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Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet

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Rôle de Chavigny pendant la Fronde: son ambition; il est emprisonné, puis exilé en 1618.—Intrigues de Chavigny et de Claude de Saint-Simon pour renverser Mazarin (1649).—Erreur du duc de Saint-Simon, auteur des Mémoires, relativement aux relations de son père avec Chavigny.—Claude de Saint-Simon cherche à s'appuyer sur le prince de Condé pour enlever le pouvoir à Mazarin.—Mémoire rédigé par Chavigny dans ce but.—Mazarin parvient à déjouer les intrigues de ses ennemis.—Arrestation et emprisonnement du prince de Condé (1650).—Chavigny et Saint-Simon s'éloignent de Paris.

Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, avait été un des principaux secrétaires d'État sous Richelieu[69]. Le cardinal avait pour lui une bonté toute paternelle, qui excita plus d'une fois la verve satirique des courtisans. Chavigny avait été un des amis et des protecteurs de Mazarin, à l'époque où ce dernier s'introduisit à la cour de France, et il croyait avoir des droits à sa reconnaissance. Plus tard, il fut désigné par Louis XIII pour être un des membres inamovibles du conseil de régence; mais, lorsque le parlement eut cassé le testament de Louis XIII, Mazarin, qui redoutait l'ambition de Chavigny, le rendit suspect à la reine et le tint dans une position secondaire. Chavigny n'avait alors que trente ans et n'était pas disposé à se contenter de ce rôle subalterne, après avoir eu, sous le ministère de Richelieu, le maniement des affaires les plus importantes et les plus délicates: ambitieux avec les apparences du désintéressement et de la modération philosophique, incapable d'occuper le premier rang, et trop orgueilleux pour se contenter du second, il perdit, en misérables intrigues, d'heureuses et brillantes qualités.

Cependant, comme il joignait la prudence à l'ambition, il dissimula quelque temps ses projets. Il crut le moment arrivé, en 1648; le parlement était menaçant, la bourgeoisie murmurait contre les impôts, le clergé était agité par le coadjuteur et les grands aspiraient à une révolution, dans l'espérance de ressaisir le pouvoir que leur avait enlevé Richelieu. En présence de ces dangers et au premier bruit des mouvements populaires, Chavigny, affectant un zèle ardent pour l'autorité royale, poussa aux mesures extrêmes. Ce fut lui surtout qui conseilla l'arrestation de Broussel et de quelques autres membres du parlement[70]. Ce coup d'État provoqua l'émeute connue sous le nom de Journée des barricades, et la cour, passant de la colère à la peur, recula devant le parlement et rendit les prisonniers. Quant à Chavigny, dont la politique perfide n'avait pas échappé à Mazarin, il fut arrêté dans le château de Vincennes[71], dont il était gouverneur (septembre 1648), puis transféré au Havre et enfin exilé dans une de ses terres loin de Paris.

Ce fut là qu'un autre ambitieux, également mécontent de la cour et impatient de son exil en Guienne, vint l'arracher à la modération philosophique dont Chavigny affectait de masquer ses regrets. Le duc de Saint-Simon, ancien favori de Louis XIII et son premier écuyer[72], avait été relégué, dès 1637, dans son gouvernement de Blaye; il avait vainement tenté de reprendre quelque influence après la mort de Richelieu, et s'était vu forcé de vivre loin de la cour, sans se résigner jamais à cette espèce d'exil. Il attendait du temps et des circonstances une occasion de se venger de Mazarin, et de reparaître avec éclat sur le théâtre de ses anciens succès. Attaché à la maison de Condé et sûr de l'appui de son chef, il se décida à quitter Blaye et à se rendre à la cour, lorsque la paix de Rueil (mars 1649) eut donné une nouvelle importance au prince vainqueur de la Fronde. Saint-Simon espérait devenir son conseiller intime et s'en servir pour renverser Mazarin. Chavigny, dont il connaissait l'expérience et l'habileté, lui devait être un utile auxiliaire pour arriver à ses fins. Avant de partir de Blaye pour se rendre à Paris, Saint-Simon lui écrivit une lettre datée du 31 mars 1649, dans laquelle se trouve le passage suivant[73]. «Je n'ajouterai aucune chose aux fidèles assurances que je vous donnai, étant chez vous, de tous mes services. Je vous les répète de tout mon cœur, vous suppliant d'avoir pour agréable que j'en dise autant à madame votre femme avec tous les respects que je lui ai voués.»

Le ton de cette lettre et de celles que nous citerons plus loin donnent un démenti éclatant au duc de Saint-Simon, l'auteur des Mémoires si connus sur le règne de Louis XIV. Il prétend[74] qu'à la mort de Louis XIII, en 1645, Chavigny enleva, par une fraude indigne, la charge de grand écuyer à son père, Claude de Saint-Simon, pour la donner au comte d'Harcourt. «A cette nouvelle, ajoute-t-il, on peut juger de l'indignation de mon père; la reine lui étoit trop respectable, et Chavigny trop vil; il envoya appeler le comte d'Harcourt.» Si l'on ajoutait foi à ces assertions, il faudrait admettre que le duc Claude de Saint-Simon rompit, dès 1643, toute espèce de relations avec un homme qu'il jugeait trop vil pour assouvir sur lui sa vengeance. Loin de là, nous le verrons, dans des lettres autographes écrites en 1649, traiter Chavigny de frère, et déclarer qu'il est à lui avec passion. Je n'insisterai pas davantage sur cette erreur manifeste du duc de Saint-Simon, l'auteur des Mémoires[75].

Claude de Saint-Simon fit lentement le voyage de Blaye à Paris, voulant laisser aux événements et aux hommes le soin de se dessiner. Il ne visita pas Chavigny, comme il en avait d'abord formé le projet; mais il ne cessait de lui réitérer, dans ses lettres, ses assurances de dévouement. «Vous honorant au point que je fais, lui écrivait-il le 22 juin 1649, je ne veux perdre aucune occasion de vous rendre mes services, et croyez, s'il vous plaît, qu'il y a en moi pour vous une passion bien fidèle, étant fort attaché à tous vos intérêts.» Dans la suite de cette lettre, Claude de Saint-Simon parle à Chavigny de son influence auprès du prince de Condé et lui promet d'en user en sa faveur. «J'ai tout accès auprès de M. le Prince, lui écrit-il, et je suis en possession de lui parler fort librement de tout. Le temps où nous sommes me fera prendre encore plus de liberté, et, s'il y a quelque chose à lui dire qui vous regarde ou autrement, préférez-moi à tout autre. Je vous promets grand secret; je brûle les billets, si vous n'aimez mieux que je les renvoie. Si vous avez agréable de m'envoyer un chiffre pour parler du monde sans nommer, cela me semblerait bien. En un mot, je vous conjure d'ordonner franchement sur le fondement que, si j'avais l'honneur d'être votre propre frère, je ne pourrais pas être à vous plus passionnément que j'y suis

Arrivé à la cour, qui résidait alors à Compiègne (août 1649), le duc de Saint-Simon y trouva une ample matière pour exercer l'activité de son esprit. Le prince de Condé, qui venait de réduire Paris révolté, se plaignait de l'ingratitude de la reine et du cardinal. De son côté, Mazarin, las de la hauteur et des prétentions du prince, se rapprochait de la maison de Vendôme, cherchait à gagner le duc de Beaufort, un des membres les plus influents de cette famille, comblait de faveurs les duchesses de Montbazon et de Chevreuse, et négociait le mariage d'une de ses nièces, Laura Mancini, avec le duc de Mercœur, frère aîné du duc de Beaufort. Saint-Simon ne tarda pas à être au courant de ces intrigues de cour, et il en rendait compte à Chavigny dans une lettre du 14 août 1649:

«J'ai différé, lui disait-il, à vous écrire de ce monde-ci, à cause que les choses m'y paraissent assez incertaines et obscures pour embarrasser un gazetier qui veut être fidèle et assuré. La résolution est prise, il y a déjà quelques jours, de ramener le roi à Paris[76]. Ce n'a pas été sans peine que l'on y a fait consentir les plus intéressés, M. le Prince ayant employé toute sa force pour le persuader. C'est mercredi ou jeudi sans faute le jour du départ par le chemin de Senlis. L'on travaille encore pour faire venir M. de Beaufort; mesdames de Montbazon et de Chevreuse y font les derniers efforts. Je tiens qu'ils ne seront pas inutiles et qu'il se laissera vaincre à la fin par les dames. La première a obtenu l'abbaye de Vendôme pour son fils, de six mille écus de rente. L'autre a été très-bien reçue et caressée de toute la cour jusqu'au point que l'on croit dessein d'alliance de sa fille[77] avec le sieur de Mancini; mais l'âge est fort disproportionné, et la fille y témoigne grande aversion. Madame la Princesse[78] est arrivée depuis deux jours, fort caressée en toutes manières. Le roi et la reine furent au-devant d'elles. La famille de Condé se réunit fort et par le mouvement du chef.»

Ce fut sur cette famille et sur son chef que Saint-Simon fonda ses principales espérances pour la ruine de Mazarin et l'avénement de Chavigny au pouvoir. Il y travailla avec une ardeur qui ne se démentit pas jusqu'à la catastrophe. En moins d'un mois, il avait fait de grands progrès, si l'on en croit la lettre suivante, qu'il adressait à Chavigny à la date du 6 septembre[79]: «Vous êtes à souhait dans la famille de M. le Prince, et, si ses désirs étaient suivis, vous seriez où vous méritez, dans la place où je vous souhaite toujours. Cela peut importuner un philosophe[80]; mais je n'ai pu m'en retenir. La plus grande nouvelle est le mariage de M. de Mercœur, conclu et arrêté avec la nièce aînée de M. le cardinal. Ce n'est pas une bagatelle, et vous l'avez toujours jugée chose importante. Aussi est-elle ressentie par M. le Prince; il en est très-piqué, ayant fait entendre, il y a quelque temps, nettement son aversion à cette affaire. Le cardinal Mazarin est découvert pour le moindre des hommes, avec ses mauvaises qualités manifestes à un chacun, et il est méprisé au dernier degré[81]. Les plus sages sont persuadés de sa perte par diverses raisons; cela va au moins ou au plus de temps. Les tireurs d'horoscopes sont fort de cet avis.»

Chavigny, provoqué par les instances du duc de Saint-Simon, sortit enfin de cette indifférence philosophique, où il affectait de s'enfermer. Il écrivit un manifeste, où il résumait avec habileté et vigueur les principales accusations contre la politique intérieure et extérieure du cardinal. Destiné à être communiqué a des hommes graves, ce document n'a nullement le ton grossier des pamphlets connus sous le nom de mazarinades; c'est une véritable accusation politique. Comme on voulait gagner des hommes sincèrement religieux, qui, sans rien entendre au gouvernement des États, n'avaient cessé de combattre Richelieu et Mazarin, Chavigny enveloppa son attaque de formules dévotes. Il y montrait partout la main de la Providence, châtiant la France, et faisait de Mazarin un fléau de Dieu. On ne doit pas, d'ailleurs, oublier que Chavigny affectait une grande dévotion et était lié avec le parti janséniste. Je citerai quelques passages de ce manifeste, qui me paraît la plus sérieuse attaque qu'un contemporain ait dirigée contre le cardinal Mazarin. Il commence ainsi:

«Les maux qui sont à présent dans la France et la ruine épouvantable dans laquelle ils la vont plonger, selon toutes les apparences, ne me permettent pas de me taire, et je me sens obligé de rompre le silence que j'avais résolu de garder toute ma vie, parce qu'il me semble qu'il serait criminel, et que je trahirais ma patrie, si je ne l'avertissais du misérable état auquel elle est et si je ne lui découvrais tout ce que je connais de la grandeur de son mal. Après que la reine eut violé le serment qu'elle avait fait sur les saints Évangiles, en présence du parlement, des princes du sang et de tous les grands du royaume, d'observer exactement la volonté du défunt roi son mari portée par sa déclaration, et que le parlement même eut autorisé une si manifeste infidélité, que l'interprétation de quelques hypocrites ne peut jamais excuser devant Dieu ni devant les hommes qui ont tant soit peu d'honneur et d'intelligence, Dieu ne fit pas éclater la colère qu'un éclat si étrange lui devait avoir fait naître. Il réserva la punition qu'il en devait faire dans le temps, et elle n'interrompit point le cours de sa miséricorde dont la France ressentait les effets depuis longues années. Il se servit de M. le Prince, encore jeune et sans expérience, pour nous faire gagner la bataille de Rocroi, dont on le doit nommer véritablement le Dieu, parce que, s'il n'eût aveuglé les Espagnols, ils ne la pouvaient pas vraisemblablement perdre; il nous fit prendre Thionville presque en même temps, et, jusqu'en 1648, il nous a donné quantité d'autres avantages, sous la conduite de M. le Prince et de M. le duc d'Orléans, dont la cause apparemment doit être référée à la piété du roi Louis XIII, à qui Dieu continuait ses récompenses, ou à quelque autre cause qu'il ne nous est pas permis de pénétrer.»

Chavigny montre ensuite Mazarin s'emparant de la confiance de la reine, grâce aux intrigues de l'Anglais Montaigu, qui avait eu jadis le maniement des affaires du duc de Buckingham près de cette princesse. Il représente le cardinal comme «un esprit inconstant et variable, timide, ambitieux, envieux, plein de soupçons et de défiances, sans ordre et sans règle jusque dans sa maison, voulant faire le métier de tout le monde, ne s'appliquant dans le sien qu'aux choses qu'il ne devrait pas faire, sans secret, sans aucune fermeté ni fidélité pour ses amis, sans foi et sans parole, avare, pipeur dans le jeu, fripon jusque dans les moindres choses.» Après cette sortie violente, il rappelle toutes les fautes du cardinal: le gouvernement du Languedoc et de la citadelle de Montpellier donnés au duc d'Orléans, ceux de Champagne et de Stenay au prince de Condé; sa conduite avec l'abbé de La Rivière, qu'il a comblé d'argent et de biens d'église; son manque de prévoyance et d'habileté à l'époque de l'élection du pape Innocent X; ses fautes dans l'expédition d'Italie et pendant le siège d'Orbitello; enfin la mauvaise direction donnée aux négociations pour la paix de Westphalie. Chavigny, qui connaissait à fond la politique extérieure et l'avait dirigée sous le cardinal de Richelieu, insistait particulièrement sur ce point:

«Je ne veux pas examiner, disait-il, si le cardinal Mazarin a voulu faire la paix ou non; la discussion en serait trop longue. Je dirai seulement que, s'il n'a jamais eu dessein de la faire, il a été très-mal habile de ne pas connaître qu'elle seule pouvait affermir son établissement dans l'État et le rendre nécessaire et considérable à tous ceux à qui il était obligé de faire la cour pendant la guerre. S'il avait résolu de la faire, faut-il avouer que c'est le plus présomptueux et le plus incapable de tous les hommes par les voies dont il s'est servi? Le sieur d'Avaux avait été destiné, dès le temps du défunt roi, pour cette négociation, et il avait si bien réussi dans toutes les précédentes dont il avait été chargé, qu'il n'osa pas lui ôter celle-ci d'entre les mains; mais le cardinal Mazarin, craignant qu'il n'augmentât la gloire qu'il avait déjà acquise dans ses emplois par celle que lui donnerait la conclusion d'un traité si important, et sa jalousie et sa faiblesse lui persuadant que cela irait à la diminution de celle qu'il voulait prendre, il fit incontinent nommer le sieur Servien pour lui être adjoint en cette ambassade. Ce n'est pas qu'il ne le connût pour un esprit assez incompatible (insociable) et naturellement infidèle; qu'il ne sût qu'étant procureur général dans le parlement de Dauphiné, ses débauches avaient contraint le duc de Lesdiguières de lui donner des coups de bâton et que lui-même n'eût contribué à le faire chasser de la cour au temps du défunt roi; mais il lui fallait un semblable sujet pour être un exécuteur aveugle de ses ordres, et il avait besoin d'un oncle du sieur Lyonne[82] pour mettre en usage toute la mauvaise politique que son petit sens lui suggérait[83]. Le sieur Servien n'avait garde de manquer à se brouiller d'abord avec le sieur d'Avaux. Il savait trop bien que c'était le premier pas qu'il devait faire pour plaire au cardinal, et que c'était le véritable moyen pour être son confident dans cette négociation. Cette division a fait assez d'éclat pour n'être ignorée de personne, et les suites en ont été assez funestes pour être à jamais conservées dans la mémoire des Français[84], qui ne sont que trop éclaircis qu'elle a été le principal obstacle à la conclusion de la paix générale qui était en nos mains.

«Le cardinal favorisait secrètement le sieur Servien, quoiqu'il affectât souvent de paraître juge équitable entre lui et le sieur d'Avaux. Il faisait tenir des conseils en sa présence pour juger leurs différends, et le sieur Lyonne, qui recevait toutes les dépêches de Munster, ajustait si bien toutes les écritures, que le sieur d'Avaux y avait toujours du désavantage. Le but du cardinal était de le faire revenir, parce qu'il ne voulait pas qu'il eût part au traité de la paix. Mais son irrésolution naturelle, le respect qu'il portait au président de Mesmes[85], et le peu d'apparence qu'il y avait de donner un si rude et si infâme châtiment à un homme à qui on ne pouvait reprocher d'autre faute que de n'être pas d'accord avec le sieur Servien, qui voulait en toute manière être brouillé avec lui, lui faisait toujours différer l'exécution de ce dessein.

«Cependant personne ne peut ignorer que, pendant le séjour que le sieur d'Avaux a fait à Munster, le cardinal n'ait pu faire la paix également glorieuse et avantageuse à cet État; qu'il ne se soit vanté plusieurs fois publiquement qu'il en était le maître; qu'il ne l'ait promise, tantôt dans un mois, tantôt dans six semaines, et qu'il n'ait dit qu'il voulait que la reine lui fit couper le cou, s'il ne la lui faisait avoir quand elle voudrait. Ce discours seul est capable de le faire passer pour le plus vain et le moins judicieux de tous les hommes; car il ne lui pouvait produire aucun avantage en faisant la paix, et, ne la faisant pas, il le mettait infailliblement dans le décri où nous l'avons vu depuis et le chargeait d'un crime dont il ne peut éviter la punition que pour un temps, et qui lui est sans doute réservée quand il cessera d'être l'instrument de la justice de Dieu contre ceux qu'il veut châtier.»

Rendre Mazarin seul responsable de la continuation de la guerre, c'était faire retomber sur lui tout l'odieux des calamités auxquelles la France était eu proie, de l'aggravation des impôts et des troubles qui en étaient résultés. Insistant sur ce grief, Chavigny citait des particularités que sa position lui avait fait connaître et qu'il tournait contre Mazarin. Puis il rappelait la conduite du cardinal à l'égard du prince de Condé et son désir de le faire périr dans la guerre de Catalogne: «Le siège de Lerida ayant été levé, le cardinal Mazarin embarqua M. le Prince en Catalogne pour attaquer de nouveau cette place. Ce fut alors que, dans les conversations secrètes qu'il eut avec la reine, il l'obligea de donner les derniers éloges à son adresse, en lui faisant connaître qu'il avait fait tomber M. le Prince dans le piège; que, s'il prenait Lerida, le roi en tirerait beaucoup d'avantages, cette ville, qui donne l'entrée libre dans l'Aragon, lui devant infailliblement demeurer entre les mains, comme tout le reste des autres que l'article des conquêtes lui donnait; s'il la manquait, il y perdrait ou sa réputation, ou plus apparemment la vie qu'une telle disgrâce lui ferait mépriser par désespoir. Ce qui ne serait pas moins utile à l'État, non-seulement que la possession de Lerida, mais que la paix présente même, quelque avantageuse qu'elle pût être, parce que les Espagnols, perdant par la mort de ce prince toutes leurs espérances de voir des brouilleries dans l'État, ne pourraient s'empêcher de nous offrir ensuite les conditions que nous voudrions.»

De pareilles attaques étaient bien propres à exaspérer le prince de Condé, qui n'était d'ailleurs que trop disposé à s'unir aux ennemis du ministre. Il se rapprocha de Beaufort, du coadjuteur Paul de Condi et de la vieille Fronde pour renverser cet Italien, dont on dévoilait hautement les fautes et les turpitudes, et dont un homme d'État tel que Chavigny signalait l'incapacité. Livré à la raillerie du peuple par des pamphlets chaque jour plus violents, au mépris des hommes sérieux par un ancien ministre élève de Richelieu, à la haine de tous par le cri public, Mazarin semblait perdu. C'est surtout dans une pareille crise qu'il faut admirer la prodigieuse habileté de ce joueur intrépide, qui ne désespéra jamais des parties les plus compromises. Son premier soin fut de rompre l'union de Condé et des Frondeurs. Pour y parvenir, il signa une déclaration par laquelle il s'engageait à prendre l'avis de ce prince dans toutes les affaires importantes[86]. Il écrivit sur ses Carnets[87] les phrases suivantes, qui devaient probablement être développées dans une conversation avec Condé ou avec quelqu'un de ses amis: «Je tiens pour mes meilleurs amis ceux qui le sont de M. le Prince. Je me séparerai des miens s'ils lui déplaisent, et je ne songe qu'à le servir en tout et partout avec une résignation sans exemple, le tout pour l'assurer qu'il n'a serviteur plus cordial, ferme et sûr que moi, et afin qu'ayant tout à souhait, il agisse pour relever l'autorité du roi. Ce qui est fort faisable, s'il s'y veut employer et y travailler de la bonne sorte conjointement avec moi.»

Tout ce que le prince de Condé réclamait lui fut accordé immédiatement: le duc de Longueville eut le Pont-de-l'Arche et le prince de Conti la promesse d'un chapeau de cardinal. Mazarin annonça la résolution d'enfermer ses nièces dans un couvent[88], afin que le prince de Condé n'eût plus à se plaindre des projets de mariage entre Laura Mancini et le duc de Mercœur. Enfin le cardinal, après toutes ces concessions, alla souper avec le prince de Condé, et là il eut à supporter les railleries insultantes des petits-maîtres, qui formaient le cortége ordinaire de Condé[89]. Les courtisans, qui avaient compté sur ce prince pour renverser Mazarin, ne prenaient pas au sérieux cette apparente réconciliation. On le voit par une lettre de Saint-Simon à Chavigny, en date du 17 septembre 1649:

«L'accommodement s'est fait hier et a été déclaré aujourd'hui par l'entremise de M. le duc d'Orléans; le Pont-de-l'Arche est accordé. M. le Prince en a remercié ce matin la reine et lui a fait de nouvelles protestations de service et d'obéissance, assurant Sa Majesté qu'il n'aurait pas été moins ferme et moins fidèle dans son devoir, quand bien même il n'aurait pas reçu cette grâce de sa bonté. Monsieur ensuite a commandé à M. le Prince de lui donner à souper, et il a fait entendre qu'il y mènerait M. le cardinal, et, à l'heure que je tiens la plume, ils sont à table avec peu d'allégresse. C'est une réconciliation en apparence, dont beaucoup de gens sont présentement en peine, mais je vous puis assurer qu'elle n'est point cordiale du côté du faubourg[90]; Mazarin est entamé, et sa ruine est résolue d'une telle façon, qu'il faudra des miracles pour sa conservation. Ce sera doucement, sans employer aucun moyen violent. Faites votre compte là-dessus; vous êtes fort sur le tapis et très-fort dans le cœur de toute la maison de M. le Prince; je n'oublierai aucune chose pour vous rendre toute sorte de services. Vous devez écrire à M. le Prince, sur cette occasion, une lettre pleine d'affection et d'espérance que ses soins et sa conduite remettront l'État dans le bonheur. J'offre de rendre votre lettre; si vous voulez dire davantage dans la mienne, je puis la faire voir. Ma passion pour votre service est sans réserve; ordonnez franchement. Le raccommodement fera quelques dupes.»

La dupe dans cette affaire, ce fut le duc de Saint-Simon, tout habile qu'il se piquait d'être. Mazarin, en s'humiliant devant Condé et en achetant si cher son pardon, n'avait qu'un but: semer des défiances entre les deux Frondes, prouver aux princes de la maison de Vendôme, au coadjuteur, à madame de Chevreuse, qu'ils ne pouvaient compter sur Condé; isoler ainsi peu à peu le prince et ensuite frapper cet ennemi désarmé. Il marcha à son but par les voies souterraines, qu'il préférait, mais il y marcha sûrement et résolument. D'ailleurs Condé lui fournissait des armes par ses imprudences. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque le prince, naturellement hautain et ambitieux, était dans toute l'ivresse de sa fortune. Vainqueur à Rocroi, à Fribourg, à Nordlingen et à Lens, il venait encore de triompher de la Fronde parlementaire et de ramener le roi dans Paris. Bien loin de se faire pardonner sa gloire en la couvrant de modération, il affectait pour ses adversaires le plus insolent dédain. Ses airs méprisants, son ton arrogant, lui avaient fait de nombreux ennemis. Les petits-maîtres, qui l'entouraient, les Bouteville, les Chabot, les Jarzé, imitaient et exagéraient sa hauteur dédaigneuse et traitaient avec mépris les gens de robe et de plume qui avaient soutenu la première Fronde. Les parlementaires s'en irritèrent, et les grands eux-mêmes ne supportèrent pas longtemps une pareille arrogance. La vieille haine des maisons de Lorraine et de Condé se réveilla et fut soigneusement fomentée. Comme au temps de la cabale des Importants, madame de Longueville, réconciliée avec son frère le prince de Condé, eut pour ennemis madame de Chevreuse, les princes lorrains et la maison de Vendôme.

Mazarin sut habilement profiter de ces divisions qu'il avait semées. Ses Carnets attestent qu'il se rapprocha de la maison de Vendôme et finit par s'unir étroitement avec elle. On y lit[91]: «M. de Vendôme, après m'avoir parlé de ses affaires ce matin, m'a dit que jamais les choses n'avaient été en meilleure disposition pour retirer M. de Beaufort et le donner à la reine entièrement; que le président de Bellièvre et le coadjuteur y étaient tout à fait résolus en haine de madame de Montbazon, qui voulait mettre tout en confusion pour ses intérêts particuliers.» A partir de ce moment, les relations entre Mazarin et la vieille Fronde devinrent chaque jour plus étroites. L'abbé Ondedei, un des parents et des confidents intimes du cardinal, eut des entrevues avec le marquis de La Boulaye, qui avait été un des plus ardents Frondeurs. Madame de Chevreuse et le duc de Beaufort promirent à Mazarin de le soutenir dans sa lutte contre Condé. Beaufort montrait autant de zèle pour son nouvel allié qu'il en avait déployé antérieurement dans l'intérêt de la Fronde. «La moindre chose qu'il promet dans cette liaison d'amitié, écrivait Mazarin[92], c'est de calmer le royaume et de mettre aux pieds de la reine les parlements et les peuples, et de faire avoir autant d'amour pour moi qu'on a de haine.»

Cependant, au milieu des succès de sa politique tortueuse, Mazarin redoutait toujours Chavigny. Il suivait avec inquiétude les menées de ce rival dangereux, qui s'était rendu en Brie et de là avait de fréquentes entrevues avec les Frondeurs, tels que Fontrailles et le président Viole. «On m'assure, écrit Mazarin sur ses Carnets[93], que M. de Chavigny a été deux heures à Paris et qu'il a vu M. le Prince.» Et un peu plus loin[94]: «Chavigny reçoit le monde avec grande parade et a vu M. le Prince.» Mazarin craignait que ce conseiller, plus habile que les petits-maîtres, n'arrêtât le prince sur la pente fatale où son orgueil l'entraînait et ne renouât les relations entre la Fronde parlementaire et le parti des princes; enfin, comme il l'écrivait sur ses Carnets[95]: «ne fit mille choses préjudiciables au service du roi et au mien.» Malheureusement pour le prince de Condé, il cédait à des conseils moins prudents que ceux de Chavigny et séparait de plus en plus sa cause de celle des Frondeurs. Saint-Simon, écho du parti des petits-maîtres, affectait aussi de dédaigner la vieille Fronde. Il écrivait à Chavigny, le 27 novembre: «On vous conseille de fréquenter le moins que vous le pourrez le pape des Frondeurs[96] et les autres de cette nature.»

En même temps que Condé rompait avec Beaufort et avec le coadjuteur, il poussait aux dernières extrémités Anne d'Autriche et Mazarin par de nouvelles insolences. Il se rendit coupable de l'insulte la plus grave envers une femme et une reine; il prétendit lui imposer un amant, et choisit pour ce rôle un des petits-maîtres, le marquis de Jarzé[97]. Cet outrage porta le désespoir dans l'âme d'Anne d'Autriche[98], et Mazarin se hâta de prendre les dernières mesures avec les chefs de la Fronde pour frapper un coup décisif; il gagna Retz par la promesse du chapeau de cardinal, Vendôme et Beaufort par celle de l'amirauté. Madame de Chevreuse lui répondit du faible Gaston d'Orléans.

Si l'on en croit les Carnets de Mazarin[99], il était temps que ce ministre en finît avec Condé. Les gentilshommes dévoués à ce prince se réunissaient en foule à Paris, et tout annonçait une lutte formidable. Mazarin prévint le coup: le 18 janvier 1650, il fit arrêter au Louvre le prince de Condé, son frère le prince de Conti et son beau-frère le duc de Longueville. Cet acte de vigueur dispersa la faction des princes; leurs partisans les plus dévoués se retirèrent dans les provinces et y renouvelèrent la guerre civile. Quant à Chavigny, gardant toujours son rôle de philosophe, il se retira dans ses terres et attendit que la délivrance des princes (1651) lui fournît une occasion de renouer ses intrigues. Le duc de Saint-Simon, qui voyait toutes ses prévisions démenties, se hâta de regagner son gouvernement de Blaye et écrivit à Mazarin pour lui offrir son épée. Le ministre ne fut pas dupe de ces démonstrations tardives, et l'on voit assez par la lettre qu'il répondit au duc de Saint-Simon, le 26 février 1650, que la fuite précipitée de ce personnage avait inspiré au ministre de justes soupçons. «Vous pouviez, lui écrivait Mazarin, changer la forme de ce départ et particulièrement dans la conjoncture présente, où il a donné matière au peuple de faire diverses spéculations et de craindre de mauvaises suites de la sortie de la cour d'une personne de votre qualité, sans avoir pris congé de Leurs Majestés.» Telle fut l'issue de l'intrigue ourdie en 1649 par Saint-Simon et Chavigny. Le premier s'était promptement rallié, comme on vient de le voir, au parti le plus fort[100]. Le second ne tarda pas à reparaître sur la scène, où nous le retrouvons dirigeant la politique du parti des princes et considéré avec raison comme l'âme de leurs conseils.

CHAPITRE IV

Retour de Chavigny à Paris en 1651; il entre dans le ministère formé en avril 1654 et est attaqué par le cardinal de Retz.—Courte durée de ce ministère.—Chavigny entame des négociations avec Mazarin (janvier 1652) par l'intermédiaire de Fabert et de l'abbé Fouquet.—Arrivée des troupes espagnoles à Paris (5 mars 1652).—Fêtes et émeutes.—Prise d'Angers par l'armée royale (7 mars).—Violences du parti des princes dans Paris.—Émeute du 25 mars.—Inquiétude de Mazarin.—L'abbé Fouquet fait afficher des placards contre Condé.—Arrivée de Condé à l'armée (1er avril).—Combat de Bléneau (6 avril).—Condé vient à Paris (11 avril).—Il se rend au parlement (12 avril).—Paroles que lui adresse le président Le Bailleul.—Le procureur général Fouquet attaque le manifeste du prince de Condé (17 avril).—Les princes sont mal accueillis à la chambre des comptes et à la cour des aides (22 et 23 avril).—Dispositions peu favorables de l'Hôtel de Ville.—Arrestation de l'abbé Fouquet (24 avril).—Les campagnes sont désolées par les troupes des deux partis.—Destruction des bureaux d'entrée.—Plaintes du prévôt des marchands adressées au parlement (26 avril).—Les princes forcés de négocier avec la cour (28 avril).—État misérable de Paris.—On engage le peuple à secouer le joug des princes.

Ce fut après le premier exil de Mazarin, en 1651, que Chavigny fut rappelé de Touraine à Paris. Il entra dans le ministère réorganisé sous l'influence du prince de Condé, au mois d'avril 1651, et y fut considéré comme le principal défenseur de ses intérêts dans le conseil[101]. Le coadjuteur, qui aurait voulu y faire prédominer le parti du duc d'Orléans, dont il était alors le conseiller intime, attaqua Chavigny dans un pamphlet intitulé: Les Contre-temps du sieur de Chavigny, premier ministre de M. le Prince[102]. «Il fallait, disait Retz, que Chavigny quittât la solitude pour aller porter le flambeau de la division dans la maison royale, pour servir d'un nouveau prétexte et d'une nouvelle cause à la division de la reine et de S.A.R., et pour conférer tous les jours sur ce sujet avec toutes les créatures du cardinal Mazarin. Quel contre-temps à un homme établi de se venir jeter dans la tempête, sur une mer pleine de périls et d'écueils, agitée encore par les vents et par les orages, et dont les mouvements incertains ne pouvaient qu'être évités par un esprit tant soit peu judicieux; d'avoir prétendu de se vouloir rendre maître, dans un temps où il n'y avait personne au monde qui pût pénétrer où elle devait tomber; d'avoir espéré la confiance au moment que l'on ne pouvait judicieusement fixer aucun dessein pour les choses même les plus faciles; d'avoir cru que le cardinal la lui confiait de bonne foi dans un État où ses amis les plus assurés lui étaient suspects; de s'être imaginé de pouvoir perdre Monsieur et tous ses serviteurs par la liaison de la reine et de M. le Prince, qu'un homme sage eût bien connu ne pouvoir être de durée de la manière qu'elle s'était faite! Il ne faut que jeter les yeux sur cette conduite pour la considérer avec pitié.»

Le coadjuteur donne lui-même un démenti à son prétendu mépris pour Chavigny, par l'âpreté avec laquelle il poursuit ce rival redoutable. Il avait raison, cependant, lorsqu'il déclarait que l'alliance de la reine et de Condé ne serait pas longue, et qu'avec elle tomberait le ministère de Chavigny. Il ne dura que quelques mois. Lorsque le prince de Condé s'éloigna de Paris pour aller en Guienne allumer la guerre civile (septembre 1651), Chavigny se retira dans ses terres; mais il n'y resta pas longtemps en repos. Dès le mois de janvier 1652, il fit faire des ouvertures à Mazarin par l'intermédiaire de l'abbé Fouquet; en même temps il se servait de Fabert, gouverneur de Sedan, pour correspondre avec le cardinal. Il lui promettait l'appui du prince de Condé, et même celui du duc d'Orléans, sur lequel il se flattait d'exercer une grande influence. Mazarin, qui connaissait à fond Chavigny, ne lui témoigna qu'une médiocre confiance: «Je vous ai déjà mandé, répondait-il à l'abbé Fouquet le 31 janvier 1652, que je n'avais d'animosité contre personne. Si M. de Chavigny fait connaître évidemment qu'il veut se mettre dans le bon chemin, et que pour cet effet il porte S.A.R. (Gaston d'Orléans) à prendre les résolutions qu'elle doit pour le service du roi et pour le bien de l'État, il se peut assurer qu'il n'aura pas sujet de se plaindre de moi; mais il faut des effets et non pas des paroles.»

Chavigny s'en tint aux paroles, et le cardinal Mazarin, tout en négociant avec lui, démêlait parfaitement le but de cet ambitieux. Il écrivait un peu plus tard à l'abbé Fouquet: «Il me semble que M. de Chavigny est le grand conseiller de Son Altesse Royale, à qui assurément il fait croire qu'il sera en mauvais état s'il ne se déclare et ne fait des démonstrations éclatantes et positives pour M. le Prince, parce que autrement ledit prince, étant maître de l'armée, et voyant qu'il ne peut se prévaloir de l'assistance et de l'amitié de Son Altesse Royale, s'accommodera avantageusement avec la cour. Il ne faut pas douter que cette appréhension ne soit capable de porter Son Altesse Royale à tout ce qu'on lui conseillera à l'avantage de M. le Prince, nonobstant la jalousie et même l'aversion qu'il a contre lui.» Et plus loin: «M. de Chavigny, avec ses adhérents, gagne pays furieusement, et avec l'assistance de M. le Prince il viendra à bout de tout: ce qui ne peut être que très-préjudiciable à Leurs Majestés, à M. le cardinal de Retz et à moi. Car je ne m'arrête nullement à tous les bruits que l'on fait courir, avec tant d'artifice, que M. le cardinal de Retz est d'accord avec M. de Chavigny, et qu'il s'est accommodé par son moyen avec M. le Prince, sachant fort bien qu'il est incapable par mille raisons d'une chose de cette nature.»

Le parti des princes devenait, en effet, chaque jour plus menaçant. Pendant que le cardinal de Retz, qui avait enfin la pourpre romaine, s'enfermait dans sa cathédrale et affectait de se retirer du monde, on voyait arriver à Paris des troupes recrutées dans les Pays-Bas espagnols et conduites par le duc de Nemours et par le baron de Clinchamp[103]. Ce fut le 5 mars 1652 que le duc de Nemours entra dans Paris. Une lettre datée de ce jour en avertissait Mazarin. «M. de Nemours, lui écrivait-on, est arrivé ici cette après-dînée, accompagné de quatre cents chevaux, y compris ce que l'on avait envoyé au-devant de lui; il a traversé toute la ville en cet équipage, et est allé descendre au palais d'Orléans (au Luxembourg).»

L'arrivée de ces renforts exalta les espérances des Frondeurs. Suivant l'usage du temps, on mêla les fêtes et la danse à l'appareil militaire. «En considération de M. de Clinchamp et de tous ses officiers, dit mademoiselle de Montpensier dans ses Mémoires[104], Monsieur voulut que l'on fît une grande assemblée chez moi, le jour de la mi-carême, à quoi j'obéis volontiers. Il y eut un ballet assez joli: ce que M. de Clinchamp admira moins que la beauté des dames de France, aussi bien que tous les colonels. Car pour lui, quoiqu'il servît le roi d'Espagne, il était Français, de la frontière de Lorraine. Il avait été, de jeunesse, nourri en cette cour, et M. de Lorraine l'avait engagé au service des Espagnols. Il me vint voir souvent, et me témoignait qu'il n'eût rien souhaité avec plus de passion que de me voir maîtresse des Pays-Bas. Je tournais ce discours en raillerie, ne le connaissant pas assez pour pouvoir prendre cela autrement, comme j'ai fait depuis. Avant qu'il partit d'ici, M. de Nemours et lui me prièrent qu'ils pussent voir encore danser chez moi une fois avant de partir. Je lui donnai encore un bal, mais il fut plus petit que l'autre.» Au milieu de ces fêtes et de la joie que l'arrivée de ces auxiliaires causait aux Frondeurs, ils apprirent avec effroi que l'armée royale venait de s'emparer d'Angers (7 mars) et poursuivait ses succès aux bords de la Loire. «L'on est, depuis cette nouvelle, fort étonné au Luxembourg, écrivait à Mazarin un de ses partisans. L'on y a fait monter les deux canons tirés de la Bastille, et on dit aux spectateurs que c'est contre les Mazarins. L'on croit qu'ils y demeureront pour la garde du Luxembourg. Quelques capitaines de la ville, sur un avis supposé qu'on voulait enlever Son Altesse Royale, ont été s'offrir avec leurs compagnies. Les bien intentionnés s'étonnent de la conduite du chancelier[105], qui s'est venu fourrer à Paris pour donner des conseils, avec Chavigny et Tubeuf[106], à M. le duc d'Orléans contre le service du roi, et que les trois qui ont le plus vécu des bienfaits du roi soient aujourd'hui ses plus grands ennemis. Le passage des Espagnols nous le confirme à l'égard du premier. Plusieurs ont trouvé à redire que l'on n'ait pas pourvu à ce passage de la Seine par les Espagnols, et que les gouverneurs de Champagne et de Picardie n'aient pas fait plus de diligence pour s'y opposer. Mais on excuse M. d'Elbeuf, qui est assez occupé à faire danser des ballets et à se poudrer. A Paris, les affaires sont en tel état, qu'on n'oserait y crier la lettre du roi à M. le maréchal de l'Hôpital[107], d'autant que les Frondeurs tiennent la prise d'Angers pour fausse, quoiqu'elle soit très-assurée. Un colporteur a même, ce matin, été maltraité pour cela. Il y a aussi quelques jours qu'un Suisse, qui parut tant à la cavalcade de la majorité, pensa être très-maltraité pour avoir blâmé un colporteur qui criait je ne sais quel pamphlet contre Son Éminence.»

Ainsi Paris commençait à être le théâtre de violences par lesquelles les Frondeurs espéraient effrayer les partisans de Mazarin, entraîner les indécis et triompher enfin du cardinal. Cependant l'irrésolution de Gaston les inquiétait. «L'on voit l'esprit de M. le duc d'Orléans plus embarrassé que jamais, écrivait un des agents de Mazarin. Chavigny et Croissy[108] disent bien que Son Altesse Royale ne fait pas tout ce qu'elle peut, parce qu'elle n'agit pas selon leurs sentiments. Ces messieurs-là ne manquent pas d'animer l'esprit de M. le Prince. Toute leur visée est maintenant de le rendre maître de toutes les troupes: ils disposent tout pour cela. Son Altesse Royale en a très-grande défiance.» La duchesse de Chevreuse, fidèle à la cause royale, contribuait à rendre plus indécis le duc d'Orléans. Chavigny, désespérant enfin d'entraîner Gaston, appela à Paris le prince de Condé, qui était encore en Guienne, et, en attendant que le prince put arriver, il ne cessait d'exciter la populace contre les Mazarins. A la fin de mars et au commencement d'avril, il se forma sur le pont Neuf des rassemblements de Frondeurs, qui se livrèrent à d'odieux excès[109]. Ils arrêtaient les carrosses, faisaient descendre les personnes qui s'y trouvaient, hommes ou femmes, et les forçaient de crier: Vive le roi! point de Mazarin! maltraitant ceux qui refusaient, et menaçant de les jeter à la Seine. Quelquefois même la populace, à laquelle se joignaient des voleurs et des misérables de la pire espèce, pillait et brisait les carrosses. La maréchale d'Ornano, tante et mère adoptive de madame de Rieux-Elbeuf, fut forcée de s'enfuir à pied avec ses gens. Madame Paget, femme d'un maître des requêtes, crut se soustraire aux mauvais traitements en disant qu'elle était femme d'un conseiller du parlement. «Tant mieux! s'écrièrent quelques-uns des séditieux; ils sont cause de notre misère. Il faut tous les jeter à la Seine.» Madame Paget ne s'échappa qu'avec peine de leurs mains. Il en fut de même de madame La Grange-Le-Roy et de sa nièce, la jeune et belle madame de Montchal. Elles eurent à subir les insultes et même les coups de la populace.

Pendant près de trois heures, le pont Neuf fut le théâtre de scènes de cette nature (2 avril). Vers cinq heures, le bruit se répandit dans cette foule qu'un des leurs avait été blessé par les gens de l'hôtel de Nevers [110] et y était enfermé. Aussitôt la multitude se précipita vers l'hôtel, criant qu'il fallait tout piller et brûler. Ils commencèrent à attaquer les portes et les murailles à coups de hache et de marteau, et ils les auraient brisées sans l'arrivée d'une vingtaine de gardes du duc d'Orléans, qui vinrent au secours de madame Duplessis-Guénégaud et la délivrèrent. Ces scènes de violence se renouvelaient chaque jour. Le lendemain 5 avril, de nouveaux attroupements se formèrent sur le pont Neuf. Le carrosse de mademoiselle de Guise fut arrêté près de la Samaritaine. Elle se tira de ce danger grâce à la prudence de son écuyer La Chapelle, et vint au Luxembourg, où elle parla en princesse outragée au duc et à la duchesse d'Orléans. On envoya quelques compagnies de milices bourgeoises pour dissiper la foule, mais elles ne parvinrent pas à rétablir l'ordre. Les orfèvres et autres marchands qui habitaient en grand nombre dans le quartier du Palais de Justice fermèrent leurs maisons, et pendant près de trois mois tout commerce resta suspendu.

Ces excès servaient la cause du roi et dégoûtaient la bourgeoisie de la Fronde. Mazarin recommandait à l'abbé Fouquet de profiter de ces dispositions. «Il serait bon, lui écrivait-il, de faire afficher des placards contre M. le Prince, qui disent particulièrement qu'il veut empêcher le retour du roi à Paris, et jeter, par ce moyen, les habitants dans une dernière ruine. S'il est nécessaire de distribuer quelque argent, je vous prie de le faire, et on le rendra ponctuellement.» L'abbé Fouquet s'acquitta de cette tâche avec le zèle et l'ardeur qu'il portait dans toutes les affaires. Un placard qu'il fit afficher, et dont une partie seulement nous a été conservée[111], montrait l'armée des princes affamant Paris, appelant les Espagnols, et livrant les campagnes à une soldatesque effrénée. L'abbé Fouquet représentait Condé faisant de la Guienne le théâtre de la guerre, la plongeant dans la plus profonde misère, puis l'abandonnant, lorsque les barricades élevées à Agen lui ont prouvé que les Gascons ne veulent pas se soumettre à son joug. «Il est venu alors comme un désespéré vers Paris, ajoutait le placard, pour tâcher d'y exciter la même révolte, le désordre et la division du royaume étant le fondement unique de sa puissance.»

A l'époque où l'abbé Fouquet s'efforçait ainsi de soulever les passions populaires contre Condé, ce prince avait déjà quitté la Guienne, et, par une marche rapide et hardie à travers des provinces qu'occupaient les troupes royales, il était venu se mettre à la tête de l'armée des Frondeurs[112]. Il annonça sa présence par un de ces succès éclatants qui le rendaient si populaire: le maréchal d'Hocquincourt avait dispersé ses quartiers. Condé les enleva à Bléneau (1er avril) et tailla en pièces une partie de l'armée royale. Sans l'habileté de Turenne, la cour, qui était à Gien, serait tombée entre les mains de Condé. Après ce combat, qui fut plus brillant que décisif, Condé se rendit à Paris, où il espérait remporter des avantages aussi rapides et briser toutes les résistances. Il y fit son entrée le 11 avril, et ne tarda pas à reconnaître que la situation était difficile. Le duc d'Orléans, qui l'accueillit en apparence avec empressement, était désolé de se voir éclipsé par un rival aussi supérieur. Le coadjuteur, toujours hostile à Condé, excitait la jalousie de Gaston. Le parlement était divisé. Les rentiers et la bonne bourgeoisie gémissaient des violences du parti des princes. Condé n'avait entièrement à sa disposition que la populace: l'éclat de son nom, l'argent qu'il distribuait, ses défauts mêmes, avaient séduit les classes inférieures. La figure de Condé, telle que la retrace un contemporain, devait frapper vivement les imaginations déjà éblouies de sa gloire: «M. le Prince, dit Bussy-Rabutin, avait les yeux vifs, le nez aquilin et serré, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, la physionomie d'un aigle.» Des soldats déguisés se mêlaient au peuple, entretenaient son enthousiasme pour le héros de la France, et l'excitaient à des actes de fureur et au massacre des Mazarins. Pendant plusieurs mois (avril-juillet 1652), Paris fut dominé par cette dangereuse faction. Il n'y eut plus de sécurité pour les suspects; mais les excès mêmes de la nouvelle Fronde finirent par la perdre.

Le prince de Condé ne se porta pas d'abord aux violences que lui conseillaient son caractère et sa position comme chef de parti. Il commença par s'adresser au parlement: il s'y rendit avec le duc d'Orléans (12 avril). Peu s'en fallut que le parlement ne lui fermât ses portes. Les présidents Le Bailleul, de Novion, de Mesmes et Le Coigneux s'étaient assemblés avec le procureur général Fouquet, pour aviser aux moyens de repousser un prince qui avait été reconnu criminel de lèse-majesté par déclaration royale enregistrée au parlement de Paris[113]. Ne se trouvant pas assez forts pour frapper ce coup décisif, ils voulurent du moins lui prouver que sa conduite était sévèrement blâmée par le parlement. Lorsque le prince eut pris séance avec le duc d'Orléans, le président Le Bailleul, qui, en l'absence du premier président Mathieu Molé[114], dirigeait les délibérations, manifesta en termes énergiques sa désapprobation de la conduite du prince, et dit qu'il n'eût pas voulu le voir siéger au parlement sous le coup d'une accusation de lèse-majesté et les mains encore teintes du sang des troupes royales[115]. Les partisans des princes cherchèrent à étouffer, par leurs murmures, la voix du président Le Bailleul; mais le blâme n'en avait pas moins porté coup, et quelques jours après (17 avril) le procureur général Nicolas Fouquet se sentit assez fort pour venir attaquer en plein parlement le manifeste publié par le prince. Condé y avouait qu'il avait fait des liaisons dedans et dehors le royaume pour sa conservation. C'était proclamer hautement son traité avec l'Espagne, ennemie de la France. Le parlement ne pouvait s'associer à une pareille déclaration sans approuver l'alliance avec des puissances en lutte ouverte contre la nation. Il recula devant un acte aussi manifestement criminel, et le prince fut obligé de consentir à rayer de sa déclaration les mots incriminés par Fouquet[116].

Cet échec fut suivi de plusieurs autres, qui prouvèrent que le parti des princes n'avait pas de racines profondes dans les grands corps de l'État. Le 22 avril, le duc d'Orléans et le prince de Condé se présentèrent à la chambre des comptes; mais tous les présidents, à l'exception d'un seul, qui était intendant de la maison du prince de Condé, se retirèrent, prétendant qu'on ne devait pas accorder aux princes la place qu'ils voulaient occuper au-dessus d'eux[117]. A la cour des aides, le premier président Amelot rappela en face au prince de Condé la déclaration royale qui l'avait flétri comme criminel de lèse-majesté, et qui avait été enregistrée au parlement. Il lui reprocha d'avoir récemment combattu l'armée royale et fait battre le tambour dans Paris pour lever des troupes contre le roi avec les deniers provenant de l'Espagne[118]. Condé, surpris d'une attaque aussi vive, demanda au premier président s'il parlait au nom de sa compagnie. Amelot répondit qu'en la place qu'il occupait il avait le droit de dire son avis, et n'avait jamais été démenti par la cour des aides. Le prince fut réduit, pour se justifier, à nier les actes qu'on lui reprochait et qui n'étaient cependant que trop constatés[119].

A l'Hôtel de Ville, le maréchal de l'Hôpital, gouverneur de Paris, et le prévôt des marchands, le conseiller Lefèvre, ne se montrèrent pas plus favorables à la faction des princes. Nous avons vu que l'abbé Fouquet avait depuis longtemps gagné ces deux personnages à la cause royale. Tout ce que les princes purent en obtenir, ainsi que des cours souveraines[120], fut d'envoyer au roi des députations pour demander l'éloignement du cardinal Mazarin; mais ces démonstrations, imposées par l'intrigue et la violence, ne trompaient personne. Les princes voyaient toute autorité légale leur échapper. En même temps on apprenait que l'armée royale s'avançait vers Paris. Les partisans de la cour et du cardinal s'agitaient. L'hôtel de Chevreuse était le centre de mystérieuses conférences pour ouvrir au roi les portes de sa capitale. Le marquis de Noirmoutiers, et surtout Laigues, partirent de Paris le 24 avril, chargés des instructions du parti royaliste, et les portèrent à la cour. De son côté, l'abbé Fouquet se dirigea vers Corbeil, où Mazarin venait d'arriver; mais il fut arrêté sur le chemin et conduit à l'hôtel de Condé[121]. On saisit sur lui une lettre en partie chiffrée, qui donnait avis au roi et au cardinal qu'on leur ouvrirait à une heure déterminée les portes Saint-Honoré et de la Conférence. La première s'élevait à l'angle formé maintenant par les rues Saint-Honoré et Saint-Florentin; la seconde, entre la Seine et l'extrémité du jardin des Tuileries; elle tirait son nom d'une conférence qu'y avaient tenue les royalistes et les ligueurs sous le règne de Henri IV. L'abbé Fouquet, vivement pressé de questions, répondit avec une fermeté qui ne déplut pas au prince de Condé. On ne put jamais arracher de lui le nom de celui qui avait écrit cette lettre. Les soupçons se portèrent sur plusieurs personnes, et principalement sur le procureur général. Enfin, vers le soir, l'abbé Fouquet fut reconduit chez son frère dans un carrosse de la maison de Condé. Il resta pendant près d'un mois prisonnier sur parole[122], sans discontinuer ses relations avec le cardinal Mazarin.

Les princes prirent à la hâte des mesures pour arrêter les troupes royales qui s'avançaient. Tous les passages qui conduisaient à Paris furent interceptés, et les ponts de Saint-Maur, de Charenton et de Lagny coupés[123]. Les campagnes, ravagées par les deux partis, présentaient l'aspect le plus déplorable. Les paysans effrayés se réfugiaient à Paris, annonçant que les châteaux étaient brûlés, les champs dévastés, les troupeaux enlevés. Les bureaux d'octroi furent détruits par cette foule épouvantée et probablement aussi par les factieux, qui, en toute révolte, se signalaient d'abord par des violences contre les maltôtiers ou percepteurs d'impôts. Vainement le prévôt des marchands envoya les archers de la ville pour contenir la multitude soulevée. Les archers furent eux-mêmes maltraités par la populace.

Le lendemain (26 avril) le prévôt des marchands porta plainte au parlement et s'éleva avec force contre la conduite des princes, première cause de ce désordre. On voulut étouffer sa voix; mais l'avocat général Talon, s'adressant au duc d'Orléans, lui représenta la nécessité d'ouvrir les passages pour faciliter l'approvisionnement de Paris. Enfin les princes furent obligés d'entamer des négociations avec la cour. Le duc de Rohan, Chavigny et Goulas furent désignés pour aller négocier à Saint-Germain, et s'y rendirent le 28 avril. En résumé, les embarras et les difficultés se compliquaient: les principaux corps blâmaient la conduite de Condé, la famine devenait menaçante, les campagnes étaient désolées, et, après un éclat formidable et une entrée triomphale, le prince de Condé se voyait réduit à tout remettre en négociation.

Quant au peuple, il commençait à souffrir des excès auxquels on l'avait poussé. «Pauvre peuple! lui disait un des écrivains royalistes du temps[124], pauvre peuple! qui t'exposes journellement à la famine en faveur d'une ingrate grandeur, dont tu as éprouvé si souvent l'inconstance ou l'infidélité! use de ta raison ou de ton expérience; ne crois plus ces supérieurs intéressés ou corrompus qui t'engagent à les servir pour se dégager de leurs téméraires entreprises. Ne vois-tu pas bien que le Parlement se dégage le plus adroitement qu'il peut d'une liaison qu'il avoue avoir mal faite, et que les mieux sensés pratiquent sourdement leur accommodement pour se libérer de la punition qui pend sur la tête des malheureux ou des coupables, et dont la faiblesse ou l'indifférence des princes ne les tirera jamais? Demande la paix pour jouir ou du fruit de ton travail et de tes peines, ou du bien de tes pères. Demande le roi pour l'assurance et le sacré gage de cette paix, la prompte punition des coupables et des interrupteurs de la paix qui ne veulent que la confusion pour pêcher en eau trouble, et se rendre importants et redoutables à tes dépens.»

L'auteur évitait adroitement de se déclarer en faveur de Mazarin, dont le nom seul soulevait la haine populaire; mais il montrait dans l'ambition et l'avidité des princes la cause principale des troubles et de la misère publique. «Si le roi ne leur accorde pas ce qu'ils demandent aux dépens des peuples, et si l'on ne donne pas à M. le Prince le meilleur revenu du royaume, pour l'indemniser de la dépense qu'il a faite pour te ruiner, aux dépens de tes rentes et des gages des officiers[125]; si l'on ne fait pas Marchin[126] maréchal de France, ce lâche déserteur de la Catalogne; si l'on ne satisfait pas madame de Montbazon, les chères délices de ce grand génie le duc de Beaufort; si l'on ne contente pas le marquis de la Boulaye; enfin, si le roi ne souffre pas le partage de son État pour contenter tous ceux qui se sont jetés dans leurs intérêts, l'on verra à l'instant des menaces de l'établissement d'une tyrannie. L'on se vante de faire des assassinats en pleine rue; l'on promet à la canaille des billets pour piller les maisons, exposer chacun à ses ennemis particuliers, et ceux qui ont du bien à l'avarice des filous. Il est temps que tu y donnes ordre et promptement. Aussi bien la misère de tant de pauvres paysans qui ont amené leurs bestiaux va te donner la peste, qui n'épargnera ni les grands ni les petits, et qui aura bientôt rendu Paris désert, et désolé la face de cette grande ville, le séjour des rois et l'ornement de l'État.»

Il y a, dans cet écrit, des vérités adroitement et fortement présentées; l'ambition des princes, la misère du peuple et la nécessité de la paix y sont bien peintes. Les négociations qui suivirent prouvèrent combien étaient justes les prévisions de l'auteur; les princes les firent échouer par leurs prétentions excessives, et il fallut plusieurs mois de guerres, d'excès et de calamités de toutes sortes pour que le parti de la paix l'emportât enfin et chassât de Paris le duc d'Orléans et le prince de Condé, avec leur cortège d'ambitieux et d'intrigants.

CHAPITRE V

AVRIL-MAI 1652

Négociations des princes avec la cour: Rohan, Chavigny et Goulas à Saint-Germain (28-29 avril).—Prétentions des princes et de leurs députés.—Mauvais succès de ces négociations.—Mécontentement de Condé, du parlement et du cardinal de Retz.—Mission secrète de Gourville (mai 1652); propositions dont il est chargé.—Mazarin refuse de les accepter; lettre confidentielle du cardinal à l'abbé Fouquet (5 mai).—Madame de Châtillon continue de négocier au nom de Condé; caractère de cette dame; elle se fait donner par Condé la terre de Merlou.—Mazarin profite de toutes ces négociations et divise de plus en plus ses ennemis.—Le prévôt des marchands est maltraité par la populace.—La bourgeoisie prend les armes (5 mai).—Défaite de l'armée des princes à Étampes (5 mai).—Le parlement envoie le procureur général, Nicolas Fouquet, à Saint-Germain.—Harangue qu'il adresse au roi.—Nouvelle mission de Fouquet à Saint-Germain (10-14 mai).—Relation qu'il en fait au parlement (16 mai).—Les princes rompent les négociations avec la cour et reprennent les armes.

Les députés des princes, Rohan, Chavigny et Goulas, se rendirent à Saint-Germain le 28 avril. Nous connaissons Chavigny: c'était le vrai dépositaire des secrets du prince de Condé. Les deux autres n'eurent qu'un rôle secondaire. Le duc de Rohan, désigné pendant longtemps sous le nom de Chabot, avait fait sa fortune en épousant l'héritière de la maison de Rohan. Il venait d'essuyer à Angers un échec, qui avait terminé tristement une expédition commencée sous d'heureux auspices. On disait de lui, à cette occasion, «qu'il avait débuté en Rohan et fini en Chabot.» Quant à Lamothe-Goulas, secrétaire des commandements de Monsieur, il semblait chargé plus spécialement de représenter les intérêts de Gaston. Mais la correspondance secrète de Mazarin avec l'abbé Fouquet prouve que Goulas était vendu à la cour et servait auprès du duc d'Orléans les intérêts du cardinal.

On avait défendu aux négociateurs de traiter directement avec Mazarin; mais à peine les conférences furent-elles commencées, que le cardinal intervint et y joua le principal rôle. Il excellait dans l'art de diviser ses ennemis, de nouer des intrigues et de semer des défiances. En cette circonstance, il fut servi merveilleusement par les prétentions exorbitantes des princes[127] et de leurs députés. Chavigny demanda, avant tout, l'établissement d'un conseil qui aurait dirigé les affaires publiques et annulé l'autorité de la régente. Il espérait avoir le premier rang en l'absence de Mazarin, dont les princes exigaient l'éloignement. L'établissement de ce conseil fut le point sur lequel Chavigny insista particulièrement[128]. Quant aux intérêts particuliers de Condé et de ses partisans, il parut disposé à les sacrifier. Le prince demandait, entre autres choses, à être chargé d'aller négocier la paix avec les Espagnols; mais, comme il était notoire qu'il avait des intelligences et même un traité avec ces ennemis de la France, cette condition fut rejetée.

Les négociateurs revinrent à Paris dès le 29 avril, sans avoir rien conclu. Condé accusa Chavigny de n'avoir pas soutenu sa cause avec assez de zèle et lui retira sa confiance. De son côté, le parlement se plaignit de n'avoir pas été admis aux négociations[129], et ordonna au procureur général, Nicolas Fouquet, de se rendre à Saint-Germain pour demander au roi de recevoir une députation de la compagnie. Enfin le cardinal de Retz, qui était également irrité d'avoir été laissé de côté par les princes, fit répandre, par les pamphlétaires dont il disposait, des écrits satiriques où l'on dévoilait l'ambition de Condé et le peu de souci qu'il avait de l'intérêt public[130].

Condé n'en continua pas moins ses négociations secrètes avec la cour; mais, au lieu de choisir des députés d'un rang élevé, il employa Gourville, qui était attaché au duc de la Rochefoucauld et dont le rang subalterne semblait mieux convenir à une négociation mystérieuse[131]. Esprit fin, délié, insinuant, Gourville était parfaitement propre à lutter contre le génie rusé du cardinal et à démêler ses véritables sentiments. Il était chargé de presser Mazarin de donner une réponse positive à une série de demandes que Condé posait comme ultimatum. Ce prince voulait être chargé d'aller négocier la paix avec les Espagnols, et obtenir pour tous ceux qui l'avaient servi dans sa lutte contre la royauté le rétablissement dans leurs charges et dignités. La Guienne, qui s'était déclarée pour la Fronde, devait être délivrée d'une partie des impôts. Il réclamait pour son frère, le prince de Conti, le gouvernement de Provence; pour le duc de Nemours, celui d'Auvergne; pour le président Viole, une charge de président à mortier; pour la Rochefoucauld, un brevet semblable à celui du duc de Bouillon et du prince de Guéménée; pour Marsin et du Dognon, le titre de maréchaux de France; pour M. de Montespan, des lettres de duc; pour le duc de Rohan, le gouvernement d'Angers; pour M. de la Force, le gouvernement de Bergerac; enfin, pour le chevalier de Sillery, un brevet de l'ordre du Saint-Esprit. Si le cardinal acceptait ces conditions et consentait à s'éloigner pour quelque temps, Condé promettait de se séparer de la Fronde, de ménager un prompt retour du ministre et de le soutenir contre ses ennemis.

Mazarin ne repoussa pas tout d'abord les ouvertures du prince; son génie et son intérêt le portaient également à négocier. Mais ses lettres confidentielles prouvent qu'il n'était nullement disposé à accepter de pareilles conditions. Quoique l'abbé Fouquet fût toujours prisonnier, le cardinal trouvait moyen de lui faire parvenir ses ordres et ses confidences. Il lui écrivait le 5 mai: «Ce que je vous puis dire sur les propositions que l'on fait pour l'accommodement, c'est qu'il y a beaucoup de choses captieuses. Car entre nous on veut commencer par mon éloignement, et, dans la constitution présente des choses, j'ai sujet de croire que, si j'étais une fois éloigné, on formerait des obstacles à mon retour, qu'il serait plus difficile de vaincre. De plus, M. le Prince insistant à vouloir être employé pour la paix générale, s'il réussissait dans cette négociation, il lui serait fort aisé d'imprimer dans l'esprit des peuples que ç'a été l'effet de mon éloignement et de ses soins, et que, s'il n'avait pas traité avec les Espagnols et pris les armes pour forcer le roi à donner les mains à la paix, je l'aurais toujours éloignée, de sorte qu'au lieu que les Français ont de l'horreur de la liaison qu'il a faite avec les ennemis de cette couronne et de sa rébellion, ils croiraient qu'il a pris la meilleure voie pour terminer la guerre étrangère et le considéreraient comme l'auteur du repos et du bien public. C'est pourquoi le roi ne saurait jamais donner les mains à cette condition, d'autant plus qu'il n'y a guère d'apparence qu'il fasse son confident et son plénipotentiaire une personne qui a de si grands engagements avec ses ennemis, et qui a encore les armes à la main contre Sa Majesté.»

Cependant Mazarin continua toujours d'amuser le prince de Condé par des négociations. Après Gourville, ce fut madame de Châtillon qui fut chargée de les continuer au nom du prince. «Elle crut, dit la Rochefoucauld[132], qu'un si grand bien que celui de la paix devait être l'ouvrage de sa beauté.» Comme il sera souvent question de cette dame dans nos mémoires, il est nécessaire de rappeler ici son origine. Élisabeth-Angélique de Montmorency-Bouteville était une des beautés les plus renommées de la cour d'Anne d'Autriche; elle avait débuté dans le monde par une aventure romanesque. Elle s'était laissé enlever par le duc de Coligny, en 1645[133], et elle l'avait épousé malgré l'opposition du duc de Châtillon, père du ravisseur. Coligny, qui, après la mort de son père, avait pris le titre de duc de Châtillon, fut tué en 1649 (8 février), dans la guerre de la première Fronde. «Sa femme, dit madame de Motteville[134], fit toutes les façons que les dames qui s'aiment trop pour aimer beaucoup les autres ont accoutumé de faire en de telles occasions.» Ce fut alors que les galanteries de madame de Châtillon firent un éclat dont les mémoires contemporains sont remplis. Nous n'avons pas à nous en occuper. Il suffira de dire, avec madame de Motteville, «que cette dame était belle, galante et ambitieuse, autant que hardie à entreprendre et à tout hasarder pour satisfaire ses passions; artificieuse pour cacher les mauvaises aventures qui lui arrivaient, autant qu'elle était habile à se parer de celles qui étaient à son avantage. Sans la douceur du ministre, elle aurait sans doute succombé dans quelques-unes; mais, par ces mêmes voies, elle trouvait toujours le moyen de se faire valoir auprès de lui, et d'en tirer des grâces qui ont fait murmurer contre lui celles de notre sexe qui étaient plus modérées. Le don de la beauté et de l'agrément, qu'elle possédait au souverain degré, la rendait aimable, aux yeux de tous. Il était même difficile aux particuliers d'échapper aux charmes de ses flatteries; car elle savait obliger de bonne grâce et joindre au nom de Montmorency une civilité extrême qui l'aurait rendue digne d'une estime tout extraordinaire, si on avait pu ne pas voir en toutes ses paroles, ses sentiments et ses actions, un caractère de déguisement et des façons affectées qui déplaisent toujours aux personnes qui aiment la sincérité.»

Dans les négociations entamées avec Mazarin, madame de Châtillon était excitée par le désir de s'attacher un héros tel que le prince de Condé, et aussi par sa haine contre la duchesse de Longueville[135]. «L'émulation, dit la Rochefoucauld, que la beauté et la galanterie produisent souvent parmi les dames avaient causé une aigreur extrême entre madame de Longueville et madame de Châtillon. Elles avaient longtemps caché leurs sentiments; mais enfin ils parurent avec éclat de part et d'autre, et madame de Châtillon ne borna pas seulement sa victoire à obliger M. de Nemours de rompre la liaison qu'il avait avec madame de Longueville, elle voulut ôter aussi à madame de Longueville la connaissance des affaires et disposer seule de la conduite et des intérêts de M. le Prince.» Le duc de la Rochefoucauld explique ensuite qu'il fut, dans cette affaire, un des principaux intermédiaires entre madame de Châtillon, le prince de Condé et le duc de Nemours; qu'il les unit dans un même intérêt et porta le prince de Condé à donner à la duchesse la terre de Merlou[136], qui valait plus de dix mille écus de rente. On voit que madame de Châtillon n'agissait pas par un amour désintéressé des princes et de la paix. En général, ce qui domine dans la conduite de cette noble dame, ce n'est pas la générosité; elle se montra toujours âpre au gain et subordonna toutes ses passions à l'avarice. Munie d'un pouvoir illimité des princes, elle se rendit à la cour. Mazarin la flatta et la combla d'espérances. Peut-être même parvint-il à en faire une des auxiliaires de sa politique; la conduite équivoque de madame de Châtillon a donné lieu de suspecter sa bonne foi.

Ce qui est certain, c'est que le cardinal tirait des avantages solides de toutes ces négociations: il gagnait du temps, augmentait les soupçons des cabales opposées, et il amusait le prince de Condé par l'espérance d'un traité, pendant qu'on lui enlevait la Guienne et qu'on prenait ses places. L'armée du roi, commandée par Turenne et d'Hocquincourt, tenait la campagne; celle des princes, au contraire, était forcée de se retirer dans Étampes. A Paris, le parlement se séparait de plus en plus de Condé, et la bourgeoisie commençait à prendre les armes pour mettre un terme à l'anarchie qu'entretenaient les factieux. Il était temps que les bons citoyens montrassent quelque énergie pour repousser les dangers qui les menaçaient: le prévôt des marchands, qui s'était rendu auprès du duc d'Orléans, pour pourvoir de concert avec lui à l'approvisionnement de la ville, avait failli être égorgé. La populace l'accabla d'injures et le poursuivit jusque dans le palais du Luxembourg, qu'habitait le prince. Gaston d'Orléans, sous prétexte de protéger le prévôt et deux échevins qui l'accompagnaient, les reconduisit dans la cour du palais où étaient rassemblés cinq ou six mille factieux, et dit à haute voix: «Je ne veux pas qu'il leur soit fait aucune injure céans[137].» C'était les livrer à la fureur populaire dès qu'ils auraient franchi le seuil du palais. Aussi furent-ils poursuivis par les factieux, qui les auraient mis en pièces, s'ils n'eussent trouvé asile dans une maison de la rue de Tournon. «Cette insulte, faite au prévôt des marchands, étonna tous les honnêtes gens, même du parti des princes[138].» Ainsi parle un grave magistrat, organe des hommes modérés. Le maréchal de l'Hôpital, gouverneur de Paris, le conseil de ville, les quarteniers et colonels, vinrent demander justice au parlement contre l'attentat dont le chef de la bourgeoisie parisienne avait failli être victime. Le parlement montra peu d'énergie pour rétablir l'ordre et contenir les factieux; aussi les bourgeois adoptèrent-ils la résolution de se protéger eux-mêmes. Ils se firent donner l'ordre par le roi de prendre les armes et occupèrent aussitôt les portes et tous les postes qui pouvaient assurer la tranquillité de Paris (5 mai).

Pendant que le crédit des princes déclinait à Paris, leur armée, surprise par Turenne près d'Étampes (5 mai), essuyait une sanglante défaite. Le maréchal la força de s'enfermer dans cette ville, l'y tint assiégée et conçut l'espérance de la détruire entièrement. Le parlement, qui avait été blessé de ce que les princes avaient négocié avec la cour sans sa participation, voulut alors prendre l'initiative de la paix, et avant tout éloigner les troupes qui dévastaient les environs de Paris. Le procureur général reçut ordre de se rendre à Saint-Germain et de retracer au roi les doléances de sa bonne ville. Nous avons la harangue que Nicolas Fouquet prononça dans cette circonstance[139]. Elle est d'un style plus net et plus clair que celui des discours ordinaires de la magistrature à cette époque. C'est un spécimen que je crois unique du talent oratoire de Nicolas Fouquet[140], et c'est ce qui me détermine à la publier textuellement:

«Sire,

«Votre parlement de Paris m'a envoyé vers Votre Majesté pour la supplier très-humblement de vouloir accorder un jour à ses députés et à ceux des autres compagnies pour faire les remontrances qui ont été ordonnées sur la conjoncture des affaires présentes, et sur la cause des mouvements dont l'État est misérablement agité. Outre plus, Sire, j'ai été chargé de faire entendre à Votre Majesté l'extrémité de la misère à laquelle sont réduits la plupart de vos sujets. Les crimes et les excès des gens de guerre n'ont plus de bornes; les meurtres, les violements, les incendies et les sacrilèges ne passent plus que pour des actions ordinaires; on ne se cache plus pour les commettre, et les auteurs en font vanité. Les troupes de Votre Majesté, Sire, vivent aujourd'hui dans une telle licence et un tel désordre, qu'elles n'ont point de honte d'abandonner leurs quartiers, même pour aller piller ceux de vos sujets qui se trouvent sans résistance. Les soldats forcent les maisons des ecclésiastiques, des gentilshommes et de vos principaux officiers, en plein jour, à la vue de leurs chefs, sans crainte d'être connus et sans appréhension d'être punis. Les pauvres habitants de la campagne, misérablement pillés, outragés et massacrés, viennent tous les jours demander justice à votre parlement, et votre parlement, dans l'impuissance de la leur rendre, la demande à Votre Majesté pour eux.

«Je n'entreprends point, Sire, de représenter à Votre Majesté le grand préjudice qu'apportera cette désolation publique à vos affaires et l'avantage qu'en doivent tirer les ennemis, voyant les lois les plus saintes publiquement violées, l'impunité des crimes solidement établie, la source de vos finances tarie, les affections des peuples altérées et votre autorité méprisée. Je viens seulement convier Votre Majesté, Sire, au nom de son parlement et de tous ses sujets, de se laisser toucher de pitié par les cris de son pauvre peuple, d'écouter les plaintes et les gémissements des veuves et des orphelins, et de vouloir conserver ce qui reste et qui a pu échapper à la furie de ces barbares qui ne respirent que le sang et le carnage des innocents, et qui n'ont aucun sentiment d'humanité. Sire, le mal est grand et pressant; mais il n'est pas sans remède, si Votre Majesté s'y daigne appliquer sérieusement. C'est un soin digne de sa générosité et de l'affection paternelle qu'elle doit à ses sujets.

«Faites, Sire, faites connaître la tendresse de votre bon naturel dans le commencement de votre règne, et que la compassion que vous aurez de tant de misérables attire les bénédictions célestes sur les premières années de votre majorité[141], qui seront sans doute suivies d'un grand nombre d'autres beaucoup plus heureuses, si les souhaits et les vœux de votre parlement et de tous vos bons sujets sont exaucés.

«Qu'il plaise à Votre Majesté, Sire, en attendant ce grand et seul remède à nos malheurs présents, que demanderont au premier jour toutes les compagnies de votre bonne ville de Paris, faire vivre au moins les gens de guerre en quelque sorte de discipline, faire observer les ordonnances, contenir les soldats et leurs officiers dans les quartiers, punir les criminels et enfin obliger les chefs et commandants, sans distinction des personnes, à livrer les coupables à la justice pour être châtiés, ou demeurer responsables, en leurs propres et privés noms, de tous les désordres qui auront été commis. Ce sont les très-humbles supplications que votre parlement de Paris fait à Votre Majesté par ma bouche.»

Ces remontrances ayant produit peu d'effet, le parlement renvoya les gens du roi à Saint-Germain, où était Louis XIV, et les chargea de demander expressément que les troupes fussent éloignées à dix lieues au moins de Paris[142]. Au retour de cette mission, Nicolas Fouquet en rendit compte au parlement. La relation, écrite entièrement de sa main, est parvenue jusqu'à nous[143]:

«Nous partîmes vendredi au soir (10 mai), M. Bignon et moi, pour aller à Saint-Germain, en exécution de l'arrêt rendu le même soir, et arrivâmes fort tard. Nous ne pûmes voir M. le garde des sceaux[144], qu'il ne fût près d'onze heures, au retour du conseil. Dès ce soir-là nous fîmes entendre à mondit sieur le garde des sceaux le sujet de notre voyage et l'intention de la compagnie pour l'éloignement des gens de guerre, et parce que nous avions appris, depuis notre arrivée, qu'il y avait eu des troupes commandées pour faire, cette nuit même, l'attaque du pont de Saint-Cloud[145], nous fîmes nos efforts pour faire changer cette résolution, dans l'appréhension que nous eûmes que les affaires ne se portassent dans l'aigreur à cette occasion. Nous ne pûmes obtenir, pour ce soir, ce que nous demandions, pour ce qu'il était trop tard, et que l'on nous dit la chose engagée et peut-être faite; mais on nous fit espérer de surseoir ce qui resterait.

«Le lendemain nous eûmes notre audience entre trois et quatre heures après midi, et nous fûmes conduits à la chambre du sieur Duplessis[146], secrétaire d'État, par le sieur Saintot, maître des cérémonies, et de là dans le cabinet du roi, dans lequel nous fûmes introduits par ledit sieur Duplessis. Dans le cabinet, le roi était assis et la reine à côté. M. le duc d'Anjou[147] y était, M. le garde des sceaux, M. le prince Thomas[148], MM. de Bouillon, de Villeroy, du Plessis-Praslin, Servien, M. le surintendant[149], les quatre secrétaire d'État[150]. Nous nous approchâmes du roi et lui fîmes entendre en peu de mots le sujet pour lequel nous étions envoyés, suppliâmes Sa Majesté de vouloir délivrer sa bonne ville de Paris de l'oppression en laquelle elle se trouvait réduite par le séjour des troupes dans son voisinage, d'avoir la bonté de les éloigner de dix lieues à la ronde au moins, et par ce moyen faciliter le passage des vivres, la liberté du commerce et rétablir l'abondance nécessaire à un si grand peuple; que le parlement demandait seulement l'exécution des paroles portées, au nom de Sa Majesté, par M. le maréchal de l'Hôpital, puisque l'occasion pour laquelle lesdites troupes s'étaient approchées cessait au moyen de la déclaration faite le jour précédent par M. le Prince en l'assemblée des chambres du parlement, tant au nom de M. le duc d'Orléans qu'au sien, de retirer en même temps les troupes sur lesquelles ils ont pouvoir; que pour le surplus de ce qui nous était ordonné touchant la pacification des troubles de son royaume, la cause et les remèdes, nous ne pouvions rien ajouter aux remontrances faites depuis peu par les députés du parlement, dont nous étions chargés de demander la réponse, et supplier Sa Majesté de la vouloir rendre au plus tôt.

«Le roi nous dit que M. le garde des sceaux nous ferait entendre sa volonté; lequel incontinent nous dit que le roi était dans l'intention de donner à sa bonne ville de Paris, et à l'intercession du parlement, toute la satisfaction que l'on pouvait attendre pour l'éloignement des gens de guerre, lesquels ne s'en fussent point approchés si les autres troupes ne se fussent saisi des passages, n'eussent empêché le commerce ordinaire, pris des prisonniers, obligé d'avoir des passe-ports pour venir trouver le roi; qu'il ne tiendrait pas à Sa Majesté que l'on ne fit cesser tous ces actes d'hostilité dans Paris et dans les dix lieues à la ronde, et que l'abondance, la paix et la tranquillité ne fussent rétablies. Néanmoins, avant que nous rendre la réponse précise, puisque Sa Majesté apprenait, par l'arrêt du parlement, que le maréchal de l'Hôpital et un député, de la part de M. le duc d'Orléans, devaient venir pour le même sujet, que Sa Majesté enverrait l'ordre audit sieur maréchal et un passe-port, le nom en blanc, pour celui que Monsieur voudrait nommer, et cependant que nous eussions à demeurer jusqu'à leur arrivée; que l'on avait eu regret que l'affaire de Saint-Cloud fût engagée avant notre arrivée; mais que, si nous étions venus par le chemin ordinaire, nous avions pu voir filer les troupes qui étaient commandées depuis longtemps, et que, pour ce qui restait à exécuter, le roi ferait surseoir l'exécution des ordres qui étaient donnés.

«Le roi fit souvenir ensuite M. le garde des sceaux de parler de madame de Bouillon[151], lequel nous dit que Sa Majesté trouvait étrange qu'elle fût retenue prisonnière et qu'on eût souffert qu'une personne de sa condition, sortant de la ville sous la foi des passe-ports, fût maltraitée comme elle avait été. Nous répondîmes au roi que cette affaire n'était point de notre connaissance, et que le parlement n'y avait point de part; mais que, puisqu'il plaisait au roi nous l'ordonner, nous en ferions rapport à la compagnie.

«Nous fûmes invités de grand nombre de personnes de qualité et de la plupart de ceux que nous avons nommés, qui composent le conseil du roi, lesquels voulurent rendre leurs respects et leurs civilités au parlement en nos personnes. Nous passâmes ainsi le samedi et le dimanche matin, attendant M. le maréchal de l'Hôpital, lequel n'arriva qu'environ le midi avec le sieur comte de Béthune, envoyé par M. le duc d'Orléans, et vinrent ensemble sur les trois heures, par ordre du roi, chez M. le garde des sceaux, où nous avions dîné, pour conférer avec mondit sieur le garde des sceaux, M. de Bouillon, M. le maréchal de Villeroy, les sieurs le Tellier et Duplessis-Guénégaud, secrétaires des commandements du roi, lesquels avaient eu ordre pareillement de s'y trouver.

«Après que nous eûmes de nouveau fait entendre le contenu en l'arrêt de la cour et la supplication que nous étions chargés de faire au roi, d'éloigner toutes les troupes dix lieues à la ronde de Paris, et que M. le maréchal eut insisté à la même proposition, le comte de Béthune fit entendre qu'il avait charge de M. le duc d'Orléans et de M. le Prince d'assurer le roi qu'aussitôt que les troupes seraient retirées ils feraient aussi retirer celles qu'ils avaient dans Paris et aux environs, en leur donnant les passe-ports et escortes nécessaires pour aller en sûreté à Étampes. A quoi il fut répondu par M. le garde des sceaux que c'était une condition nouvelle dont M. le Prince n'avait point parlé dans le Parlement; qu'il était juste de donner à ces troupes passe-ports et escorte; mais de les conduire à Étampes, il n'était pas raisonnable, puisque c'était une place attaquée ou qui le serait dans peu de jours, et que, s'il voulait dire le nombre d'hommes pour l'exprimer dans les passe-ports, on aviserait, suivant la quantité des troupes, du lieu où elles seraient conduites. A quoi le comte de Béthune ayant reparti qu'il n'avait aucune connaissance du nombre d'hommes, et qu'il ne le pouvait apprendre sans aller à Paris, ou y envoyer un exprès, et que d'ailleurs son ordre portait ce qu'il avait déjà dit pour Étampes et qu'il ne pouvait s'en relâcher en aucune manière, M. le garde des sceaux dit qu'il en ferait son rapport au roi pour connaître sa volonté.

«Le lendemain matin, mardi, nous fûmes avertis que le roi nous donnerait audience à l'issue de son dîner, et sur les trois heures nous fûmes conduits dans le cabinet du roi, en la même manière, et où étaient les mêmes personnes que la première fois. Le roi nous dit que nous verrions son intention dans un écrit qu'il nous mit entre les mains, et ensuite, après avoir pris congé de Sa Majesté, nous partîmes le même jour et vînmes coucher en cette ville.» La réponse remise aux députés contenait, en substance, que l'armée royale s'éloignerait à dix lieues de Paris, pourvu que le duc d'Orléans et le prince de Condé éloignassent de même leurs troupes. Quant aux questions qui concernaient la pacification générale du royaume, le parlement devait envoyer à Saint-Germain deux présidents et deux conseillers qui entendraient la volonté du roi[152].

Ces négociations, conduites sans bonne foi et sans amour sincère de la paix, n'étaient destinées qu'à amuser et à gagner les magistrats. Elles couvraient des conférences plus sérieuses, où le procureur général traitait directement avec Mazarin. Nicolas Fouquet y obtint qu'on s'occupât de l'échange de son frère, qui était toujours prisonnier des princes. Le cardinal écrivit le 12 mai à l'abbé Fouquet: «Le roi trouvera bon de vous échanger avec une personne de qualité et de votre profession. Il faudrait que ce fût madame de Puisieux[153] qui le fit proposer à M. le Prince, et il semble qu'il n'y aurait aucune raison pour rompre cet échange.» En effet, l'abbé Fouquet ne tarda pas à être mis en liberté. Les lettres du cardinal attestent aussi que la cour était très-disposée à accueillir et à flatter les députés du parlement. Il devenait chaque jour plus facile de ramener les principaux membres de ce grand corps, fatigué de la tyrannie des princes et des violences de leur faction. Quant au duc d'Orléans et au prince de Coudé, ils parurent indignés des négociations de la cour avec le parlement, rompirent toutes les conférences et reprirent les armes[154].

CHAPITRE VI

MAI-JUIN 1652

Condé s'empare de la ville de Saint-Denis (11 mai), qui est bientôt reprise par l'armée royale (13 mai).—les princes s'adressent au duc de Lorraine, qui s'avance jusqu'à Lagny à la tête d'une petite armée.—Son arrivée à Paris (1er juin).—Caractère de ce duc et de ses troupes.—Frivolité apparente du duc de Lorraine.—Ses temporisations affectées.—Il négocie avec la cour par l'intermédiaire de madame de Chevreuse et de l'abbé Fouquet.—Intimité de l'abbé Fouquet avec mademoiselle de Chevreuse.—Lettre de l'abbé Fouquet à Mazarin (4 juin) sur les négociations de madame de Chevreuse avec le duc de Lorraine.—Lettre de Mazarin à madame de Chevreuse (5 juin).—Traité signé avec le duc de Lorraine (6 juin).—Part qu'y a la princesse du Guéménée (Anne de Rohan).—Le duc de Lorraine s'éloigne de Paris.—Misère de cette ville.—Procession de la châsse de sainte Geneviève (11 juin).—Conduite du prince de Condé à cette occasion.—Murmures et menaces contre le parlement.—Violences exercées contre les conseillers (21 juin).—Mazarin encourage l'abbé Fouquet à exciter le peuple contre le parlement.—Tumulte du 23 juin.—Danger que court le procureur général Nicolas Fouquet.—Les deux armées se rapprochent de Paris.

Les troupes royales, campées à Saint-Germain, s'étaient avancées jusqu'au pont de Saint-Cloud, dans l'espérance de s'en emparer sans résistance. A cette nouvelle, Condé se hâta de se porter vers le bois de Boulogne, et les Parisiens le suivirent en grand nombre[155]. Mais déjà les troupes royales s'étaient retirées, sur un ordre venu de Saint-Germain. Condé, voulant profiter de l'ardeur des soldats et des bourgeois qui l'avaient accompagné, les mena à Saint-Denis, qui n'était défendu que par un petit nombre de Suisses. Cette ville fut enlevée sans difficulté (11 mai); mais deux jours après un des généraux de l'armée royale, Miossens, qui devint plus tard le maréchal d'Albret, la reprit aussi aisément. La bourgeoisie parisienne sortit pour le combattre, mais à la première charge de la cavalerie ennemie elle tourna le dos[156]. On ne fit que rire à Paris de cette expédition, et les bourgeois qui jouaient au soldat devinrent l'objet de railleries, dont Loret s'est fait l'écho dans sa Muse historique du 19 mai:

...Étant dans leurs familles
Avec leurs femmes et leurs filles,
Ils ne disaient parmi les pots
Que mots de guerre à tous propos:
Bombarde, canon, couleuvrine,
Demi-lune, rempart, courtine...
Et d'autres tels mots triomphants,
Qui faisaient peur à leurs enfants.

Avec de pareils soldats, Condé ne pouvait espérer soutenir son ancienne gloire militaire. Quant à sa véritable armée, elle était bloquée à Étampes et vivement pressée par Turenne. Dans cette situation critique, il s'adressa à un prince étranger, Charles IV, duc de Lorraine, beau frère du duc d'Orléans. Charles de Lorraine, dépouillé depuis longtemps de ses États par Richelieu, menait la vie errante d'un aventurier à la tête d'une petite armée, composée de vieux et bons soldats. Il s'empressa de répondre à l'appel des princes, s'avança jusqu'à Lagny, à la tête de huit cents hommes[157], y fit camper ses troupes, et se rendit lui-même à Paris (1er juin). Il trouva sur la route le duc d'Orléans et le prince de Condé, qui étaient venus jusqu'au Bourget pour le recevoir. A Paris, le peuple manifesta la joie la plus vive de l'arrivée de ce belliqueux auxiliaire. Sur le pont neuf, ce n'étaient que mousquetades en l'honneur des Lorrains[158]. Le bon peuple de Paris ne se doutait guère du caractère des alliés qu'il fêtait. Le duc de Lorraine, habitué depuis longues années à la vie des camps, affichait dans sa conduite et dans ses paroles un cynisme effronté. Il cachait, sous une légèreté moqueuse, l'ambition et l'avidité d'un chef de mercenaires; se jouait de sa parole et négociait avec Mazarin en même temps qu'avec les princes. Ses soldats, habitués aux horreurs de la guerre de Trente-Ans, étaient des pillards impitoyables[159], et il ne fallut pas longtemps au peuple des campagnes pour en faire la triste expérience.

Quant au duc, on prit d'abord ses façons brusques et libres pour la franchise originale d'un soldat. Les dames surtout s'y laissèrent séduire[160]. Le duc de Lorraine logea au palais du Luxembourg, qu'habitaient son beau-frère et sa sœur, Gaston d'Orléans et Marguerite de Lorraine. Après quelques jours donnés aux plaisirs, les princes voulurent aller au secours d'Étampes; mais leur allié prenait tout sur un ton de raillerie, chantait et se mettait à danser, «de sorte, dit mademoiselle de Montpensier[161], que l'on était contraint de rire.» Le duc d'Orléans l'ayant envoyé chercher un jour que le cardinal de Retz était dans son cabinet, et voulant lui parler d'affaires, il répondit: «Avec les prêtres, il faut prier Dieu; que l'on me donne un chapelet[162].» Quelque temps après arrivèrent mesdames de Chevreuse et de Montbazon, renommées par leur beauté et leur galanterie. Comme on tenta encore de parler de choses sérieuses, le duc de Lorraine prit une guitare, et leur dit: «Dansons, mesdames; cela vous convient mieux que de parler d'affaires[163].» Pour échapper aux instances de mademoiselle de Montpensier, il affectait un amour passionné pour madame de Frontenac, une des maréchales de camp de la princesse.

Cette apparence de frivolité couvrait, comme nous l'avons dit, beaucoup de finesse, d'astuce et même de duplicité. Le duc de Lorraine n'avait pas tardé à voir où était la force réelle. Du côté des princes, il n'y avait que divisions. Gaston d'Orléans était jaloux du prince de Condé; la duchesse d'Orléans détestait sa belle-fille, mademoiselle de Montpensier, et servait le parti de la cour. Au contraire, la cause royale, dirigée par Mazarin, présentait plus d'unité dans les vues, et des espérances plus solides. La personne qui servit, dans cette circonstance, à gagner complétement Charles IV fut madame de Chevreuse; depuis près d'une année, elle s'était ralliée à la cause royale et la servait avec zèle et habileté. Elle était entourée de Mazarins; Laigues, qui la gouvernait à cette époque ([164]), était dévoué au cardinal, et l'abbé Fouquet, qui s'était introduit dans son intimité, exerçait un grand empire sur mademoiselle de Chevreuse, Charlotte de Lorraine([165]). Madame de Chevreuse obtint d'abord que le duc, bien loin de marcher en toute hâte au secours d'Étampes, traînerait en longueur. Dès le 4 juin, l'abbé Fouquet en avertit Mazarin: «Madame de Chevreuse a tiré parole de M. de Lorraine qu'il serait six jours dans sa marche; qu'après-demain il séjournerait tout le jour, et qu'aujourd'hui il ne ferait partir de Lagny que la moitié de son armée, quoiqu'il lui fût aisé de faire partir le tout. Si dans l'intervalle on pouvait achever l'affaire d'Étampes (s'en emparer), il en serait ravi, car il est tout à fait dans les intérêts de la reine. Mais, si on ne le peut en ce temps-là, il pense qu'il sera aisé de faire une proposition pour la paix générale de concert avec lui, et il s'engage à servir la reine comme elle le pourra souhaiter. Madame de Chevreuse dit qu'il serait bon que la reine l'en remerciât par écrit. Elle pense que, si l'on envoyait Laigues avec une résolution certaine sur Vie et Moyenvie (places que réclamait le duc de Lorraine), on aurait contentement; il est nécessaire de donner une réponse précise au plus tôt. Il faut que Votre Éminence, si elle veut songer à cette affaire, fasse témoigner à M. de Lorraine qu'elle servira ses enfants. C'est là tout son désir. Il serait bon que Votre Éminence écrivit à madame de Chevreuse pour la remercier. Elle a gagné deux jours sur l'esprit de M. de Lorraine.» Cette lettre confidentielle prouve que le cardinal de Retz, qui parle dans ses Mémoires de la négociation de madame de Chevreuse ([166]), n'en connaissait pas les détails. Il est vrai qu'il avoue qu'à cette époque il ne fréquentait plus guère l'hôtel de Chevreuse, et il laisse percer, malgré lui, son dépit de n'avoir été «du secret ni de la mère ni de la fille ([167]).» Mazarin s'empressa de profiter de l'ouverture de l'abbé Fouquet, et la lettre qu'il adressa à madame de Chevreuse prouve quel cas il faisait de ses services: «Le sieur de Laigues, lui écrivait-il le 5 juin, vous dira toutes choses pour ce qui regarde les affaires générales. A quoi je n'ajouterai rien; mais je ne puis m'empêcher de vous témoigner moi-même par ces lignes la satisfaction que j'ai de tout ce que vous avez fait avec M. de Lorraine. Je n'ai point douté que vous ne fissiez plus d'impression que personne sur son esprit; je suis ravi de vous voir entièrement disposée pour le service du roi, et pour mon intérêt particulier. J'espère une bonne suite de cette négociation, et qu'elle se terminera avec beaucoup de gloire et d'avantage pour M. de Lorraine, avec le rétablissement du repos de la France, et peut-être de toute la chrétienté. Je vous prie de l'assurer bien expressément de la continuation de mon estime et de mon amitié, et de le remercier, de ma part, de tous les sentiments qu'il vous a déclaré si obligeamment avoir pour moi.»

L'ancien garde des sceaux, Châteauneuf, qui était toujours resté en relation avec madame de Chevreuse, fut chargé de régler les conditions du traité avec le duc de Lorraine. Tout fut terminé dès le lendemain 6 juin, et, le même jour, Châteauneuf écrivait à la reine: «M. de Lorraine est venu céans sur les dix heures, et nous sommes convenus des articles que j'envoie à Votre Majesté; ils sont à peu près selon l'intention de Sa Majesté et le pouvoir qu'Elle m'a donné. L'armée, qui est devant Étampes, peut tout tenter jusqu'à mardi, quatre heures du matin; car, encore que le jour du lundi[168] soit exprimé dans le traité, j'ai retiré de M. de Lorraine un écrit particulier que ce mot de lundi s'entend tout le jour, et il suffit que l'armée se retire le mardi à quatre heures du matin; ainsi elle a le lundi tout entier. Je n'ai fait la suspension d'armes que pour dix jours; et, si l'armée des princes sort d'Étampes, celle de Votre Majesté la peut suivre toujours à quatre lieues près. Si elle est suivie, elle est perdue en l'état qu'elle est, et, cela cédé, M. de Lorraine obligera les princes à se soumettre à telles conditions qu'il plaira à Votre Majesté. Aussitôt que le siège d'Étampes sera levé, M. de Lorraine fait état d'aller saluer Vos Majestés, et leur proposer son entremise pour la paix d'Espagne et celle des princes. Après quoi, dit-il, il suppliera Vos Majestés de lui donner la sienne et le recevoir à votre service envers tous, excepté les Espagnols. Il m'a dit que jusqu'ici ni Monsieur ni M. le Prince ne savaient rien de ces articles; qu'il voulait sortir de Paris, et que de son camp il leur en donnerait part. Je doute de cela, et la suite nous le fera connaître. J'ai promis d'ici à demain, qui est le 7, de lui donner la ratification des articles, si Votre Majesté les a agréables.»

Ainsi, les conditions arrêtées étaient: 1° la levée du siège d'Étampes qui devait avoir lieu le 10 juin; 2° une suspension d'armes de dix jours, pendant laquelle les années resteraient à une distance d'au moins quatre lieues l'une de l'autre; 3° la retraite du duc de Lorraine, qui devait s'effectuer en quinze jours, par une route déterminée à l'avance, et sans qu'il fût inquiété par les troupes royales. Les conditions furent exécutées au grand étonnement des Frondeurs, qui s'aperçurent trop tard qu'ils avaient été joués par le duc de Lorraine. «Tout Paris, dit mademoiselle de Montpensier ([169]), était dans des déchaînements horribles contre les Lorrains; personne ne s'osait dire de cette nation de peur d'être noyé.»

Outre la duchesse de Chevreuse, la cour avait employé dans cette négociation une autre dame également renommée pour sa beauté et sa galanterie. C'était madame de Guéménée (Anne de Rohan), que les Mémoires de Retz font parfaitement connaître. L'abbé Fouquet entretenait aussi des relations avec cette dame, et ce fut sans doute lui qui la détermina à servir la cour. On cacha à madame de Chevreuse cette nouvelle intrigue; mais elle est parfaitement constatée par les lettres de Mazarin. Il écrivait le 9 juin à l'abbé Fouquet: «Je vous fais seulement ces trois mots pour vous dire dans la dernière confidence que M. de Lorraine m'a écrit, et a fait dire à la reine que madame la princesse de Guéménée a fort bien agi, et comme une personne tout à fait servante de Sa Majesté et de mes amies particulières. La reine serait bien aise qu'elle pût trouver quelque prétexte de venir ici pour y être en même temps que M. de Lorraine, qui y sera demain, au moins à ce qu'il m'a promis. Je recevrai beaucoup de joie d'avoir l'honneur de l'entretenir. Sur tout, je vous prie, si elle veut prendre cette peine, qu'elle fasse la chose en sorte que madame de Chevreuse ne puisse point pénétrer qu'on l'ait invitée d'ici à y venir, et le secret en ceci est fort important.»

Tout réussit, comme le cardinal l'avait espéré, et le duc de Lorraine, après avoir fait quelques démonstrations pour secourir Étampes, s'éloigna de Paris, laissant les campagnes désolées. Mazarin a bien soin, dans ses lettres, de rejeter ces calamités sur les princes. Il écrivait à l'abbé Fouquet: «Vous aurez déjà su, je m'assure, à Paris, ce qui s'est passé avec M. de Lorraine, et avec combien de sincérité on a procédé avec lui, puisque M. de Turenne pouvant lui faire courir grand risque, comme lui-même et le roi d'Angleterre ([170]) l'avoueront, il a préféré à cet avantage l'exécution des ordres de la cour, qui lui défendaient d'attaquer ledit sieur duc; mais il demanda qu'il voulût rompre son pont, séparer ses troupes d'avec celles des princes et se retirer à la frontière, comme il s'est engagé de faire. Il ne parle point de venir à la cour; mais il assure qu'il est plus résolu que jamais d'achever son accommodement particulier, étant bien persuadé de l'avantage qu'il y trouvera, et que l'on veut traiter à la cour de bonne foi. Les environs de Paris ne perdront pas à son éloignement, et il sera bon de faire valoir que j'y ai contribué.»

La misère des campagnes fut en effet un peu allégée par le départ du duc de Lorraine; mais la situation de Paris était toujours déplorable. Le nombre des pauvres s'y accroissait d'une manière effrayante. On eut recours, dans ces calamités, à sainte Geneviève, patronne de la capitale. La châsse de cette sainte fut promenée dans la ville le 11 juin avec un cérémonial dont les Mémoires du temps nous ont laissé une ample description ([171]). Le prévôt des marchands demanda et obtint, pour cette procession, l'autorisation du chapitre de Notre-Dame et des religieux de Sainte-Geneviève, puis s'adressa au parlement, qui fixa l'époque de la cérémonie. Après un jeûne de trois jours, les religieux de Sainte-Geneviève descendirent la châsse à une heure après minuit. Le lieutenant civil d'Aubray, le lieutenant criminel, le lieutenant particulier et le procureur du roi[172] la prirent en leur garde, en répondirent à la communauté, et se tinrent pendant la procession autour de la châsse. La marche était ouverte par les quatre ordres de religieux mendiants, savoir: les cordeliers ou franciscains, les jacobins ou dominicains, les augustins et les carmes. Venait ensuite le clergé des principales paroisses subordonnées à Notre-Dame, avec les châsses célèbres de saint Magloire, saint Médéric ou saint Merry, de saint Landry, sainte Avoie, sainte Opportune, saint Marcel, et enfin la châsse de sainte Geneviève portée par des bourgeois de Paris. L'abbé de Sainte-Geneviève et les religieux, pieds nus, marchaient à la droite de la châsse. A gauche se trouvait le clergé de Notre-Dame. Le parlement suivait; on y remarquait les présidents de Bailleul, de Nesmond, de Maisons, de Mesmes et le Coigneux. Le maréchal de l'Hôpital, gouverneur de Paris, marchait entre les deux premiers présidents. Le parquet, composé du procureur général, Nicolas Fouquet, et des avocats généraux, Bignon et Talon, figura aussi à cette cérémonie, ainsi que la chambre des comptes, la cour des aides, le prévôt des marchands, les échevins et le conseil de ville.

«Pendant cette pieuse action, dit madame de Motteville[173], M. le Prince, pour gagner le peuple et se faire roi des halles aussi bien que le duc de Beaufort, se tint dans les rues et parmi la populace, tandis que le duc d'Orléans et tout le monde était aux fenêtres pour voir passer la procession. Quand les châsses vinrent à passer, M. le Prince courut à toutes avec une humble et apparente dévotion, faisant baiser son chapelet et faisant toutes les grimaces que les bonnes femmes ont accoutumé de faire. Mais, quand celle de Sainte-Geneviève vint à passer, alors comme un forcené, après s'être mis à genoux dans la rue, il courut se jeter entre les prêtres; et, baisant cent fois cette sainte châsse, il fit baiser encore son chapelet et se retira avec l'applaudissement du peuple. Ils criaient tous après lui, disant: «Ah! le bon prince, et qu'il est dévot!» Le duc de Beaufort, que M. le Prince avait associé à cette feinte dévotion, en fit de même, et tous deux reçurent de grandes bénédictions, qui, n'étant pas accompagnées de celles du ciel, leur devaient être funestes sur la terre. Cette action parut étrange à tous ceux qui la virent. Il fut aisé d'en deviner le motif qui n'était pas obligeant pour le roi; mais il ne lui fit pas grand mal.»

Le peuple de Paris avait été un instant distrait de sa misère par ces cérémonies religieuses; mais, comme il n'en recevait aucun soulagement, il commença à éclater en murmures, à entourer le parlement et à le menacer. Vainement le 18 juin on tint une grande assemblée où l'on appela toutes les communautés ecclésiastiques, pour tâcher de soulager les pauvres, dont la multitude s'accroissait chaque jour[174]. Les secours étaient impuissants pour remédier à tant de maux, et le parlement devenait de plus en plus impopulaire. C'était la conséquence inévitable de la fausse position d'un corps qui proscrivait le cardinal Mazarin et repoussait en même temps l'alliance des princes qui voulaient l'entraîner à la guerre civile. Il était attaqué par les deux partis extrêmes. Le 21 juin, la salle du Palais fut envahie par la populace; les uns criaient: Point de Mazarin! les autres: La paix[175]! Les seconds étaient, disait-on, des émissaires de l'abbé Fouquet. Depuis qu'il avait recouvré la liberté, l'abbé se montrait plus ardent que jamais pour la cause de Mazarin. Il avait recruté parmi la populace un grand nombre de gens de sac et de corde, qu'il lançait contre le parlement. Toutes les boutiques qui entouraient le Palais se fermèrent au milieu de ce tumulte, le commerce qui souffrait depuis longtemps fut ruiné, et la bourgeoisie commença à se joindre avec énergie à ceux que l'abbé Fouquet payait pour demander la paix. Le parlement, menacé tout à la fois par les partisans des princes et par les émissaires de l'abbé Fouquet, n'avait pas de défenseurs capables d'opposer la force à la force. Lorsque les conseillers sortirent de cette séance du 21 juin, ils furent violemment assaillis[176]. Le même jour, le duc de Beaufort réunit sa faction, l'après-dinée, à la place Royale, et promit de donner une liste des Mazarins, dont les maisons devaient être livrées au pillage[177].

Tel était, en juin 1652, le spectacle que présentait Paris, misère profonde et irrémédiable, pillages, violences, tyrannie des factions, impuissance des modérés[178]. Le parlement vint demander appui au duc d'Orléans; mais, en sortant du Luxembourg, le président de Longueil, un des chefs de la députation, fut attaqué, injurié et poursuivi à coups de pierre[179]. Il fut contraint de se réfugier dans une maison où le prince de Condé alla le délivrer. Le cardinal Mazarin, dont le parlement avait mis la tête à prix, n'était pas fâché de voir ce corps réduit à une aussi déplorable condition. Il écrivait, le 21 juin, à l'abbé Fouquet: «J'ai reçu votre billet d'hier, que j'ai lu au roi et à la reine. Leurs Majestés ont une entière satisfaction des diligences que vous faites pour fomenter la disposition qui commence à paraître, dans l'esprit du peuple, de demander hautement la paix. Je n'ai pas manqué de leur faire valoir le zèle avec lequel M. le procureur général, M. le prévôt des marchands, M. Villayer, M. de la Barre (fils du prévôt des marchands), s'y emploient aussi. Je ne fais point réponse à madame de Chevreuse, parce que n'ayant point de chiffre avec elle, je ne le pourrais faire par cette voie, qui n'est point tout à fait sûre, sans courir risque que cela lui préjudiciât dans cette conjoncture; mais vous lui pourrez dire que j'ai lu sa lettre à la reine, qui a tout le ressentiment imaginable de la manière dont elle agit. Sa Majesté désire qu'elle demeure à Paris, parce que sa présence et ses soins peuvent être utiles, en diverses rencontres, au bien des affaires; et pour les menaces que lui fait M. le Prince, je pense qu'elle n'en a pas grande peur, n'y ayant guère d'apparence qu'elles soient suivies d'aucun effet. J'ai la même opinion à votre égard et des autres personnes qui lui sont suspectes.

«On continue toujours de parler d'accommodement; mais il n'est pas près d'être conclu, les princes insistant sur des conditions plus préjudiciables au roi que la continuation de la guerre, quand même les armes de Sa Majesté auraient de mauvais succès. C'est pourquoi vous devez continuer, ce que vous avez commencé, de distribuer de l'argent pour faire crier à la paix et d'afficher des placards, parce que cela excitant le peuple pourra rendre les princes plus traitables et faciliter l'accommodement, et vous pouvez bien croire que, s'il était en l'état que l'on vous a dit, je vous en aurais mandé quelque chose. Il serait bon de débaucher les cavaliers de l'armée des princes. Si vous savez quelqu'un propre pour cela, vous l'y pourrez envoyer avec quelque argent. Je serais bien aise de pouvoir, par ce moyen, remplir bientôt mes compagnies de gendarmes et de chevau-légers.» En terminant, Mazarin recommandait encore à l'abbé Fouquet de continuer à distribuer de l'argent pour exciter le peuple à demander la paix à grands cris. Basile Fouquet ne manqua pas de suivre les instructions du cardinal.

De son côté, le duc de Beaufort ameuta la canaille, qui, le 25 juin, entoura le parlement, fit entendre des cris de menace et de mort, et, malgré la protection des milices bourgeoises, insulta les conseillers au moment où ils sortirent du Palais. «Il n'y eut pas un seul conseiller, dit Omer-Talon[180], qui, étant reconnu pour tel (car plusieurs étaient travestis), ne souffrît injures, malédictions, coups de poing ou coups de pieds ou de bâton, et qui ne fût traité comme un coquin. Quatre de messieurs les présidents furent attaqués de coups de fusil, coups de pierre, coups de hallebarde, et, s'ils ne furent pas blessés, c'est une espèce de merveille, parce que ceux qui étaient à leurs côté ou derrière eux furent tués avec fureur, toutes les fenêtres et les toits des maisons étant pleins de personnes qui criaient qu'il fallait tout tuer et assommer; et tout ce peuple ainsi ému ne savait ce qu'il désirait ni ce qu'il voulait demander, sinon qu'il voulait la paix ou que l'on fit l'union avec les princes.» Les compagnies de la milice bourgeoise en vinrent elles-mêmes aux mains sous un prétexte frivole, et, comme une de ces compagnies était commandée par le conseiller Ménardeau-Champré, on fit à cette occasion une Mazarinade sous le titre de Guerre des Ménardeaux[181].

Le procureur général, Nicolas Fouquet, courut un sérieux danger dans cette émeute. On tira sur le carrosse où il se trouvait. Mazarin, qui était alors à Melun, écrivait le lendemain, 26 juin, à l'abbé Fouquet: «Par le péril qu'a couru M. votre frère, parce qu'il était dans votre carrosse et par les autres circonstances que vous me marquez, je suis dans des transes continuelles de ce qui vous peut arriver, et, quoique vos soins soient plus utiles que jamais dans les conjonctures présentes, je ne puis m'empêcher de vous conjurer de vous ménager un peu et de donner quelques limites à votre zèle, en sorte qu'il ne vous fasse pas exposer à des dangers trop évidents. On suivra l'avis de s'approcher le plus qu'on pourra de Paris, et cette approche, jointe aux forces du roi, à la bonne disposition qui commence à paraître dans les esprits à Paris, et aux diligences que les serviteurs du roi feront de leur côté, y pourra peut-être causer une révolution favorable aux affaires de Sa Majesté.» L'armée royale, commandée par Turenne, se rapprocha, en effet, de Paris, et vint camper à Saint-Denis. Les princes, de leur côté, amenèrent à Saint-Cloud les troupes qui avaient été assiégées dans Étampes, et auxquelles le traité conclu avec le duc de Lorraine avait rendu la liberté. Il était impossible que ces deux armées, ainsi rapprochées, n'en vinssent pas bientôt aux mains. On touchait à la crise définitive de cette lutte acharnée, mêlée d'incidents burlesques et de scènes sanglantes.

CHAPITRE VII

—JUILLET 1652—

Marche de l'armée des princes sous les murs de Paris (2 juillet).—Avis donné par Nicolas Fouquet.—L'armée des princes est attaquée par Turenne.—Escarmouches au lieu dit la Nouvelle France et aux Récollets.—Combat de la porte Saint-Antoine.—Danger du prince de Condé et de son armée.—Il est sauvé par mademoiselle de Montpensier.—La paille adoptée comme signe de ralliement des Frondeurs.—Assemblée générale de l'Hôtel de Ville (4 juillet).—Tentative d'incendie.—Résistance des archers de la ville.—Meurtre de plusieurs conseillers.—L'Hôtel de Ville est envahi et pillé.—Le duc de Beaufort éloigne la populace et délivre les conseillers.—Mademoiselle de Montpensier sauve le prévôt des marchands.—Tyrannie des princes dans Paris.—Élection d'un nouveau prévôt des marchands (6 juillet).—Condamnation et supplice de quelques-uns des séditieux.—Négociations du parlement avec la cour.—Le roi annonce l'intention d'éloigner le cardinal Mazarin (11 juillet).—Opposition de Condé aux propositions de la cour (13 juillet).—Il continue de négocier secrètement avec Mazarin.—Rôle de Nicolas Fouquet et de son frère pendant cette crise.

L'armée royale, établie à Saint-Denis, était plus forte que celle des princes. Turenne se prépara à les attaquer dans Saint-Cloud, et fit jeter un pont sur la Seine; mais Condé, reconnaissant qu'il ne pourrait résister aux troupes royales dans la position qu'il occupait, résolut de gagner à la hâte Charenton. Il décampa dans la nuit du 1er au 2 juillet, et se présenta à la porte Saint-Honoré et à la porte de la Conférence, dont nous avons indiqué plus haut la situation[182]. Il espérait faire traverser Paris à son armée et gagner en sûreté le poste de Charenton; mais les gardes des portes Saint-Honoré et de la Conférence, qui étaient dévoués au maréchal de l'Hôpital et au prévôt des marchands, refusèrent de les ouvrir, et il fallut que l'armée des princes longeât les murs et les fossés de la ville depuis la porte Saint-Honoré jusqu'à la porte Saint-Antoine. A cette époque, Paris était entouré d'une enceinte fortifiée et bastionnée, que couvrait un large fossé creusé sur l'emplacement où s'élèvent maintenant les boulevards. Huit portes s'ouvraient dans la partie de l'enceinte située sur la rive droite de la Seine. C'étaient les portes de la Conférence, Saint-Honoré, Richelieu, Montmartre, Saint-Denis, Saint-Martin, du Temple et Saint-Antoine. Les terrains qui s'étendaient au delà des fortifications étaient en partie occupés par des villages, comme ceux du Roule et de la Ville-l'Évêque, en partie cultivés. Il y avait beaucoup de monastères dans cet espace. En s'en tenant aux principaux, on peut citer, à Montmartre, une abbaye de femmes; à Saint-Lazare, un ancien monastère, où saint Vincent de Paul venait d'établir les prêtres de la mission; au faubourg Saint-Martin, les Récollets[183]; enfin, dans le faubourg Saint-Antoine, l'abbaye de Saint-Antoine des-Champs, le couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin, et celui des religieuses de Picpus.

Il fallait que l'armée des princes parcourût ce vaste espace en présence de troupes supérieures en nombre, aux attaques desquelles elle prêtait flanc. Aussi le prince de Condé et le duc d'Orléans s'efforcèrent-ils à plusieurs reprises d'obtenir du conseil de ville que l'on livrât passage à leur armée à travers Paris; mais les magistrats municipaux avaient donné parole au roi de tenir les portes fermées, et ils persistèrent dans leur résolution. La plus grande partie de la nuit s'écoula dans ces négociations, pendant que l'armée des princes campait au cours de la Reine. Ce fut seulement à l'approche du jour qu'elle se mit en marche à travers la Ville-l'Évêque pour longer l'enceinte septentrionale de Paris et aller rejoindre Charenton. Le procureur général, Nicolas Fouquet, qui avait été informé des demandes des princes et du refus des magistrats municipaux, se hâta de prévenir le cardinal: «On donne avis important et pressé, écrivait-il, que l'armée des princes a passé sous la porte Saint-Honoré, au pied de la sentinelle, par le milieu du Cours, et a défilé par la Ville-l'Évéque et va tout autour des faubourgs gagner Charenton. Ils ont sept pièces de canon que l'on a comptées, et marchent dans le plus grand désordre du monde, les troupes et les équipages pêle-mêle, en sorte que cinq cents chevaux, envoyés en diligence, peuvent tout défaire aisément, si l'on veut. Cependant on amuse le roi avec peu de gens que l'on fait paraître. Il faut se hâter: ils ont deux défilés à passer: pourvu qu'on parte promptement, on y sera assez tôt[184]

Turenne n'était pas homme à négliger une pareille occasion. Il fit avancer immédiatement une partie de son armée dans les terrains alors inhabités, qui s'étendaient entre les hauteurs de Montmartre et la porte Saint-Martin[185]. Cet espace, désigné sous le nom de Nouvelle France, était compris entre les rues actuelles de Saint-Lazare, des Martyrs, du Faubourg-Poissonnière et la place Saint-Georges. Ce fut là que la cavalerie de Turenne assaillit l'arrière-garde de l'armée des princes. Celle-ci ne put soutenir le choc et se réfugia au couvent des Récollets. Il y eut là une nouvelle lutte, qui se termina encore à l'avantage de l'armée royale. Les vaincus tentèrent vainement de se réfugier dans la ville par la porte Saint-Martin. On leur en refusa l'entrée. Ils atteignirent enfin le faubourg Saint-Antoine, toujours harcelés par la cavalerie de Turenne. Ce fut seulement à neuf heures que l'armée des princes parvint à se retrancher dans le faubourg Saint-Antoine, à l'aide des fossés et des barricades qui avaient servi aux habitants pour repousser les pillards du duc de Lorraine.

Le prince de Condé, ayant distribué les postes à ses soldats et occupé les maisons qui dominaient les barricades, tint l'armée royale en échec de neuf heures du matin à quatre heures (2 juillet), mais ce ne fut pas sans essuyer des pertes cruelles. A la place Saint-Antoine aboutissaient trois rues principales, celles du Faubourg Saint-Antoine, de Charonne et de Charenton. Chacune d'elles était coupée par des barricades que se disputèrent les deux armées. Sur les flancs de la place s'élevaient la porte Saint-Antoine et les hautes tours de la Bastille, garnies de canons qui pouvaient foudroyer tout le quartier. La porte Saint-Antoine était gardée par des bourgeois, qui étaient dévoués à la cour et avaient promis de ne pas recevoir l'armée des princes. Turenne, qui avait déjà si maltraité les troupes de Condé dans leur retraite précipitée de la porte Saint-Martin à la porte Saint-Antoine[186], espérait les écraser dans ce dernier combat, et il est probable qu'il y eût réussi, si les bourgeois eussent exécuté leurs promesses. Le roi s'était avancé sur les hauteurs de Charonne pour assister au triomphe de son armée, et pressait Turenne d'engager la bataille. Ce général aurait voulu attendre l'arrivée de son artillerie et d'un renfort de trois mille hommes, que devait lui amener le maréchal de la Ferté; mais l'impatience du jeune Louis XIV ne lui permit pas de différer l'attaque[187]. Turenne enleva successivement les trois barricades de la rue de Charonne, de la rue du Faubourg-Saint-Antoine et de la rue de Charenton; mais le prince de Condé, qui se multipliait dans le danger et se portait sur tous les points menacés, fit payer cher cet avantage à l'armée royale: Saint-Mégrin, Nantouillet, le jeune Mancini, neveu de Mazarin, et un grand nombre d'autres officiers furent tués ou blessés dangereusement. Du côté des princes, les ducs de Nemours et de la Rochefoucauld furent obligés de quitter le champ de bataille. Le prince de Condé lui-même, rejeté au pied de la porte Saint-Antoine, était dans un état pitoyable. «Il avait, dit Mademoiselle[188] qui le vit en ce moment, deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés; son collet et sa chemise étaient pleins de sang, quoiqu'il n'eût pas été blessé; sa cuirasse était toute pleine de coups, et il portait son épée à la main, ayant perdu le fourreau.»

La situation des princes devenait de plus en plus critique: Turenne avait enfin été rejoint par son artillerie et par les troupes du maréchal de la Ferté. Il se préparait à envoyer deux détachements pour attaquer Condé en flanc, en même temps qu'il marcherait droit sur lui et l'écraserait au pied des murailles de Paris. A ce moment, la porte Saint-Antoine s'ouvrit et le canon de la Bastille tira sur l'armée royale. Le prince de Condé et ses troupes trouvèrent un asile dans Paris, et Turenne fut obligé de battre en retraite devant une artillerie qui foudroyait son armée. Ce changement fut l'œuvre de mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston d'Orléans. Vivement émue du danger des princes, elle avait arraché à Gaston une lettre qui enjoignait au gouverneur de Paris et au prévôt des marchands de lui obéir. Elle se rendit aussitôt à l'Hôtel de Ville, et, à force d'instances et de menaces, elle contraignit le maréchal de l'Hôpital et le conseil de ville à lui donner un plein pouvoir pour faire ouvrir les portes de Paris à l'armée des princes. Mademoiselle de Montpensier alla immédiatement à la porte Saint-Antoine, et força la garde bourgeoise à laisser passer les bagages et les blessés de Condé. De là elle courut à la Bastille, dont le gouverneur la Louvière, fils du frondeur Pierre Broussel, avait aussi reçu un ordre du duc d'Orléans qui lui enjoignait d'obéir à sa fille. La princesse, montant sur les tours de la Bastille, fit pointer les canons contre l'armée royale. Ce fut alors qu'elle remarqua le mouvement que faisaient les troupes de Turenne pour envelopper Condé, deux détachements se dirigeant, l'un par Popincourt et l'autre du côté de Reuilly, tandis que le maréchal, avec le gros de son armée, marchait vers la porte Saint-Antoine. Mademoiselle de Montpensier se hâta d'avertir le prince[189], et Condé ordonna à ses troupes de rentrer dans Paris, pendant que le canon de la Bastille protégeait sa retraite. L'armée des princes traversa Paris, et alla par le pont Neuf prendre ses quartiers au delà des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Victor. Les bourgeois témoins de cette retraite virent avec étonnement le drapeau rouge d'Espagne flotter dans l'armée des princes, mêlé aux écharpes bleues des frondeurs[190].

Le combat de la porte Saint-Antoine, qui aurait pu être décisif, ne servit qu'à irriter les deux partis. L'armée royale, qui avait laissé jusqu'alors les vivres entrer dans Paris, commença à intercepter les communications avec la campagne et à affamer les habitants de la capitale. De leur côté, les princes étaient décidés à entraîner la bourgeoisie ou à la livrer à la fureur de la populace. Dès le 4 juillet, les Parisiens furent forcés de porter à leurs chapeaux un signe distinctif, s'ils ne voulaient pas être poursuivis comme Mazarins. C'était un bouquet de paille[191]. On convoqua pour le même jour une assemblée générale des bourgeois à l'Hôtel de Ville. Elle se composait du gouverneur de Paris, du prévôt des marchands, des conseillers de la ville, et d'un grand nombre de notables élus dans chaque quartier[192]. On devait y proposer l'union de la ville avec les princes et tenter d'entraîner Paris dans la guerre contre l'autorité royale. Rien ne fut négligé pour effrayer la bonne bourgeoisie, qui répugnait à prendre un parti aussi violent. Dès le matin, la place de Grève était remplie d'une populace excitée par les factieux, qui lui distribuaient de l'argent. Plus de huit cents soldats travestis s'étaient mêlés à la multitude et contribuaient à entretenir et à augmenter son exaltation[193].

Lorsque tous les députés furent réunis, et que le duc d'Orléans et le prince de Condé furent arrivés, on donna lecture d'une lettre du roi qui se plaignait que les bourgeois eussent ouvert les portes de Paris à l'armée des princes. A cette occasion, le procureur du roi en l'Hôtel de Ville prit la parole, et dit qu'il fallait envoyer une députation au roi pour le supplier de revenir en sa bonne ville de Paris. Les partisans des princes tentèrent d'étouffer par leurs clameurs les paroles du procureur de la ville; mais une notable partie de l'assemblée parut disposée à se ranger à son avis. Alors le duc d'Orléans et le prince de Condé sortirent de la salle du conseil, et arrivés sur la place de Grève: «Ces gens-là, dirent-ils[194], ne veulent rien faire pour nous; ce sont tous Mazarins.» La populace n'attendait que ce signal pour se porter aux derniers excès.

Il était six heures du soir lorsque les factieux commencèrent à tirer dans les fenêtres de l'Hôtel de Ville; et, comme les coups, dirigés de bas en haut, ne blessaient personne et se perdaient dans les plafonds, les soldats déguisés qui s'étaient joints au peuple occupèrent les maisons de la place de Grève, où l'on avait d'avance percé des meurtrières, et de là ils tirèrent dans la salle des délibérations[195]. D'autres séditieux entassèrent aux portes de l'Hôtel de Ville des matières enflammables, et y mirent le feu. En peu de temps la fumée et la flamme enveloppèrent les bâtiments. Dans cette extrémité, quelques députés jetèrent par les fenêtres des bulletins qui annonçaient que l'union avec les princes était conclue. D'autres, connus pour frondeurs, sortirent de l'Hôtel de Ville et tentèrent de haranguer le peuple; mais ils s'adressaient à une foule ivre de vin[196] et de fureur, qui ne distinguait plus amis ni ennemis. Miron, maître de la chambre des comptes, fut une des premières victimes. A peine eut-il franchi les degrés de l'Hôtel de Ville qu'il fut assailli à coups de baïonnette et de poignard. Il tenta vainement de se faire connaître pour un des chefs du parti des princes; il fut tué sur place[197]. Le conseiller Ferrand de Janvry eut le même sort. Le président Charton, un de ceux qui s'étaient le plus signalés dans la première Fronde, fut accablé de coups. On peut juger, par le sort des frondeurs, du traitement qu'essuyèrent les conseillers de ville qui étaient connus pour adversaires des princes. Le maître des requêtes Legras et plusieurs autres furent assassinés au moment où ils cherchaient à s'échapper sous un déguisement.

Cependant les gardes du maréchal de l'Hôpital et les archers de la ville, ayant élevé des barricades intérieures, réussirent pendant longtemps à empêcher les séditieux de pénétrer dans l'Hôtel de Ville. Ils en tuèrent même un certain nombre, mais le manque de munitions ne leur permit pas de prolonger cette résistance. Le maréchal de l'Hôpital, qui était une des victimes désignées à la vengeance du peuple, réussit à s'enfuir déguisé. Le prévôt des marchands et les conseillers se cachèrent dans des réduits obscurs, et à la faveur de la nuit trouvèrent moyen de se dérober à la fureur de la populace. Les voleurs, qui s'étaient mêlés à la foule, étaient plus occupés à piller qu'à tuer. Il y en eut même qui consentirent, moyennant finance, à sauver quelques-uns des conseillers. Conrart en cite plusieurs exemples. Le Journal inédit de Dubuisson-Aubenay raconte que le président de Guénégaud promit dix pistoles à des séditieux qui prirent son chapeau, son manteau et son pourpoint de taffetas rayé, et, après l'avoir couvert de haillons, le firent sortir de l'Hôtel de Ville; mais, au carrefour formé par les rues de la Coutellerie, Jean-Pain-Mollet, Jean-de-l'Épine, ils furent arrêtés par une barricade et un corps de garde. Le président fut tiraillé entre deux bandes, qui se le disputaient et menaçaient de le mettre en pièces. Les gardiens de la barricade l'emportèrent enfin, et le conduisirent à la Monnaie[198]. Là, il obtint qu'on le déposât chez un bourgeois; mais il fallut payer à ses sauveurs cent livres. Le conseiller Doujat, et bien d'autres, achetèrent de même leur salut.

Le pillage de l'Hôtel de Ville se prolongea jusqu'à onze heures. Vainement on pressait le duc d'Orléans et le prince de Condé d'aller au secours des conseillers qu'on égorgeait, et dont plusieurs étaient de leur parti. Ni les meurtres ni l'incendie de l'Hôtel de Ville ne parurent les toucher. Ils répondaient avec indifférence qu'ils n'y pouvaient rien. Enfin ils se décidèrent, sur les onze heures du soir, à envoyer le duc de Beaufort, qui était le plus populaire des princes. Il ordonna de tirer des pièces de vin de l'Hôtel de Ville, de les rouler à l'extrémité de la place de Grève, et de les livrer à la foule pour la récompenser de ses exploits. Pendant qu'elle achevait de s'enivrer, il fit sortir de l'Hôtel de Ville la plupart de ceux qui y étaient enfermés[199]. Beaufort fut rejoint par mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston d'Orléans. Cette princesse n'arriva qu'après minuit, et lorsque tout était calmé[200]. Elle se borna à délivrer le prévôt des marchands, qui promit de donner sa démission.

Ce massacre de l'Hôtel de Ville fut, suivant l'expression de Mademoiselle[201], «le coup de massue du parti des princes; il ôta la confiance aux mieux intentionnés, intimida les plus hardis, ralentit le zèle de ceux qui en avaient le plus.» Vainement les princes cherchèrent à rejeter ces violences sur la fureur aveugle du peuple. Leur complicité n'était que trop évidente. La présence de leurs soldats au milieu de l'émeute démentait toutes leurs dénégations. On avait vu peu avant l'attaque de l'Hôtel de Ville un bateau rempli de leurs hommes aborder à la place de Grève[202]. Un conseiller de ville, nommé de Bourges, osa dire en face au duc d'Orléans qu'il avait reconnu parmi les séditieux des soldats du régiment de Languedoc, qui appartenait à ce prince, et entre autres le major[203]. Un autre conseiller, nommé Poncet, avait donné cent louis au trompette du régiment de Valois, qui, moyennant cette rançon, consentit à le sauver[204].

Le résultat seul eût suffi pour prouver que les princes étaient les auteurs du massacre de l'Hôtel de Ville: ils avaient voulu régner par la terreur, et contraindre le parlement et l'Hôtel de Ville à se déclarer hautement pour eux. Ils y réussirent; mais ces corps n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Tous les présidents à mortier étaient sortis de Paris, ainsi que le procureur général, Nicolas Fouquet. Les deux avocats généraux, Talon et Bignon, n'allaient plus au Palais[205]. On était réduit à faire présider le parlement par le vieux conseiller Broussel. L'Hôtel de Ville n'était pas moins complètement désorganisé: dès le 6 juillet, on avait élu un nouveau prévôt des marchands, et le choix était encore tombé sur Broussel, qui était un instrument docile et aveugle des passions des princes. Quant aux véritables représentants de la bourgeoisie, ils s'abstenaient de paraître aux assemblées. Enfin la division ne tarda pas à se mettre dans le parti victorieux. Le duc d'Orléans n'avait jamais montré la même violence que le prince de Condé, et il était jaloux de sa puissance. Il écoutait volontiers les conseils du cardinal de Retz, ennemi implacable de Condé et de Chavigny, et la cour espérait par son influence gagner le duc d'Orléans, ou du moins le séparer de ses alliés. Mazarin écrivait, le 8 juillet, à l'abbé Fouquet: «On persiste ici dans la résolution de ne point exécuter la proposition que l'on a faite[206], que l'on ne sache auparavant si M. le cardinal de Retz y voudra contribuer. C'est pourquoi il faut le faire expliquer là-dessus sans perte de temps. Car, si l'on sait qu'il n'y ait aucune assistance à espérer de ce côté-là, ce sera alors qu'on vous fera savoir précisément ce qu'il y aura à faire. J'attendrai de vos nouvelles aujourd'hui, et je vous prie que je les reçoive le plus tôt qu'il se pourra. Je suis en grande inquiétude de vous voir exposé au danger où vous êtes, et je vous conjure de me croire toujours le même à votre égard.» Un second billet de Mazarin, adressé le même jour à l'abbé Fouquet, insistait encore sur ce point: «Je souhaite que M. le cardinal de Retz puisse réussir dans l'affaire qu'on lui propose, qui ne lui serait pas moins glorieuse qu'utile à Sa Majesté dans les conjonctures présentes. Si vous convenez de l'exécution, je vous prie de m'en informer en toute diligence, afin que nous prenions là-dessus nos mesures de notre côté. Je m'assure que le cardinal de Retz se fiera assez à vous pour vous en parler librement, et, en cas que cela ne fût pas, il faudrait que vous lui en fissiez parler par quelque personne à qui il ne fit point scrupule de s'ouvrir.»

Ce projet, que nous ne connaissons que par des indications vagues et énigmatiques, ne se réalisa pas. Quant aux princes, ils parurent dans les premiers temps disposés à agir de concert et à sacrifier leurs divisions et leurs passions personnelles aux intérêts généraux de leur parti. Comme l'opinion publique s'élevait avec force contre le massacre de l'Hôtel de Ville, ils voulurent lui donner satisfaction en abandonnant à la justice quelques-uns des séditieux. On en arrêta deux qui s'étaient présentés chez un marchand quincaillier de la rue de la Ferronnerie, nommé Gervaise, pour réclamer l'argent qu'il leur avait promis au moment du danger. Ils furent condamnés à être pendus et exécutés immédiatement[207].

Malgré cet acte de vigueur, la confiance ne se rétablit pas dans Paris. Chaque jour, on apprenait que des gens de condition, que les membres les plus notables de la bourgeoisie et du parlement avaient quitté la ville et s'étaient retirés près du roi. En même temps la cour annonçait l'intention d'éloigner le cardinal Mazarin et d'enlever ainsi aux factieux tout prétexte pour persister dans leur rébellion[208]. Dès que cette résolution fut arrêtée, le garde des sceaux, Mathieu Molé, manda les députés du parlement qui s'étaient rendus à Saint-Denis pour négocier, leur en donna avis, et leur recommanda de l'annoncer au parlement et aux princes. Ces derniers furent invités en même temps à envoyer immédiatement des députés à Saint-Denis pour que la paix pût être signée et le calme rétabli dans le royaume[209].

Cette nouvelle répandit la joie dans Paris; mais le prince de Condé n'y vit qu'un piège tendu à son parti. Il se persuada que Mazarin, d'accord avec la duchesse de Chevreuse et le cardinal de Retz, voulait faire entrer au ministère le marquis de Châteauneuf et le maréchal de Villeroy, ses ennemis[210]. Aussi s'éleva-t-il avec force contre les propositions de la cour, lorsque le parlement fut appelé a en délibérer le 13 juillet. Il demanda qu'avant tout le cardinal sortit de France, et le parlement fut obligé de se plier à la volonté impérieuse des princes. «Si les gens de bien, dit Omer-Talon[211], eussent été en liberté de dire leur sentiment comme deux mois auparavant, le parlement et la ville eussent embrassé la proposition de la cour et eussent obligé M. le Prince de s'y accommoder; mais les actions de violence ayant porté la frayeur et l'étonnement dans tous les esprits, M. le Prince était devenu maître dans Paris avec une autorité despotique, conforme à son humeur.»

En s'opposant au traité du parlement avec la cour, Condé laissait Chavigny poursuivre en son nom des négociations où l'intérêt personnel du prince l'emportait de beaucoup sur l'intérêt public. Il s'engageait à rétablir Mazarin au bout de trois mois, pourvu que ses partisans obtinssent les récompenses qu'il avait stipulées antérieurement[212]. Mais cette dernière condition excitait l'indignation de tous ceux qui s'étaient dévoués pour la cause royale; ils ne pouvaient souffrir que les rebelles fussent récompensés, de préférence aux fidèles serviteurs du roi[213]. Enfin Mazarin aurait voulu employer son exil de trois mois à conclure la paix avec l'Espagne, tandis que Condé prétendait se réserver cette importante négociation[214]. Nous avons déjà exposé les motifs qui déterminaient Mazarin à ne pas laisser à son adversaire l'honneur du traité de paix[215]. Ainsi tout restait en suspens.

Dans ces circonstances, le procureur général, Nicolas Fouquet, qui s'était retiré près du roi presque aussitôt après le massacre de l'Hôtel de Ville, fut un des conseillers les plus actifs et les plus intelligents du cardinal. Il insista fortement pour qu'une ordonnance royale transférât le parlement dans une autre ville. Ce serait, disait-il, enlever aux frondeurs l'appui du premier corps de l'État et frapper de nullité les actes des conseillers restés à Paris. Ils ne seraient plus, s'ils persistaient dans leur opposition, qu'une troupe de factieux sans autorité légale. Nicolas Fouquet n'insistait pas moins vivement pour que la cour refusât de reconnaître la nouvelle municipalité établie à l'Hôtel de Ville. Il n'y aurait plus alors que deux camps: d'un côté, le roi avec la majesté de l'autorité souveraine, que les frondeurs n'osaient pas rejeter ouvertement; et, de l'autre, des princes rebelles soutenus par une troupe de factieux. Le Mémoire dans lequel le procureur général développe ces idées est parvenu jusqu'à nous et prouve que Nicolas Fouquet contribua à donner à la politique du cardinal une direction plus ferme et plus intelligente.

Quant à l'abbé Fouquet, forcé de se tenir caché dans Paris, où régnait tyranniquement la faction des princes, il ne cessait d'entretenir des relations avec le cardinal, comme les lettres de Mazarin l'attestent[216]. Souvent même il bravait tous les périls pour se rendre près du cardinal et lui porter les avis et les propositions de ses partisans. Ainsi les deux frères persistaient dans le rôle qu'ils avaient habilement rempli depuis le commencement de la Fronde; ils restèrent les soutiens zélés et énergiques d'une cause qui semblait alors gravement compromise.

CHAPITRE VIII

—JUILLET-AOÛT 1652.—

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