récusation de Pussort et de Voysin[1311]. Cette affaire paraissait fort délicate; car il était évident que la Chambre, où les avis étaient partagés et l'opinion encore flottante, ne prononcerait pas la condamnation de Fouquet, si les deux juges qui le poursuivaient avec le plus d'ardeur étaient éloignés. Aussi Colbert fit-il les plus vives instances pour que la requête de récusation fût rejetée. Il s'adressa au roi et se plaignit vivement d'Olivier d'Ormesson, qu'on savait favorable à la requête; il lui dit que ce magistrat attaquait sa famille à l'honneur[1312], déclarant que, si l'on prononçait la récusation, il ne pourrait plus servir, ni son oncle Pussort, qui depuis trente ans avait vécu avec une réputation intacte; que le rapporteur le traitait de faussaire. En un mot, il récrimina avec la dernière violence contre Olivier d'Ormesson.
Louis XIV, cédant aux pressantes sollicitations de Colbert, chargea le Tellier, qui se ménageait habilement entre les deux partis, d'aller trouver en son nom quelques-uns des membres de la Chambre et d'obtenir d'eux que Pussort ne fût pas récusé[1313]. Le Tellier, avant de faire une pareille démarche auprès d'Olivier d'Ormesson, fit pressentir son opinion par Claude le Pelletier, et ayant reconnu que d'Ormesson persistait avec une fermeté inébranlable dans son avis, il s'abstint de faire près de lui une démarche qui aurait compromis l'autorité du roi[1314]. La majorité de la Chambre, entraîné par les instances que les ministres faisaient au nom même de Louis XIV, rejeta la requête de récusation[1315].
Dans toutes ces circonstances, Olivier d'Ormesson sacrifia son intérêt à sa conscience; il vola contre l'opinion que la cour voulait faire prévaloir[1316]; il perdit son avenir comme magistrat; mais il mérita de vivre dans la postérité comme un des juges les plus intègres. En même temps il poursuivait avec un labeur infatigable la rude tâche qui lui avait été imposée. Chaque jour il exposait avec méthode et clarté devant la Chambre les questions obscures et embrouillées des avances, des assignations, des fermes, des procès-verbaux de l'Épargne; il analysait les accusations et les défenses, et expliquait nettement ce long et difficile procès. Cette tâche préliminaire ne fut terminée que le 12 novembre 1664[1317]. Ce fut alors seulement que la Chambre put faire comparaître devant elle l'accusé, qui avait été ramené à la Bastille en même temps que la cour et les juges rentraient à Paris. Son retour avait été signalé par une scène touchante: la femme de Fouquet, qui n'avait pas obtenu la permission de le voir depuis son arrestation, l'attendit près de Charenton au moment où on le ramenait à la Bastille. D'Artagnan, qui sut dans toutes ces circonstances concilier son devoir avec l'humanité, fit ralentir la marche de la voiture. Madame Fouquet put s'approcher de la portière et embrasser son mari[1318]. Il y avait là bien d'autres personnes de distinction qui venaient donner au prisonnier un témoignage de sympathie et d'affection.
CHAPITRE XLVI
—1664—
L'opinion publique se prononce en faveur de Fouquet.—Causes de ce changement: longueur et étendue du procès; nombreuses familles qui y sont impliquées.—Relations des financiers avec la magistrature et la noblesse.—Madame Duplessis-Guénégaud.—Caractère de Colbert.—Une partie du clergé est favorable à Fouquet.—Remboursement des rentes (mai 1664); mécontentement qui en résulte.—Sonnet du poëte Hesnault contre Colbert.—Loret ne veut pas croire aux crimes imputés à Fouquet.—Pierre Corneille reste fidèle au surintendant malheureux et célèbre le courage de ses défenseurs.—Élégie de la Fontaine aux Nymphes de Vaux.—Ode adressée par ce poëte à Louis XIV pour solliciter la grâce de Fouquet.—La Fontaine s'éloigne de Paris, probablement d'après un ordre du roi.—Sympathie qu'excite le sort de Pellisson.—Lettre de Racine à son sujet.—Légendes sur la captivité de Pellisson.—Mémoires et vers qu'il compose en faveur de Fouquet.—Il est soumis à une surveillance plus sévère.—Requête de Pellisson à la Postérité.
L'indignation, qui, après l'arrestation de Fouquet, avait éclaté si vivement contre lui, avait fait place peu à peu à des sentiments tout opposés. On plaignait le surintendant, on s'apitoyait sur son sort et on maudissait hautement ses persécuteurs. Plusieurs causes avaient contribué à ce changement: d'abord la longueur du procès et la compassion naturelle pour le malheur. Depuis trois ans, de nombreuses familles, impliquées dans les poursuites judiciaires contre les financiers, étaient menacées de ruine. Abattues au premier moment, elles s'étaient peu à peu relevées. Les financiers tenaient par des alliances à la magistrature et à la noblesse; il y avait bien peu d'anciennes familles qui n'eussent adopté la maxime attribuée à madame de Grignan: «Qu'il faut de temps en temps fumer les meilleures terres.» On remarqua, au lit de justice du 29 avril 1665, que mesdames de Brancas, de Lyonne, d'Estrées et la présidente le Pelletier, étaient les filles de financiers nommés Garnier, Payen, Morin et Fleuriau[1319]. Il était donc naturel qu'un procès qui frappait les plus riches traitants inquiétât la noblesse comme la magistrature et excitât leurs plaintes.
Sans insister sur les nombreux financiers enveloppés dans la disgrâce de Fouquet et condamnés plus tard à payer cent dix millions d'amende, il suffira de parler d'une de ces familles, celle des Guénégaud. Le trésorier de l'Épargne, Claude de Guénégaud, frère d'un des secrétaires d'État, avait été enfermé à la Bastille et impliqué dans le procès de Fouquet. Sa femme s'occupa de ses affaires avec un zèle admirable[1320]. Cette dame avait de nombreux amis, parmi lesquels se faisait remarquer Arnauld d'Andilly, et à en juger par les Mémoires du temps, elle méritait la plus vive sympathie: «Son esprit, dit Arnauld d'Andilly, son cœur et sa vertu semblent disputer à qui doit avoir l'avantage. Son esprit est capable de tout, sans que son application aux plus grandes choses l'empêche d'en avoir en même temps pour les moindres. Son cœur lui aurait, dans un autre sexe, fait faire des actions de courage tout héroïques, et sa vertu est si élevée au-dessus de la mauvaise fortune, que ce ne serait pas la connaître que de la croire capable de se laisser éblouir par l'une et abattre par l'autre[1321].» Madame Duplessis-Guénégaud était le centre d'une nombreuse et brillante société, qui s'associa à ses efforts pour sauver son mari et Fouquet.
Colbert contribuait encore par sa froideur glaciale à augmenter les sympathies pour les accusés. On opposait à sa rudesse les manières affables et prévenantes de l'ancien surintendant. Les courtisans, qui redoutaient la sévérité du contrôleur général, l'avaient surnommé le Nord. Dans des couplets satiriques, qui expriment leurs regrets, on disait à Colbert:
Vous ne méritez pas notre surintendance,
Déplorable jouet du sort et de la cour;
Quand vous l'aviez, Fouquet, on ne parlait en France
Que de paix, que de ris, que de jeux, que d'amour[1322].
Colbert, tout entier aux réformes qu'il méditait pour la grandeur et la prospérité du royaume, ne s'inquiétait guère de ces coups d'épingle. Il poursuivait son but, qui était l'amélioration du système financier de la France, l'allégement des charges du trésor public par le retranchement ou le remboursement d'une partie des rentes et le développement de la richesse nationale par les progrès de l'industrie, du commerce, de la marine et des colonies. Les classes qui ne contribuaient pas par leur travail à la prospérité publique, et entre autres les rentiers, la magistrature, le clergé, se sentaient menacées. On savait que, outre la réduction des rentes, le contrôleur général réclamait la diminution du prix des charges de judicature et des modifications dans les lois qui régissaient les couvents, dont le nombre lui paraissait excessif[1323]. Comment s'étonner que les rentiers, les magistrats et une partie du clergé soient entrés dans l'opposition qui se forma contre Colbert et entrava ses réformes? Fouquet profita de ces dispositions. Beaucoup de membres du clergé s'intéressaient vivement à sa cause. Claude Joly, curé de Saint-Nicolas-des-Champs, paroisse d'Olivier d'Ormesson, en parla plusieurs fois au rapporteur[1324]. Tous les dévots étaient pour-Fouquet, comme le disait Foucault[1325], et avaient trouvé moyen de l'informer de ce qui pouvait l'intéresser. Ainsi, sous les verrous de la Bastille, il était prévenu, avec une étonnante exactitude, des démarches de Chamillart et des entrevues secrètes que ce dernier avait avec les commis de Colbert[1326]. Nous ne pouvons que deviner les influences mystérieuses qui agissaient en faveur de Fouquet. Les femmes, pour lesquelles il s'était perdu, l'avaient toujours aimé et protégé; elles ne l'oublièrent certainement pas dans une circonstance où il s'agissait de son salut. Madame de Sévigné, mademoiselle de Scudéry, madame d'Asserac, madame Duplessis-Guénégaud, la comtesse de Maure, s'intéressaient vivement à lui[1327]. Combien d'autres nous sont restées inconnues, qui contribuèrent à former en sa faveur une de ces ligues dont la puissance est irrésistible! La conduite admirable de la femme et de la mère de Fouquet, leur patience, leur zèle, leur courage à toute épreuve, donnaient un noble exemple et trouvèrent de nombreux imitateurs.
Le remboursement des rentes, qui coïncida avec le procès de Fouquet, contribua encore à agiter et à soulever l'opinion publique. Colbert avait déjà fait rendre, avant 1664, plusieurs ordonnances qui diminuaient le revenu des rentiers[1328]. Boileau y fait allusion dans les vers si connus:
Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère?
D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier
A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier?
Mais ce fut surtout au mois de mai 1664 qu'éclata le mécontentement des rentiers. On avait fait afficher un arrêté, en date du 24 mai, par lequel le roi annonçait l'intention de faire rembourser toutes les rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris établies depuis vingt-cinq ans, et ordonnait aux rentiers de remettre leurs titres à une commission composée de MM. d'Aligre, de Sève et Colbert, membres du conseil royal institué par Louis XIV pour régler l'administration financière, et de M. Marin, intendant des finances[1329]. Aussitôt les rentiers coururent à l'Hôtel de Ville et firent entendre les plaintes les plus vives. «Le chagrin paraît sur le visage de chacun, dit Olivier d'Ormesson[1330], n'y ayant personne qui ne soit intéressé à cette suppression des rentes, soit par la perte de son revenu, soit parce qu'il ne reste plus où placer son argent.»
Les discussions auxquelles cette mesure donna lieu retentissaient jusque dans le sein de la Chambre de justice. Le chancelier en prenait fortement la défense et s'élevait contre la conduite des rentiers. «S'assembler en tumulte était, disait-il[1331], une chose fort étrange; il fallait respecter la majesté des rois; les séditions se brisaient contre elle comme les flots de la mer contre le sable. On reconnaissait dans ces mouvements l'esprit qui avait excité les derniers troubles; il y avait des gens qui n'étaient pas rentiers qui s'y mêlaient, comme le diable dans l'orage. On savait qu'on avait envoyé des courriers dans les provinces.» Pussort se joignait au chancelier et disait aussi que c'était la Fronde; mais que tout irait bien, et que celui qui attacherait le grelot serait bien hardi[1332].
L'émotion causée par le remboursement des rentes ne tarda pas, en effet, à se calmer, et tout se termina par des épigrammes:
De nos rentes, pour nos péchés,
Si les quartiers sont retranchés,
Pourquoi nous émouvoir la bile?
Nous n'aurons qu'à changer de lieu:
Nous allions à l'Hôtel de Ville,
Et nous irons à l'Hôtel-Dieu[1333].
Toutefois l'agitation des esprits était réelle et favorable à Fouquet. Ses amis l'entretenaient avec soin. Les poëtes et les artistes, dont le zèle pour sa cause ne se démentit jamais, ne cessaient de travailler en sa faveur. Hesnault, un des moins connus entre les poëtes qui recevaient des pensions de Fouquet, s'illustra par le vigoureux sonnet qu'il lança contre Colbert:
Ministre avare et lâche, esclave malheureux,
Qui gémis sous le poids des affaires publiques.
Victime dévouée aux chagrins politiques.
Fantôme révéré sous un titre onéreux:
Vois combien des grandeurs le comble est dangereux;
Contemple de Fouquet les funestes reliques.
Et tandis qu'à sa perte en secret tu t'appliques,
Crains qu'on ne te prépare un destin plus affreux!
Sa chute, quelque jour, te peut être commune;
Crains ton poste, ton rang, la cour et la fortune;
Nul ne tombe innocent d'où l'on te voit monté.
Cesse donc d'animer ton prince à son supplice,
Et près d'avoir besoin de toute sa bonté.
Ne le fais pas user de toute sa justice.
Je ne parlerai pas de la multitude de chansons et de satires, la plupart médiocres ou mauvaises, qui furent alors composées contre les ennemis de Fouquet[1334]. Ce qu'il importe de constater, c'est que, à tort ou à raison, l'opinion publique avait complètement changé, qu'elle s'était déclarée en sa faveur, et qu'à la tête de ce mouvement étaient les poëtes encouragés jadis par le surintendant. Le gazetier Loret se contenta d'abord de garder un silence prudent; c'était déjà du courage. Puis il osa douter des crimes dont on chargeait Fouquet[1335]:
...J'en doute de la moitié,
Et par raison et par pitié,
Et même pour la conséquence
Je passe le tout sous silence.
Pierre Corneille aussi resta fidèle au surintendant disgracié. Sa pension avait été supprimée après l'arrestation de Fouquet (septembre 1661); elle fut rétablie dans la suite par Colbert, qui voulait à son tour jouer le rôle de Mécène. Mais Corneille, bien loin de se montrer empressé auprès du successeur de Fouquet, resta une année entière sans demander le brevet de sa pension et sans adresser de remerciements à Colbert[1336]. Le ministre en fit des reproches à l'abbé Gallois, qui amena enfin Corneille à l'hôtel Colbert. Il est, du reste, remarquable que le nom de Colbert ne se trouve qu'une fois dans les œuvres de Pierre Corneille; c'est dans une adresse au roi écrite au nom des marchands de la ville de Paris en 1674[1337]. Au contraire, Pierre Corneille a composé une longue épître à la louange du talent et du caractère de Pellisson[1338], où il célèbre ainsi son dévouement à Fouquet:
En vain, pour ébranler la fidèle constance,
On vit fondre sur toi la force et la puissance;
En vain dans la Bastille on t'accabla de fers;
En vain on te flatta sur mille appas divers;
Ton grand cœur, inflexible aux rigueurs, aux caresses,
Triompha de la force et se rit des promesses;
Et comme un grand rocher par l'orage insulté
Des flots audacieux méprise la fierté,
Et, sans craindre le bruit qui gronde sur sa tête,
Voit briser à ses pieds l'effort de la tempête,
C'est ainsi, Pellisson, que dans l'adversité
Ton intrépide cœur garda sa fermeté,
Et que ton amitié, constante et généreuse,
Du milieu des dangers sortit victorieuse.
De tous les amis et défenseurs de Fouquet, la Fontaine fut celui qui se signala le plus par son dévouement et par ses efforts pour le sauver. Aussitôt après l'arrestation du surintendant, et sous le coup de la première émotion, il écrivit l'élégie célèbre adressée aux Nymphes de Vaux. C'est le cri du cœur, le gémissement d'une âme attristée à la vue d'une si grande ruine; puis un retour amer sur les caprices de la fortune, un contraste poétique entre les trompeuses grandeurs de la cour et le calme du bonheur champêtre que Fouquet eût pu goûter dans cet asile de Vaux; enfin un appel à la clémence du roi:
Remplissez l'air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l'Anqueuil[1339] enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords.
On ne blâmera point vos larmes innocentes;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes.
Chacun attend de vous ce devoir généreux;
Les destins sont contents: Oronte est malheureux.
Vous l'avez vu naguère aux bords de vos fontaines,
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d'éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu'on ne doit qu'aux autels.
Hélas! qu'il est déchu de ce bonheur suprême!
Que vous le trouveriez différent de lui-même!
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits:
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l'ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité!
Dans les palais des rois cette plainte est commune.
On n'y connaît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants;
Mais on ne les connaît que quand il n'est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles.
Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs;
Le plus sage s'endort sur la foi des zéphirs.
Jamais un favori ne borne sa carrière;
Il ne regarde pas ce qu'il laisse en arrière;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter qu'après l'avoir détruit.
Tant d'exemples fameux que l'histoire en raconte
Ne suffisaient-ils pas sans la perte d'Oronte?
Ah! si ce faux éclat n'eût point fait ses plaisirs.
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu'il pouvait doucement laisser couler son âge!
Vous n'avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s'en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la cour;
Mais la faveur du ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l'ombre et du silence,
Un tranquille sommeil, d'innocents entretiens.
Et jamais à la cour on ne trouve ces biens.
Mais quittons ces pensers: Oronte nous appelle
Vous, dont il a rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas.
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage;
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage;
Du titre de clément rendez-le ambitieux:
C'est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu'il contemple la vie:
Dès qu'il put se venger, il en perdit l'envie.
Inspirez à Louis cette même douceur;
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
Oronte est à présent un objet de clémence;
S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance.
Il est assez puni par son sort rigoureux,
Et c'est être innocent que d'être malheureux.
Cet appel à la clémence ne fut pas entendu de Louis XIV; mais les beaux vers de la Fontaine trouvèrent de l'écho dans tous les cœurs. Il ne se lassa pas de plaider la cause de Fouquet, et, au commencement de l'année 1663, lorsque les sentiments publics devenaient plus favorables à l'accusé, il s'adressa de nouveau à Louis XIV pour le supplier de ne pas se montrer implacable envers son prisonnier:
Prince qui fais nos destinées,
Digne monarque des François.
Qui du Rhin jusqu'aux Pyrénées
Portes la crainte de tes lois;
Si le repentir de l'offense
Sert aux coupables de défense
Près d'un courage généreux,
Permets qu'Apollon l'importune.
Non pour les biens et la fortune,
Mais pour les jours d'un malheureux.
Ce triste objet de ta colère
N'a-t-il point encore effacé
Ce qui jadis t'a pu déplaire
Aux emplois où tu l'as placé?
Depuis le moment qu'il soupire.
Deux fois l'hiver en ton empire
A ramené les aquilons;
Et nos climats ont vu l'année,
Deux fois de pampre couronnée,
Enrichir coteaux et vallons.
Oronte seul, ta créature.
Languit dans un profond ennui;
Et les bienfaits de la nature
Ne se répandent plus pour lui.
Tu peux d'un éclat de ta foudre
Achever de le mettre en poudre;
Mais, si les dieux à ton pouvoir
Aucunes bornes n'ont prescrites,
Moins ta grandeur a de limites,
Plus ton courroux en doit avoir.
Réserve-le pour des rebelles;
Ou, si ton peuple t'est soumis,
Fais-en voler les étincelles
Chez tes superbes ennemis.
Déjà Vienne est irritée
De ta gloire aux astres montée:
Ses monarques en sont jaloux;
Et Rome t'ouvre une carrière
Où ton cœur trouvera matière
D'exercer ce noble courroux[1340].
Va-t'en punir l'orgueil du Tibre;
Qu'il se souvienne que ses lois
N'ont jadis rien laissé de libre
Que le courage des Gaulois;
Mais parmi nous sois débonnaire;
A cet empire si sévère
Tu ne te peux accoutumer;
Et ce serait trop te contraindre:
Les étrangers te doivent craindre;
Tes sujets te veulent aimer.
L'Amour est fils de la Clémence;
La Clémence est fille des Dieux;
Sans elle, toute leur puissance
Ne serait qu'un titre odieux.
Parmi les fruits de la victoire,
César, environné de gloire,
N'en trouva point dont la douceur
A celui-ci pût être égale,
Non pas même aux champs où Pharsale
Lui donna le nom de vainqueur.
Je ne veux pas te mettre en compte
Le zèle ardent ni les travaux,
En quoi tu te souviens qu'Oronte
Ne cédait point à ses rivaux:
Sa passion pour ta personne,
Pour ta grandeur, pour ta couronne.
Quand le besoin s'est vu pressant,
A toujours été remarquable;
Mais, si tu crois qu'il est coupable,
Il ne veut point être innocent.
Laisse-lui donc pour toute grâce
Un bien qui ne lui peut durer,
Après avoir perdu la place
Que ton cœur lui fit espérer:
Accorde-nous les faibles restes
De ses jours tristes et funestes,
Jours qui se passent en soupirs:
Ainsi les tiens, filés de soie,
Puissent se voir comblés de joie,
Même au delà de tes désirs!
Cette ode, fort inférieure à l'élégie, fut communiquée à Fouquet. Il la renvoya avec des annotations que nous fait connaître la réponse de la Fontaine. On y voit que Fouquet, ignorant ce qui s'était passé à Rome, n'avait pu comprendre les allusions du poëte. «Vous voulez, monseigneur, lui répond la Fontaine, que l'endroit de Rome soit supprimé, et vous le voulez, ou parce que vous avez trop de piété, ou parce que vous n'êtes pas instruit de l'état présent des affaires. Ceux qui vous gardent ne font que trop bien leur devoir.» Fouquet demandait aussi que le poëte retranchât la dernière strophe, où il suppliait le roi d'épargner la vie de l'accusé. «Vous dites, lui répond la Fontaine, que je demande trop bassement une chose que l'on doit mépriser. Ce sentiment est digne de vous, monseigneur, et, en vérité, celui qui regarde la vie avec une telle indifférence ne mérite nullement de mourir; mais peut-être n'avez-vous pas considéré que c'est moi qui parle, moi qui demande une grâce qui nous est plus chère qu'à vous. Il n'y a point de termes si humbles, si pathétiques et si pressants, que je ne m'en doive servir en cette rencontre. Quand je vous introduirai sur la scène, je vous prêterai des paroles convenables à la grandeur de votre âme.» Il est difficile de n'être pas touché de ce dévouement de la Fontaine, qui s'accroît en proportion du malheur et prend avec le prisonnier un ton plus humble et plus respectueux qu'avec le ministre tout-puissant[1341].
La Fontaine s'éloigna de Paris dans le courant de cette année 1665. Son voyage fut-il volontaire ou imposé par ordre supérieur? La Fontaine était-il exilé comme son oncle Jannart, ami et substitut de Fouquet, qu'une lettre de cachet relégua en Limousin, ou ne l'accompagna-t-il que par affection? Les lettres de la Fontaine à sa femme laissent quelque doute sur ce point. On y voit que le départ eut lieu le 25 août; que M. Jannart reçut les condoléances de quantité de personnes de condition et de ses amis: que M. le lieutenant criminel en usa généreusement, libéralement, royalement; qu'il ouvrit sa bourse, «et nous dit, ajoute la Fontaine[1342], que nous n'avions qu'à puiser.» Et plus loin: «La fantaisie de voyager m'était entrée quelque temps auparavant dans l'esprit, comme si j'eusse eu des pressentiments de l'ordre du roi.» Ces derniers mots me font supposer, malgré l'opinion contraire du savant M. Walckenaer[1343], que la Fontaine était compris dans la lettre de cachet qui exila son oncle Jannart, pour avoir donné des conseils à mesdames Fouquet et inspiré plusieurs des requêtes qu'elles avaient présentées à la Chambre de justice. C'est pendant ce voyage que le poëte, passant à Amboise, se fit montrer la chambre qu'avait occupée le prisonnier[1344], et témoigna avec une touchante naïveté son affection pour l'illustre malheureux.
Pellisson n'excitait pas moins vivement que Fouquet la sympathie des gens de lettres. Comment ne se seraient-ils pas attendris sur les malheurs de cet écrivain, qui, sans avoir partagé la grandeur et les fautes de Fouquet, partageait ses infortunes? Racine, encore fort jeune à cette époque et relégué au fond d'une province, s'étonnait que tous les poëtes ne se réunissent pas pour solliciter la grâce de Pellisson. «Tous les beaux esprits du monde, écrivait-il à l'abbé le Vasseur[1345], ne devraient-ils pas faire une solennelle députation au roi pour demander sa grâce? Les Muses elles-mêmes ne devraient-elles pas se rendre visibles, afin de solliciter pour lui?
Nec vos, Pierides, nec stirps Latoïa, vestro
Docta sacerdoti turba tulistis opem[1346]!
Mais on voit peu de gens que la protection des Muses ait sauvés des mains de la justice: il eût mieux valu qu'il ne se fût jamais mêlé que de belles choses, et la condition de roitelet en laquelle il s'était métamorphosé lui eût été bien plus avantageuse que celle de financier. Cela doit apprendre à M. l'Avocat[1347] que le solide n'est pas toujours le plus sûr, puisque M. Pellisson ne s'est perdu que pour l'avoir préféré au creux; et, sans mentir, quoiqu'il fasse bien creux sur le Parnasse, on y est pourtant plus à son aise que dans la Conciergerie, et il n'y a point de plaisir d'avoir place dans les histoires tragiques, dussent-elles être écrites de la main de M. Pellisson lui-même.»
Les sentiments exprimés par Racine étaient ceux de tous les gens de lettres, dont Pellisson avait été pendant plusieurs années le protecteur. Leur sympathie pour le prisonnier se manifesta avec d'autant plus d'énergie que la captivité de Pellisson était plus rigoureuse. On savait qu'il était étroitement resserré à la Bastille, et qu'on avait écarté le seul gardien qu'il avait réussi à adoucir. L'imagination lui créa bientôt une légende: on disait que, privé de livres, de papier et de tous moyens d'écrire, il n'avait trouvé de distraction qu'à apprivoiser une araignée; mais que son geôlier avait pris un plaisir barbare à le priver de cette dernière consolation, et avait écrasé l'insecte. «Ah! monsieur, se serait écrié Pellisson[1348], j'aurais mieux aimé que vous m'eussiez cassé le bras.» La légende prêtait au prisonnier des traits de présence d'esprit remarquables: on racontait qu'ayant un jour été confronté avec Fouquet à la Bastille, Pellisson s'aperçut de l'hésitation du surintendant. Fouquet ignorait en effet que des papiers qui pouvaient le compromettre avaient été détruits: «Monsieur, lui dit Pellisson, si vous ne saviez pas que les papiers qui attestent le fait dont on vous charge sont brûlés, vous ne le nieriez pas avec tant d'assurance[1349].» Ce fut, ajoute-t-on, un trait de lumière pour Fouquet, qui, ne doutant plus que les traces de ses dilapidations avaient disparu, se tint ferme et ne put être convaincu. Ces anecdotes très-douteuses prouvent, du moins, combien était vive la sympathie qu'inspirait Pellisson.
Le prisonnier laissait à ses amis le soin de le défendre: lui-même ne s'occupait que de la défense de Fouquet. Il invoquait le pardon de Louis XIV, non pour lui, mais pour le surintendant. Il rappelait le désintéressement et la générosité de Fouquet, les services qu'il avait rendus aux lettres et aux arts[1350]:
D'un esprit élevé négligeant l'avenir,
Il toucha les trésors, mais sans les retenir;
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Pensant à soutenir l'indigente vertu,
A relever partout le mérite abattu.
A l'éclat des beaux-arts, à l'honneur de la France,
Il ne se réserva que la seule espérance,
Espérance fondée en son cœur, en sa foi,
En son rare génie, aux bontés de son roi.
Puis, s'adressant à Louis XIV, Pellisson faisait allusion au pardon que ce prince avait accordé à Fouquet, et qui, en le trompant sur les véritables sentiments du roi, avait contribué à le précipiter dans l'abîme.
S'il a pu vous déplaire, Oronte est trop coupable;
Mais si, dans son erreur, flatté de vos bontés,
Il courait à sa perte à pas précipités;
S'il n'a pu soupçonner votre juste colère;
S'il brûlait dans son cœur du désir de vous plaire;
Si ce cœur noble et franc, d'un zèle abandonné,
Tenant tout de vos mains, pour vous eût tout donné;
Si de ce zèle ardent il vous servit sans cesse,
Pardonnez au pouvoir de l'humaine faiblesse.
Pellisson, en terminant, touchait à des idées qui devaient faire une profonde impression sur Louis XIV. Il lui montrait l'avenir et la postérité applaudissant à sa clémence:
Si je puis quelque jour, charmé de vos merveilles,
Montrant à l'univers, après de longues veilles,
Ce que peut un esprit nourri dans les beaux-arts,
Égaler votre histoire à celle des Césars,
Ne me dérobez point ce beau trait de clémence;
Je l'attends, et mes vœux sont les vœux de la France.
Les Défenses ou Discours de Pellisson pour Fouquet ont eu, au dix-septième siècle, une réputation d'éloquence qui s'est soutenue jusqu'à nos jours. On y trouve, en effet, un style plus ferme et plus élevé que dans la plupart des plaidoyers des avocats alors en renom. Il suffit, pour s'en convaincre, d'en citer quelques passages. L'orateur s'adresse d'abord au roi: «Ce n'est pas la coutume, dit-il, ni le défaut du siècle, que la disgrâce trouve trop de défenseurs, et Votre Majesté n'est sans doute guère importunée de ceux qui lui parlent aujourd'hui pour M. Fouquet, naguère procureur général, surintendant des finances, ministre d'État, l'objet de l'admiration et de l'envie, maintenant à peine estimé digne de pitié. Tout se tait, tout tremble, tout révère la colère de Votre Majesté. Je la révérerais plus que personne, et, quelque obligé que je fusse de parler, je me tairais comme tous les autres, si je n'avais à dire à Votre Majesté des choses essentielles, qu'autre que moi ne lui dira point, et qui regardent le bien de son service[1351].»
Quant au fond de l'argumentation de Pellisson, elle se réduit, comme celle de Fouquet lui-même, à alléguer les besoins de la France, alors en guerre avec l'Espagne, la nécessité de subvenir à l'entretien des armées et de payer la gloire nationale, enfin les ordres pressants de Mazarin. Le surintendant, qui avait fourni à toutes les dépenses et fait preuve d'un génie fécond en ressources, devait-il être rendu responsable du malheur des temps et du désordre qui régnait depuis longtemps dans l'administration financière? Ses services étaient constants et proclamés par des lettres de Mazarin; ses fautes lui étaient communes avec tous les surintendants. Comment la justice et la bonté du roi pourraient-elles punir Fouquet d'abus qui remontaient jusqu'à Mazarin et qui étaient couverts par la gloire et par tant d'importantes acquisitions?
Pellisson s'efforce de prouver qu'une conduite différente eût été funeste. Il demande ce qu'on dirait si on lisait un jour dans l'histoire: «Cette année, nous manquâmes deux grands succès, non pas tant faute d'argent que par quelques formalités de finances. On attendait un grand et infaillible secours de quelques affaires extraordinaires, rentes et augmentations de gages, mais la vérification n'en put être faite assez promptement. Un rapporteur de l'édit s'alla malheureusement promener aux champs, un autre perdit sa femme; on tomba dans les fêtes, et après la vérification même, dont l'on n'était pas assuré, les expéditions de l'Épargne, des parties casuelles et de l'Hôtel de Ville, étaient longues par la multitude des quittances et des contrats. Girardin, le plus hardi des hommes d'affaires, avait promis deux millions d'avances, mais il était malade à l'extrémité; Monerot le jeune, qui ne lui cédait ni en crédit ni en courage, pour quelque indisposition était aux eaux de Bourbon, etc... Le surintendant trouvait de l'argent sur ses promesses (personnelles), mais la prudence ne lui conseillait pas d'engager si avant sa fortune particulière dans la publique; il allait pourtant passer par-dessus, quand de grands et doctes personnages lui montrèrent clairement qu'il ne le pouvait; car de prêter ces grandes sommes sans en tirer aucun dédommagement, c'était ruiner impitoyablement sa famille; d'en prendre le même intérêt qu'un homme d'affaires, cela était indigne et même usuraire; de faire un prêt supposé sous le nom d'un autre, c'était une fausseté. Et par toutes ces circonstances malheureuses, l'armée manquant de toutes choses, et le mal étant plus prompt que le remède, nous ne pûmes jamais prendre Stenay ni secourir Arras[1352].»
Pellisson suppose le cas où l'on eût cherché chicane à Mazarin lui-même sur les moyens par lesquels il se procurait de l'argent pour l'entretien des armées. «En conscience, dit-il[1353], quel homme de bon sens lui eût pu conseiller d'autre harangue que celle de Scipion: Voici mes registres, je les apporte, mais c'est pour les déchirer. En ce même jour je signai, il y a un an, la paix générale et le mariage du roi, qui ont rendu le repos à l'Europe; allons en renouveler la mémoire au pied des autels.» Mais, comme le remarque très-judicieusement M. Sainte-Beuve, Fouquet n'avait pas rendu de ces services éclatants qui effacent toutes les fautes, et d'ailleurs Pellisson suppose toujours qu'il ne s'agit que d'irrégularités et non de véritables vols dans l'administration financière.
Les Défenses de Pellisson, quoique l'argumentation n'en fût pas bien solide, contribuèrent à persuader au public que Fouquet était victime d'une odieuse persécution. Colbert s'en inquiéta, et il fit resserrer Pellisson avec une nouvelle rigueur. On ne lui permit plus, comme par le passé, de se promener sur la terrasse de la Bastille, et d'y cultiver des fleurs. Ce fut alors que mademoiselle de Scudéry, qui s'était toujours signalée à la tête des amis de Pellisson, écrivit à Colbert, en décembre 1663, une lettre où elle le suppliait d'apporter quelque adoucissement à la captivité de son ami[1354].
La mère de Pellisson s'efforçait, de son côté, de fléchir Colbert par les placets qu'elle ne cessait de lui adresser[1355]. Des personnages illustres, tels que les ducs de Montausier et de Saint-Aignan, s'intéressaient en faveur du prisonnier. Pellisson lui-même invoquait indirectement la justice du roi dans une pièce intitulée: Requête à la Postérité[1356]:
A Nosseigneurs de la Postérité,
Juges des rois et tout pleins d'équité,
Paul Pellisson, dans une prison noire.
Manquant de tout, même d'une écritoire.
Comme il le peut, en son entendement,
Vous fait sa plainte et remontre humblement
Qu'il a procès contre un roi magnanime,
Qui fut toujours l'objet de son estime.
Pour le servir, il quitta les amours,
Les tendres vers et les tendres discours,
Mourut au monde (et de très-bonne grâce
Son épitaphe[1357] en fut faite au Parnasse),
Veilla, sua, courut, n'oublia rien.
Pendant quatre ans, hors d'acquérir du bien,
N'en voulant point qui ne lui vint sans crime,
Ou qu'un patron ne rendit légitime,
Bien lui fut dit par gens du très-bon sens
Qu'il se hâtât, que c'en était le temps;
Que, s'il venait quelque prompte retraite,
Il passerait pour n'être qu'un poëte.
Mais, toujours ferme en sa première humeur,
Se contenta de sentir en son cœur
Que, pour connaître ou l'histoire ou la fable,
De nuls emplois il n'était incapable,
Ni dédaigneux pour les moins importants,
Ni faible aussi pour soutenir les grands.
Quoi qu'il en soit, ou faveur ou mérite,
Sa part d'emploi, d'abord la plus petite,
Fut la plus grande après qu'il fut connu.
Lui des premiers, quoique dernier venu,
On le vit lors traiter, compter, écrire,
Pour l'intérêt de tout un vaste empire.
Et toutefois, ô souvenir amer!
Pour ce grand prince il sut encor rimer,
Témoins ces vers: Puisque Louis l'ordonne.
Arbres, parlez, mieux que ceux de Dodone;
Louis le veut, sortez, Nymphes, sortez[1358].
Mais, au milieu de ces prospérités,
Il plut au ciel, par un grand coup de foudre,
En un moment de le réduire en poudre.
Il ne veut pas mettre en longue oraison
Les longs ennuis de sa dure prison:
N'ayant pour lui courroux, mépris, ni haine,
On l'en plaignait; il les souffrait sans peine,
Quand un démon jaloux et suborneur,
Pour lui ravir ce reste de bonheur.
Aux plus hauts lieux forma de vains nuages,
Troubla les airs, excita cent orages.
Vous le savez, grilles, portes, verrous,
Si dans ces lieux, sans nuls témoins que vous,
Son cœur, sa main, sa langue, sa mémoire,
Du grand Louis n'ont révéré la gloire,
Faisant pour lui ce qu'un cœur bien pieux
Au même état aurait fait pour les dieux
Vous le savez, ô puissance divine,
S'il eut jamais l'esprit à la rapine.
Et toutefois, sans savoir bien pourquoi,
Certaines gens, qu'on nomme gens du roi,
Bien renfermé le déchirent d'injures,
Lui demandant par longues écritures
Les millions que, faisant son devoir,
Il n'eut jamais, mais qu'il pourrait avoir.
On le diffame, et qui pis est encore.
Il le sait bien, mais il faut qu'il l'ignore
O Nosseigneurs de la Postérité,
Juges des rois, plaise à votre équité,
Quant aux écrits qui ternissent sa gloire,
Ne les pas lire, ou bien ne les pas croire;
Consent pourtant que vous alliez prêchant
Qu'il fut un sot, mais non pas un méchant.
Quant à Louis, l'ornement de son âge,
Si dans six mois, un an, ou davantage,
Il ne lui rend, sans y manquer en rien,
Liberté, joie, honneur, repos et bien,
Quoiqu'à la gloire il ait droit de prétendre
Plus qu'un César et plus qu'un Alexandre,
Ce nonobstant, pour sa punition,
Le déclarant égal à Scipion,
A cet effet, ôter de son histoire,
Sans que jamais il en soit fait mémoire,
Quatre vertus, six grandes actions,
Douze combats, soixante pensions;
Faire défense aux échos du Parnasse
De le nommer le plus grand de sa race;
A tous faiseurs de chants nobles et hauts,
A tous Ronsards, Malherbes et Bertauts,
A tous faisants galantes écritures,
A tous Marots, Brodeaux, Mellius, Voitures,
A tous Arnaulds, Sarrazins, Pellissons,
D'à l'avenir, dans leurs doctes chansons,
Passé mille ans, faire aucun sacrifice
A son grand nom, et vous ferez justice.
Pellisson ne gagna pas immédiatement sa cause près de Louis XIV; mais l'opinion publique se déclara en sa faveur plus vivement encore que pour Fouquet. Delille a exprimé la pensée des contemporains de Pellisson, lorsqu'il a dit:
Aimer un malheureux, ce fut là tout son crime.
CHAPITRE XLVII
—NOVEMBRE-DÉCEMBRE 1664—