Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet
Vie agitée et inquiète du surintendant.—Embarras pécuniaires.—Lettre adressée par Fouquet à Bruant et réponse de ce dernier.—Avis donnés à Fouquet sur l'hostilité de Turenne à son égard.—Craintes du surintendant, qui communique à Gourville son projet contre Mazarin.—Conseil que lui donne Gourville; Fouquet ne le suit pas.—Maladie de Mazarin.—Détails sur les derniers temps de sa vie.—Il se fait transporter à Vincennes.—Conseils qu'il donne à Louis XIV.—Inquiétude de Fouquet.—Avis qu'il reçoit.—Mort de Mazarin 9 mars 1661.
Fouquet était lui-même aussi tourmenté que les joueurs passionnés qui imploraient son secours. Il était obligé de répondre aux exigences de Mazarin, de payer les créanciers les plus pressés et de se créer sans cesse de nouvelles ressources. En même temps, il lui fallait veiller sur ses ennemis et entretenir partout des espions. Mener une vie de plaisirs et d'intrigues, au milieu des soucis des affaires et des préoccupations de la politique, tel fut le problème que le surintendant s'efforça de résoudre. Nous le voyons tantôt au milieu de ses commis, Gourville, Pellisson, Bruant, Girardin, chercher comment il fera face aux dépenses imminentes; puis, troublé par les avis souvent contradictoires qui lui arrivaient de tous côtés, reprenant son plan de résistance et de guerre civile. Enfin, tourmenté des longs entretiens de Louis XIV avec le cardinal mourant, il s'efforce d'en pénétrer le mystère et ne reçoit que des révélations incertaines, parfois même opposées, qui ajoutent à la perplexité de son esprit. Parvenu presque au comble de la puissance, il n'en est que plus agité et plus inquiet. Tel est le spectacle que présente la vie du surintendant depuis le mois d'octobre 1660 jusqu'en mars 1661, époque de la mort de Mazarin.
Fouquet écrivait, en octobre 1660, à Bruant des Carrières, un de ses principaux auxiliaires dans l'administration des finances[791]: «Je me suis trouvé un peu incommodé et n'irai pas à Paris aujourd'hui. Mandez-moi ce que vous avez fait avec Catelan.
«Voyez ce soir M. de Champlâtreux, de ma part, pour savoir les sûretés qu'il peut désirer, et que M. Girardin le voie et le fasse visiter.
«Il est nécessaire que vous m'envoyiez le compte de M. Charron à présent, c'est-à-dire au juste ce qui reste dû de la dernière ordonnance, et que vous lui mandiez, outre les cent vingt mille livres de Gourville, que vous le priez de recevoir un billet encore de cent mille francs de vous pour argent comptant, et donnez-lui pour huitaine. Entre ci et là, on aura de l'argent; car je l'ai employé dans le compte, et il est nécessaire qu'il dise l'avoir reçu.
«Son Éminence presse aussi pour cent mille francs à M. Bernard.
«Mandez-moi à quoi se montent par an les appointements payés à M. Rose, combien à M. de la Rose et combien à M. Roussereau, et en quelles qualités; ce qui a été payé à M. le premier président pour cette année et ce qui reste dû tant de ses remboursements que de ses gages et pensions.
«Mandez-moi quel projet vous faites pour les trois cent mille livres de l'emprunt des parties casuelles, afin que je ne blesse point M. Girardin et que je satisfasse Son Éminence.
«Je ne sais plus ce que vous faites pour le taillon, ni si l'affaire de Caen est finie.
«Mandez-moi d'où provient l'ordonnance du marquis de Richelieu et d'où venait celle que l'on a payée. Cela presse; car je dois demain donner ces mémoires à Son Éminence.
«Envoyez-moi l'état de tous les billets des particuliers qui pressent et demandent payement, en un mot tout ce que vous avez; car demain je dois régler le tout, et il sera difficile d'y revenir.»
Bruant répondait sur la marge aux questions de Fouquet: «Je n'ai point rendu compte à monseigneur de toutes choses, parce que j'ai attendu jusqu'à midi sans sortir. Je vis hier soir M. Catelan, auquel je proposai de se conserver eux quatre, et de payer dix-huit cent mille livres à la déduction de trente mille livres de gages et droits. Il goûta fort cela; mais il me parla de l'impuissance de MM. Galand et Chastelain, qui ont des emportements extraordinaires et ne peuvent pas payer un sol. Ce qui a fait que nous avons repris la proposition de faire huit offices pour servir deux par quartier, l'un au conseil et l'autre à la direction[792], de faire payer les deux millions au roi par les quatre nouveaux, et deux cent mille livres aux quatre anciens, en sorte qu'elles ne seront plus que de sept cent mille, anciennes et nouvelles. J'en ai dit un mot à M. Bechameil, qui ne s'en est pas éloigné, et je crois que monseigneur trouvera la chose fort juste et fort faisable, et, si ces messieurs n'en veulent pas, on trouvera d'autre monde.»
Bruant entre ensuite dans de longues explications sur ses relations avec le président de Champlâtreux, fils de Mathieu Molé. Il s'agissait de l'acquisition, par le surintendant, d'une terre qui appartenait à M. de Champlâtreux, et dont Bruant était chargé de négocier l'acquisition.
Puis viennent les comptes relatifs à Charron. Après les avoir établis, Bruant parle du billet de cent mille francs que ce financier doit recevoir comme argent comptant: «Je prierai, ajoute-t-il, le sieur Charron de dire qu'il a reçu cette somme, et je crois qu'il le fera, c'est-à-dire son commis, car il est aux champs.
«Les appointements de M. Rose et ceux de M. Roussereau[793] sont de dix-sept mille trois cents livres chacun; je l'ai pris sur leurs billets.
«Il reste dû à M. le premier président quinze mille livres des trente mille livres de son second remboursement. Il n'a reçu, sur les seize mille livres de l'année courante, que quatre mille livres du premier quartier. Reste à lui payer quinze mille livres d'une part et huit mille pour les quartiers échus[794].» Suivent des détails sur d'autres affaires de finances, dont le surintendant devait rendre compte au cardinal.
Au milieu de ces travaux financiers, Fouquet recevait des avis qui excitaient son inquiétude et réveillaient en lui les soucis de l'ambition. Il entretenait des espions dans les classes les plus élevées et parmi les créatures les plus viles. Ses papiers sont remplis de lettres honteuses, dont nous ne parlerons qu'en passant. La femme d'un sieur de la Loy, qui habitait le Palais-Royal et avait une maison à Saint-Mandé, servait d'espion à Fouquet, en même temps que d'entremetteuse. Elle lui écrivait, le 19 octobre 1660[795]:
«Monseigneur,
«J'ai cru être obligée de vous donner avis que, hier, j'ai su de personnes de condition, et qui disaient le savoir de bonne part, que M. le maréchal de Turenne portait fort M. Delorme contre vous envers M. le cardinal, et que même M. l'abbé (Fouquet) appuyait fort cela. Je vous demande pardon si je prends la liberté de vous mander ces choses; mais j'ai cru y être obligée, étant une créature aussi à vous que j'y suis.» Et, à la fin de la lettre, elle ajoute: «Je vous conjure, monseigneur, de me continuer l'honneur de votre bienveillance et de me croire la personne du monde la plus à vous, et en qualité de votre très-humble et très-obéissante et obligée servante.» Ainsi, d'un côté, bassesse et platitude; de l'autre, inimitiés ardentes et ambition inquiète, tracas des affaires, poursuite insensée des plaisirs, âpreté au gain et folles prodigalités, telle était la vie de Fouquet.
Le surintendant avait partout des créatures qui recevaient son argent, mais il se trompait en croyant pouvoir compter sur leur dévouement en cas de danger. C'est ce que Gourville lui représenta avec raison, lorsque Fouquet lui montra le plan qu'il avait rédigé pour sa défense, et dont nous avons parlé plus haut[796]. Le surintendant l'avait conservé à Saint-Mandé et n'en avait jamais abandonné l'exécution. Il le lut à Gourville vers cette époque, dans les derniers mois de 1660. Gourville lui représenta qu'il était dupe d'une dangereuse illusion et l'engagea à renoncer à ce plan chimérique. «Il faut donc le brûler?» lui dit Fouquet, et, sur la réponse affirmative de Gourville, il déclara qu'il suivrait son conseil[797]. Le surintendant se rendit alors dans un cabinet qui communiquait par un souterrain avec son château, et qui avait une sortie particulière dans le parc de Vincennes; mais, au lieu de brûler ce projet, qui formait un cahier assez volumineux, il le mit derrière une glace, où le trouvèrent dans la suite les commissaires chargés de faire l'inventaire de ses papiers.
Dès le mois d'août, Mazarin, contre lequel Fouquet songeait encore à se défendre, avait commencé à ressentir les effets du mal qui devait le conduire au tombeau. Gui-Patin, qui n'aimait pas le cardinal, annonçait à son ami Falconnet qu'on s'occupait de son successeur[798]: «Un honnête homme des premiers de sa robe m'a dit aujourd'hui (ce mardi 17 août) que, dans peu de temps, nous aurons de bonnes nouvelles; quelques-uns croient que c'est qu'on parle du cardinal de Retz. Bien que le cardinal Mazarin se porte mieux, on ne laisse pas de songer qui serait celui qui pourra attraper sa place. On parle fort de quatre, savoir: le maréchal de Villeroi, M. le Tellier, M. Fouquet, surintendant des finances, et le seigneur Ondedei, évêque de Fréjus[799]. J'aimerais mieux le cardinal de Retz que tout cela; mais je n'en serai pas cru.» Le frondeur Gui-Patin est très-libre de faire des vœux pour son patron, et il ne s'en fait pas faute dans maint passage de ses lettres, en même temps qu'il se plaît à peindre la pâleur et l'abattement de Mazarin[800].
A ces attaques renouvelées de la Fronde il faut opposer le récit d'un témoin oculaire, qui nous montre le cardinal conservant jusqu'au dernier moment la puissance de son esprit. Mazarin contribua encore à cette époque à accroître l'influence de la France, que le dernier traité avait portée si haut. Médiateur entre les États du nord de l'Europe, il prépara leur pacification à Oliva. En même temps, il négociait avec le pape pour l'engager à restituer aux souverains de Parme et de Modène les villes qu'il leur avait enlevées et maintenir l'équilibre des puissances italiennes. Ainsi, jusqu'aux derniers temps de sa vie, le cardinal ne cessa de s'occuper de la grandeur de la France.
On peut lui reprocher d'avoir négligé l'administration intérieure, et, à ce point de vue, il est inférieur au cardinal de Richelieu. Cependant une lettre écrite par l'abbé Viole, qui paraît avoir été attaché à Mazarin, quoique son nom rappelât un ardent frondeur, indique que, sur son lit de mort, le cardinal nourrissait de grandes pensées. Il voulait achever le Louvre; mais il n'en eut pas le temps, et le palais des rois de France a attendu pendant deux siècles un complément indispensable, et a présenté, au milieu de ses splendeurs, l'aspect d'un monument en ruine. Mazarin songeait aussi à substituer une vaste place à l'ancien marché aux chevaux; ce projet fut exécuté quelques années plus tard, et donna naissance à la place Louis-le-Grand (aujourd'hui place Vendôme), qui est restée un des ornements de Paris. La même lettre, qui porte la date du 4 février 1661, parle des projets formés pour soulager le cardinal des détails de l'administration. La copie, qui se trouve dans les papiers de Fouquet conservés à la Bibliothèque impériale[801], semble avoir été faite par des agents de la poste vendus au surintendant. Cette circonstance prouve avec quel soin il se faisait informer de tous les détails de la santé du ministre. On a écrit au dos de la lettre cette note, probablement destinée à Fouquet: Quelque chose à lire.
«Il y a près de quinze jours, écrit l'abbé Viole, que M. le président[802] est malade et que je ne le quitte point. Difficilement puis-je savoir de grandes nouvelles; ce n'est pas que, dans les ruelles, il ne s'en débite beaucoup, et que mon frère n'ait vu grand monde, mais en vérité j'ai plus songé à son mal qu'à toutes choses. Il est mieux, Dieu merci! et commencera à sortir demain, et ses affaires seraient en bon état si M. le cardinal avait une meilleure santé. Toute la semaine lui a été assez mauvaise, et mercredi il se leva en rochet et put faire ses dévotions à la messe, dont il fut si fatigué, que l'on le recoucha, et toutes les nuits un médecin le veille. Dieu lui en ôte le danger! Jamais on ne vit une fermeté égale à la sienne. Son infirmité, qui est dangereuse, ne lui donne aucun chagrin et ne l'empêche point de former des desseins qui ne se peuvent exécuter qu'avec dix ans de vie; il veut vendre sa maison à M. de Longueville, dont l'on veut abattre l'hôtel[803] à cause du Louvre, et, si Son Éminence faisait cette affaire, il prétend bâtir un palais à la place du marché aux chevaux au même endroit, y faire une grande place comme celle que nous appelons la Royale. L'on ne lui parle point d'affaires, et il en arrive toujours à régler dans un si grand État qu'est le nôtre. L'on dit que l'on va faire un conseil, composé de MM. de Turenne, le chancelier, Villeroy, le surintendant, le Tellier, de Lyonne, qui décidera des affaires ordinaires; mais les importantes, Son Éminence les déterminera. Ce n'est seulement que pour le soulager de la bagatelle. Nous sommes fort mal avec le pape, qui n'a fait aucune considération des instances que les deux couronnes lui ont faites pour la restitution de Castro au duc de Parme et de Comacchio au duc de Modène, et, quoique l'ambassadeur d'Espagne à Rome eût ordre de presser cette affaire, il ne l'a fait qu'avec langueur, ménageant le pape à cause du Portugal[804]. Cependant ces terres se trouvent réunies à l'État ecclésiastique: et, sur ce que l'on a remontré à Sa Sainteté qu'elle aurait eu raison d'en faire part aux couronnes, il a reparti que, comme les couronnes ne lui avaient donné aucune participation de cette grande paix, il faisait aussi les affaires tout seul.
«L'on a volé M. d'Anjou dans le cabinet des bains du roi, et lui a-t-on pris dans une armoire qu'il y a six mille quatre cents louis d'or avec deux bagues. Dans ce même endroit étaient toutes les bagues de la couronne, sans que l'on y ait touché. L'on ne sait point encore ce que c'est; il est important d'en faire une exacte recherche, pour les suites qu'une insolence impunie pourrait produire. L'on dit que c'est une personne de la cour que l'on veut cacher; car le roi a rendu la somme volée, et l'on n'en parle plus.»
Mazarin ne se montra pas toujours aussi ferme envers la mort, si l'on en croit les écrivains contemporains. Le jeune Brienne, qui vivait à la cour et presque dans l'intimité du cardinal, rappelle plusieurs scènes caractéristiques. Pendant la maladie de Mazarin, le feu prit au Louvre (6 février 1661). «Je courus, dit Brienne[805], à l'appartement du cardinal. Je le rencontrai comme il sortait de sa chambre, soutenu sous les bras par son capitaine des gardes. Il était tremblant, abattu, et la mort paraissait peinte dans ses yeux, soit que la peur qu'il avait eue d'être brûlé dans son lit l'eût mis en cet état, soit qu'il regardât ce grand embrasement comme un avertissement que le ciel lui donnait de sa fin prochaine. Jamais je ne vis homme si pâle ni si défait. Je ne laissai pas de m'approcher de lui comme les autres; mais, quand je vis qu'il ne répondait à personne, je ne lui dis mot, et me contentai de me faire voir à lui. Il monta dans sa chaise sur le haut du degré et le descendit ainsi à l'aide de quatre porteurs et de ses gardes, tandis que les Suisses, rangés sur les marches à droite et à gauche, se passaient de main en main les seaux d'eau ou couraient les jeter sur les flammes, qui dévoraient déjà l'appartement dont le cardinal venait de sortir.»
Mazarin se retira dans son palais, qui est aujourd'hui la bibliothèque impériale[806], et là, au milieu de toutes les richesses qu'il avait entassées, il voyait avec terreur s'avancer la mort, «Je me promenais à quelques jours de là, dit le jeune Brienne[807], dans les appartements neufs de son palais; j'étais dans la petite galerie où l'on voyait une tapisserie tout en laine, qui représentait Scipion, exécutée sur les dessins de Jules Romain. Elle avait appartenu au maréchal de Saint-André; le cardinal n'en avait pas de plus belle. Je l'entendis venir au bruit que faisaient ses pantoufles, qu'il traînait comme un homme fort languissant et qui sort d'une grande maladie. Je me cachai derrière la tapisserie, et je l'entendis qui disait: «Il faut quitter tout cela!» Il s'arrêtait à chaque pas; car il était très-faible et se tenait tantôt d'un côté tantôt de l'autre, et, jetant les yeux sur l'objet qui lui frappait la vue, il disait: «Il faut quitter tout cela!» Et, se tournant, il ajoutait: «Et encore cela! Que j'ai eu de peine à acquérir ces choses! Puis-je les abandonner sans regret?... Je ne les verrai plus où je vais.» J'entendis ces paroles très-distinctement; elles me touchèrent peut-être plus qu'il n'en était touché lui-même.» Le jeune Brienne raconte encore plusieurs anecdotes où se peint la terreur de Mazarin à l'approche de la mort[808].
Ces regrets et ces sentiments d'effroi n'empechèrent pas Mazarin de s'occuper sérieusement des affaires publiques jusqu'à sa dernière heure. Il s'était fait transporter à Vincennes, dont il était gouverneur; ce fut là qu'il eut avec le jeune Louis XIV ces entretiens prolongés, où il lui donna les plus sages conseils et lui signala avec une intelligence supérieure les qualités et les défauts de chacun des ministres. Fouquet était justement inquiet du mystère qui couvrait ces entretiens du cardinal et du roi. Ses papiers prouvent qu'il s'efforçait d'en pénétrer le secret; mais les avis qu'il recevait étaient souvent contradictoires et le laissaient de plus en plus perplexe.
Ce fut vers cette époque, en janvier 1661, que le surintendant eut avec son frère une querelle très-vive dans l'antichambre même du cardinal, et les reproches qu'ils s'adressèrent devant un grand nombre de courtisans n'étaient pas de nature à relever leur crédit et leur réputation[809]. L'abbé dit au surintendant qu'il était un voleur, qu'il avait dépensé dix-huit millions en bâtiments, que sa table lui coûtait autant que celle du roi, et qu'il entretenait un grand nombre de femmes qu'il lui nomma. De son côté, le surintendant reprocha à son frère ses ridicules amours avec madame de Châtillon. Cette scène scandaleuse parvint au cardinal. L'abbé Fouquet, si l'on en croit Gui-Patin, chargea tellement son frère, «qu'on tenait le surintendant en état d'être pendu.»
Gui-Patin, qui n'aimait pas les financiers, est suspect dans ses assertions contre Fouquet. Celui-ci crut cependant nécessaire de se justifier dans un entretien avec le cardinal et de faire agir auprès de lui quelques-uns de ses confidents. Il se servit surtout d'Hugues de Lyonne, qui avait été longtemps secrétaire de Mazarin et qui était resté un de ses familiers. De Lyonne écrivait à Fouquet, le 16 février[810]: «Je vous avertirai que Son Éminence m'a dit que vous lui aviez tenu un discours qui l'avait infiniment satisfait. Je suis au désespoir que, quand il me disait cela, M. le chancelier est entré, qui a rompu cet entretien, dans lequel, s'il fût entré dans le détail, j'avais la plus belle occasion du monde de pousser la chose et de dire peut-être ce que vous n'aviez pas dit. Je compte néanmoins pour beaucoup que votre discours lui ait plu, et il me semble qu'il y a à en tirer des conjectures fort avantageuses.»
D'autres avis étaient moins favorables. Une personne de la cour, dont l'écriture ne nous est pas connue, révélait nettement au surintendant les dispositions hostiles de Mazarin. Elle lui écrivait, le 4 mars: «Quelqu'un de chez le maréchal[811] dit hier soir que vous lui aviez rendu de fort mauvais offices auprès de M. le cardinal, lequel n'a pas tant témoigné de considération pour lui au roi qu'il espérait. On dit que le cardinal ne lui a parlé avantageusement que de MM. de Lyonne et le Tellier; que, s'il ne meurt point, vous êtes perdu, et que vous avez donné quantité d'argent chez la reine pour vous y faire des créatures. Dans l'état où sont les choses, ne pensez point, s'il vous plaît, à me voir. Il ne faut point vous divertir de vos affaires, et, quand je n'aurai plus rien qui vous regarde à vous apprendre, je plaindrai fort le temps que vous perdriez à un entretien aussi peu agréable que le mien.»
D'autres tenaient Fouquet au courant des progrès de la maladie. «Pellisson me dit l'autre jour, écrit au surintendant une dame de la cour[812], que vous ne seriez pas fâché de savoir ce que l'abbé de Maure avait jugé du mal de M. le cardinal. Si M. d'Épernon vous a vu depuis, je suis persuadée qu'il ne vous en aura rien celé; mais, comme je n'en suis pas assurée, je vous dirai que, de la manière dont on le traite, il ne croit pas qu'il en puisse réchapper ni même qu'il puisse longtemps continuer les remèdes qu'on lui donne.» La même personne, qui paraît sincèrement dévouée à Fouquet, lui écrivait encore, le 2 mars[813]: «Je ne sais rien de nouveau aujourd'hui, qu'une chose qui me déplairait infiniment si elle se trouvait véritable: c'est que la parole est donnée du mariage de mademoiselle Marianne[814] avec le marquis de Villeroi. J'en craindrais les suites avantageuses pour lui, et je ne puis m'empêcher de le haïr depuis que je sais qu'il n'est pas de vos amis.»
Ces bruits n'étaient pas fondés; mais il n'est pas sans intérêt de voir l'agitation qui régnait à la cour, les nouvelles qui y circulaient, les partis qui se dessinaient, les noms des candidats désignés comme successeurs de Mazarin. Le maréchal de Villeroi, ancien gouverneur de Louis XIV, était un des prétendants à la place de premier ministre, et le crédit qu'un mariage avec une nièce du cardinal aurait donné à son fils semblait en faire un compétiteur redoutable pour Fouquet. Ainsi raisonnaient les courtisans, qui ne connaissaient guère mieux la vérité que le bourgeois Gui-Patin, dont les lettres répètent à peu près les mêmes nouvelles, avec assaisonnement de remarques satiriques.
Ce qui paraît certain, au milieu de ces bruits souvent contradictoires, c'est que Mazarin révéla au roi les dilapidations et les vues ambitieuses de Fouquet, tout en reconnaissant qu'il avait de grands talents, et qu'il serait capable de bien servir l'État si on pouvait le guérir de sa passion pour les femmes et mettre un terme à ses prodigalités dans la construction des bâtiments. C'est ce qui résulte d'une déclaration de la reine mère, révélée par son confesseur[815]. Outre de Lyonne et le Tellier, Mazarin recommanda à Louis XIV son intendant Colbert. Les paroles du cardinal méritent d'être conservées. «Sire, je vous dois tout, dit-il au roi, mais je crois m'acquitter en quelque manière en vous donnant Colbert[816].»
Peu de temps avant sa mort, Mazarin conclut un mariage qui semblait assurer un brillant avenir à une de ses nièces, Hortense Mancini. Elle épousa Jean-Armand de la Porte, fils du maréchal de la Meilleraye, qui prit le nom de duc de Mazarin. Hortense Mancini lui apporta en dot trois millions six cent mille livres d'argent comptant, les gouvernements de la Fère, de Vincennes, et les duchés de Ponthieu et de Mayenne[817].
Mazarin mourut le 9 mars 1661. Ce fut le jeune Brienne qui l'annonça le premier à Fouquet[818]. Il rencontra le surintendant, qui se rendait à pied de sa maison de Saint-Mandé au château de Vincennes, en traversant les jardins. Brienne fit aussitôt arrêter son carrosse, en descendit et prévint Fouquet. «Le cardinal est donc mort? répliqua celui-ci avec quelque surprise. Je ne sais plus à qui me fier; les gens ne font jamais les choses qu'à demi. Ah! que cela est fâcheux! Le roi m'attend, et je devrais être là des premiers. Mon Dieu! monsieur de Brienne, dites-moi ce qui s'est passé, afin que je ne fasse pas de fautes par ignorance.» Le jeune secrétaire d'État lui conta tout en peu de mots, et continua sa route vers Paris pour avertir le chancelier. Quant à Fouquet, lorsqu'il arriva à Vincennes, il trouva déjà le roi en conférence avec les secrétaires d'État de Lyonne et le Tellier.
CHAPITRE XXX
—MARS 1661—
Résolution que prend Louis XIV à la mort de Mazarin.—La cour ne croit pas qu'il puisse y persister.—Fouquet espère s'emparer du ministère.—Portrait du surintendant à cette époque.—Il est trompé par Louis XIV.—Caractère du jeune roi.—Ses maximes.—Son application au travail.—Ministres dont il s'entoure et secret qu'il leur impose.—Surveillance qu'il fait exercer sur Fouquet par Colbert.—Le surintendant cherche à entourer le roi d'espions et espère le dominer par ses maîtresses.—Société de madame la Comtesse.—Appuis que s'y ménage Fouquet.
Le lendemain de la mort de Mazarin, Louis XIV réunit le chancelier Pierre Séguier, le surintendant Fouquet, et les ministres d'État le Tellier, de Lyonne, Loménie de Brienne, Duplessis-Guénégaud, Phélypeaux de la Vrillière; et, s'adressant au chancelier: «Monsieur, lui dit-il[819], je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d'État pour vous dire que jusqu'à présent j'ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le cardinal: il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m'aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. Hors le courant du sceau[820], auquel je ne prétends rien changer, je vous prie et vous ordonne, monsieur le chancelier, de ne rien sceller en commandement que par mes ordres et sans m'en avoir parlé, à moins qu'un secrétaire d'État ne vous les porte de ma part.» Ensuite le roi se tourna vers les secrétaires d'État, et leur dit: «Et vous, messieurs, je vous défends de rien signer, pas même une sauvegarde ou un passe-port sans mon commandement; de me rendre compte chaque jour à moi-même, et de ne favoriser personne dans vos rôles du mois. Et vous, monsieur le surintendant, je vous ai expliqué mes volontés; je vous prie de vous servir de Colbert, que feu M. le cardinal m'a recommandé[821].»
On crut que le roi, qui s'imposait une si lourde tâche, s'en fatiguerait bientôt. Un prince de vingt-trois ans, accoutumé à laisser au cardinal Mazarin et à sa mère le soin des affaires publiques, ne paraissait pas capable d'une pareille application au travail. On ne connaissait pas encore Louis XIV; mais peu à peu on vit se développer ses grandes qualités: il avait une volonté forte et persévérantes[822], un profond sentiment des devoirs que son rang lui imposait, une dignité majestueuse en toutes choses[823], enfin un instinct supérieur du bon et du beau qui suppléait souvent aux défauts de son éducation. Il savait discerner le mérite et le récompenser. Pénétré de la nécessité du travail, il voulut tout connaître par lui-même, finances, justice, guerre, politique extérieure; et il s'y appliqua avec un zèle qui se soutint pendant cinquante-quatre ans. Au mérite d'un souverain actif et résolu, intelligent et laborieux, Louis XIV joignait un profond secret. Personne ne fut plus maître de lui-même, et Fouquet ne tarda pas à éprouver à quel point le jeune roi savait porter la dissimulation. En même temps Louis XIV était convaincu de la nécessité de concentrer fortement son autorité: «On doit demeurer d'accord, disait-il à son fils[824], qu'il n'est rien qui établisse avec tant de sûreté le bonheur et le repos des provinces que la parfaite réunion de toute l'autorité dans la personne du souverain.» Il ne parlait qu'avec indignation des monarchies où le roi est forcé de se soumettre à la volonté nationale[825]: «Il est certain que cet assujettissement, qui met le souverain dans la nécessité de prendre la loi de ses peuples, est la dernière calamité où puisse tomber un homme de notre rang.»
En 1661, l'orgueil et l'infatuation de la puissance n'avaient pas encore altéré les qualités de Louis XIV. Les idées que lui-même a exposées sur les devoirs des souverains méritent d'être rappelées et méditées: «Il ne faut pas vous imaginer, dit-il à son fils[826], que les affaires d'État soient comme ces endroits épineux et obscurs des sciences, où l'esprit tâche avec effort de s'élever au-dessus de lui-même, le plus souvent pour ne rien faire, et dont l'inutilité, au moins apparente, nous rebute autant que la difficulté. La fonction des rois consiste principalement à laisser agir le bon sens, qui agit toujours naturellement sans peine. Ce qui nous occupe est quelquefois moins difficile que ce qui nous amuserait seulement. L'utilité suit toujours. Un roi, quelque éclairés et habiles que soient ses ministres, ne porte point la main à l'ouvrage sans qu'il y paraisse. Le succès, qui plaît en toutes les choses du monde jusqu'aux moindres, charme en celle-ci comme on la plus grande de toutes, et nulle satisfaction n'égale celle de remarquer chaque jour quelque progrès à des entreprises glorieuses et hautes, et à la félicité des peuples, dont on a formé soi-même le plan et le dessein. Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable: car c'est, en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre, apprendre incessamment des nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l'humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons, voir autour de nous-mêmes ce qu'on nous cache avec le plus de soin, et découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans.»
Fouquet et les autres ministres étaient bien loin de croire au zèle réfléchi et sérieux que le jeune Louis XIV apportait à son métier de roi, pour me servir de ses propres expressions. La persévérance dans cette application aux affaires leur paraissait surtout impossible pour un prince entouré de tant de séductions. Le surintendant résolut de laisser s'épuiser cette première ardeur. Il espérait entraîner ensuite Louis XIV dans un tourbillon de plaisirs qui lui feraient oublier le soin du gouvernement, et alors, déployant cette grâce naturelle qui charmait tous ceux qui l'approchaient, il comptait s'emparer de l'esprit du prince et le décharger du fardeau des affaires. Tel fut son but et son plan de conduite pendant les six mois qui s'écoulèrent de la mort de Mazarin jusqu'à son arrestation, du 9 mars au 5 septembre 1661. C'est à démêler cette intrigue, où le surintendant mit tout en œuvre pour s'emparer du pouvoir, que nous devons nous attacher. D'un côté un ministre astucieux, servi par d'innombrables espions, secondé par Olympe Mancini et par la foule des courtisans, semble marcher à la souveraine puissance; de l'autre, un jeune roi, que l'on croyait incapable de diriger l'État, mais qui, plein du sentiment de ses devoirs et des plus hautes pensées, aspirait à élever l'autorité royale et la France avec elle, surveille avec vigilance toutes les démarches de ses ministres, découvre les fraudes du surintendant, déjoue ses projets ambitieux et triomphe de ses intrigues. Ce spectacle, où se montre le génie de Louis XIV, avec sa finesse et sa force, mérite d'être étudié dans ses moindres détails.
Louis XIV commença par former son conseil de trois ministres exclusivement, afin de donner aux actes de son gouvernement ce secret profond dont il aimait à s'envelopper. Il n'y appela que le Tellier, de Lyonne et Fouquet: le premier avait une longue expérience des affaires, et sa fidélité avait été éprouvée pendant les troubles de la minorité[827]. De Lyonne était instruit à fond des affaires étrangères, et le cardinal mourant l'avait recommandé au roi. Quant à Fouquet, «l'on pourra trouver étrange, dit Louis XIV dans ses Mémoires[828], que j'aie voulu me servir de lui, quand on saura que dès ce temps-là ses voleries m'étaient connues; mais je savais qu'il avait de l'esprit et une grande connaissance du dedans de l'État, ce qui me faisait imaginer que, pourvu qu'il avouât ses fautes passées et promit de se corriger, il pourrait me rendre de bons services.»
Les contemporains nous ont peint les trois ministres que Louis XIV appelait à son conseil[829]. Michel le Tellier, secrétaire d'État depuis 1643, avait toutes les grâces de l'extérieur, que retracent fidèlement ses portraits: un visage agréable, les yeux brillants, les couleurs du teint vives, un sourire spirituel. Son esprit était doux, facile, insinuant. Il parlait avec tant de mesure et de circonspection, qu'on le croyait toujours plus habile qu'il n'était; souvent sa réserve, qui venait de l'ignorance, passait pour sagesse. Modeste sans affectation, cachant sa faveur avec autant de soin que ses richesses, il n'avait point oublié que son grand-père avait été simple conseiller à la cour des aides. Il ne fit jamais vanité d'une pompeuse et fausse généalogie, et, bien loin d'exciter l'envie par son faste, comme Fouquet, il vivait avec simplicité et se contentait d'une modeste campagne à Chaville. Le Tellier se connaissait assez lui-même et était assez maître de ses passions pour ne pas aspirer au premier rang; mais il remplissait avec exactitude les fonctions de sa charge, et ne s'en laissait jamais distraire par les plaisirs. Facile et poli dans le commerce ordinaire de la vie, il était ennemi dangereux, et attendait avec patience l'occasion de frapper ceux qui l'avaient offensé. Sa réconciliation avec Fouquet, pendant le séjour de la cour à Toulouse, avait été plus apparente que réelle. Il redoutait les intrigues du surintendant et était scandalisé de ses folles prodigalités. Ainsi Fouquet ne pouvait compter sur lui pour la réalisation de ses vues ambitieuses.
Il n'en était pas de même d'Hugues de Lyonne. Nous avons déjà vu par quels liens ce ministre était enchaîné à Fouquet[830]. Joueur et dissipateur, entraîné par les plaisirs et n'épargnant rien pour satisfaire ses goûts, de Lyonne présentait un mélange de vertus et de vices: ardent au travail et infatigable quand la nécessité l'exigeait, mais d'ordinaire distrait par les plaisirs et ne donnant que quelques heures aux affaires publiques, il regagnait par la vivacité de son esprit le temps que ses passions lui faisaient perdre. Son génie vif et perçant s'était encore aiguisé par la pratique des affaires et son commerce habituel avec le cardinal Mazarin. Louis XIV, qui connaissait bien de Lyonne, ses faiblesses comme ses qualités, s'en servait pour les affaires étrangères, auxquelles il était éminemment propre. Mais il ne lui laissait aucune influence sur le gouvernement intérieur. Les deux Brienne, père et fils, qui possédaient la charge de secrétaires d'État pour les affaires étrangères, ne faisaient que signer les dépêches rédigées par de Lyonne, quoique ce dernier n'eût encore que le titre de ministre d'État.
Fouquet était évidemment le seul des trois ministres appelés au conseil secret que l'on pût considérer comme le successeur de Mazarin. Le Tellier n'aspirait pas à une si haute fortune, et de Lyonne était renfermé dans des attributions spéciales. Le surintendant seul, par le nombre de ses créatures, l'éclat de son nom, la magnificence qu'il étalait, semblait destiné au rang de premier ministre. Il avait l'intelligence rapide, le travail prompt et facile. Sa conversation était vive et légère, ses manières aisées et nobles. Son esprit cultivé charmait tous ceux qui l'entretenaient. Il avait l'abord facile et répondait toujours des choses agréables, de telle sorte qu'il renvoyait à demi contents tous ceux qui venaient à son audience, lors même qu'il ne leur ouvrait pas sa bourse. Pour suffire aux occupations de ses deux charges et aux plaisirs d'une vie dissipée, Fouquet passait une partie des nuits à écrire, dans son lit, les rideaux fermés[831]; il disait que le grand jour lui donnait de perpétuelles distractions. Ce mélange de plaisirs et de travaux ne tarda pas à altérer sa santé. Il était sujet, en 1661, à des accès de fièvre intermittente; mais ni les conseils de ses amis, ni le soin de sa santé, ni les avertissements de sa conscience, ne purent prévaloir sur ses passions et l'arrêter dans la voie fatale où il était entraîné.
Louis XIV, qui était décidé à mettre un terme aux dilapidations de Fouquet, n'avait pas encore résolu de le perdre. Il le prit en particulier et lui déclara qu'il voulait être roi et avoir une connaissance exacte et complète des affaires[832]; qu'il commencerait par les finances, comme la partie la plus importante de l'administration, et s'efforcerait d'y rétablir l'ordre et la régularité. Il demanda au surintendant de l'instruire exactement de tous les détails, et le conjura de ne lui rien cacher, déclarant qu'il se servirait toujours de lui, pourvu qu'il le reconnût sincère. Quant au passé, il était disposé à l'oublier; mais il voulait qu'à l'avenir le surintendant lui fit connaître avec vérité l'état des finances. Fouquet protesta de son dévouement et de sa bonne foi; mais, au lieu de profiter de l'occasion que lui offrait le roi pour sortir des voies tortueuses et criminelles où il s'était engagé, il s'y plongea de plus en plus.
Cependant, si l'on en croit un contemporain qui se dit bien informé[833], les sages avis ne manquèrent pas au surintendant. Il avait réuni ses commis, Bruant, Pellisson, Girardin[834], et leur avait fait part des paroles du roi. Ils lui firent remarquer qu'il y avait autant de bonté que de fermeté dans les demandes du prince, et qu'il serait dangereux de ne pas déférer à ses ordres. Mais Fouquet se moqua d'eux et prétendit qu'un jeune roi, livré à ses passions, ne serait pas longtemps fidèle à ses projets de travail. Il lui faudrait, disait-il, consacrer au moins huit heures par jour à des détails fastidieux. Comment supposer qu'il s'y appliquerait avec persévérance, pendant que les plaisirs l'appelaient de toutes parts? Confiant dans cette pensée, Fouquet présenta à Louis XIV des états falsifiés. Pendant cinq mois le surintendant tenta de tromper ainsi le roi, sans que la patience du prince se lassât. Chaque jour Fouquet exposait à Louis XIV les dépenses en grand détail; il les exagérait, et au contraire diminuait les recettes. Le roi remettait tous les soirs ces états à Colbert, qu'il avait nommé intendant des finances, avec mission spéciale de surveiller Fouquet. Colbert indiquait au roi les faussetés de ces états, et le lendemain Louis XIV insistait auprès de Fouquet pour obtenir la rectification des erreurs, sans cependant lui découvrir qu'il était instruit de ses fraudes. Fouquet persistait dans ses mensonges et croyait que le roi en était dupe.
Ce qui contribuait à entretenir l'illusion du surintendant, c'est qu'il avait gagné la plupart de ceux qui entouraient Louis XIV, et il se croyait parfaitement instruit de toutes ses pensées. Langlade et Bartet, deux des secrétaires du cabinet, lui étaient vendus. Les jeunes courtisans qui paraissaient les compagnons assidus du roi, les Marsillac, les Guiche, les Vardes, recevaient et souvent sollicitaient du surintendant des pensions ou gratifications. Marsillac surtout, que les contemporains représentent comme l'ami du roi, était (du moins Fouquet le croyait) complètement dans ses intérêts[835]. C'était à ce courtisan que Louis XIV écrivait, après l'avoir nommé grand maître de la garde-robe: «Je me réjouis comme votre ami du présent que je vous ai fait comme votre maître[836].»
Fouquet se croyait également sûr des femmes au milieu desquelles vivait le roi. Louis XIV semblait alors dominé par la comtesse de Soissons, dont nous avons déjà parlé antérieurement[837]. Olympe Mancini avait repris sur ce prince l'ascendant qu'elle avait jadis exercé. Mariée depuis deux ans au prince Eugène de Savoie-Carignan, comte de Soissons, elle n'était plus désignée que sous le nom de madame la Comtesse. Sa charge de surintendante de la maison de la reine, l'éclat de sa beauté, celle des jeunes femmes dont elle savait s'entourer, leur esprit d'intrigue et de galanterie, tout contribuait à faire de madame la Comtesse l'arbitre de la mode et de l'opinion. Son règne fut court, mais brillant. La reine mère avait d'abord vu avec plaisir l'ascendant d'Olympe Mancini sur le roi[838]. C'était un moyen de faire oublier Marie Mancini, dont la passion tout autrement profonde aspirait au trône. Mais elle ne tarda pas à s'apercevoir des dangers que présentait cette cabale.
La société de madame la Comtesse était trop avide et trop peu scrupuleuse pour que le surintendant n'y fit pas de faciles conquêtes. Parmi les femmes qui y brillaient du plus vif éclat, on remarquait madame de Valentinois, fille du maréchal de Gramont et sœur du comte de Guiche. Si l'on en croit Conrart et Valant[839], qui ont transcrit dans leurs recueils de prétendues lettres trouvées dans la cassette de Fouquet, madame de Valentinois aurait été une des maîtresses du galant surintendant. Mais la lettre qu'ils lui attribuent paraît venir d'une entremetteuse vulgaire. D'ailleurs, j'ai déjà fait remarquer que ces lettres n'avaient aucune authenticité. Toutefois d'autres documents, qui méritent plus de confiance, prouvent que madame de Valentinois était, en effet, signalée par la chronique scandaleuse comme entretenant des intrigues avec Fouquet. Il a déjà été question des lettres d'une entremetteuse, nommée la Loy, lettres qui forment la plus grande partie des papiers saisis dans la cassette de Fouquet et conservés par Baluze. Cette femme fait plusieurs fois allusion aux bruits qui avaient couru sur les relations de Fouquet avec madame de Valentinois. Racontant une conversation des filles de la reine, elle écrit à Fouquet[840]: «Comme l'on parla de choses et d'autres, et que l'on vint à tomber sur votre chapitre, mademoiselle de Fouilloux nous dit qu'elle savait de bonne part que vous étiez passionnément amoureux de mademoiselle de Valentinois, et que mademoiselle de Beaulieu[841] faisait l'intrigue. Je vis que mademoiselle de Menneville[842] changea de couleur, et devint rouge et les yeux étincelants. Les larmes lui tombèrent. En même temps, comme elle vit cela, elle se leva et s'en alla vers la fenêtre, feignant d'avoir mal à la tête et aux yeux. J'ai peur que mademoiselle de Fouilloux n'ait pris garde à cela; car elle la regarda fort, et, après qu'elle fut sortie, je fis ce que je pus pour lui remettre l'esprit, disant qu'assurément c'était une même plaisanterie que celle qu'on avait voulu faire de mademoiselle de Pons; mais, quelque chose que je lui pusse dire, je ne pus lui ôter l'inquiétude.»
Comment s'étonner d'ailleurs que madame de Valentinois ait été en butte à la médisance ou à la calomnie, lorsqu'on la voit, dans les Mémoires de Saint-Simon, jouer un si étrange personnage? Lauzun en était épris et se crut trompé par cette belle et galante dame. Il s'en vengea avec une audace inouïe. «Une après-dînée d'été qu'il était allé à Saint-Cloud, il trouva Madame[843] et sa cour assises à terre sur le parquet pour se rafraîchir, et madame de Monaco[844], à demi couchée, une main renversée par terre. Lauzun se met en galanterie avec les dames et tourne si bien, qu'il appuie son talon dans le creux de la main de madame de Monaco, y fait la pirouette et s'en va. Madame de Monaco eut la force de ne point crier et de s'en taire[845].» Une autre anecdote, également racontée par Saint-Simon, prouverait, si l'on en croyait le Gascon Lauzun, que madame de Valentinois entretenait avec Louis XIV un commerce régulier de galanterie. Il ne serait pas étonnant que cette beauté fragile n'eût pas résisté aux séductions du surintendant.
Ce qui est certain, c'est que plusieurs des filles d'honneur de la reine qui brillaient dans la société d'Olympe Mancini recevaient des pensions de Fouquet. Une chanson de l'époque énumère ces filles d'honneur, en caractérisant leur esprit et leur beauté[846]. En voici deux couplets qui s'appliquent à celles qui figureront dans l'histoire du surintendant:
Fouilloux, sans songer à plaire,
Plaît pourtant infiniment
Par un air libre et charmant.
C'est un dessein téméraire
Que d'attaquer sa rigueur.
Si j'eusse été sans affaires,
La belle aurait eu mon cœur.
. . . . . . . . . . . . . .
Toute la cour est éprise
De ces attraits glorieux
Dont vous enchantez les yeux,
Menneville; ma franchise
S'y devrait bien engager;
Mais mon cœur est place prise,
Et vous n'y sauriez loger.
. . . . . . . . . . . . . .
Bénigne de Meaux du Fouilloux, dont il est question dans le premier couplet, était amie intime de la comtesse de Soissons; elle recevait une pension de Fouquet, le servait avec zèle dans toutes les intrigues de cour, et l'instruisait des mystères de cette cabale où des dehors légers couvraient de dangereuses passions. C'est ce qui résulte de documents parfaitement authentiques. On y voit assez clairement les efforts de cette cabale pour enchaîner Louis XIV et l'endormir dans les plaisirs.
CHAPITRE XXXI
—MARS-AVRIL 1661—
Bénigne de Meaux du Fouilloux, une des amies de la comtesse de Soissons, reçoit une pension du surintendant.—Caractère de cette personne. Elle s'efforce de gagner des partisans à Fouquet.—Le surintendant l'emploie pour l'acquisition de la charge de capitaine général des galères.—Rôle de mademoiselle de la Motte d'Argencourt dans cette affaire; sa disgrâce.—Mademoiselle du Fouilloux avertit le surintendant de tout ce qu'elle découvre des amours du roi.—Elle est dupe de la dissimulation de Louis XIV.—Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans.—Mademoiselle de la Vallière.—Haine de mademoiselle de Fouilloux et de la comtesse de Soissons contre elle.—Ce que serait devenu Louis XIV s'il eût été subjugué par cette société.—Fermeté et discernement de Louis XIV au milieu de cette cour dissolue.
Mademoiselle du Fouilloux avait fait son apparition à la cour en 1652; elle y fut remarquée immédiatement pour sa beauté et sa grâce[847]:
Une fleur fraîche et printanière,
Un nouvel astre, une lumière,
Savoir l'aimable du Fouilloux,
Dont plusieurs beaux yeux sont jaloux,
D'autant que cette demoiselle
Est charmante, brillante et belle,
Ayant pour escorte l'Amour,
A fait son entrée à la cour.
Et pris le nom, cette semaine,
De fille d'honneur de la reine;
Et le roi, se ramentevant[848]
Que son feu frère ci-devant
Était mort, lui, rendant service
Dans le métier de la milice,
Lui donne en rétribution
Deux mil livres de pension.
Vive, spirituelle, aimable et peu scrupuleuse, mademoiselle du Fouilloux obtint bientôt une sorte de célébrité dans cette cour brillante et de mœurs faciles. Mademoiselle de Menneville la surpassait en beauté[849]; mais mademoiselle du Fouilloux avait plus d'esprit et de gaieté. On la voit figurer dans la plupart des ballets, où Louis XIV lui-même aimait à jouer un rôle. Loret, qui chante sur un ton moitié sérieux, moitié burlesque, toutes les fêtes de la cour, ne manque jamais d'y mêler l'éloge de mademoiselle du Fouilloux[850]. Il dit en parlant d'un ballet dansé en janvier 1658:
Fouilloux, l'une des trois pucelles,
Comme elle est belle entre les belles,
Par ses attraits, toujours vainqueurs,
Y faisait des rafles de cœurs.
En 1661, mademoiselle du Fouilloux avait encore conservé tout l'éclat de sa beauté. Le jeune Racine, qui était alors relégué au fond d'une province, voulant citer à son ami la Fontaine des types de beauté, n'en trouve pas de plus connus que ceux de mesdemoiselles du Fouilloux et de Menneville[851]: «Je ne me saurais empêcher de vous dire un mot des beautés de cette province... Il n'y a pas une villageoise, pas une savetière, qui ne disputât de beauté avec les Fouilloux et les Menneville... Toutes les femmes y sont éclatantes, et s'y ajustent d'une façon qui leur est la plus naturelle du monde; et pour ce qui est de leur personne.
Color verus, corpus solidum et succi plenum.»
Ainsi, d'après la citation même de Racine, l'éclat du teint, qui n'avait pas besoin des artifices de la parure, les charmes de la jeunesse et de la santé, se réunissaient pour faire de ces filles de la reine des modèles d'une beauté parfaite.
Fouquet s'y laissa séduire et s'efforça en même temps de faire de mademoiselle du Fouilloux un auxiliaire de sa politique. Nous avons déjà vu une jeune fille[852] mettre la finesse et les grâces de son esprit au service des vues ambitieuses du surintendant. Je n'insisterai pas sur les relations de mademoiselle du Fouilloux et de Fouquet. Il est difficile de supposer que le voluptueux surintendant et une jeune fille célèbre pour sa beauté et de mœurs légères n'aient traité que des questions politiques dans leurs fréquentes entrevues, constatées par la correspondance de l'entremetteuse. On voit même que cette femme a la précaution d'éviter que mademoiselle du Fouilloux n'aille chez Fouquet en même temps que mademoiselle de Menneville. Elle écrivait au surintendant[853]: «Mademoiselle du Fouilloux m'a dit qu'elle ne pouvait vous aller parler aujourd'hui, parce qu'elle est obligée d'aller avec Madame à la chasse. Elle m'a dit de savoir de vous quelle heure vous sera la plus commode demain, à deux heures après-midi ou à quatre heures; car elle n'y pourra aller qu'à l'une ou l'autre de ces heures-là. Pour la personne que vous savez[854], je crois qu'il n'est pas à propos qu'elle aille chez vous avec Fouilloux. Assurément elles nuiraient l'une à l'autre; il faut qu'elles y aillent séparément. Je crois que Fouilloux ira seule avec une gouvernante. Que je sache, s'il vous plaît, demain matin l'heure qui vous sera la plus commode.»
Ce qui est établi par cette lettre et par bien d'autres, c'est que mademoiselle du Fouilloux avait des entrevues avec Fouquet, et il est prouvé d'ailleurs que cette personne, qui joignait le goût du solide et du positif à un ardent esprit d'intrigue, recevait une pension du surintendant. L'entremetteuse était chargée de la toucher et de la lui transmettre. «Je vous dirai, écrivait-elle à Fouquet[855], que j'ai vu Fouilloux prête à me prier de trouver moyen de vous dire, comme de mon chef, que je savais bien que vous lui feriez un grand plaisir, si sur la pension de cette année vous lui vouliez avancer cent pistoles.»
En se vendant à Fouquet, mademoiselle du Fouilloux avait cherché, en fille prudente et avisée, à s'assurer un mari pour l'époque où elle voudrait faire une fin. Elle avait jeté les yeux sur un des seigneurs de la cour, personnage de noble famille et d'humeur débonnaire, le marquis d'Alluye (Paul d'Escoubleau). Elle sut l'enivrer et le fasciner au point de le tenir pendant près de dix années sous son empire. Dès le temps du voyage de Louis XIV à Lyon, en 1658, elle entretenait avec lui des relations qui étaient connues de toute la cour[856]. Comme la famille du marquis d'Alluye s'opposait à son mariage avec une personne sans fortune et d'une conduite justement suspecte, il fallut attendre jusqu'en 1666, époque où la mort de Charles d'Escoubleau, père du marquis, leva le principal obstacle[857]. Dans cet intervalle, mademoiselle du Fouilloux ne cessa de veiller sur le marquis; les espions du surintendant étaient à ses ordres et lui rendaient bon compte de la conduite de Paul d'Escoubleau. «J'ai dit à mademoiselle du Fouilloux, écrivait l'entremetteuse à Fouquet, ce que vous m'avez mandé touchant le marquis d'Alluye. Elle m'a priée d'aller vous trouver, à quelque prix que ce fût, et de vous supplier, de sa part, de savoir si c'est lui qui cherche à se marier: que tous les jours il lui écrit des lettres du contraire, où il lui fait mille protestations d'amitié; que, pour son père, elle sait qu'il fait tout ce qu'il peut pour l'obliger à se marier. C'est pourquoi elle vous supplie de vous informer lequel c'est qui fait les pas pour cela et de qui l'on parle.»
Mademoiselle du Fouilloux ne rendait pas à Fouquet moins de services qu'elle n'en recevait. Le surintendant l'employa particulièrement pour décider le marquis de Richelieu à céder la charge de général des galères au marquis de Créqui, gendre de madame du Plessis-Bellière. Fouquet attachait une grande importance à cette affaire, par des raisons que nous avons exposées plus haut[858]. Il s'agissait pour lui de s'emparer de la flotte de la Méditerranée et d'ajouter à la puissance navale, dont il disposait déjà, les galères de Toulon et de Marseille. L'affaire parut d'abord difficile. Fouquet chargea mademoiselle du Fouilloux d'en parler à mademoiselle de la Motte-d'Argencourt, une des filles de la reine, qui avait grand crédit sur le marquis de Richelieu[859]. L'entremetteuse, rendant compte du résultat de ces démarches à Fouquet, lui écrivait[860]: «Mademoiselle du Fouilloux m'a promis de faire tout ce qu'elle pourrait humainement pour l'affaire que vous savez; mais elle m'a dit que mademoiselle de La Motte n'avait pas sur M. de Richelieu le pouvoir qu'il a sur elle; qu'il lui faisait faire une partie de ce qu'il veut, et que, elle, n'en usait pas de même. Elle a même ajouté qu'il n'y avait que deux jours que M. de Richelieu lui avait dit qu'il y périrait ou qu'il aurait cette charge, et qu'il n'avait pas de l'argent rien que pour les galères; mais qu'il en avait encore pour le gouvernement du Havre, et que l'argent pour tout cela était tout prêt. Il l'avait même priée de parler encore à madame la Comtesse pour lui, mais qu'à votre considération elle (mademoiselle de La Motte) ne le fera pas, et qu'au contraire elle fera tout ce qu'elle pourra pour détourner les bons sentiments que madame la Comtesse a pour M. de Richelieu. Car elle m'a dit de vous avertir que madame la Comtesse se déclare fort pour M. de Richelieu contre M. de Créqui. Elle a ajouté que madame de Beauvais[861] fait tout ce qu'elle peut envers la reine mère. Elle m'a priée de vous aller avertir de toutes ces choses, et de vous assurer qu'il n'y avait rien qu'elle ne fit pour vous et qu'elle y fera tout ce qu'il se pourra dans cette rencontre, comme en tout ce à quoi vous voudrez l'employer. Mais elle vous prie que tout ce qu'elle vous fera dire soit fort secret, et elle ne veut pas que qui que ce soit autre que moi sache qu'elle a relation avec vous. Elle m'a dit de vous voir tous les jours si cela se peut et que je sache ce que vous voudrez qu'elle dise et fasse, et par même moyen elle me dira ce qu'elle apprendra. Elle m'a répété qu'elle a peur que vous n'ayez pas satisfaction dans cette affaire.
«Pendant mon absence elle était dans la plus grande peine du monde que je fusse de retour pour vous dire, de sa part, que vous fissiez grande civilité à madame la comtesse de Soissons; que vous ayez cent petites complaisances pour elle, et elle m'a dit de vous dire que elle ne vous mandait pas cela sans raison et que dans peu elle me les dirait pour vous les répéter. En vérité, elle m'a parlé tout à fait de bonne façon.» Cette lettre se termine comme la plupart des billets de l'entremetteuse par une demande d'argent: «Mademoiselle du Fouilloux m'a assuré que de tout l'argent que vous lui avez fait donner, elle n'en a pas payé un sou, et elle a tout joué.»
Quelques jours après, la même personne écrivait encore à Fouquet[862], pour lui annoncer que l'affaire paraissait en meilleure voie. Elle ne manque pas d'insister sur les services rendus au surintendant par mademoiselle du Fouilloux et la comtesse de Soissons. «J'ai vu mademoiselle du Fouilloux, qui m'a dit qu'elle avait parlé à madame la Comtesse, et qu'elle vous promettait qu'elle ne serait point contre vos sentiments. Elle lui parlera encore aujourd'hui. Elle m'a dit de vous dire qu'elle avait su de mademoiselle de La Motte que le marquis de Richelieu lui a dit qu'il avait présentement cinq cent mille livres, et qu'il lui fallait encore deux cent mille livres; qu'il était allé à Paris pour les trouver, si bien que comme cela il n'a pas trop son argent comptant. Elle croit même qu'il en a encore moins qu'il ne dit. Le marquis de Richelieu est de retour de cette après-dînée[863]. Elle dit qu'elle lui parlera encore ce soir et qu'elle en tirera ce qu'elle pourra, et, comme elle part demain matin pour aller à Paris, elle m'a dit que, s'il y avait quelque chose de conséquence, elle me laisserait un billet pour vous.
«Mademoiselle du Fouilloux m'a fait entendre qu'elle était dans la confidence du roi et de Madame, et que le roi lui avait témoigné qu'il était fâché de ce qu'elle allait à Paris et lui avait dit jusqu'à trois fois qu'elle ne manquât pas de revenir jeudi. Vous savez que le roi n'a jamais aimé personne qu'il n'ait voulu qu'elle fût de la confidence[864], si bien que je crois qu'il en est ici de même; elle m'a chargée aussi de vous dire que, si vous souhaitez de faire dire quelque chose, soit touchant cette charge ou autre chose, par Madame au roi, qu'elle le fera, sans que vous y paraissiez en rien. Enfin elle m'a dit tout ce qui pouvait se dire là-dessus. Elle a ajouté que, si elle voyait qu'il fût à propos, elle intéresserait mademoiselle de La Motte de quelque chose.»
L'affaire particulière dont Fouquet s'occupait alors, et pour laquelle il avait employé mademoiselle du Fouilloux, réussit. Le marquis de Richelieu vendit au marquis de Créqui la charge de capitaine général des galères, moyennant une somme de deux cent mille livres, qui fut payée par Fouquet. Mademoiselle de La Motte d'Argencourt, dont il a été plusieurs fois question dans cette négociation, avait comme mademoiselle du Fouilloux une réputation de beauté et de grâce. Loret l'a célébrée dans sa lettre du 19 janvier 1658:
Et la mignonne d'Argencour.
Nouveau miracle de la cour.
Avec des douceurs sans pareilles.
Faisait adorer ses merveilles.
Et soumettait, par ses beautés.
Cent précieuses libertés.
L'éclat des amours du marquis du Richelieu et de mademoiselle de La Motte entraîna quelques mois plus tard la disgrâce de cette fille de la reine. Cet événement est raconté dans une des lettres trouvées dans la cassette de Fouquet. «Il ne s'est rien passé de considérable en cette cour, depuis que vous en êtes parti, que le congé donné à mademoiselle de La Motte par la reine mère. Ce fut M. de Guitry[865] qui eut ordre de le lui dire la veille du départ du roi. La reine mère souhaitait que la chose se fît sans éclat et que La Motte se retirât sous prétexte de maladie ou quelque autre raison. Mais elle fut chez madame la Comtesse le lendemain de bon matin, et, après avoir appelé madame de Lyonne au conseil, il fut résolu qu'on engagerait la reine à prier la reine mère en sa faveur. Cette résolution prise, on chercha les moyens d'engager la reine à faire cette prière. On crut que la voie de Molina[866] était la meilleure; on la prit, et l'abbé de Gordes fut dépêché vers elle. Il s'acquitta fort heureusement de son message. Molina promit de s'employer de tout son pouvoir et de faire agir la reine. En effet, comme la reine mère revenait de la promenade, elle fut priée de la part de la reine d'entrer dans son appartement seule, et y étant, la reine la pria avec des termes pressants de pardonner à La Motte. Elle lui dit qu'elle savait bien qu'elle n'aimait pas la galanterie; que si, après ce pardon, La Motte ne vivait pas avec la dernière régularité et ne servait pas d'exemple aux filles de la reine mère et aux siennes, elle serait la première à prier la reine mère de la chasser. Et voyant que toute cette éloquence était inutile, elle fit sortir La Motte tout en pleurs de son cabinet où elle avait été enfermée toute l'aprés-dînée, qui vint se jeter aux pieds de la reine mère, qui craignant de s'attendrir, ou, comme elle a dit depuis, ne voulant pas lui reprocher sa mauvaise conduite, passa dans le grand cabinet de la reine et fut entendre une très-mauvaise comédie espagnole.
«Depuis, La Motte a fait prier la reine mère par la reine de souffrir qu'elle se retirât au Val-de-Grâce; ce qui lui a été refusé par la reine mère, parce qu'elle a dit qu'il y allait trop de monde, et on la met à Chaillot.
«Le sujet de sa disgrâce est conté diversement. Les uns disent qu'elle a écrit une lettre où elle traite le marquis de Richelieu de traître et de perfide pour l'avoir abandonnée, et que cette lettre a été interceptée. Les autres que le marquis a voulu se rengager dans ce même commerce avec elle et qu'on l'a appréhendé; qu'il lui a écrit une lettre plus tendre que toutes celles qu'il avait écrites autrefois et qu'on a su qu'il l'avait écrite. On fait d'étranges contes d'elle, et c'est ce qui fait qu'elle veut entrer dans un couvent que la reine mère lui choisira, parce que, autrement, elle ne pourrait se justifier.»
Je n'ai pu reconnaître l'écriture de la personne qui écrit ces nouvelles au surintendant. Il ne serait pas impossible que ce fût mademoiselle du Fouilloux elle-même. Ce qui est certain, c'est qu'elle ne cessa pendant toute cette époque de donner des renseignements à Fouquet sur l'état de la cour et sur les intrigues amoureuses de Louis XIV. Afin de vendre plus cher ses services, l'entremetteuse ne manquait pas de répéter sans cesse à Fouquet que mademoiselle du Fouilloux était de toutes les confidences du roi, et qu'elle partageait tous ses plaisirs. Elle insistait avec un soin particulier sur les scènes qui pouvaient donner au surintendant une haute idée du crédit de mademoiselle du Fouilloux et de son influence sur Louis XIV; témoin le passage suivant[867]: «J'ai vu mademoiselle du Fouilloux, qui m'a dit que mardi le roi s'enferma avec Madame, madame la Comtesse, madame de Valentinois et les filles de Madame, et ne voulut qu'aucun homme ni d'autre personne y fût. Elle me dit qu'ils firent mille folies, jusqu'à se jeter du vin les uns aux autres; que le roi lui parla fort et lui témoigna mille bontés; qu'elle vous assure que ce ne sera rien que La Vallière, et que tout le tendre va a Madame. Elle m'a dit que le roi a la dernière confiance en madame la Comtesse, et qu'il lui dit les choses les plus particulières, même touchant les reines, et cent autres choses de cette force; qu'il n'y a que deux jours l'on parla fort de vous au roi, lui en disant cent biens, et elle a ajouté que ce ne fut pas elle qui en dit le moins.»
Cette lettre prouve que mademoiselle du Fouilloux fut dupe, aussi bien que Fouquet et la plus grande partie de la cour, de la dissimulation de Louis XIV. On le croyait épris de sa belle-sœur la duchesse d'Orléans, et en réalité c'était une des filles d'honneur de Madame, la tendre et gracieuse La Vallière, qui avait tout son amour. Une passion vive et sincère, jointe à la dignité de son caractère, que blessaient ces orgies, sauva Louis XIV de la vie molle et voluptueuse où la comtesse de Soissons et quelques filles de la reine auraient voulu l'enchaîner. On le croyait sous le charme et comme captif dans ces jardins d'Armide; mais il les traversait sans danger. L'amour vrai et profond le préservait de la débauche. Il faut d'ailleurs distinguer avec soin les personnes que réunit et semble confondre cette honteuse correspondance. Henriette d'Angleterre, dont il est souvent question sous le nom de Madame, est loin de ressembler à la comtesse de Soissons: Olympe Mancini était ambitieuse et violente dans ses passions; elle ne recula pas devant le crime, et fut plus tard gravement compromise dans l'affaire des poisons. Henriette d'Angleterre, élevée dans l'exil, d'une santé délicate, d'une sensibilité exquise, d'un esprit charmant et cultivé, ne connut jamais les entraînements de l'ambition et de la débauche. Elle aimait à plaire et y réussissait. Entourée de jeunes courtisans habitués à l'audace et au succès, elle n'eut pas toujours la prudence et la réserve qui l'auraient mise au-dessus du soupçon; mais on ne saurait comparer la légèreté de sa conduite à la licence de celle de madame la Comtesse.
Henriette d'Angleterre, qui avait épousé, à la fin de mars 1661, Philippe de France, duc d'Orléans, paraissait recherchée par Louis XIV, et il ne fut bruit à la cour que de cette galanterie; mais, en réalité, Madame n'était que le prétexte. Les hommages du roi s'adressaient à une des filles d'honneur de Henriette, Louise de La Baulme le Blanc, marquise, et plus tard duchesse de La Vallière. Cette jeune fille, moins brillante et moins spirituelle que la plupart des beautés du cercle de madame la Comtesse, avait un charme particulier. C'est pour elle que semble avoir été fait le vers de l'Adonis de la Fontaine:
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
Pendant les premiers temps, la société de madame la Comtesse ne voulut pas croire à la passion du roi pour cette jeune fille, d'une beauté médiocre et d'un esprit insignifiant. On ne vit dans l'empressement de Louis XIV auprès de mademoiselle de la Vallière qu'un moyen ingénieux de cacher son amour pour sa belle-sœur. C'était ce que soutenait mademoiselle du Fouilloux. Mais, lorsqu'on reconnut que le roi aimait réellement mademoiselle de La Vallière, il y eut dans le cercle intime de la comtesse de Soissons un véritable déchaînement contre la fille d'honneur de Madame. Mademoiselle du Fouilloux était des plus violentes. «Elle se mit à me parler de mademoiselle de La Vallière, écrit l'entremet teuse à Fouquet[868], et, pour vous dire le vrai, je vis fort qu'elle doit enrager de n'être point en cette confidence-là. Elle déclama fort contre mademoiselle de La Vallière, disant que ce n'était pas son coup d'essai, et qu'elle on avait fait bien d'autres; et, par tout ce qu'elle me dit, je vis bien qu'elle en veut faire dire quelque méchant discours au roi, afin que cela l'en dégoûte. Elle me dit qu'il n'y a rien que La Vallière n'ait mis en pratique pour faire que le roi en fût amoureux, et que, si d'autres avaient voulu faire la moitié de ces avances, elle ne l'aurait pas eu.»
Madame la Comtesse et ceux qui l'entouraient n'épargnèrent ni perfides insinuations ni complots habilement traîné pour détourner Louis XIV de sa passion naissante. N'ayant pu y réussir, ils fabriquèrent une lettre écrite en espagnol et destinée à dévoiler à la reine[869] les amours du roi. Cette lettre tomba entre les mains de Louis XIV; et, comme il ne tarda pas en connaître les auteurs, il rompit complètement avec cette dangereuse cabale qui avait prétendu le dominer; madame la Comtesse, Vardes et leurs complices, furent chassés de la cour. Cependant ils obtinrent plus tard la permission d'y revenir, et, si l'on veut se faire une idée du danger qu'eût présenté pour la France le règne de ces intrigants qui ne reculaient devant aucun crime pour atteindre le but de leur ambition, il faut voir comment se termina la vie de ces femmes qui paraissaient si brillantes et si spirituelles en 1661. Mademoiselle du Fouilloux réussit, après la chute de Fouquet, à se maintenir dans les bonnes grâces du roi: elle est citée dans une lettre de Louis XIV à Colbert, en date du mois de mai 1664[870], au nombre des dames de la cour admises à la loterie royale. En 1667, délivrée enfin du père du marquis d'Alluye, non sans soupçon d'avoir hâté sa mort, elle put épouser le mari qu'elle s'était assuré depuis longtemps.
Toujours intimement liée avec la comtesse de Soissons, elle fut compromise avec elle dans l'affaire des poisons, et fut entraînée presque malgré elle hors de France. Madame de Sévigné nous fait assister à cette scène[871]: «Pour madame la comtesse de Soissons, elle n'a pu envisager la prison. On a bien voulu lui donner le temps de s'enfuir si elle est coupable. Elle jouait à la bassette mercredi: M. de Bouillon[872] entra; il la pria de passer dans son cabinet, et lui dit qu'il fallait sortir de France ou aller à la Bastille. Elle ne balança point, elle fit sortir du jeu la marquise d'Alluye; elles ne parurent plus. L'heure du souper vint; on dit que madame la Comtesse soupait en ville. Tout le monde s'en alla persuadé de quelque chose d'extraordinaire. Cependant on fit beaucoup de paquets: on prit de l'argenterie, des pierreries; on fit prendre des justaucorps gris aux laquais, aux cochers; on fit mettre huit chevaux au carrosse. Elle fit placer auprès d'elle, dans le fond, la marquise d'Alluye, qu'on dit qui ne voulait pas aller, et deux femmes de chambre sur le devant. Elle dit à ses femmes qu'elles ne se missent point en peine d'elle, qu'elle était innocente; mais que ces coquines de femmes[873] avaient pris plaisir à la nommer: elle pleura. Elle passa chez madame de Carignan, et sortit de Paris à trois heures du matin. On dit qu'elle va à Namur.»
Madame d'Alluye était accusée, dans ce triste procès, d'avoir empoisonné son beau-père. Mais, soit faute de preuves, soit indulgence de la cour qui craignait de trouver trop de coupables, on lui permit de rentrer en France. Elle y vécut jusqu'à une extrême vieillesse, toujours occupée d'intrigues. Elle s'attacha à Monsieur, frère de Louis XIV, et sa maison resta jusqu'à la fin le rendez-vous de toutes les galanteries de la cour et de la ville[874]. Elle mourut à plus de quatre-vingts ans, telle qu'elle avait vécu; elle retrouvait au Palais-Royal, qu'elle habitait pendant la régence[875], les habitudes de licence de sa jeunesse, et un règne tel qu'elle l'avait souhaité à Fouquet. Heureusement pour la France, elle avait été trompée dans ses espérances.
Que serait devenu Louis XIV, si la fermeté de son caractère et la passion qu'il éprouvait pour mademoiselle de la Vallière ne l'eussent soustrait à l'empire de ces femmes perverses? Enivré de plaisirs, il eût puisé à longs traits dans cette coupe des voluptés l'oubli de ses devoirs et de sa dignité. Il serait tombé au rang de ces rois fainéants, qui abandonnèrent à des ministres souvent incapables ou corrompus le soin du gouvernement. Voilà ce que rêvait Fouquet: un jeune prince endormi dans les plaisirs et lui confiant l'administration du royaume. On ne peut envisager sans effroi le chaos où serait tombée la France sous un pareil gouvernement: ruine des finances, épuisement et misère du peuple, troubles et révolutions, tel en aurait été le résultat inévitable. Heureusement le roi de vingt-deux ans trompa les prévisions d'une cour corrompue, et brisa les fers dont elle croyait l'enchaîner, sans qu'elle soupçonnât même qu'il échappait à sa domination.
CHAPITRE XXXII
—MARS-MAI 1661—
Fouquet s'efforce de gagner la reine mère.—Caractère d'Anne d'Autriche.—Elle reçoit les présents de Fouquet.—Son confesseur est gagné par un des agents de Fouquet.—Les femmes de chambre de la reine reçoivent des pensions du surintendant.—Madame de Beauvais; caractère de cette femme; lettres qu'elle adresse à Fouquet.—Madame d'Huxelles correspond également avec Fouquet.—Anne d'Autriche défend le surindentant jusqu'en juillet 1661.
La reine mère avait gardé une grande puissance pendant le ministère de Mazarin, et on devait supposer qu'elle la conserverait après sa mort. Elle-même était persuadée que le roi son fils ne supporterait pas longtemps le travail pénible et fastidieux qu'il s'était imposé. Elle attendait ce moment pour reprendre son ascendant et gouverner sous son nom. Anne d'Autriche avait montré, pendant toute la minorité, et surtout pendant les troubles de la Fronde, du discernement et une grande fermeté de caractère. Au milieu d'une cour divisée par l'intrigue et l'ambition, en face d'un parlement qui voulait la diriger et en était incapable, entourée de courtisans avides et frivoles, elle sut reconnaître où était le vrai mérite. Elle donna sa confiance à un étranger, dans lequel elle devina le vrai successeur de Richelieu. On a cherché à expliquer cette faveur de Mazarin par des causes moins honorables pour la reine. En admettant même, ce qui restera toujours sujet à contestation, qu'Anne d'Autriche ait obéi à l'amour, il reste à expliquer comment cette passion, d'ordinaire si mobile, a résisté pendant plus de dix ans à toutes les épreuves, à la mauvaise fortune, à l'absence, à la calomnie, au déchaînement universel contre l'homme qui en était l'objet. Anne d'Autriche, qui avait apprécié les vues de Mazarin pour la grandeur de la France, son génie supérieur dans la diplomatie, son activité infatigable, le soutint avec une constance inébranlable. A ces qualités, la reine mère joignait une dignité extérieure que son fils Louis XIV porta au plus haut degré; elle excellait à tenir une cour et à maintenir dans un ton de décence et de respect les femmes et les seigneurs qui la composaient.
Le cardinal de Retz, qui s'est amusé à tracer des portraits en antithèses, a représenté la reine Anne d'Autriche comme incapable. Je ne citerai ce passage que pour montrer une fois de plus combien il faut se défier de ce bel esprit intrigant. «La reine, dit-il[876], avait plus que personne que j'aie jamais vu, de cette sorte d'esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas. Elle avait plus d'aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d'inapplication à l'argent que de libéralité, plus de libéralité que d'intérêt, plus d'intérêt que de désintéressement, plus d'attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d'intention de piété que de piété, plus d'opiniâtreté que de fermeté, et plus d'incapacité que de tout ce que dessus.» Ce portrait de fantaisie, où la vérité est sacrifiée au clinquant des antithèses, ne saurait faire illusion à ceux qui portent dans l'étude de l'histoire un esprit impartial. Anne d'Autriche avait reconnu la supériorité de Mazarin sur Gondi, et avait préféré le génie politique à l'intrigue. Voilà son vrai crime aux yeux du cardinal de Retz.
Après la mort de Mazarin, la reine mère, parvenue à un âge avancé, et éloignée des affaires publiques par Louis XIV, se tourna de plus en plus vers la dévotion. Les influences qui la dirigeaient venaient surtout des couvents. La supérieure de la Miséricorde[877] avait un grand pouvoir sur elle. Cette religieuse provençale, qui s'appelait la mère Madeleine, était venue à Paris, en 1651, pour fonder un couvent de son ordre, sous les auspices de la reine. Fouquet, qui avait des espions partout, était informé des relations d'Anne d'Autriche et de la mère de la Miséricorde. Le billet suivant, qui se trouve dans ses papiers, en est une preuve: «J'attendais toujours d'avoir l'honneur de vous entretenir pour vous dire bien des choses. Je ne sais si vous savez le pouvoir que la mère de la Miséricorde a sur l'esprit de la reine, et l'intrigue secrète qui s'y fait. M. le Tellier et M. de Lestrade la voient tous les jours. On m'en a dit bien des choses avec le dernier secret. Si cela vous est utile, faites-le-moi savoir. Vous savez que je suis tout à vous, et qu'il n'y a rien que je ne fasse pour vous le témoigner.» Le surintendant connaissait, par sa mère, Marie Maupeou, la mère de la Miséricorde[878], et il est probable qu'il ne négligea pas l'avis que l'on venait de lui donner.
Anne d'Autriche offrait encore prise à l'ambitieux surintendant par l'impatience avec laquelle elle supportait son éloignement des affaires. Mazarin, affermi après la paix des Pyrénées, avait tenu la reine mère en dehors du gouvernement, et, sur son lit de mort, il avait engagé Louis XIV à en user de même. Fouquet, au contraire, flatta Anne d'Autriche et lui laissa entrevoir qu'elle régnerait, s'il devenait premier ministre. Les propositions suivantes, écrites de la main même du surintendant[879], étaient destinées à être mises sous les yeux de la reine mère, et devaient être développées, selon toute probabilité, par un de ses confidents vendus à Fouquet[880]: «On ne veut point que la bonté qu'elle a lui soit à charge; on aime mieux prendre tout sur soi que de la commettre. Si on a quelques sentiments ou quelque conduite qu'elle n'approuve pas, on lui demande en grâce de le dire. Un mot réglera tout sur le pied qu'il lui plaira. On la conjure d'accorder sa confiance et de faire connaître toutes les choses qu'elle affectionnera, de quelque nature qu'elles soient, et celles qu'elle voudra faire réussir sans y paraître, et on demande cela avec la plus grande instance du monde, n'ayant point de plus forte passion que de rendre quelque service agréable, et le zèle n'empêchera pus que l'on ait la discrétion nécessaire. Tout le monde appréhende la domination nouvelle de M. le Prince[881], et que Son Éminence ne puisse résister à ses flatteries[882], et que l'on ait le déplaisir de le voir, sous divers prétextes, triompher de ceux qui ont servi longtemps contre lui. Secret et dissimulation, sans exception, à tout le monde. M. Le Tellier vit fort honnêtement en apparence, mais peut avoir jalousie et craindre que sa faveur n'aille d'un autre côté. Si elle trouve bon qu'on lui rende compte de ce qu'on apprend, ou s'il y a quelque chose dont elle désire savoir la vérité, en s'ouvrant un peu, on tâchera de la satisfaire.»
Nous ignorons quelle fut la réponse de la reine mère à ces insinuations; mais d'autres documents de l'époque font supposer qu'elle ne les repoussa pas complètement. Cette princesse avait souvent besoin d'argent, et le surintendant lui ouvrait le trésor public. Pendant que l'abondance régnait chez Fouquet, les palais royaux présentaient l'aspect de la détresse. C'est Louis XIV lui-même qui nous l'apprend dans ses Mémoires. Anne d'Autriche n'eut pas la force de résister à des offres si séduisantes pour une princesse avide de pouvoir et d'argent. Le marquis de Brancas, qui devint bientôt son chevalier d'honneur, et le comte de Grave, qui avait un rang officiel dans la maison de Monsieur, frère du roi, recevaient déjà des pensions de Fouquet. Le second fut chargé de distribuer six cent mille livres par an à la reine mère, à Monsieur et à Madame. C'est ce qu'atteste une lettre de la comtesse de Maure, Anne Doni d'Attichy. Cette dame, qui avait un certain rang parmi les beaux esprits de l'époque, et qui était en correspondance habituelle avec la marquise de Sablé, lui parle de l'interrogatoire de M. de Grave, qui, après l'arrestation de Fouquet, fut appelé devant les commissaires de la chambre de justice pour rendre compte de l'argent qu'il avait reçu du surintendant. Fouquet n'est pas nommé dans cette lettre; mais il ne peut être question que de lui. Quel autre aurait pu répandre ainsi l'or à pleines mains[883]? «Ne savez-vous pas, écrit la comtesse de Maure à la marquise de Sablé, ce qu'a produit l'interrogatoire de Grave[884]? Il a dit qu'il avait reçu longtemps cinq cent mille francs; mais qu'il ne pouvait dire qu'au roi ce qu'il en avait fait, et l'on dit qu'il les a donnés à la reine mère, à Madame et à Monsieur, et que depuis cela la reine mère paraît tout altérée. Pour moi, je ne trouve rien de plus pauvre que d'avoir voulu recevoir deux cent mille francs de cet homme, en manière de présent; car c'est bien ainsi, puisqu'elle ne l'a pas dit au roi, et je trouve épouvantable que, les ayant pris, elle se soit laissé porter à être contre lui, du moins sans les rendre. S'il a fallu qu'elle consentît à sa perte, j'aurais voulu lui rendre, disant: «Je me suis repentie d'avoir pris cela sans le su du roi.» Mais, vraiment, si elle avait été la vraie cause de sa perte, comme vous savez qu'on l'a tant dit, ce serait bien encore autre chose; mais, selon qu'on peut démêler tout cela, on trouve qu'elle a résisté au roi quelque temps, et puis qu'elle s'est rendue (cela s'appelle), quand elle a été gagnée par madame de Chevreuse[885].»
Fouquet ne se borna pas à acheter la faveur d'Anne d'Autriche, il voulut connaître ses secrets les plus intimes en corrompant son confesseur. Un des agents de Fouquet s'en chargea. Les lettres par lesquelles il transmet au surintendant les révélations du cordelier, confesseur de la reine mère, nous ont été conservées[886]. Elles sont curieuses par les détails qu'elles donnent sur les relations d'Anne d'Autriche avec le roi, et sur les intrigues de la cour. La première est du 2 avril 1664, et prouve qu'à cette époque Louis XIV conservait encore pour Marie Mancini un amour que les deux reines s'efforçaient en vain de déraciner: «Je n'ai rien su du cordelier depuis ma dernière lettre; mais j'appris hier au soir, de la personne qui connaît le père Annat[887], que la reine mère et la reine l'avaient envoyé chercher pour tâcher à détourner le roi de l'inclination qu'il a pour mademoiselle Marie Mancini[888], comme d'une chose mauvaise; qu'il en a parlé au roi, qui promit de suivre son conseil, et qui, depuis, à ce qu'on m'a assuré, n'avait pas paru si ardent pour elle. Car, sur plusieurs petites grâces qu'elle lui avait demandées, il avait remis à lui répondre dans quelques jours. Ce qui fit paraître que, n'ayant osé la refuser tout à fait, il a pris un milieu, et a été, du moins apparemment, retenu par ce qui lui en avait été dit.
«Voilà ce que j'aurais dit à monseigneur si j'avais eu l'honneur de le voir ce matin. Je n'aurais rien à y ajouter qui méritât la peine d'être lu, si je n'étais comme forcé de lui dire, par l'envie que j'ai de lui plaire, que je m'estimerai le plus heureux de tous les hommes si le zèle et la fidélité inviolable que j'ai voués à son service et si ce que je fais présentement lui est agréable; je suis au moins assuré que, si le caractère de mon peu d'esprit n'est aussi relevé ni aussi capable que je le souhaiterais pour lui rendre mes très-humbles services, du moins ma manière est entièrement opposée à l'inconsidération et à l'étourderie, et que j'ai en quelque sorte ce bonheur d'être par là moins indigne d'avoir quelque part en son estime.»
La résolution du roi de tenir sa mère éloignée du gouvernement est nettement marquée dans une lettre du 22 avril: «Le père cordelier dit hier à la personne dont j'ai parlé à monseigneur que la reine mère lui avait conté un mécontentement qu'elle avait eu du roi sur ce que l'autre jour, entrant fort brusquement dans sa chambre, il lui fit reproche de ce qu'elle avait prié M. de Brienne de quelque affaire, et qu'il lui dit en propres termes et fort en colère: «Madame, ne faites plus de pareilles choses sans m'en parler[889].» Qu'à cela la reine ne répondit rien et ne fit que rougir. Il a encore dit que Monsieur se plaignait et qu'il avait dit depuis à quelqu'un que le roi le traitait comme un chien.
«Au reste, il assure que la reine mère croit que M. le Prince pense fort à se mettre dans les affaires; qu'elle dit avoir remarqué une patience extrême en lui pour faire sa cour; que le roi l'estime fort, et que sur toutes les choses qu'il fait il demande aux gens si M. le Prince les approuve. Il est même très-constant qu'il tâche à cabaler. Il a été voir ce bonhomme de cordelier, et la reine mère, quoiqu'elle ait une furieuse défiance de lui, l'aimerait encore mieux que rien; car il la recherche. Je tâcherai d'écrire quelque chose à monseigneur du père Annat; mais, comme c'est un homme fort réservé, je n'ose rien promettre.
«J'oubliai à dire à monseigneur que, bien que le cordelier doive être très-content de l'arrêt de Saintes, il ne témoigne en être obligé qu'à la reine mère, qu'il prétend absolument l'avoir ordonné à monseigneur le procureur général. Ainsi il ne le faut pas tant regarder comme un homme entièrement affectionné, et je ne vois pas même qu'il y ait une grande sûreté en lui ni qu'il prenne trop bien les choses: je n'écrirai plus rien de lui à monseigneur de fort longtemps; car, comme les personnes avec qui j'ai commerce ne sont pas à Fontainebleau[890], je n'aurai plus moyen d'en savoir des choses si particulières. Cependant, si monseigneur m'ordonne d'aller à la cour, comme je le connais assez, je pourrais toujours en tirer quelque nouvelle. Je ferai en cela, comme en toutes sortes de rencontres, ce qu'il lui plaira de me commander. Je le conjure seulement de se souvenir que je ne souhaite rien avec plus de passion que de lui plaire, et que n'ayant nulle affaire qui me retienne à Paris, je serai avec un plaisir extrême en des lieux où je me puisse flatter de quelque espérance de lui être agréable, et où je lui puisse faire connaître avec quel attachement et quel respect je suis à lui.»
La correspondance resta, en effet, suspendue pendant deux mois avec la personne qui s'efforçait de pénétrer les secrets du confesseur d'Anne d'Autriche. Mais Fouquet entretenait auprès de la reine mère d'autres espions qui ne cessaient de l'avertir de tout ce qui se passait dans son intérieur. Anne d'Autriche avait de tout temps laissé beaucoup d'influence aux personnes qui l'entouraient, à ses femmes de chambre comme à ses dames d'honneur. Il y en avait même dont l'audace était devenue proverbiale; telle était madame de Beauvais, cette Catherine Belier, que la reine ne désignait que sous le nom de Catau. Cette femme, d'une réputation plus qu'équivoque, était en relation avec les principaux personnages du temps. Le chancelier Séguier en recevait des avis sur la situation de la cour et les dispositions du roi[891]. Elle s'insinuait dans ses bonnes grâces en lui parlant du crédit de son petit-fils, le chevalier de Coislin, et en même temps lui demandait de l'argent. C'était une de ces femmes dont l'esprit actif et intrigant a besoin de se mêler à toutes les affaires. Comment serait-elle restée étrangère au surintendant? Un double intérêt la portait vers lui: le besoin d'argent et l'ambition. Nous avons déjà vu[892] avec quelle chaleur un peu inconsidérée madame de Beauvais vantait devant la reine mère l'évêque d'Agde, frère de Fouquet. Elle écrit au surintendant, tantôt pour lui faire une recommandation au nom de la reine, tantôt pour ses propres intérêts. Ainsi, du vivant de Mazarin, elle priait Fouquet de procurer à son fils un avantage qui n'est pas spécifié dans la lettre: «Je vois, lui écrivait-elle[893], et j'apprends de toutes parts la bonté que vous avez pour moi, monsieur, de sorte que je ne sais par où je dois commencer si Dieu ne me donne une occasion de vous en faire paraître ma sensible reconnaissance, et je vous conjure d'en être persuadé pour le reste de mes jours. M. de Guitry ne me parle d'autre chose toute la journée, et me fait assez connaître comme quoi vous agissez comme si c'était pour vous-même. Je sais que l'affaire ne dépend que de vous, et comme je crois que c'est un avantage pour mon fils, lequel est celui de mes enfants qui me tient le plus au cœur, je vous supplie de juger combien je vous serai obligée si vous voulez bien terminer la chose. M. le cardinal me demande tous les jours: Eh! que faut-il faire? je le ferai, dites-moi. Enfin, je suis très-assurée qu'il ne demande pas mieux. Faites-moi la grâce de me dire si vous désirez qu'il vous en reparle.»
C'est madame de Beauvais qui recommande au surintendant les maisons religieuses que protège la reine mère[894]: «J'ai toujours de bonnes commissions, monsieur; mais je dois obéir. La reine, ma maîtresse, me commanda hier fort tard de ne pas manquer de grand matin de vous écrire ce mot pour prière de sa part, que dans la recherche que vous faites faire des entrées de vin pour les religieux de Paris, elle vous prie de faire augmenter[895] aux Petits-Augustins de la reine Marguerite. C'est une chose qu'elle leur a promise de longue main et que je suis assurée que vous lui ferez plaisir [d'accorder]. Il sera bon que [pour] la grâce que vous leur ferez de l'augmentation, ils sachent que c'est Sa Majesté qui vous les a recommandés, afin que cela ne porte point de conséquence pour d'autres, et, comme ceux-là ne touchent pas le fonds qu'ils devraient avoir du roi, vous les pouvez obliger sans conséquence. Vous aurez la bonté de faire que M. de Grave[896] en rende réponse à la reine.»
Les sollicitations d'argent, en son nom ou au nom de la reine, sont l'objet le plus ordinaire de la correspondance de madame de Beauvais avec Fouquet. Je me bornerai à citer une de ces lettres[897]: «La reine me commanda hier en se couchant de vous faire, monsieur, un billet tout nouveau pour le pauvre M. Richard, lequel, par son commandement et celui du roi, avait fait par deux fois le voyage, et pour ce elle lui avait fait donner une ordonnance de douze cents livres, laquelle, monsieur, je vous ai envoyée avec un autre billet de moi. Mais je crains qu'elle ne vous ait pas été remise. Vous aurez la bonté de me le faire dire par M. de Grave ou par lui-même à la reine. Je suis, autant qu'on la peut être, votre très-humble et très-obligée servante.»
On n'ignorait pas l'influence que madame de Beauvais exerçait sur la reine mère et les pensions qu'elle recevait du surintendant. Gui Patin, qui mêle dans ses lettres le faux et le vrai, dit, en parlant de Fouquet et des impôts nouveaux qu'il se proposait d'établir[898]: «Il ne peut autrement subsister dans sa charge, vu que du temps de Mazarin, il n'avait qu'à donner au Mazarin, lequel tirait tant qu'il pouvait, mais aujourd'hui il faut qu'il donne au roi, à la reine, et encore bien plus à la reine mère, sa bonne patronne qui le maintient et le conserve contre ses ennemis et envieux. On dit même qu'il est obligé de faire de grands présents à ceux qui sont auprès d'elle, et surtout à madame de Beauvais, qui est une harpie, et à plusieurs autres.»
Fouquet ne recevait pas directement les avis de madame de Beauvais. Il se servait d'intermédiaires, tels que MM. de Brancas et de Grave. Nous trouvons aussi dans ses papiers la preuve qu'une dame, remarquable par son esprit et ses nombreuses relations, madame d'Huxelles, recevait les nouvelles de la cour par madame de Beauvais, et les lui communiquait. Madame d'Huxelles était fille elle-même d'un ancien surintendant, le président Le Bailleul. Saint-Simon, qui la connut dans sa vieillesse, l'a caractérisée en quelques mots[899]: «C'était une femme de beaucoup d'esprit, qui avait eu de la beauté et de la galanterie, qui avait été du grand monde toute sa vie, mais point de la cour. Elle était impérieuse, et s'était acquis un droit d'autorité. Des gens d'esprit et de lettres et des vieillards de l'ancienne cour s'assemblaient chez elle, où elle soutenait une sorte de tribunal fort décisif.»
Madame d'Huxelles ne se bornait pas à communiquer au surintendant les nouvelles données par madame de Beauvais. Elle les discutait et les contrôlait avec autorité. En même temps elle était en relation avec un certain nombre de financiers et de gens de la chambre des comptes. Elle s'efforçait de les unir étroitement avec le surintendant, et, lorsque des dissentiments s'élevaient entre eux, elle travaillait à les calmer. Elle écrivait à Fouquet, le 13 mai[900]: «Je pars pour m'en aller à Magni, bien en peine de savoir comme vous avez pris tout ce que je vous ai mandé. Je vous assure, monsieur, que c'est avec grande douleur que je vois le peu de satisfaction que vous témoignez avoir de gens qui ne paraissent pas avoir eu dessein de se brouiller avec vous. Je fais tout mon possible pour leur faire entendre qu'assurément vous n'étiez pas d'humeur à commencer. M. Tubeuf[901] m'a dit que, pour le premier article de votre lettre, il ne savait qu'une affaire qui ne regardait point le roi, mais bien un nommé Louis Michel, qui demandait un remboursement de sept cent mille livres, au rapport de M. Tarteron; que si M. Bruant, qui était présent lorsqu'on en parla, lui en eût dit un mot de votre part, il n'eût pas été contraire, mais qu'il n'en parla à personne de la Chambre; que, lorsque vous avez voulu avoir deux domaines de la reine en Bretagne, il l'avait fait sans en parler à la reine; qu'il n'y avait rien qu'il n'ait fait pour mériter vos bonnes grâces; qu'il voit bien que M. Bertillac[902] a pris des mesures avec vous pour le perdre; qu'il aurait perdu le sens s'il avait pensé à faire réussir les bruits qui ont couru; et, s'il se trouve qu'il en ait parlé à personne, il ne veut jamais qu'on le tienne pour homme d'honneur. Quant aux sommes immenses que vous dites qu'il vous demande, il m'assure que vous en étiez convenu et qu'il avait travaillé à vous mener des gens pour faire le prêt de Riom; mais qu'il fut fort surpris de voir changer les choses et de ce que vous lui dites que vous ne pouviez rien faire sans parler à M. Bertillac; que M. Jeannin étant présent dit qu'il avait, depuis trois jours, l'ordonnance de M. Bertillac; il avoue que dans le moment il fut si étonné, qu'il sortit de votre chambre et s'en alla à la reine lui faire ses plaintes et lui dire que, si M. Bertillac faisait sa charge, il ne pouvait plus se mêler de ses affaires. La reine lui dit qu'elle vous en parlerait. Il revint à Paris avec MM. de Maisons et de Bertillac. Ils reparlèrent de l'affaire ensemble. Il dit qu'il connut bien que M. de Bertillac n'était pas de ses amis.
«Il m'a dit qu'il avait vu madame de Beauvais, à qui il avait fait ses plaintes. Je n'entends rien à toute la manière des gens. Elle lui dit d'une façon, et je crois qu'elle vous parle d'une autre. Je ne suis pas persuadée qu'il ait rien fait contre votre service. Je vous mande toute notre conversation; je ne me suis point engagée de vous l'écrire. Vous en userez comme il vous plaira. Je vous supplie de me faire la justice de croire que je n'y prends aucun intérêt que le vôtre, et que, lorsque je vous en ai écrit avec empressement, ce n'a été que dans la crainte que cela fit des affaires. Faites-moi l'honneur de me mander quelle conduite vous voulez que j'y tienne; et soyez persuadé que mes sentiments sont sincères; que j'ai pour vous toute la fidélité que je dois à la personne du monde à qui je suis le plus.»
Une seconde lettre, en date du 19 mai[903], parle surtout de relations avec des membres de la magistrature: «M. de Moussy[904] a mis l'arrêt au greffe, comme vous l'avez désiré. Je crois que vous devez compter sur lui dans les occasions. M. Miron[905] avait été pour vous dire adieu, et vous rendre compte du mariage de mademoiselle Miron. Il ne put vous voir; il vous en écrit et adresse ses lettres à M. de Charrost, qui doit vous les avoir rendues. Je crois que c'est une bonne affaire. C'est un homme qui a de l'esprit, et fort estimé dans sa compagnie; il vous sera une augmentation de serviteurs. Il m'a bien témoigné qu'il chercherait les occasions de vous rendre ses services.
«J'ai dit à M. de Novion ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; il s'en tient extrêmement obligé et ne se brouillera point avec vous. J'ai vu une lettre que vous avez écrite à M. de Chalin[906]; je l'ai trouvée admirable. Il faut avouer que vous êtes incomparable en toute votre conduite. Je lui dis qu'il devait en faire un bon usage et voir que vous aviez raison; qu'assurément vous aviez bien fait des ingrats. Je ne sais ce qu'il vous mandera.
«Tout est assez calme ici[907]: les plus habiles souhaitent la continuation de votre emploi et disent que vous êtes le seul capable de conseiller le bien et de l'exécuter. Tous les bruits qui ont couru ne vous ont pas été si fâcheux que l'on a cru. Je me trouvai l'autre jour parmi des gros marchands, qui me dirent que vous êtes capable de remettre les choses dans l'ordre; que les autres sont trop avares et qu'ils gâteront tout par leur ménage[908]. Ce discours me donna de la joie de les entendre raisonner sur votre conduite. Je vis bien que vous étiez aimé; tout cela ne paraît rien à des gens; mais pour moi, qui fais cas de votre réputation, ce m'est quelque chose. Cela s'écrit dans les pays étrangers et fait son effet dans les temps. Je vous mande le bien et le mal sans nul déguisement, étant votre très-humble servante.
«On attend des nouvelles de madame de Beauvais, qui doit écrire toutes choses.»
Anne d'Autriche, entourée de personnes vendues au surintendant, recevant elle-même ses présents et sollicitant sans cesse des gratifications pour ses créatures, fut pendant plusieurs mois un auxiliaire utile, une vraie patronne pour Fouquet, comme dit Gui Patin. Ce fut seulement en juillet 1661, dans le voyage qu'elle fit à Dampierre, que ses dispositions changèrent, et qu'elle passa dans le camp des ennemis du surintendant.
CHAPITRE XXXIII
—MARS-JUILLET 1661—
Le surintendant est chargé par Louis XIV de diriger des négociations particulières avec l'Angleterre.—Il y envoie La Bastide et réussit à préparer le mariage de Charles II avec Catherine de Portugal.—Fouquet envoie Maucroix à Rome.—Instructions qu'il lui donne.—Pensions payées à des étrangers.—Relations de Fouquet avec l'abbé de Bonzi.—Caractère de ce dernier.—Il est chargé de conduire à Florence Marguerite-Louise d'Orléans, mariée au prince de Toscane, Cosme de Médicis (avril 1661).—Lettre qu'il écrit à Fouquet.—Détails sur les nièces de Mazarin et sur la cour de Toscane.
Pour remplacer Mazarin il ne suffisait pas de se faire des créatures avec l'argent de l'État. Ce ministre avait, pendant dix-huit ans, dirigé la politique extérieure de la France avec une supériorité que l'histoire impartiale ne saurait méconnaître[909]. Fouquet aurait voulu comme lui jouer un grand rôle dans l'Europe. Louis XIV, soit pour éprouver sa capacité, soit pour endormir sa vigilance, lui confia la direction de quelques négociations étrangères. Il chargea, entre autres, Fouquet d'une affaire délicate, les relations avec le Portugal. Louis XIV, qui venait de signer le traité des Pyrénées avec les Espagnols, ne pouvait, sans violation flagrante de sa parole, se déclarer en faveur du Portugal, alors en guerre avec l'Espagne. D'un autre côté, il ne voulait pas laisser accabler les Portugais et s'accroître outre mesure la puissance espagnole. «Je voyais, dit-il lui-même dans ses Mémoires[910], que les Portugais, s'ils étaient privés de mon assistance, n'étaient pas suffisants pour résister seuls à toutes les forces de la maison d'Autriche. Je ne doutais point que les Espagnols, ayant dompté cet ennemi domestique, entreprendraient plus aisément de troubler les établissements que je méditais pour le bien de mon État. Et néanmoins je faisais scrupule d'assister ouvertement le Portugal à cause du traité des Pyrénées. L'expédient le plus naturel pour me tirer de cet embarras était de mettre le roi d'Angleterre en état d'agréer que je donnasse sous son nom au Portugal toute l'assistance nécessaire.»
Vient ensuite une théorie contestable sur la fidélité due aux traités. «Ce n'est pas, dit Louis XIV, que je ne susse fort bien que les traités ne s'observent pas toujours à la lettre, et que les intérêts des couronnes sont de telle nature que les princes, qui en sont chargés, ne sont pas toujours en liberté de s'engager à leur préjudice. J'étais même autorisé dans cette maxime par le propre exemple des Espagnols, qui si souvent en pleine paix s'étaient ouvertement déclarés protecteurs de ceux qui s'étaient révoltés en France. Et sans doute que le dessein que j'avais formé de protéger un roi légitime, qui ne pouvait subsister sans mon secours, n'était pas si difficile à soutenir que celui de défendre par pure animosité une populace mutinée. Mais, quoi qu'il y eût, en effet, dans mon procédé d'honnête et de généreux, j'étais bien aise encore d'en retrancher tout ce qui eût pu donner aux Espagnols quelque sujet de plainte contre moi, par le moyen du mariage en question.»
Ce mariage, qui devait unir Charles II avec l'infante de Portugal, fut négocié très-secrètement par Fouquet, à l'insu des autres ministres et même du comte d'Estrades, qui fut nommé, en 1661, ambassadeur de France en Angleterre[911]. Le surintendant envoya en Angleterre un de ses affidés appelé La Bastide[912], qui avait séjourné à Londres du temps de Cromwell et s'y était acquitté avec succès de quelques négociations. Les Espagnols ne négligèrent rien pour faire échouer le mariage proposé: ils opposèrent à l'infante de Portugal une princesse de Parme, qu'ils promettaient de doter comme une fille du roi d'Espagne[913]. Cette proposition ayant été écartée, ils mirent en avant la fille du prince d'Orange; mais cette nouvelle négociation n'eut pas plus de succès que la précédente. Charles II se décida à épouser l'infante de Portugal, Catherine, dans l'espérance que Louis XIV lui ferait donner chaque année deux cent mille écus, qui seraient destinés à secourir le Portugal[914].
Ainsi, la première négociation conduite par Fouquet avait pleinement réussi[915]. Mais le surintendant ne se contenta pas de traiter pour le roi, il voulut avoir ses ambassadeurs à lui et se créer des partisans dans les principales cours de l'Europe aussi bien que dans celle de France. Aussitôt après la mort du cardinal Mazarin, il avait envoyé à Rome un chanoine de Reims, François de Maucroix, ami intime de Jean de la Fontaine[916]. Maucroix était un homme d'un esprit agréable et cultivé; il a laissé quelques poésies et des Mémoires[917]. Il valait encore mieux que ses œuvres, si l'on en juge par ses amis et par l'importance de la mission qui lui fut confiée. Maucroix devait se présenter à Rome comme simple particulier, sous le nom d'abbé de Crusy[918]. Afin de pénétrer plus facilement dans la société romaine et d'en étudier les dispositions, Maucroix devait se lier avec les peintres et les artistes les plus célèbres, tels que le Poussin, le cavalier Bernin, le chevalier del Pozzo. La maison de ces artistes étant le rendez-vous de l'élite de la société romaine, Maucroix parviendrait aisément, en se présentant comme un amateur des arts libéraux, à en connaître les principaux membres et les moyens de s'y faire des partisans. Il aurait soin de faire valoir la puissance de Fouquet, son mérite et ses libéralités, et de signaler l'influence que lui donnaient les deux charges de surintendant des finances et de procureur général du parlement de Paris. Il devait surtout s'attacher à gagner le cardinal Chigi, neveu du pape Alexandre VII, et lui représenter que Fouquet ne négligeait rien pour servir ceux qui étaient dans ses intérêts. On espérait faire goûter au cardinal-neveu les grandes pensées du surintendant. «La beauté d'un dessein, disait l'instruction en parlant des vues de Fouquet, a plus de force pour l'attirer que toutes les difficultés du monde n'en ont pour le rebuter.»
Des pensions et même de petits présents suffiraient pour se créer des amis dans cette cour, «où il faut moins d'argent pour gagner les gens qu'il n'en faut en plusieurs autres[919].» En même temps Maucroix profiterait de son séjour à Rome pour acheter des curiosités et des antiques, destinés à orner les palais de Fouquet. Il pourrait s'adresser, pour se diriger dans ces acquisitions, à l'abbé Elpidio Benedetti, qui avait eu la gestion des biens de Mazarin en Italie et était resté un des agents du gouvernement français à Rome. Ce fut ce même Benedetti qui plus tard porta au cavalier Berain la lettre de Louis XIV pour l'inviter à se rendre en France.
L'instruction recommandait encore à Maucroix de couvrir toutes ces négociations d'un profond mystère et d'adresser les lettres destinées au surintendant à trois personnes différentes, en employant des noms supposés et des écritures diverses pour dérouter ceux qui les auraient interceptées. Les registres de Bruant des Carrières, un des principaux commis de Fouquet, ceux de madame du Plessis-Bellière et du surintendant lui-même, prouvaient que ces négociations n'étaient pas restées sans effet, et que plusieurs personnages influents de Rome avaient reçu des pensions[920]. On sait quelle était à cette époque la puissance temporelle du clergé, et combien il pouvait peser sur les résolutions du roi. Louis XIV, malgré sa puissance et sa fermeté, s'arrêta plus d'une fois devant l'opposition de la cour de Rome[921]. Fouquet faisait donc preuve d'habileté et de sage prévoyance en s'assurant l'appui de cette cour, pour s'élever au rang de premier ministre; en même temps le mystère dont il enveloppait ses intrigues avec l'étranger atteste qu'il en comprenait la gravité et le péril. C'était un sujet qui se substituait au souverain et usurpait son rôle et son caractère.
Le résultat de la mission de Maucroix ne nous est, du reste, qu'imparfaitement connu, et il semble que Fouquet n'en fut que médiocrement satisfait, car il jugea nécessaire de lui adjoindre, au mois de juillet 1661, l'abbé de Bonzi. Cet Italien, qui avait été élevé à l'école de Mazarin, se distinguait par la finesse de son esprit et la souplesse de son caractère. Saint-Simon, qui le connut dans sa vieillesse, en a laissé un portrait tracé avec sa verve ordinaire[922]: «C'était un petit homme trapu, qui avait eu un très-beau visage, à qui l'âge en avait laissé de grands restes, avec les plus beaux yeux noirs, les plus parlants, les plus perçants, les plus lumineux, et le plus agréable regard, le plus noble et le plus spirituel que j'aie jamais vu à personne; beaucoup d'esprit, de douceur, de politesse, de grâce, de bonté, de magnificence, avec un air uni et des manières charmantes. Supérieur à sa dignité[923], toujours à ses affaires, toujours prêt à obliger; beaucoup d'adresse, de finesse, de souplesse, sans friponnerie, sans mensonges et sans bassesse; beaucoup de grâce et de facilité à parler. Son commerce, à ce que j'ai ouï dire à tout ce qui a vécu avec lui, était délicieux, sa conversation jamais recherchée et toujours charmante; familier avec dignité, toujours ouvert, jamais enflé de ses emplois ni de sa faveur. Avec ces qualités, et un discernement fort juste, il n'est pas surprenant qu'il se soit fait aimer à la cour et dans les pays étrangers.»
L'abbé de Bonzi, qui devait faire une brillante fortune dans l'Église et dans la diplomatie, était alors au début de sa carrière. Il fut nommé ambassadeur extraordinaire par le grand-duc de Toscane, et chargé de demander pour son fils la main de la fille aînée de Gaston d'Orléans et de Marguerite de Lorraine. Cette jeune princesse était éprise de Charles de Lorraine, et sa passion avait éclaté avec violence. Cependant le mariage eut lieu le 11 avril 1661[924], et l'abbé de Bonzi fut chargé de conduire à Florence Marguerite-Louise d'Orléans. Le départ fut signalé par des incidents romanesques que mademoiselle de Montpensier, qui accompagnait sa sœur, a racontés en grand détail. En sortant de Paris, les princesses s'arrêtèrent à l'abbaye de Saint-Victor[925] pour y entendre la messe, et ce fut là que la duchesse de Toscane se sépara de sa mère. Elle s'arrêta quelques jours à Fontainebleau et désola l'abbé de Bonzi par le manque de dignité et de gravité. Il en fut de même à Saint-Fargeau, où elle fut reçue par mademoiselle de Montpensier. Elle y fut rejointe par le prince Charles de Lorraine. Il l'accompagna, ainsi que mademoiselle de Montpensier, jusqu'à Cosne, où se fit la séparation avec les marques de la plus vive douleur. La jeune princesse jetait les hauts cris, dit mademoiselle de Montpensier[926], et tout le monde pleurait. Ces détails préparent à ce que l'abbé de Bonzi écrira à Fouquet sur la situation de la duchesse à Florence.
Bonzi n'était pas seulement chargé par Fouquet de lui faire connaître la cour de Toscane; il allait retrouver en Italie une des nièces de Mazarin, Marie Mancini, dont le mariage avait eu lieu presque en même temps que celui de Marguerite-Louise d'Orléans. Elle avait épousé le prince romain Lorenzo Colonna, connétable du royaume de Naples. Le surintendant avait eu soin de mettre dans ses intérêts cette nièce du cardinal, qui avait failli devenir reine de France. Elle l'assurait, le 14 avril, qu'elle aurait toute sa vie la dernière reconnaissance des bontés qu'il lui avait témoignées; qu'elle le reconnaîtrait toujours pour le plus fidèle de ses amis, et qu'il pourrait, en quelque lieu qu'elle fût, compter sur elle comme sur la plus affectionnée, de ses servantes[927]. Peu de temps après, Marie Mancini partit pour l'Italie, emportant des richesses considérables, si l'on en croit Gui Patin, qui écrivait à son ami Falconnet, le 18 avril 1661: «La petite Marie, nièce du cardinal Mazarin, a été mariée par procureur avec le prince Colonne, et est partie le 13 de ce mois, par ordre du roi, pour aller trouver son mari. Elle emporte d'ici un million d'argent comptant. C'est ainsi que la France nourrit les petits poissons d'Italie.» Louis XIV avait donné une nouvelle preuve de sa fermeté d'âme en rompant avec Marie Mancini et en la renvoyant en Italie. C'était d'ailleurs un moyen de soustraire à sa funeste influence sa sœur Hortense Mancini, qui était devenue depuis peu duchesse de Mazarin[928].
Le cardinal avait fiancé Hortense, peu de temps avant sa mort (24 février 1661), avec le fils du maréchal de la Meilleraye. Il lui avait donné en dot des sommes considérables ainsi que plusieurs gouvernements, et avait fait prendre à son mari le titre de duc de Mazarin. Cette union ne fut pas heureuse. Hortense était belle, vive, légère, sans principes et sans esprit de conduite. Son mari se montra jaloux, dur et avare. Les conseils des autres nièces du cardinal, et particulièrement de Marie Mancini, contribuèrent encore à accroître la mésintelligence entre le duc et la duchesse de Mazarin. L'abbé de Bonzi, comme tous les familiers du palais Mazarin, se montre favorable à la duchesse dans une lettre qu'il écrit à Fouquet á la date du 18 juillet 1661[929].
Il commence par des protestations de dévouement: «Il est vrai, monseigneur, que je vous dois beaucoup lorsque vous prenez la plume pour m'écrire, sachant bien les grandes occupations que vous avez; mais il est aussi vrai que je vous honore et vous révère avec un si profond respect, que je crois, sans vous flatter, que vous n'avez nulle personne plus attachée que moi, et vous ne trouverez pas étrange que je souhaite d'avoir souvent de vos nouvelles; car, outre que, dans mon malheur, vous seul faites toute ma joie, je vous aime avec tant de tendresse, que je voudrais tous les jours en avoir, et il faut que je vous avoue que votre dernière lettre du 16 m'a été bien chère. Car j'appréhendais d'être hors de votre souvenir; mais, puisque je vois que vous m'aimez toujours et que vous souhaitez que j'aille à Rome, j'ai pris la dernière résolution d'y aller dans la semaine prochaine, tellement que les lettres que vous recevrez de moi ne seront plus de Florence. Je tâcherai de vous faire paraître toujours plus l'ambition et la passion que j'ai de vous servir. Je ne doute pas aussi que vous ne fassiez votre possible pour relever mes petits services et je vous supplie passionnément, à la première ouverture que le roi vous donnera sur mon sujet, de le porter à me charger de quelque commission qui regarde son service et son intérêt à Rome; car, à moins que ce ne soit une chose impossible, je me promets sans vanité de pouvoir faire beaucoup des choses qu'aucun ministre étranger ne saurait jamais obtenir dans cette cour. Les amis que j'y ai sont très-puissants, et, quoique le pape[930] soit le plus difficile homme de la nature peut-être, j'aurais des moyens pour le fléchir, que d'autres n'auraient jamais. Enfin je me suis détaché tout à fait de mon pays natal[931], et de l'attachement que j'avais à mon ancien maître, pour pouvoir mieux obéir à vos ordres et faire les choses que vous me commanderez.
«C'est donc à vous autres, messieurs, à m'employer et me donner lieu que je puisse toujours plus acquérir de bienveillance du roi. Je lui ferais écrire tout aussitôt par la connétable[932] sur mon sujet et retour, mais de la bonne manière, et je vous donnerai avis de tout, afin que, s'il vous demande votre avis, vous sachiez comment l'animer sur cela.
«J'ai songé encore à l'expédient de prendre la qualité d'agent de l'archiduc d'Insprück, et, pour parvenir à mes desseins, je suis bien aise que vous retardiez le troisième payement de la Saint-Jean, afin que ces princes connaissent que, quand j'étais en France, les choses allaient un peu mieux, et je leur ferai valoir qu'à mon retour je remettrai leurs affaires en bon chemin, pourvu qu'ils me donnent cette qualité, ne voulant d'ailleurs prendre la peine de retourner à la cour de France sans avoir ce caractère. Enfin je leur ferai valoir ma personne; mais il faut que vous me secondiez, en disant toujours à ceux qui vous parleront de ce troisième payement que vous n'avez point d'argent, et que plutôt que de proposer à qui que ce soit de donner cent mille francs par mois, vous le ramassiez ensemble pour donner les quatre cent mille dans quelque temps, selon que le roi répondra sur les instances pressées que la connétable lui fera pour mon retour. C'est par cette raison que je n'ai voulu faire aucune proposition à l'archiduc qui se trouve ici, où il demeurera jusqu'au mois de septembre, et cependant il achève l'argent qu'il a tiré jusques à cette heure, au jeu et dans les voyages, au grand déplaisir de vieux Allemands qui sont avec lui. Vous aurez bien vu par la prière que je vous ai faite par ma précédente lettre, que j'aurais été bien aise que vous eussiez difficulté (sic) ce troisième payement, parce que cela fait beaucoup d'effet à mon avantage, pourvu que vous teniez bon quelques mois, sans vous mettre au reste en peine du bruit que l'archiduc en pourrait faire; car il ne songera à cela de quelque temps, tant qu'il aura de l'argent qu'il a reçu, duquel il ne tirera pas le moindre profit pour ses peuples et ses États, et je crois que vous autres ministres n'en serez pas fâchés.
«Il faut que vous excusiez la duchesse de Mazarin, si elle s'est raccommodée avec le duc de Mazarin, et si elle a joué avec la duchesse de la Meilleraye et refusé les lettres de la connétable; car on la conseille de faire cela pour sortir des mains du maréchal et de la maréchale, et elle serait encore allée plus volontiers au bout du monde, qu'au voyage avec le duc, et, comme elle avait défense de recevoir les lettres de la connétable, elle rejeta quelques lettres qu'on lui présentait en présence des valets dépendant de ces bêtes.
«Je vous laisse à penser si j'ai été bien aise d'apprendre de vous les traitements que le roi a faits au duc de Mazarin, quoique beaucoup d'autres l'aient écrit. Je n'en doute plus, et, puisque cet homme en a si mal usé avec le roi, je crois que, seulement pour lui faire dépit, il me devrait rappeler, outre qu'il vengerait en quelque sorte le tort que ce brutal animal a fait à la connétable.
«Par cet ordinaire, je mande au roi l'entière guérison de son ami[933], qui se trouve présentement à Rome, tellement que j'y vais avec grande joie, et je lui mande les relations des fêtes que l'on a faites ici, et l'avis de mon départ pour la semaine prochaine.
«Il faut que je vous donne un peu des nouvelles de cette cour et de la princesse de Toscane, lesquelles je n'ai pas voulu mander au roi; car, puisqu'il fait voir mes lettres, je ne veux pas que quelqu'un me rende de mauvais offices auprès du grand-duc; mais, si vous ou votre ami[934] le voulez dire au roi, vous le pouvez faire.
«Il faut que vous sachiez en premier lieu que la princesse de Toscane a donné à madame du Belloy[935] toute la vaisselle de table que le roi lui avait fait donner, lit et tapisseries, au grand déplaisir de ses gens d'ici; mais l'on dit que c'est la méthode de France.
«Ladite dame du Belloy est fort mal satisfaite de cette cour à cause qu'elle prétendait d'être traitée comme madame d'Angoulême[936], qui a dîné en public avec tous les princes de la maison et les princesses, et elle partira dans huit jours pour s'en retourner en France.
«Pour madame la duchesse d'Angoulême, elle fait état de demeurer ici jusques au mois de septembre et faire après le voyage de Notre-Dame-de-Lorette et de Rome. Elle reçoit toutes les satisfactions imaginables et est fort satisfaite aussi du pays et des traitements qu'on lui fait.
«Madame la princesse[937] a voulu que ses pages et ses valets de pied soient habillés à la française, et non pas à l'italienne, comme l'on aurait voulu. L'on dit que son tailleur a demandé trois cents brasses d'étoffe pour lui faire un habit, et son cuisinier emploie plus de viande et de volaille en un jour que l'on n'était accoutumé de faire en dix. L'on dit encore qu'un marchand, par l'ordre du grand-duc, lui porta plusieurs pièces d'étoffe pour se faire un habit, afin qu'elle choisit la plus belle, et, comme elle les trouva toutes à son gré, elle fit remercier le grand-duc et renvoya le marchand vide.
«Le prince n'a couché avec elle que trois fois, et toutes les fois qu'il n'y va pas il envoie un valet de chambre dire à madame qu'elle ne l'attende pas, de quoi les filles et femmes françaises qui sont ici sont fort surprises de ces compliments. Elle trouve que les après-dîners sont fort longs; car elle ne dort point, comme font tous ceux qui sont ici, et ne s'applique à rien. L'on cherche à la divertir; mais, comme elle est toujours triste, l'on est fort embarrassé, et jamais ils ne parlent ensemble. Madame trouve autant étrange la façon de vivre de ces pays, que l'on est ici surpris de voir la liberté qu'ont les valets français qu'elle a amenés, de sortir et entrer dans sa chambre à toute heure. Enfin je pourrais faire une longue lettre sur cela; mais, comme je ne sais pas si vous êtes indifférent (sic) de savoir les petites choses, je ne vous en dirai pas davantage.
«J'ai envie de les mander à votre ami[938] dans une lettre ostensible, afin qu'il les lise au roi avec quelque autre particularité assez considérable. Car je ne sais pas s'il est vrai ou faux ce que l'on mande toutes les semaines de France, que le cardinal de Retz sera bientôt rétabli et que assurément le roi se servira de lui comme il faisait de l'autre[939].
«Toute l'Italie est persuadée de cela, et je ne doute pas que Rome ne soit aussi toute remplie de ces discours, et, comme je le crois faux, je crois aussi que le pape le croira véritable. Ce sera le motif qu'il n'osera rien entreprendre contre cet homme.
«Je m'en vais écrire à votre ami et au roi, et en finissant je vous prie très-passionnément de m'aimer toujours.»
Cette lettre, quoique écrite par un personnage qui se distingua dans la diplomatie, se ressent du caractère du surintendant, auquel elle est adressée. Il s'y agit moins d'affaires sérieuses que d'intrigues de cour. C'est là qu'excelle Fouquet, et rien ne montre mieux combien il était inférieur au ministre qu'il aspirait à remplacer. Mazarin, dans le détail infini des négociations européennes, s'inquiétait surtout de la grandeur et de la dignité de la France. Fouquet s'occupe de querelles de ménage et d'intrigues d'alcôve. Le surintendant portait le même esprit dans le gouvernement intérieur: il a peu de souci de développer le commerce, d'enrichir la nation, d'améliorer les lois et la situation des Français, de rendre les communications plus faciles, de fertiliser les campagnes, d'embellir les villes, d'en assurer la sécurité et la salubrité; il n'a qu'un but: se créer des appuis auprès du roi et des reines, et se servir des finances et de la police pour consolider sa puissance, se bâtir des palais et satisfaire ses passions. La diminution de trois millions sur les tailles[940], qui était pour le peuple un soulagement considérable, fut due à la volonté personnelle de Louis XIV. Il se persuadait, dit-il lui-même[941], qu'il ne pouvait mieux s'enrichir qu'en empêchant ses sujets de tomber dans la ruine dont ils étaient menacés.
CHAPITRE XXXIV
—AVRIL.-JUILLET 1661—