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Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet

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Mazarin lève une petite armée et délivre la Champagne.—Il se joint à Turenne.—État de Paris en son absence.—Divisions entre ses partisans.—Lettre de le Tellier à Mazarin.—La place de surintendant devient vacante (2 janvier).—Nicolas Fouquet demande cette place.—Il a pour compétiteur Abel Servien, qui est vivement appuyé par plusieurs partisans de Mazarin et par la Chambre des comptes.—Lettre adressée en cette circonstance à Mazarin par son intendant J. B. Colbert.—L'abbé Fouquet soutient son frère et se plaint vivement de le Tellier.—Réconciliation apparente imposée par Mazarin.—Retour du cardinal à Paris (3 février).—Il fait nommer (8 février) deux surintendants, Servien et Fouquet.

Le cardinal avait attendu, pour rentrer dans Paris, que le parti de la Fronde fût entièrement abattu; mais cependant il n'était pas resté inactif. Il avait rassemblé une petite armée, comme on l'a vu plus haut[362], et avait réussi à la porter à quatre mille hommes. Il s'était alors avancé jusqu'à Saint-Dizier, et s'était présenté comme le libérateur de la Champagne, que le prince de Condé menaçait à la tête d'une armée espagnole. Puis, ayant rejoint le maréchal de Turenne, il avait repris avec lui une partie des places dont les Espagnols s'étaient rendus maîtres, et entre autres Bar-le-Duc, Ligny, Château-Porcien. Ces conquêtes, accomplies pendant l'hiver (décembre 1652-février 1653), avaient préparé à Mazarin un retour glorieux. Il rentra à Paris, le 3 février, et sa modération seule empêcha la cour de déployer en son honneur un faste royal.

Pendant l'absence du cardinal, ses partisans s'étaient de plus en plus divisés. Le Tellier se plaignait des attaques que l'on dirigeait contre lui et dont les Fouquet étaient probablement les principaux ailleurs. «J'ai appris, écrivait ce ministre à Mazarin, dès le 1er janvier 1653, par le bruit commun, qu'il s'est formé ici une cabale pour déchirer auprès de Votre Éminence; ce qui m'a été confirmé par les discours qu'un des associés a tenus assez imprudemment à plusieurs personnes, marquant le détail de ce qui a été écrit de concert sur ce sujet-là; et d'autant que j'ai eu appréhension que, ai je faisais témoigner à Votre Éminence que j'en eusse connaissance, vous n'eussiez quelque inquiétude du soupçon que vous prendriez que cela peut nuire à l'exécution des choses qui étaient à faire ici pour l'avancement du service du roi, je me suis fait violence et me suis abstenu de vous en écrire. Mais à présent qu'il n'y a plus rien à faire, que Votre Éminence a reconnu par expérience que rien n'est capable de retarder à mon égard ce qui est de mon devoir, et que j'appréhende que mes ennemis me fassent un nouveau crime de mon silence, j'ai pensé que Votre Éminence n'aurait point désagréable que je me défendisse des écritures de ces messieurs, et que je la suppliasse de tout mon cœur, comme je fais très-humblement, de n'ajouter aucune foi à tout ce qu'ils ont pu dire ou écrire sur ce qui me regarde, qu'elle ne m'ait fait l'honneur de m'entendre, me faisant en cela la même justice qu'elle a fait au moindre du royaume en toutes occasions; ce que j'estime d'autant plus de sa bonté que je suis très-passionnément,» etc.

Une des causes qui faisaient éclater les jalousies et les haines entre les partisans du cardinal était la lutte pour la place de surintendant, qui était devenue vacante par la mort du duc de la Vieuville (2 janvier 1653). Cette charge, qui donnait la direction du trésor public, à une époque de désordre et d'anarchie dans l'administration financière, excitait les convoitises les plus ardentes. C'était le surintendant qui traitait avec les fermiers des impôts et partageait trop souvent avec eux les énormes bénéfices qu'ils faisaient dans leurs avances à l'État. C'était lui qui donnait des assignations ou mandats sur le trésor public. Comme ces mandats étaient assignés sur un fonds spécial, et que ce fonds était quelquefois épuisé, il fallait obtenir du surintendant qu'il désignât une autre brandie des revenus publics pour le payement des billets de l'épargne, ou, comme on disait alors, qu'il les réassignât. En un mot, cette charge rendait faciles les spéculations scandaleuses et les honteux trafics, dont les d'Émery, les Maisons, les d'Effiat, les Bullion, n'avaient que trop donné l'exemple.

Les compétiteurs furent nombreux, et un des principaux fut le procureur général, Nicolas Fouquet. Dès le lendemain de la mort du surintendant la Vieuville, il écrivait à Mazarin[363]: «J'attendais avec impatience le retour de Votre Éminence pour l'entretenir à fond de tout ce que j'ai connu de la cause des désordres passés et des remèdes; mais, comme la mauvaise administration des finances est une des principales raisons du décri des affaires publiques, la mort de M. le surintendant et la nécessité de remplir sa place m'obligent d'expliquer à Votre Éminence par celle-ci, ce que je m'étais résolu de lui proposer de bouche à son arrivée, et lui dire l'importance qu'il y a de choisir des personnes de probité connue, de crédit dans le public et de fidélité inviolable pour Votre Éminence. J'oserais lui dire que, dans l'application que j'ai eue en m'informant des moyens de faire cesser les maux présents et d'en éviter de plus grands à l'avenir, j'ai trouvé que le tout dépendait de la volonté des surintendants; peut-être ne serais-je pas inutile au roi et à Votre Éminence si elle avait agréable de m'y employer. J'ai examiné les moyens d'y réussir. Je sais que ma charge[364] n'est point incompatible, et plusieurs de mes amis qui m'ont donné cette pensée m'ont offert d'y faire des efforts pour le service du roi assez considérables pour n'être pas négligés, de sorte que c'est à Votre Éminence à juger de la capacité que dix-huit années de service dans le conseil, en qualité de maître des requêtes et en divers emplois, me peuvent avoir acquise; et pour l'affection et la fidélité à votre service, je me flatte de la pensée que Votre Éminence est persuadée qu'il n'y a personne dans le royaume à qui je cède. Mon frère en sera caution, et je suis assuré qu'il ne voudrait pas en donner sa parole à Votre Éminence, quelque intérêt qu'il ait en ce qui me touche, s'il ne voyait clair, et dans mes intentions et dans la conduite que j'ai tenue jusques ici, et si nous n'avions parlé à fond des intérêts de Votre Éminence dans cette rencontre; et je puis lui protester de nouveau qu'elle ne sera jamais trompée quand elle fera un fondement solide sur nous, puisque personne au monde n'a plus de zèle et de passion pour les avantages et la gloire de Votre Éminence. Je la supplie que personne au monde n'entende parler de cette affaire qu'elle ne soit conclue[365]

Malgré la reconnaissance de Mazarin pour les services que lui avait rendus le procureur général, il hésita entre les divers candidats à la surintendance. Un journal inédit de l'époque[366] énumère les personnages qui prétendaient à cette charge: «M. le président de Maisons se fondait sur l'injure qu'il avait reçue d'en avoir été ôté. M. Servien alléguait ses longs et fidèles services. MM. les maréchaux de l'Hôpital et de Villeroy ajoutèrent aux leurs quantité de raisons particulières et de bienséance. M. de Bordeaux, intendant des finances, se mettait aussi sur les rangs et prétendait y avoir bonne part. M. Fouquet même, procureur général au parlement, n'y renonçait pas, ni quelques autres encore.»

Parmi ces candidats un des plus autorisés était Abel Servien, qui avait rendu d'éminents services dans la diplomatie et pendant la Fronde. Il se plaignait de n'en avoir pas été récompensé, dans une lettre qu'il adressait à Mazarin, dès le 1er janvier 1653[367]: «Pour moi, je ne manquerai jamais à mon devoir, quoi qu'il arrive; mais l'exemple du traitement que je reçois (chacun voyant comme je sers) pourra refroidir beaucoup de gens. Je n'ose pas dire à Son Éminence tout ce que j'ai dans l'âme sur ce sujet, et combien je serais malheureux si ceux qui ont plus de crédit que moi sur l'esprit de la reine pouvaient empêcher que mes services ne fussent agréables à Sa Majesté. Son Éminence sait bien que le plus grand de tous les déplaisirs est de servir y no agradir[368]. Je ne laisserai pas d'avoir la patience qu'elle m'ordonne; car, outre qu'elle ne peut pas être bien longue à un homme de soixante ans, il ne serait pas bienséant d'en manquer à cet âge. Je suis le seul du royaume qui, depuis vingt ans, sois allé en rétrogradant, et qui, même dans un temps où tout le monde s'avance et s'établit avec tant de facilité, n'aie ni charge ni aucun établissement solide, après trente-six ans de fidèles services, et, si je l'ose dire, assez considérables pour un homme de ma condition.»

Un des partisans dévoués de Mazarin insistait vivement en faveur de Servien; après avoir signalé les vices de l'administration financière et les qualités nécessaires dans un surintendant, il continuait ainsi: «Je sais qu'il est rare de trouver un homme avec ces belles qualités; mais, si je ne craignais moi-même de passer pour intéressé, j'en nommerais un qui pourtant ne m'a jamais fait ni mal ni bien, et je pourrais bien jurer avec vérité que j'en espère si peu, qu'il y a plus d'un mois que je ne l'ai vu ni ne suis entré dans sa maison. Votre Éminence se le peut déjà imaginer, c'est M. Servien, qui a déjà la voix publique et pour qui je sais qu'on a fait publiquement en cette rencontre des vœux dans la chambre des comptes et à la cour des aides; mais on ajoute qu'il ne les aura pas, parce qu'il ne fera point d'offres[369]. Je sais aussi qu'il se défend d'y prétendre; mais, quand même il n'en voudrait pas, les plus sensés que j'entende discourir disent qu'ils ne voient pas comment étant si homme de bien, si capable et si avant dans les affaires, Votre Éminence peut se dispenser de les lui offrir.» Ce même correspondant parlait d'un des compétiteurs dans des termes qui me paraissent désigner Nicolas Fouquet: «Pourquoi, disait-il, les deux plus importantes charges entre les mains d'un seul homme, charges auxquelles pour parvenir et se rendre nécessaire, au lieu d'agir avec vigueur, il a fait mille tours de souplesse? Je ne saurais oublier les paroles que je lui entendis proférer dans le Palais-Royal un peu avant la sortie de Votre Éminence de Paris, que les pierres qui enfermaient les princes s'élèveraient contre ceux qui les avaient emprisonnés. Deux charges si importantes à un seul font tort aux plus habiles qui n'en ont point et qui l'ont mérité, et j'ose dire que la gloire, la vanité et la corruption n'ont jamais été ainsi en vue, et que, si on pouvait encore monter plus haut, on ne serait pas content.» L'accusation de cumul semble désigner Fouquet qui était déjà procureur général, et le trait de la fin est sans doute une allusion à sa devise Quo non ascendam (jusqu'où ne monterai-je pas)? Quant aux paroles qu'on lui prête, il n'est pas impossible que le procureur général les ait prononcées dans une de ces harangues où, parlant au nom du parlement, il était obligé d'adopter son langage.

Malgré les instances des divers partis, Mazarin hésitait toujours, et, sans contester le mérite de Servien, il prétendait qu'il était peu propre à l'administration des finances. «C'est un grand malheur pour moi, écrivait Servien à l'un des confidents de Mazarin, que Son Éminence, qui a vu de tout temps des emplois plus pénibles que celui-là réussir assez heureusement entre mes mains, juge le soin des finances trop laborieux pour moi. Cela veut dire qu'elle ne me juge pas capable de grand chose, n'y ayant point de charge où il faille moins de travail, et l'exercice de celle-ci consistant plus à avoir de la prévoyance, de la fermeté et de la probité qu'à être laborieux, dont il ne faut point d'autres preuves que l'exemple de M. de Bullion, qui l'a fort bien faite de son temps, quoiqu'il n'en ait jamais su le détail, qu'il ne le travaillât presque jamais et qu'une des principales parties lui manquât, qui est la probité; M. d'Effiat[370] n'avait pas aussi beaucoup d'application aux affaires et travaillait fort peu. M. d'Émery et M. de Maisons donnèrent plus de leur temps aux intrigues de la cour, à l'entretien des dames, aux festins, au jeu et aux autres plaisirs qu'au travail des affaires dont ils se reposaient sur des inférieurs, et, pour vous dire le vrai, il faut conclure qu'un homme qui n'est pas capable de faire la charge de surintendant est indigne pour jamais de toutes les grandes charges du royaume, où il faut nécessairement apporter plus de travail et d'assiduité qu'en celle-là.»

Au milieu de toutes les sollicitations qui assiégeaient Mazarin, et qui étaient si manifestement intéressées, on aime à entendre la voix d'un homme alors obscur, mais destiné à réparer les fautes des surintendants, ses prédécesseurs. J. B. Colbert, simple intendant de Mazarin, lui écrivait le 4 janvier 1653: «La reine me fit hier l'honneur de me demander si M. le surintendant défunt avait fait de si grandes affaires pour Votre Éminence et de telle nature, que, pour les tenir secrètes, elle fût obligée de laisser les affaires en l'état qu'elles étaient, sans donner l'autorité aux directeurs[371], afin de la conserver à M. de Bordeaux. Je fis réponse à Sa Majesté qu'il ne s'était passé aucune affaire, dont je ne fisse le rapport à Sa Majesté en présence de deux mille personnes. Elle me dit qu'elle le croyait, mais que M. Ondedei[372], avec la princesse Palatine, lui avaient voulu persuader le contraire. Je ne ferais pas ce discours à Votre Éminence, s'il n'avait été fait par la reine même, de qui Votre Éminence le peut savoir, et je crois être obligé en conscience de lui faire rapport d'un discours de cette nature. Je la supplie seulement que personne ne voie ma lettre.

«Pour ce qui est de l'établissement[373] à faire, Votre Éminence voit et connaît fort bien tous les sujets qui en sont dignes, et je voudrais que personne ne se mêlât de lui donner son avis sur cette matière délicate. Ma raison est que je vois peu d'avis qui ne soient fort intéressés, et je le connais si bien, que, crainte que, si j'en disais quelque mot à Votre Éminence, le mien ne fût mis au rang des autres, j'aime mieux m'en taire tout à fait, joint que je crois certainement que Votre Éminence choisira beaucoup mieux, quand elle aura l'esprit libre et débarrassé de tous les avis et de tous les rapports de personnes intéressées à proposer et à exclure. Je ne puis pourtant m'empêcher de lui dire ces deux mots: qu'elle se donne de garde de ceux qui sont d'esprit à sacrifier et à donner beaucoup aux subalternes pour avoir plus de facilité de tromper le principal. C'est en deux mots le désordre du temps passé, qui est celui de tous qui peut apporter le plus de préjudice aux affaires de Son Éminence et à l'État.»

L'abbé Fouquet fut dans cette lutte l'auxiliaire le plus dévoué du procureur général. Il s'était rendu auprès de Mazarin et avait tenté, mais en vain, d'emporter la nomination immédiate de son frère. Cet échec donna plus de hardiesse à ses ennemis, et surtout au secrétaire d'État le Tellier. De retour à Paris, l'abbé Fouquet se vit attaqué par l'envie et la calomnie; il s'en plaignit vivement à Mazarin: «Je suis obligé, lui écrivait-il, de rendre compte à Votre Éminence de la civilité que la reine m'a faite depuis mon retour. Je ne sais si Votre Éminence aurait eu la bonté pour moi de lui en écrire quelque chose, ou si ce sera une suite de la politique de M. le Tellier qui, pour rendre un méchant service à mon frère, dans le temps qu'il a besoin de la reine, ne lui aurait point dit du bien de moi et du mal de lui, pour témoigner que c'est la vérité seule qui le fait parler de cette manière-là et non pas l'animosité qu'il a contre moi, puisque même il a contribué au bon traitement que l'on me fait.

«Quoi qu'il en soit, je tiens que c'est un piège, parce que j'ai appris qu'il a dit à beaucoup de gens que je m'étais offert de poignarder le cardinal de Retz; que j'étais un étourdi et beaucoup d'autres choses que l'on m'a dit que l'on ne me voulait pas dire. Je nommerai les personnes qui m'ont fait ces rapports, à Votre Éminence, qui sait bien que je lui ai dit simplement ce qui nous avait brouillés et que je me suis abstenu de dire beaucoup de choses, lesquelles j'ai peur que Votre Éminence ne trouve mauvais que je lui aie tenues secrètes. On a même fait courir un bruit de ma prison, afin de pouvoir engager plus de personnes à parler contre moi, et ce bruit a été fondé sur ce qu'on disait que, Votre Éminence m'ayant refusé la surintendance pour mon frère, je m'étais emporté à dire des choses peu respectueuses à Votre Éminence, qui peut se ressouvenir du respect avec lequel j'en ai usé, et que cette calomnie se détruit d'elle-même.

«Tout cela m'a obligé de prier la reine de commander à M. le Tellier de s'abstenir de semblables discours, parce qu'ayant beaucoup de respect pour elle, et sachant à quel point Sa Majesté le considérait, je ne doutais point que je ne fisse une chose qui lui serait fort désagréable, si je venais à faire des manifestes pour me défendre; mais que, si cela continuait, je serais obligé de pousser les choses à toute extrémité contre M. le Tellier, ne voyant pas un seul homme qui ne me dise quelque chose de nouveau qu'il a avancé contre moi; ce qui ne m'a pas empêché de le voir avec toute la civilité possible et de lui rendre moi-même votre lettre. L'assurance qu'il dit avoir de la surintendance l'a rendu plus fier que jamais; ce qui n'empêchera pas que je ne vive avec lui de la manière que vous m'ordonnez.» Mazarin réussit, en effet, à rétablir une concorde, au moins apparente, entre ses partisans. L'abbé Fouquet lui répondait le 26 janvier: «J'écrirai à M. le Tellier de la manière dont Votre Éminence me commande, et même je vois que, depuis que la reine lui a parlé, il ne me revient plus aucune chose qu'il ait dite. Au contraire, il affecte de paraître sans crédit et dit qu'il ne se mêle de rien; il n'est pas malaisé de voir la cause du changement.

«Vendredi dernier, les rentiers firent beaucoup de bruit à l'entrée de MM. du parlement, et même en appelèrent quelques-uns Pontoisiens[374]. Il y va de si peu de chose pour les satisfaire que l'on ne saurait croire qu'il n'y ait un peu de connivence de la part de ceux qui manient les finances. Feu M. de la Vieuville leur donnait quatre-vingt-huit mille livres par semaine; on leur en offre cinquante, et le prévôt des marchands se faisait fort de les apaiser pour soixante-huit. La présence de Votre Éminence serait absolument nécessaire; car, pour peu qu'elle leur fît donner en une rencontre pareille, elle s'acquerrait leur bonne volonté, et l'on aurait châtié fort aisément les cabalistes, desquels le parti augmentant, il y a des gens qui croient que Votre Éminence ne reviendra pas et qu'ils auront toute l'autorité.

«J'ai donné avis à la reine que M. de Brissac[375] était à Paris; elle a donné ordre pour l'arrêter. Je crois que M. de Gauville a écrit à Votre Éminence qu'un gendarme de M. le Prince, qui est ici, donnerait avis de ceux qui viendraient de sa part. On arrêta l'autre jour un valet de Guitaut[376], à qui l'on ne trouva rien d'important. Après demain, quelques gens du marquis de Sillery doivent revenir pour emmener sa vaisselle. On a donné ordre pour tout arrêter, nonobstant qu'un desdits gens ait un passe-port. Ce que la reine a trouvé fort mauvais, ayant découvert qu'une dame, que je ne nomme point, était dans les intérêts de M. le Prince.

«On tâche de répandre parmi le peuple que Votre Éminence retarde pour faire ses préparatifs pour emmener le roi hors de Paris, et je ne vois aucun des serviteurs de M. le cardinal qui ne soit persuadé que sa présence est ici absolument nécessaire.»

Rappelé avec tant d'insistance par ses partisans les plus dévoués, Mazarin revint enfin à Paris, le 3 février, et un de ses premiers actes fut la nomination à la surintendance. Il partagea cette charge entre Servien et Nicolas Fouquet[377]. Ce dernier reçut en même temps le titre de ministre d'État. Les mémoires du temps attestent que la nomination de Nicolas Fouquet, qui restait toujours procureur général, fût loin d'obtenir la même approbation que celle de Servien[378]. A la suite de ces mesures, le cardinal, voulant donner quelque satisfaction aux candidats évincés, multiplia les charges de finances. Il adjoignit aux deux surintendants trois directeurs des finances, un contrôleur général et huit intendants. «Leurs appointements, dit l'auteur du journal que j'ai déjà cité[379], et les gratifications ordinaires qu'ils recevaient ne consommaient guère moins d'un million de livres par an.»

La commission donnée par le roi aux surintendants, en date du 8 février 1653, ne subordonne point Fouquet à Servien, comme l'a prétendu un historien dont l'exactitude ordinaire s'est trouvée ici en défaut[380]. Les trésoriers de l'épargne avaient ordre d'obéir à l'un comme à l'autre. Cependant un ambitieux comme le procureur général, ne pouvait être entièrement satisfait d'une décision qui lui donnait un collègue que son âge et l'opinion publique plaçaient au-dessus de lui. Il voyait dans Servien un surveillant attentif et sévère, qui défendrait énergiquement les intérêts du trésor public. Mais la prudence de Nicolas Fouquet égalait son ambition, et elle lui imposait la plus grande réserve en présence d'un pareil collègue. S'effacer et attendre que les embarras financiers le rendissent nécessaire à Mazarin et l'appelassent au principal rôle, telle fut sa tactique; elle réussit complètement. Il était d'ailleurs soutenu par son frère, qui restait toujours le confident le plus intime et le plus dévoué de Mazarin.

CHAPITRE XIV

—1653—

Rôle de l'abbé Fouquet à cette époque; il est chargé sans titre officiel de diriger la police; mémoire qu'il adresse à Mazarin sur l'état de Paris.—Il découvre le complot de Bertaut et Ricous contre la vie de Mazarin, les fait arrêter, surveille leur procès et presse leur condamnation 23 septembre-11 octobre.—L'abbé Fouquet accusé d'avoir voulu faire assassiner le prince de Condé; il se disculpe.—Il ne cesse de veiller sur le parti frondeur, et instruit le cardinal des démarches de mademoiselle de Montpensier et des relations du cardinal de Retz avec le prince de Condé.—Attitude du parlement de Paris: services qu'y rend le procureur général, Nicolas Fouquet.—L'abbé Fouquet obtient, de l'Hôtel de Ville de Paris, de l'argent et des vêtements pour l'armée royale.—Répression des factieux et dispersion des assemblées séditieuses.—L'abbé Fouquet répond aux attaques de ses ennemis.—Mazarin l'assure de son amitié.

L'abbé Fouquet ne s'était pas oublié dans la distribution des faveurs. Comblé de bénéfices ecclésiastiques, il fut chargé, sans titre officiel, de la police secrète et de la direction de la Bastille. Sa position auprès de Mazarin rappelle celle du P. Joseph auprès de Richelieu. Le célèbre capucin n'avait pas plus de titre officiel que l'abbé Fouquet, et cependant les affaires les plus considérables de la France et de l'Europe passaient par ses mains. Avec moins de grandeur, l'abbé Fouquet fut une sorte de ministre de la police, chargé tout spécialement de veiller à la sûreté du cardinal et de déjouer les complots que les factions vaincues ne manquèrent pas de tramer contre lui.

Un mémoire qu'il rédigea pour Mazarin fait connaître la situation des affaires. Il les divise en trois chefs, pour me servir de ses expressions. «Le premier, dit l'abbé, regarde le parlement qui se vante d'éclater, si la chambre de justice n'est révoquée, pour la révocation de laquelle le premier président a écrit en cour, à ce qu'ils disent. Ils se promettent d'y faire joindre tous les autres parlements et espèrent être protégés par les mécontents qui ne sont pas en petit nombre. Le second regarde l'état de la religion qui commence à se brouiller ouvertement, chacun prenant parti, et cela de la même manière que les choses se passèrent en France, lorsque l'hérésie de Calvin fut condamnée; à quoi il serait très à propos de remédier. Si Son Éminence m'ordonnait d'en conférer avec M. le chancelier, qui est fort intelligent et très-zélé, l'on pourrait trouver des remèdes à ce mal, qui deviendra grand, s'il est négligé; bien entendu toutefois qu'après avoir trouvé les expédients, on les communiquerait à Son Éminence sans l'ordre de laquelle rien ne serait exécuté. Le troisième concerne l'état du peuple que l'on suscite par toutes sortes de voies en semant dans les esprits de très-pernicieuses opinions sur la conduite des affaires, sur l'éloignement du roi, sur son éducation et sa manière de vivre particulière. Il arrive ici tous les jours des gens de M. le Prince, surtout depuis que M. le prince de Conti et madame de Longueville ont liberté d'y envoyer qui bon leur semble.» Ainsi, veiller sur le parlement et sur les débris des factions, déjouer les complots tramés par les partisans de Retz et du prince de Condé, tel fut le rôle de l'abbé Fouquet à une époque où les passions étaient encore frémissantes, et où la Fronde menaçait de renaître de ses ruines.

Tant que la cour habita Paris, le parlement et la bourgeoisie furent paisibles. On n'eut guère à s'occuper que des complots qui menaçaient la vie du ministre. Des émissaires de Condé furent arrêtés et accusés d'avoir voulu attenter à la vie du cardinal. On avait vu récemment un exemple de leur audace. Ils s'étaient avancés jusqu'à Grosbois, près de Paris, et avaient enlevé le directeur des postes, nommé Barin. Ils l'emmenèrent à Dainvilliers, et il n'obtint sa délivrance qu'en payant une forte somme d'argent. Il était donc nécessaire d'avoir une police qui prévînt et déconcertât de semblables attentats, ce fut surtout la mission de l'abbé Fouquet. Des lettres interceptées le mirent sur la trace d'un projet d'assassinat contre le cardinal. Il en découvrit habilement les auteurs, dont l'un, grand maître des eaux et forêts de Bourgogne, se nommait Christophe Bertaut, et l'autre était un aventurier appelé Ricous ou Ricousse, qu'on regardait comme un émissaire du prince de Condé et de madame de Châtillon. L'abbé Fouquet se chargea de les faire arrêter. «Ricous, écrivait-il à Mazarin le 16 septembre 1653, est en cette ville (Paris), et s'en ira à Merlou[381], s'il peut échapper. S'il plaît à Votre Éminence de donner à du Mouchet, chevau-léger, qui s'est fort bien conduit et avec affection, huit des gardes de Votre Éminence, il ira demain, à la pointe du jour, à Pierrefitte[382], qui est un passage, où, indubitablement, donnera Ricous. Mouchet le connaît. J'ai des espions en dix endroits pour l'attraper, et, voyant qu'il y va du service de Votre Éminence, je ne fais autre chose qu'y travailler jour et nuit, et j'ose dire avec assez de risque, puisque, étant découvert, on n'en veut plus qu'à moi.»

Ricous fut, en effet, arrêté ainsi que Bertaut, et tous deux jugés par une chambre de justice, qui fut établie à l'Arsenal et que présida le chancelier Séguier. L'abbé Fouquet ne cessa de diriger cette affaire, comme l'attestent ses lettres à Mazarin. «J'envoie à Votre Éminence, lui écrivit-il le 25 septembre, le sieur du Mouchet, qui a fort bien servi dans la prise de Ricous, et par qui l'avis est venu du lieu où il était. Je l'ai fait conduire à Saint-Magloire, qui est une prison de laquelle nous sommes assurés, pour de là être mené à Vincennes. M. de Breteuil l'a interrogé; il dit qu'il croit que c'est madame de Châtillon qui l'a fait prendre, et dit que les offres qu'il a faites de donner de l'argent au nommé du Chesne ont été pour éprouver sa fidélité, et pour voir si, par argent, il pouvait se fier en lui et s'en servir, désavouant tout autre dessein. Je ne sais pas ce qu'il dira quand on lui confrontera les lettres qu'il a écrites.

«Je n'écris point celle-ci de ma main, étant bien aise qu'il ne paraisse point que je me mêle de choses qui ne sont pas de ma profession, à laquelle je ne prendrai point garde, quand il ira du service de Votre Éminence, quoique j'aie appris, depuis votre départ, qu'il y avait des gens auprès d'elle qui m'y avaient rendu méchant office, dont je n'ai point trouvé d'autres raisons, sinon que, la surintendance ne leur valant pas ce qu'elle avait fait autrefois, ils veulent rétablir leurs amis et nous détruire, en commençant par moi et finissant par mon frère, ou nous obliger d'acheter leur protection.

«Le nommé Bertaut ne veut point répondre, même au Châtelet; on prendra le parti de lui faire son procès comme à un muet.

«M. d'Igby[383], sachant que madame de Châtillon se plaignait du sieur de Cambiac[384], que M. d'Amiens a présenté à la reine, et qui a promis de n'être plus dans des intérêts contraires à ceux du roi, l'a pris dans le chemin de Pontoise et mené à Merlou pour l'obliger à demander pardon à ladite dame, qui l'a fait relâcher; on dit qu'elle a la petite vérole et la fièvre continue.

«Je prie derechef Votre Éminence que je ne sois pas nommé dans cette affaire. Le sieur du Mouchet lui fait la même prière pour lui.»

Une seconde lettre du même jour contenait de nouveaux détails sur le procès instruit par la chambre de justice. «M. de Nangis, écrivait l'abbé Fouquet, s'en allant demander l'agrément de Votre Éminence pour le régiment de Picardie, du prix duquel j'ai trouvé, à mon retour, qu'il était convenu à vingt et deux mille écus, j'ai été bien aise de prendre cette occasion pour rendre compte à Votre Éminence de ce qui se passe à la chambre de justice. MM. de la Marguerie et Méliand, commissaires députés pour instruire le procès de Bertaut, furent hier à la Bastille, et, n'osant faire venir Bertaut, lui firent entendre la lecture de la commission du roi et l'arrêt de la chambre. Bertaut demeura fort surpris, et, après avoir fait relire plusieurs fois ladite commission, il dit qu'il ne voulait point reconnaître les deux commissaires pour ses juges; que cela était contraire aux ordonnances et déclarations de Sa Majesté, et qu'il était appelant au parlement des procédures faites par le lieutenant civil, et signa ce qu'il dit. Demain matin, la chambre s'assemble, où l'on donnera arrêt que Bertaut sera tenu de répondre, sinon qu'on procédera contre lui comme contre un muet. Aussitôt les deux commissaires retourneront à la Bastille signifier ledit arrêt à Bertaut, et, s'il ne répond point, on le jugera comme muet[385]

L'abbé Fouquet ne cessait de hâter la procédure, levant les difficultés qu'elle pourrait présenter, stimulant le zèle des juges, et s'occupant de la confiscation des biens des accusés, dont l'un, Bertaut, avait une fortune considérable. Il écrivait le 5 octobre à Mazarin: «L'interrogatoire des criminels est achevé. Bertaut, qui, après les protestations, s'était résolu de répondre et l'avait fait, demeurait d'accord qu'il était à M. le Prince, déniait pourtant la lettre que les maîtres à écrire ont dit être de lui. Quand on l'a confronté à Ricous et à du Chesne, qui lui ont soutenu qu'il leur avait donné de l'argent, il n'a plus voulu répondre, et ses parents ont présenté une requête. Dans une lettre de Ricous, il y a un article où il semble envelopper M. le Prince. Je ne sais par quel motif on ne s'est point éclairci de la vérité. Je m'en vas m'appliquer à voir comment on pourra réparer la faute[386]. Mercredi au plus tard le procès criminel sera jugé; il n'y a plus qu'à en faire le rapport qui ne saurait durer deux matinées. Il serait bon de songer à la confiscation de ceux qui ont quelque chose. Les juges ont méchante opinion de l'affaire pour les criminels.»

Le lendemain, 6 octobre, le procureur général, Nicolas Fouquet, annonça à Mazarin que l'instruction du procès était achevée, et que les accusés allaient comparaître devant la chambre: «Hier, après midi, toute la procédure contre Bertaut fut achevée, et, quoiqu'il eût répondu à l'interrogatoire qui lui avait été fait le jour précédent, si est-ce que, lorsqu'il fut question hier au matin de le confronter avec Ricous et du Chesne, ledit Bertaut s'avisa de ne vouloir point prêter le serment et de ne point répondre, croyant par là se garantir. Cette confrontation ne lui a pas sans doute été fort agréable, d'autant que lesdits Ricous et du Chesne sont toujours demeurés fermes dans ce qu'ils disent contre Bertaut touchant l'assassinat. Aussitôt que toute la procédure eût été hier achevée, qui fut environ les quatre heures du soir, M. de la Marguerie m'envoya le procès, comme c'est la coutume et la forme, afin que je prisse des conclusions définitives. J'ai gardé le procès pendant la nuit dernière, que j'ai travaillé à le voir, et ce matin je l'ai rendu audit sieur de la Marguerie tout en état, ne restant plus que le rapport. Sur les dix heures du matin cejourd'hui, on s'est assemblé et on y a travaillé jusques à midi et demi. Demain, on s'assemble, dès huit heures du matin, pour examiner le procès, et mercredi sans doute on entendra les accusés dans la chambre, et dans le même temps les juges opineront. Ce procès est tout à fait bien instruit, et la preuve est bien établie. Il ne reste que l'opinion des juges.»

Comme le zèle de quelques-uns des commissaires paraissait moins vif au moment de prononcer la condamnation, l'abbé Fouquet se chargea de les stimuler. «Je verrai aujourd'hui, écrivait-il à Mazarin le 10 octobre, M. de la Marguerie, de la part de Votre Éminence. Il semble qu'il se refroidisse un peu, à ce que m'ont dit deux ou trois de la chambre.» Dès le lendemain, 11 octobre, la condamnation était prononcée, et l'abbé Fouquet, en l'annonçant à Mazarin, lui transmettait le résumé des aveux arrachés par la torture aux deux condamnés: «J'envoie à Votre Éminence la déposition que Bertaut et Ricous ont faite quand on leur a donné la question. Celui qui me parait le plus chargé dedans la suite de l'affaire est le nommé Cambiac, qui, depuis le commencement jusques à la fin, est fort chargé. Madame de Châtillon et le président Larcher le sont aussi, en ce qu'il dit que, Frarin devant assassiner M. le Prince, ils se sont entretenus de quelque dessein contre Votre Éminence, de qui on attend ici les ordres de ce qu'il y a à faire, et si elle juge que l'on doive décréter contre eux et continuer l'affaire. Pour moi, je me donnerai l'honneur de lui aller rendre mes respects au premier jour.

«Pour la confiscation de Bertaut, Votre Éminence n'a qu'à commander à un secrétaire d'État d'expédier le don en blanc, c'est-à-dire le don des biens, sans spécifier la charge qu'il faudra songer à faire supprimer pour la faire après revivre, à cause des créanciers qui feraient opposition au sceau, si l'on donnait les biens. J'expliquerai ce détail à Votre Éminence. Celui qui a fait prendre Bertaut me commanda de dire à Votre Éminence qu'il lui devait quatre mille livres qu'il demande à présent et promet de grands services. Votre Éminence me commanda de les lui promettre.

«Il serait bon que Votre Éminence fit écrire un mot de remercîment à MM. le chancelier, garde des sceaux[387], aux rapporteurs, et à M. de Breteuil, et que ce dernier fût chargé de voir tous les autres juges de sa part en qualité d'homme du roi à la Chambre.

«Comme je finis ma lettre, des gens que j'avais envoyés pour tenir la main a l'exécution sont revenus. Tout s'est passé fort doucement. Les lettres ont été brûlées par la main du bourreau, et les criminels ont été étranglés avant que d'être roués.»

Ces exécutions sanglantes, et le rôle qu'y avait joué l'abbé Fouquet, le signalaient à la vengeance du parti ennemi; il ne l'ignorait pas et se tint sur ses gardes. Ses espions l'avertissaient de toutes les démarches de Condé. On prétendit même qu'il avait voulu faire assassiner ce prince; l'accusation s'accrédita tellement, que l'abbé Fouquet fut obligé de se justifier auprès du cardinal: «J'ai su, lui écrivait-il le 2 octobre, que l'on avait fait entendre à Votre Éminence que j'avais donné un billet au nommé Lebrun[388]; et que cela donnait lieu à M. le Prince de se plaindre de vous et au peuple de parler. Je supplie très-humblement Votre Éminence de croire que je ne suis pas imprudent jusques au point de confier un billet à un fripon qui trahit son maître, et pour un sujet sur lequel Votre Éminence a toujours dit qu'elle ne voulait rien entendre. Il est aisé de fermer la bouche aux gens qui parlent autrement qu'ils ne devraient. Votre Éminence n'a qu'à faire dire à M. le Prince qu'elle ne croit point que j'aie écrit; mais que, s'il se trouve un billet de ma main, comme il en a voulu faire courir le bruit, Votre Éminence me remettra entre ses mains, et que, n'ayant jamais entendu par moi aucune proposition sur ce sujet, elle ne prend point d'intérêt à la vengeance qu'il en fera; et je puis assurer Votre Éminence que si, après la parole que je lui en donne, il se trouve quelque chose contre M. le Prince écrit de ma main, ou que j'aie jamais vu ce baron de Veillac, à qui M. le Prince a dit que j'avais parlé, je suis prêt de m'aller mettre, entre ses mains; ce que je ferais dès aujourd'hui, si je croyais que Votre Éminence ne me fît pas l'honneur d'ajouter foi à ce que je lui mande.

«Votre Éminence se souviendra, s'il lui plait, que, de ces sortes de gens, je n'en ai jamais vu que deux, le premier desquels a servi à découvrir l'écriture de Bertaut, et, par ce moyeu, détourner un homme d'entreprendre contre la personne de Votre Éminence; et de là l'on est venu à la connaissance de tout le reste. A l'égard de celui-là, si ma conduite a été mauvaise, ç'a été en ce que je me suis mis vingt fois en danger d'être assassiné, me trouvant seul en des lieux écartés; mais, quoiqu'il en puisse arriver, quand je croirai que Votre Éminence affectionnera quelque chose, je risquerai tout pour en venir à bout.

«Pour Lebrun, il s'adressa à M. d'Aurillac, qui est major du régiment d'infanterie de Votre Éminence. Aurillac le mena à M. de Besemaux[389], par qui je reçus l'ordre de Votre Éminence de l'entendre. D'Aurillac me dit que, les amis de M. le Prince étant sur le point d'entreprendre sur Marcoussis, Lebrun en avait fait avertir Son Altesse Royale; ce qui fit que l'on prit un peu plus de créance en lui, la créance n'allant pas à lui rien confier, mais à l'entendre et à lui donner de quoi subsister. Il s'offrit de se remettre entre les mains du roi toutes les fois qu'il donnerait un avis jusques à ce qu'il fût exécuté, et fil un écrit que j'ai, par lequel il dit que, pour chaque cavalier qu'il fera défaire, il demande une pistole, et un écu par fantassin, et il me dit qu'il était nécessaire que M. de Beaujeu, qui commandait sur la frontière, lui donnât quelques cavalière pour l'avertir de tout. Je lui dis que j'en écrirais; mais je ne lui donnai aucune lettre pour cela. Il fit d'autres propositions qui furent rebutées, et je lui répétai mille fois, en différentes visites, que l'on n'y voulait point songer. Voilà ma conduite sur ce sujet. Si M. le Prince ne m'aime pas, pour ce qu'il me croit à Votre Éminence autant que j'y suis, et qu'il apprend que de temps en temps on a découvert quelque chose de ses mauvais desseins, je ne crois pas que cela me doive être imputé à blâme par Votre Éminence, laquelle je crois me fera bien la justice de ne pas donner lieu à tous les méchants offices que l'on me voudrait rendre là-dessus, ne doutant pas que beaucoup de gens ne m'accusent d'imprudence et de commettre Votre Éminence mal à propos. Je le répète encore à Votre Éminence: je la supplie de m'envoyer pieds et poings liés à M. le Prince, si tout ce que l'on a dit là-dessus n'est faux.

«J'écris une lettre à un des officiers de l'armée de M. le Prince et le prie de la lui faire voir. J'en ai donné des copies ici à mes amis, et, si les amis de M. le Prince continuent ici de soutenir que j'ai donné un billet à Lebrun, je supplie Votre Éminence de trouver bon que je ne le souffre pas.»

Mazarin lui-même avait été impliqué dans cette accusation de tentative d'assassinat contre le prince de Condé. Il écrivait, à cette occasion, à l'abbé Fouquet: «Tout le monde doit être assez persuadé que je ne suis pas un grand assassinateur, et mes ennemis mômes me peuvent faire la justice de le croire ainsi. Avec tout cela, le vous assure que j'ai un très-sensible déplaisir qu'on publie que l'homme que le prince de Condé a fait arrêter a déclaré qu'il était envoyé auprès de lui par mon ordre pour lui faire du mal. Le temps qui protège la vérité découvrira colle-ci à la confusion des imposteurs, et, s'il n'arrive audit prince autre mal que celui que je lui ferai par de semblables moyens, il vivra longtemps. 11 ne tiendra qu'à lui de faire, s'il veut, avec moi, trêve d'assassinats, et vous tomberez bien d'accord que je ne perdrai rien dans la conclusion de ce traité.»

Quant aux mesures préventives et à la police vigilante de l'abbé Fouquet, elles obtinrent de Mazarin l'assentiment le plus complet. «Il ne faut rien épargner, lui écrivait-il, pour découvrir les correspondants de M. le Prince à Paris, étant certain qu'il y en a beaucoup qui lui écrivent et qui y demeurent pour quelque mauvais dessein, à ce que vous avez pu assez connaître dans les papiers que M. d'Amiens m'a envoyés. La meilleure diligence est celle que vous faites de faire visiter les cabarets et chambres garnies, et il le faut continuer.» Il ajoutait dans une autre lettre: «Le capitaine Claude aurait pu découvrir tous les desseins de ceux qui se cachent dans Paris, s'il eût été pris, et surtout la personne qui a écrit la dernière lettre que vous savez. C'est pourtant un très-grand avantage que celui que l'on reçoit de l'épouvante des méchants, qui sont relancés par vos soins, en sorte qu'ils n'osent pas s'arrêter longtemps dans Paris. Je vous en ai en mon particulier grande obligation.»

L'ancien parti de la Fronde s'était d'abord contenté de faire des vœux pour le prince de Coudé; mais à peine Mazarin fut-il parti pour l'armée, emmenant le jeune Louis XIV, que les agitations recommencèrent. On craignit même l'arrivée à Paris de mademoiselle de Montpensier. Tandis que son père, Gaston d'Orléans, avait, suivant son usage, sacrifié ses partisans et ceux mêmes qu'il avait entraînés dans la révolte, sa fille était restée en relation avec le prince de Condé[390]. Elle avait le cœur trop noble pour abandonner ses amis, et l'esprit trop romanesque pour ne pas tenter de nouvelles aventures. L'abbé Fouquet, qui entretenait des espions dans les plus illustres familles, apprit que Mademoiselle avait envoyé un gentilhomme à madame d'Épernon pour la prier de se trouver à Brie-Comte-Robert[391]. «Aussitôt, écrit-il à Mazarin le 30 septembre, j'y ai envoyé un gentilhomme de mes amis et le sieur du Mouchet, l'un, pour la suivre et l'observer, l'autre, pour me dire ce qu'il aura appris. Je crois qu'on ne veut point l'arrêter: mais, si l'on prenait cette pensée, il n'y a qu'un officier des gardes du corps qui le puisse. La seule cavalerie que l'on a ici, ce sont les gardes du maréchal de l'Hôpital et ceux de Votre Éminence, qui sont en Brie avec les chevau-légers; encore ceux-là sont fort éloignés. Il est nécessaire, si elle venait ici déguisée, que l'on ait des ordres de ce qu'il y a à faire.» Quelques jours après, les craintes que cette dénonciation avait données à l'abbé Fouquet étaient dissipées, ou du moins ajournées. Il écrivait le 30 octobre à Mazarin: «La demoiselle, qui devait aller à Brie-Comte-Robert, s'est contentée d'y envoyer un relais. Elle avait écrit de sa main une lettre à madame d'Épernon, mais elle a dit à Monsieur qu'elle l'avait brûlée. Madame de Brégy me donna hier avis que la même demoiselle avait dessein de venir en cette ville; qu'elle voulait encore attendre quinze jours, et que le lieu secret où elle prendrait ses relais était chez M. du Chemin, trésorier de ladite demoiselle, qui est à moitié chemin entre le logis de M. de Chavigny, où elle est, et Brie-Comte-Robert, et que ledit sieur du Chemin était celui qui faisait tenir toutes ses lettres. Je ne me suis expliqué à madame de Brégy ni de ce que m'a va il dit M. d'Épernon, ni à lui de ce que m'avait dit madame de Brégy, de qui l'on pourrait avoir des avis, beaucoup de gens s'adressant à elle; elle servirait fort bien, si elle voulait présentement.

«M. d'Épernon m'a dit ce matin que M. de Lusignan était un homme dangereux, qu'il n'était point d'avis qu'on le laissât ici, et qu'il ne savait point s'il avait pris l'amnistie.

«L'abbé Roquette m'est venu dire qu'il avait appris que Votre Éminence le tenait suspect; qu'il venait offrir de se mettre en cachot s'il avait eu aucune correspondance avec M. le Prince depuis qu'il était sorti de Paris contre le service du roi; qu'il avait toute son attache à M. le prince de Conti, duquel il donnerait par écrit l'assurance qu'il se dégagerait, s'il faisait jamais rien contre le service.»

Ces avis, qui venaient de sources diverses et souvent de grands personnages, prouvent quelles étaient l'activité et l'influence de l'abbé Fouquet. Il ne cessait d'exercer une surveillance active sur Retz, qui avait conservé de nombreux partisans à Paris et dans l'armée des princes. «Je juge, écrivait-il à Mazarin, par une lettre que j'ai reçue d'un lieu secret et qui m'est tout à fait assuré, que le cardinal de Retz a des nouvelles, et qu'un homme est allé de sa part à Charleville et à Mézières. L'on ne m'a point nommé l'homme; mais l'on me donne avis fie prendre garde à moi, parce que celui qui y est allé a dit que j'étais celui contre qui il était le plus animé. Il (le cardinal de Retz) donne avis à MM. les gouverneurs, ses amis, qu'il ne quittera point sa coadjutorerie et n'ira point à Rome. J'écris pour savoir le nom de celui qui a passé, et je pourrais même peut-être bien le faire arrêter au retour, si Votre Éminence le trouvait bon.» L'abbé Fouquet s'alarmait des sentiments de pitié qu'exprimaient les soldats chargés de veiller sur Retz. «M. de Pradelle, écrivait-il encore à Mazarin le 28 septembre, m'a dit que les gardes du corps témoignent avoir grande compassion du cardinal de Retz, et, quand ils parlent de lui, ils disent le pauvre M. le cardinal de Retz, et que cela vient de ce qu'on ne leur donne pas un denier. Il prie pourtant qu'on ne le cite pas là-dessus.» Mazarin répondit immédiatement (29 septembre) à l'abbé Fouquet: «Vous pourrez dire confidemment à MM. les surintendants ce que vous me marquez, que vous a dit Pradelle touchant les gardes du corps qui compatissent si fort à M. le cardinal de Retz, afin qu'ils donnent ordre à leur payement.»

Le parlement avait été si récemment abattu qu'il n'osait guère murmurer. Plusieurs de ses membres étaient encore exilés; le procureur général et son frère veillaient sur les autres. Le nom du cardinal Mazarin, qui naguère encore soulevait des tempêtes dans la Grand-Chambre, «y a retenti avec le respect qu'on lui doit, écrivait Colbert à Mazarin dès le 10 mai. M. le procureur général dans sa harangue, M. le président le Coigneux et M. Ménardeau ont fortement parlé et fait valoir les suffrages de Votre Éminence en faveur de la compagnie.» Peu de temps après, le parlement enregistra sans opposition les lettres patentes qui donnaient à Mazarin les gouvernements de la Rochelle, d'Artois, d'Alsace, etc., et l'autorité de sénéchal dans ces contrées, avec dispense d'information de vie et de mœurs et de prêter serment en personne, ce qui ne s'était jamais vu en pareille matière[392]. «Votre Éminence, ajoutait Colbert, a été servie en cette occasion, comme elle devait l'être par M. le premier président, M. le procureur général et M. Ménardeau, qui en a été rapporteur.»

Lorsqu'au mois de septembre on établit une chambre de justice à l'Arsenal pour juger Bertaut et Ricous, il y eut quelques murmures parmi les magistrats contre ce tribunal exceptionnel. Le président de Maisons se signala entre tous et chercha à former une cabale. Mais il n'y avait alors de conseillers réunis que les membres de la chambre des vacations, et ils n'osèrent agir en corps. «Jusqu'à présent, écrivait le procureur général le 6 octobre, la chambre des vacations n'a rien fait contre la commission de l'Arsenal. Il y a eu, il est vrai, des requêtes répandues au nom de cette chambre; mais elles sont l'œuvre de quelques particuliers.» Ainsi, dans une question qui le touchait directement et en présence d'une juridiction exceptionnelle, le parlement gardait le silence.

L'Hôtel de Ville n'était pas seulement docile: il se montrait empressé à fournir de l'argent et des vêtements pour l'armée et à venir en aide au trésor public. C'était encore l'abbé Fouquet qui avait négocié cette affaire avec le prévôt des marchands et le gouverneur de Paris. «Je crois, écrivait-il à Mazarin le 25 septembre, que Votre Éminence n'a pas sujet d'être mal satisfaite de ce que la ville a accordé au roi, ni de la précaution que j'avais prise, qu'il ne fallait point qu'elle donnât à condition de le reprendre sur les cinquante mille écus; elle en prie seulement le roi, de sorte que la chose est en la disposition de Votre Éminence, aussi bien que d'avoir de l'argent au lieu d'habits, et M. le maréchal de l'Hôpital m'a dit que l'on pouvait tirer la somme que je lui ai dite, de douze mille écus, que l'on aimait autant que ce que la ville avait accordé, de sorte que, si Votre Éminence le trouve à propos, il faudrait écrire à M. de l'Hôpital que, les justaucorps ne pouvant peut-être être prêts au temps auquel il est nécessaire de les avoir, la difficulté de les transporter par la saison qui commence d'être mauvaise, fait que le roi se contente du tiers des habits, c'est-à-dire de cinq cents justaucorps, bas-de-chausses et paires de souliers; et que, pour ce qu'ils lui ont donné, qu'il l'estime à douze mille écus et plus, et qu'il leur laisse quatre mille écus pour ce tiers, et que la ville lui envoie huit mille écus. M. le maréchal de l'Hôpital et moi croyons qu'il vaut mieux d'en user de la sorte que de demander le tout en argent, outre que l'on pourra encore représenter qu'il y a des draps à Châlons et à Reims, où l'on en fera faire. J'attends les ordres de Votre Éminence là-dessus. Ce que l'on fera ici servira d'exemple aux autres villes; mais il ne faut pas laisser traiter la ville avec des marchands, si l'on veut de l'argent.»

Quelques factieux tentèrent encore d'agiter Paris; mais ils rencontraient une vive résistance et une sévère répression. «On fait ici force cabales, écrivait l'abbé Fouquet à Mazarin, pour les rentes de l'Hôtel de Ville; on distribue des libelles, on vole, et même hier au soir (10 septembre 1653) on tira des coups de pistolet dans des carrosses sans demander la bourse. Je puis assurer Votre Éminence que je ne manque pas ici d'occupation.» Mazarin approuvait fort cette activité. «Il faut, répondait-il à l'abbé Fouquet, réprimer la licence avec laquelle on recommence à parler, à publier des libelles séditieux et à faire de nouvelles assemblées, et en public et en particulier, contre le service du roi; il faut faire en sorte que l'on soit délivré de toute inquiétude du côté de Paris pendant l'absence de Sa Majesté, et procéder avec la dernière sévérité contre ceux qui s'en voudraient prévaloir pour exciter de nouveaux troubles.»

L'abbé Fouquet ne manqua pas d'énergie pour étouffer la Fronde renaissante. Il annonçait à Mazarin la répression des troubles en même temps que leur commencement[393]: «L'absence du roi avait ameuté quelques séditieux, dont le nombre s'augmentait au Luxembourg. J'ai envoyé force gens pour les observer; s'en étant aperçus, ils se sont dispersés avec frayeur. Ils se réduisent à quelques libelles, qu'ils prétendent faire imprimer au premier jour contre Votre Éminence. J'en découvrirai les auteurs, et même j'espère en faire arrêter quelqu'un.»

Ainsi tous les détails de la police et de la sûreté générale étaient abandonnés par Mazarin à l'abbé Fouquet. Le cardinal lui écrivait encore le 27 novembre: «Si on peut trouver la femme qui parla si insolemment dans l'église Sainte-Elisabeth, on fera bien de la mettre aux Petites-Maisons. Vous ferez ce que je vous écrivais par ma lettre ci-jointe touchant M. de Lusignan. Il est certain que ç'a toujours été un fort méchant homme; mais il ne faut pas donner matière de dire qu'on le recherche à présent pour les choses passées. Il faut qu'il paraisse clairement qu'il n'est arrêté que pour ce qu'il a fait depuis l'amnistie, et, en cas qu'il ne se trouve pas coupable, le roi veut qu'il soit relâché. Il est vrai que j'ai promis à M. le premier président[394] de m'employer auprès du roi pour obtenir de Sa Majesté le retour de M. de Thou[395], et vous lui pouvez confirmer que, à notre retour à Paris, je ferai en cela ce qu'il désirera; mais il se souviendra aussi que lui et les autres amis dudit sieur de Thou devaient l'obliger à tenir dorénavant une conduite contraire à celle qu'il a tenue jusqu'ici. Je crois qu'il serait fort à propos de faire faire le procès aux payeurs des rentes qui se sont le plus signalés dans la révolte qu'ils ont voulu émouvoir dernièrement.»

Les fonctions que l'abbé Fouquet remplissait avec un zèle si dévoué lui gagnaient de plus en plus la confiance de Mazarin, mais elles excitaient contre lui l'envie et la haine. Il n'ignorait pas que les accusations de ses ennemis parvenaient jusqu'au cardinal. Il chargea un de ses agents, qui se rendait auprès de Mazarin, de le défendre, et lui remit un mémoire pour sa justification: «Le sieur Mouchet[396] m'obligera de dire à Son Éminence que je l'ai chargé de lui faire entendre que je lui demande la grâce de m'avertir de ce qu'on lui dira contre moi, afin que j'aie lieu de me justifier ou d'avouer ce qu'on aura dit; ce que je ferai toujours avec grande sincérité, et ferai voir si je l'ai dit ou fait, à quelle intention je l'ai pu faire, qui ne peut jamais être que bonne, et, pour deuxième faveur, je supplie Son Éminence d'avoir la bonté de demander pour moi la même grâce au roi et à la reine, parce que, sans cela, je ne saurais m'appliquer à aucune sorte d'affaire, et je m'en retirerais tout à fait, mon honneur m'étant préférable à toute autre chose.

«Que si Son Éminence entrait dans le détail de ce qu'on dit contre moi, le sieur du Mouchet lui dira seulement deux choses: la première, que l'on a promis de faire entendre à Son Éminence que, pour me rendre nécessaire, j'étais bien aise de brouiller les affaires et de les multiplier. Sur quoi il lui faudra faire observer que, si je me veux éclaircir avec Son Éminence sur cela, ce n'est pas que je craigne qu'on le persuade à mon préjudice; car il sait par expérience que ce que je fais tend plutôt à éclaircir les affaires et à les terminer qu'à les embrouiller et à les multiplier; mais c'est afin que Son Éminence connaisse que ceux qui lui parlent sont instruits par la cabale, comme nous l'avons remarqué dans nos dépêches.

«La deuxième, qu'on doit insinuer adroitement dans son esprit que je me fais de fête, que je me vante des services que j'ai rendus à Paris, à Bordeaux, etc.; que j'ai de l'ambition. A quoi je réponds que je me contente de servir quand l'occasion s'en présente, laissant à Son Éminence à juger avec Leurs Majestés du mérite de mes services, et me souciant fort peu qu'ils viennent; à la connaissance des autres. Si j'étais homme à me vanter de ce que je fais, je n'aurais pas conservé, comme j'ai fait, le secret dans toutes les affaires que j'ai maniées, et notre commerce n'aurait pas manqué d'être découvert, depuis un an qu'il a commencé et qu'il continue sans interruption.

«Enfin le sieur du Mouchet me fera plaisir, pour conclusion, de dire à Son Éminence que je n'ai jamais été ni ne veux jamais être à personne, ni dépendre de qui que ce soit au monde que de Leurs Majestés et de Son Éminence. Je sens bien que par là je m'attire l'envie de plusieurs; mais c'est de quoi je ne me mets guère en peine.»

Mazarin se borna à répondre quelques mots de sa main pour prouver à l'abbé Fouquet qu'il appréciait ses services et qu'il le soutiendrait contre ses ennemis: «Je vous prie de vous mettre l'esprit en repos; car vous êtes trop bien assuré pour que vos ennemis mêmes puissent avoir mauvaise opinion de vous, nonobstant tous les artifices dont on pourra user pour faire soupçonner quelque chose à votre préjudice. En tout cas, mon amitié ne vous manquera en aucun temps.»

CHAPITRE XV

—1653-1654—

Administration financière pendant les années 1653 et 1654 racontée par Nicolas Fouquet.—Règlement qui détermine les fonctions de chacun des surintendants.—Erreurs du récit de Fouquet.—Embarras financiers pendant l'année 1653, prouvés par la correspondance de Mazarin et de Colbert.—Le cardinal Mazarin se fait traitant et fourisseur des armées, sous un nom supposé.—Les surintendants se montrent d'abord assez difficiles, et Colbert s'en plaint.—Fouquet profite d'une absence de Servien (octobre 1653) pour régler les affaires d'après les désirs du cardinal.—Mazarin exige que les deux surintendants vivent en paix.

Les plus grands embarras de cette époque venaient de la détresse des finances: il fallait pourvoir à la guerre et à l'entretien des armées, et réparer le mal causé par les troubles des cinq dernières aimées. C'est alors surtout que des financiers intégres et habiles eussent été nécessaires. Malheureusement Servien, homme supérieur dans les négociations, était peu versé dans ces matières, et quant à Fouquet, il appliqua tous ses soins à trouver l'argent que demandait le cardinal, sans s'inquiéter de grever l'avenir par les intérêts énormes qu'il fallait payer aux traitants. Lui-même, il prit part à ces prêts usuraires, et entra dans la voie déplorable qui devait le conduire à sa perte. Toutefois, il sut pendant longtemps dissimuler ses dilapidations. Il avait beaucoup de ménagements à garder en présence d'un collègue, qui, par son âge et sa réputation, tenait le premier rang. S'effacer et attendre que les embarras financiers le fissent rechercher par Mazarin, tel fut le plan de conduite qu'il adopta et suivit fidèlement en 1653. Si l'on en croyait l'apologie que Nicolas Fouquet a publiée sous le nom de Défenses[397], il n'aurait pas agi ainsi par calcul, mais par ordre du cardinal. Dans la partie de ses Défenses, où il raconte son administration pendant les années 1653 et 1654, le surintendant prend le ton de l'histoire, et on voit qu'il aspire à tracer de véritables Mémoires, mais il manque souvent de sincérité.

«Dans cette première année 1653, dit-il[397a], M. Servien, par ordre de M. le cardinal, agissait seul, réglait les affaires de toute nature. Je lui disais bien ma pensée; mais il en usait comme il lui plaisait, ne faisait à mon égard autre chose que m'envoyer les expéditions qu'il avait signées, pour y mettre mon nom, suivant les ordres que j'en avais reçus de M. le cardinal, qui ne s'adressait alors qu'audit sieur Servien, mon ancien, d'une grande réputation pour la variété et l'importance des emplois par où il avait déjà passé.

«Nous eûmes plusieurs différends ensemble, ledit sieur Servien et moi. Il se fâcha que j'eusse écrit de ma main un fonds sur une ordonnance. Nous portâmes nos différends l'un et l'autre à M. le cardinal pour les régler, et fûmes ouïs ensemble par lui. Ledit sieur Servien soutenait devoir écrire les fonds tout seul. Je disais, au contraire, que ce n'était pas une prérogative de l'ancien, et que cela devait être fait sans affectation[398] par lui, ou moi, ou M. Hervart, selon les occasions, comme avaient fait les précédents surintendants.

«M. le cardinal, prévenu par le sieur Colbert, auquel ledit sieur Hervart faisait de grands biens pour avoir sa protection, régla que, puisque nous ne pouvions nous accorder, nous n'écririons les fonds ni l'un ni l'autre, et que ce serait ledit sieur Hervart, qui les mettrait tous de sa main, Son Éminence le considérant comme un homme de son secret domestique.

«M. Servien porta ce règlement avec beaucoup d'impatience; il alléguait toujours audit sieur cardinal que M. Hervart, auquel il était dû de grandes sommes pour d'anciennes assignations, ayant seul la connaissance des fonds par son registre et écrivant les assignations de sa main sur les ordonnances et billets, était maître de toutes les finances, écrivant fort mal, lui étant facile, après avoir mis un fonds qui ne valait rien en notre présence, et que nos signatures étaient apposées, de le changer, les billets se rompant à l'épargne, et n'y ayant plus de preuve que par son registre. D'ailleurs il l'accusait de beaucoup de choses dont il rapportait des circonstances particulières, et disait que ce règlement était comme entre un maître et son secrétaire, lequel voudrait prétendre que, à cause qu'il écrit quelquefois des lettres, le maître ne pourrait plus écrire de sa main. Cela demeura en cette forme pendant toute l'année 1654.»

Si l'on en croit Fouquet, les ressources financières étaient loin de manquer à cette époque[399]: «Ces deux années, dit-il, on ne manqua pas d'argent; les gens d'affaires payaient ponctuellement et faisaient volontiers des prêts et des avances. D'autres particuliers mêmes, en leur donnant des fonds à 15 pour 100 d'intérêt, ou avec des billets de remboursement de vieilles dettes au lieu d'intérêts, fournissaient des sommes considérables. La raison de cette facilité provenait du rabais des monnaies, les pistoles ayant été réduites de douze livres à dix, l'argent blanc à proportion, et la réduction ne s'en faisant que peu à peu en divers termes, de trois mois en trois mois; tous ceux qui voulaient éviter la perte apportaient leur argent avant le terme ou le prêtaient aux traitants de leur connaissance. Ainsi tout le monde avait alors du crédit. Cela dura dix-huit mois et plus, à cause de quelque prolongation du dernier terme. On atteignit par ce moyen la fin de septembre 1654.

«Cette facilité fit consommer par avance le fonds des deux années suivantes, 1655 et 1656, et toutes les affaires dont on avait pu s'aviser. Son Éminence fit payer beaucoup d'assignations des années précédentes, qui n'avaient pu être acquittées depuis les désordres de 1649.

«Les troupes prirent leur quartier d'hiver dans le cœur du royaume pendant ces deux années 1653 et 1654, et avaient ruiné dans leurs logements tout le plat pays des meilleures généralités. «Le mois de septembre arrivant, il fallait s'assurer des fonds pour diverses dépenses pressées, dont le plus grand effort pendant la guerre tombait sur les derniers mois de l'année et les premiers de la suivante. Les receveurs généraux avaient fait leurs plaintes publiques de la désolation de leurs généralités et de la perte sans ressource, si on continuait à y mettre des troupes. Les fermiers des gabelles pour les provinces d'impôt représentaient la même chose; les uns et les autres avaient traité des années suivantes, à condition d'en être exemptés, avaient fait leurs promesses pour 1655 et 1656, et les promesses étaient déjà consommées en dépenses du passé, par la facilité d'en trouver de l'argent. «Les monnaies étant réduites à leur prix, le crédit manqua tout à coup; la raison qui l'avait fait trouver cessant, les particuliers auxquels on avait racheté des rentes et payé des dettes, comme il est notoire qu'on faisait de toutes parts, se trouvant chargés de leurs deniers, pour éviter la perte de l'intérêt et d'un sixième de leur bien par cette diminution d'espèces, les avaient donnés, quoique avec crainte, aux gens d'affaires. Mais, faisant réflexion sur la banqueroute de 1648, aussitôt que le prix des monnaies fut fixé, ils ne songeaient plus qu'à les retirer. On se trouva lors en grande perplexité; la saison pressait, et de loger encore les troupes dans les provinces pour y consommer les tailles, c'était épuiser les provinces, tout révolter et faire une seconde banqueroute aux gens d'affaires, qui avaient avancé les deniers des tailles et payé d'autres sommes pour l'exemption de ce logement.

«Personne ne voulait faire des avances sur 1657, les termes du remboursement étant trop éloignés. D'ailleurs le crédit était cessé, et la parole de M. Servien n'était pas fort bien établie, plusieurs se plaignant qu'il y avait manqué.

«Nous fûmes mandés par M. le cardinal, MM. Servien, Hervart et moi, priés de nous engager chacun en notre particulier et faire les efforts que nous pourrions. M. le cardinal emprunta aussi en son nom, et nous fîmes tous quelque somme, qui fut bientôt consommée, à cause de la multiplicité des dépenses, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui s'accumulaient tous les jours. On demeura tout d'un coup à sec et notre crédit épuisé; les gardes françaises criaient, les Suisses voulaient se retirer, la maison du roi ne voulait plus fournir.

«M. le cardinal proposa plusieurs fois de toucher aux rentes et faire une banqueroute nouvelle; mais il n'osait. On voyait l'orage tout prêt à fondre et tout disposé à un nouveau bouleversement. Il fil tous ses efforts pour persuader aux uns et aux autres de patienter; il parla aux gens d'affaires lui même, menaça de leur ôter leurs assignations, les fit assembler pour aviser ensemble ce qui se pourrait, et tout cela ne produisit rien, sinon que plus on paraissait alarmé, plus on publiait le mal, et plus les bourses se fermaient. Le sieur Colbert ne demandait pas les finances alors, et, quand il les eût eues, lui qui veut son compte et sa sûreté partout, y eût été bien empêché. Il se réservait pour la paix, quand il n'y aurait rien à risquer.

«Les choses demeurèrent ainsi jusqu'à la fin de novembre, tout étant à la veille d'une confusion plus grande que jamais. En décembre 1654, le sieur cardinal me prit en particulier, et me dit que M. Servien ne répondait nullement à son attente en cette charge; me demanda si je la pourrais exercer seul, et me conjura de l'assister et lui dire mon avis, et qu'il ne me dissimulait pas qu'il croyait tout perdu, ne voyant aucun fonds certain de deux ans et peu de personnes en pouvoir et en volonté de prêter sur des fonds éloignés; que les moyens extraordinaires étaient pour la plupart épuisés et les succès trop incertains pour y faire quoique fondement, et qu'ayant à prendre des mesures pour de grands desseins de guerre qu'il méditait au printemps, c'était une chose cruelle de n'avoir devant soi aucun fonds assuré, et n'en avoir aucun pour l'avenir. Je lui remis l'esprit, lui disant que je ne jugeais pas les choses si désespérées ni la subsistance de l'État impossible; que je ne m'y étais pas appliqué parce qu'il ne m'avait pas semblé le désirer, et qu'il connaissait l'humeur de M. Servien, qui ne s'accommodait pas volontiers aux pensées d'autrui; mais que je n'estimais pas bonne la conduite qu'on avait tenue jusqu'alors, et qu'il n'y avait meilleur moyen pour subsister que d'en prendre une toute opposée; qu'il fallait ne manquer jamais de parole pour quelque intérêt que ce fût, mais ramener les personnes à la raison par douceur et de leur consentement; ne menacer jamais de banqueroute et ne parler de celle de 1648 qu'en cas de besoin, et pour la détester comme la cause des désordres de l'État, afin qu'il ne pût tomber en la pensée qu'on fût capable d'en faire une seconde; ne toucher jamais aux rentes ni aux gages et n'en pas laisser prendre le soupçon, afin que la tranquillité et l'affection, qui sont une autre source de crédit, ne fussent jamais altérées; ne point tant parler de taxes sur les gens d'affaires, les flatter et, au lieu de leur, disputer des intérêts et profits légitimes, leur faire des gratifications et indemnités de bonne foi quand ils avaient secouru à propos, et que le principal secret, en un mot, était de leur donner à gagner, étant la seule raison qui fait que l'on veut bien courir quelque risque; mais surtout de s'établir la réputation d'une sûreté de parole si inviolable, qu'on ne croit pas même courir aucun danger.

«Je le convainquis de tant de choses sur cette matière, que, après y avoir bien médité quelques jours, il me dit que j'avais raison, et me pria instamment de prendre soin de tout, et qu'il dirait à M. Servien de me laisser agir. Je lui fis entendre qu'il serait importuné de nos différends tous les jours, et qu'il nous donnât par écrit ce que nous avions chacun à faire, afin que les fautes de l'un ne fussent pas imputées à l'autre; ce qui fut fait. Le règlement est du 24 décembre 1654.» Par cet arrêté, Servien était chargé exclusivement des dépenses, et Fouquet des recettes; ce dernier traitait seul avec les fermiers des impôts et les financiers qui faisaient des prêts à l'État. Ainsi toute la partie délicate du système financier était exclusivement attribuée à Fouquet. Voici le passage du règlement qui détermine les fonctions qui lui étaient réservées: «Il pourvoira au recouvrement des fonds et des sommes de deniers qui devront être portés à l'épargne, et, à cet effet, ledit sieur Fouquet fera compter les fermiers et traitants, leur allouant en dépense tout ce qu'ils auront payé en vertu des quittances et billets de l'épargne, expédiés à leur décharge sur les ordres desdits sieurs surintendants. Il arrêtera aussi tous les traités, prêts et avances, examinera les propositions de toutes les affaires qui se présenteront, fera que les édits, déclarations et arrêts nécessaires soient dressés, et en fera poursuivre l'enregistrement partout où besoin sera.» Ainsi Fouquet était seul chargé de fournir les sommes dont Servien réglait l'emploi.

«Après ce règlement signé, ajoute Fouquet[400], ce n'était pas tout: il fallait de l'argent. L'état des affaires que j'ai représenté ci-devant ne permettait pas d'en espérer. M. le cardinal me dit des choses si extraordinaires que je ne serais pas cru si je les rapportais; mais sans exagération, il me parla comme n'espérant son salut que de moi et n'ayant d'autre ressource à sa fortune et à son ministère que mon zèle au service du roi, mon affection et ma reconnaissance pour lui en son particulier, mes soins et mes engagements personnels et de tous mes amis, m'offrant aussi quand je voudrais, m'autoriser, de la part du roi, pour tout ce que je voudrais faire, et me laissant maître absolu d'accorder telles remises, donner tels intérêts et telles gratifications qu'il me plairait, et généralement faire tout ce que je jugerais à propos, pourvu qu'on tirât les sommes indispensablement nécessaires, dont il me donnerait des états par chacun an, moyennant quoi il consentait que je lisse du reste comme je l'entendrais. Ce sont choses véritables, dites en présence d'aucunes personnes, répétées en plusieurs de ses lettres, écrites par MM. Roussereau ou Roze, ses secrétaires, qui ne peuvent être ignorées de MM. de Lyonne, le Tellier et Colbert, et de M. de Fréjus[401], si constantes et si publiques que, quand même on ne voudra pas me représenter mes lettres, personne n'en pourra douter.

«Peu de jours après[401a], il m'envoya l'état général des sommes dont il voulait que je fisse le fonds en argent comptant par chacun mois, pour la guerre, les vaisseaux, les galères, l'artillerie, les fortifications, et un autre état pour toucher pareillement en argent comptant d'autres sommes par mois pour les dépenses des ambassadeurs, pensions étrangères, ligues des Suisses, jeu et divertissement du roi, ballets, comédies, deuil de la cour, renouvellement de meubles, vaisselle et choses semblables; de toutes lesquelles dépenses il se chargeait à forfait en gros, sans entrer avec moi dans le détail de chacune. Il voulait que les sommes en fussent payées manuellement à ceux qu'il commettait pour cet effet, argent comptant, aux termes portés par lesdits états, sans vouloir prendre d'assignations, observer les formes ni faire expédier les ordonnances et quittances des parties prenantes, le tout ou la plupart se recevant par des commis sur des récépissés et promesses de tenir compte et fournir décharges, ou sur des ordonnances de comptant, lesdites décharges ne se rapportant que longtemps après, et quelques-unes point du tout.»

Le récit de Fouquet sur son administration financière pendant les années 1653 et 1654 ne peut être admis sans examen. Il importe de rechercher la part de la vérité et celle de l'invention, en s'appuyant sur des documents qui n'ont pas été fabriqués après coup dans l'intérêt d'une cause. Telle est, par exemple, la correspondance de Mazarin et de Colbert. Il en résulte, si je ne me trompe, que plusieurs des assertions du surintendant sont inexactes. Ainsi, en 1653, les finances, bien loin d'avoir été dans un état prospère, comme le prétend Fouquet, étaient si misérables que, dans les besoins les plus pressants, on ne pouvait trouver à l'épargne la somme de cent mille livres. Il fallait, pour se la procurer, engager les pierreries du cardinal et emprunter à des partisans, qui s'indemnisaient ensuite largement aux dépens du trésor public. Quant à Fouquet, s'il parut d'abord s'effacer devant son collègue Servien, c'était pour se faire rechercher. Servien était probe, mais brusque et dur; ses manières éloignaient les gens d'affaires, que séduisait l'affabilité de Fouquet. Servien n'entendait rien à cet art dangereux de procurer des ressources à l'État, en engageant l'avenir et en livrant à vil prix les fermes des impôts pour un grand nombre d'années. Fouquet le laissa aux prises avec le cardinal, qui se lassa bientôt de sa roideur; puis, profitant d'une absence de Servien, il montra la souplesse et la fécondité de son génie financier. Voilà ce qui résulte des lettres de Mazarin à Colbert; ce dernier était alors chargé de l'administration des biens du cardinal, et il lui servait d'intermédiaire dans ses relations avec les surintendants. C'est à Colbert que Mazarin ouvre son cœur et dévoile ses pensées les plus secrètes, avouant même ses défauts[402] et se laissant gourmander par son confident[403].

Au sortir de la Fronde, les gouverneurs de villes et de provinces se regardaient encore comme indépendants, et il fallut plus d'une fois acheter leur soumission. L'un de ces gouverneurs, Manicamp, refusait de rendre la Fère-Champenoise, place d'une haute importance à une époque où la frontière septentrionale de la France était menacée par une armée espagnole. Il fallut, pour le décider à ouvrir les portes de la ville à l'armée royale, que Mazarin lui promit une somme considérable. Il écrivait à cette occasion à Colbert, le 18 juillet 1653: «Pour avoir la Fère et tenir la parole que j'ai donnée par le moyen de M. le maréchal d'Estrées, il faut payer cent cinquante mille livres, et, afin d'achever cette affaire, sans qu'il puisse être exposé à aucun inconvénient, il faudrait que ladite somme fut prête dans tout le jour du dimanche prochain. J'en écris un mot à MM. les surintendants, et je vous prie, en leur rendant le billet, de les conjurer de ma part à faire un effort en cette rencontre, pour leur faciliter le moyen de la trouver; mais, en cas qu'il ne leur fui possible de la faire ou en tout ou en partie, je vous prie de prendre d'autres mesures et vous employer en sorte, suit en engageant mes pierreries, soit en vous prévalant de l'argent que j'ai à Lyon, que cette somme puisse être prête dans le temps marqué ci-dessus, et nous ferons nos diligences, afin que les louis soient reçus à douze livres. Cette affaire est si importante pour le roi et si bonne pour moi, que je m'assure que vous n'oublierez rien pour la faire réussir.»

Il ajoutait encore à la fin de la lettre: «Je vous fais ce mot à part pour vous dire que, en cas que MM. les surintendants, à qui vous ferez voir la lettre ci-jointe, ne se disposent à envoyer les cent mille livres, je désire que vous n'oubliiez rien pour m'envoyer en toute diligence ce que vous pourrez, vous servant pour cela des expédients que je vous écrivis et d'autres que vous jugerez à propos; mais je ne doute pas que MM. les surintendants ne fassent l'impossible en cette rencontre. Vous vous souviendrez aussi de leur dire que, outre les cent mille livres, vous en chercherez cinquante mille pour acquitter les lettres que je tirerai sur vous pour payer ceux qui les auront prêtées, afin que mesdits sieurs les surintendants fassent un fonds pour cela. Il sera bon de dire à la reine de les presser, en cas qu'il en soit besoin, et que Sa Majesté croie que nous faisons une bonne affaire et très-importante pour le service du roi.»

Le lendemain, nouvelle lettre de Mazarin plus pressante. «L'affaire est très-délicate, écrivait-il à Colbert le 19 juillet, à cause du peu de confiance qu'on peut prendre en Manicamp, si le roi s'éloigne une fois de ces quartiers-ci sans qu'elle soit achevée, d'autant plus que les ennemis ne sont pas trop loin, le prince de Ligne se trouvant avec un corps à portée pour se pouvoir jeter dans la Fère en une marche. Tout le monde a été d'avis, et moi plus que personne, de conseiller le roi à faire mettre toutes pièces en œuvre pour obliger Manicamp à sortir de la Fère dès aujourd'hui avec sa garnison. Et, comme j'avais écrit à M. le maréchal d'Estrées qu'on ne prétendait pas cela de Manicamp, qu'il n'eût sa récompense, soit par le moyen du gouvernement de Saint-Quentin avec quelque argent, soit en l'équivalent, qui serait de cinquante mille écus au moins, j'ai dépêché audit Manicamp cette nuit un gentilhomme qu'il avait envoyé ici pour faire quantité de demandes et prendre temps à remettre la place, et j'ai déclaré de la part du roi et en la présence de Sa Majesté audit gentilhomme, à M. de Brancas, avec qui il était venu, et à M. le maréchal d'Estrées, à qui il était adressé, que le roi voulait coucher ce soir à la Fère; qu'il n'y voulait trouver aucune garnison; que dès aujourd'hui on donnerait ici à la personne que ledit Manicamp nommerait la somme de cinquante mille écus en argent comptant; qu'il pourrait entrer dans Chauny, s'il voulait, pour y commander dès à présent, et avec permission de récompenser le gouvernement de son argent, en cas qu'il ne pût pas traiter de celui de Saint-Quentin, qui sont les choses qu'on lui avait promises; que je ferais une obligation particulière à M. le maréchal d'Estrées pour la somme de vingt-deux mille six cents livres, payables dans cette année pour le remboursement de quatre mille écus que Manicamp, entrant à la Fère, paya pour la récompense du lieutenant de roi, dont il a l'assignation dans le Soissonnais, et pour dix mille six cents livres qui lui sont dues par sa place, et que MM. les surintendants eurent dernièrement ordre du roi de payer; que M. le maréchal d'Estrées, ayant mes promesses, lui ferait la sienne de ladite somme en son propre et privé nom, et qu'au surplus le roi ne voulait pas lui accorder aucune des autres choses qu'il demandait, ni différer seulement jusqu'à demain son entrée dans la Fère.

«En suite de quoi Sa Majesté ordonna, en la présence dudit gentilhomme de Manicamp, que les maréchaux des logis allassent faire son logement à la Fère, et que les gardes partissent dès le lendemain pour s'y en aller, comme il a été exécuté.

«L'on avait déjà dépêché dès hier à l'armée pour la faire évacuer, et nous croyons qu'elle pourra être le soir à Marle, et ayant aussi fait arrêter M. de Bar, qui a mille chevaux auprès de Saint-Quentin, nous avons, par ce moyen, pris les précautions nécessaires pour faire obéir le roi par force, en cas que Manicamp refusât de le faire volontairement.

«Je vous mande tout le détail de cette affaire, afin que vous en informiez la reine et MM. les surintendants, les conjurant, de ma part, le plus pressamment que vous pourrez de faire un effort pour nous assister en ce rencontre, en quoi vous contribuerez ce qui pourra dépendre de vous, leur donnant même mes pierreries, afin qu'ils puissent trouver de l'argent dessus, ainsi que je vous écrivis hier plus particulièrement. Vous direz aussi à MM. les surintendants que j'emploie au payement de la somme qu'on doit donner à Manicamp les vingt-deux mille écus qu'ils ont envoyés par un commis de M. de la Bazinière, les deux mille louis qu'ils firent donner au roi par Girardin, les mille louis que vous me donnâtes en partant avec cinq mille que j'avais encore dans ma cassette, et que, pour le surplus, je travaille avec M. le Tellier pour voir si on le pourra trouver parmi ceux qui sont à la suite de la cour, et déjà je me suis assuré de plus de quinze cents louis par MM. de Villeroy, de Roquelaure, de Créqui et de Beringhen, et, s'il me manque quelque chose pour parfaire la somme, je tâcherai de le faire contenter d'une lettre que je lui donnerai sur vous, payable à vue, dont M. le maréchal d'Estrées lui répondra.

«Cependant la vérité est que, le soir après payement, il n'y aura plus un sou à la cour, non-seulement pour donner à l'armée ce que MM. les surintendants avaient envoyé, mais même pour subsister. C'est pourquoi je vous prie, sans perdre un moment de temps, de presser MM. les surintendants de nous envoyer un prompt secours au moins de cent mille francs, et, s'ils veulent mes pierreries pour avoir plus de facilité de trouver cette somme sur-le-champ, vous les leur donnerez. Avec cette somme on pourvoira à ce qui sera nécessaire pour les travaux et pour l'hôpital, pour faire quelque gratification aux principaux officiers des régiments auxquels on l'a promis à Paris et pour donner lieu au roi d'employer deux mille pistoles, comme il avait résolu de faire, aussi bien que pour rendre une partie de ce que j'aurai emprunté aux personnes ci-dessus, qui en auront besoin pour leur subsistance. En cas qu'où ne put pas trouver à l'instant ladite somme entière, il faudrait au moins en envoyer demain la moitié droit à la Fère, et, le jour suivant, le reste; et on pourrait prendre quelques gardes de la reine pour en assurer la voiture, n'oubliant pas de recommander à ceux qui en seront chargés de marcher avec toute la diligence possible, vous priant d'assister de votre côté MM. les surintendants en tout ce que vous pourrez, afin que l'on gagne des moments dans l'exécution de ce que dessus.»

Mazarin s'était chargé, pour cette même année 1653, de la fourniture du pain de munition à l'armée de Champagne. Il se faisait traitant sous un nom supposé, et espérait réaliser des bénéfices considérables; mais pour cela il avait besoin de la connivence des surintendants. Il rencontra d'abord une résistance qu'on ne peut attribuer qu'à la rigide probité de Servien. Colbert s'en plaignit vivement: «Le malheureux pain de munition de Champagne, écrivait-il à Mazarin, nous va accabler par la dépense des mois de mai, juin, juillet, que l'on doit demander dans peu de jours, sans avoir moyen d'en fournir. Votre Éminence s'est toujours voulu charger de la sollicitation de cette affaire. Je voudrais bien qu'elle se voulût charger aussi du payement.» Le lendemain, Colbert revenait encore sur cette affaire: «Au nom de Dieu, je conjure Votre Éminence de me permettre d'écrire à M. de Fabert que MM. les gouverneurs des places frontières députent ici pour presser MM. les surintendants de pourvoir à leur pain pour les cinq mois qui restent de cette année, et d'en avertir aussi mesdits sieurs les surintendants. Votre Éminence doit bien connaître que cette affaire ne lui peut être qu'à charge; et, par ainsi, le plus tôt que nous pourrons nous en défaire, ce ne sera que le mieux, bien entendu qu'il ne faut pas se déclarer de ce dessein qu'après avoir eu les assignations, pour prendre les meilleures pour remboursement de ce que nous avons avancé.»

Enfin, le 26 juillet, il écrivait encore sur cette matière avec une nouvelle insistance, et, en se plaignant des surintendants, qui ne voulaient pas satisfaire à toutes les exigences du cardinal: «Je conjure une seconde fois Votre Éminence de me permettre de déclarer à MM. des finances qu'elle ne pourvoira plus au pain de Champagne, et d'écrire la même chose sur la frontière, afin que nous sortions une fois pour toutes de cette sollicitude. Votre Éminence se peut tenir quitte des remercîments qu'elle avait dessein de faire à MM. les surintendants. Il est vrai que les cinq cent mille écus de remboursement sont assignés sur la généralité de Paris pour 1654. L'on vient à bout avec force de tout ce que l'on demande à longs jours, à la charge que ce que l'on donne se trouvera diverti[404] à point nommé. Pour tout ce que l'on demande comptant, l'on vous donne des traites de l'élection d'Issoudun, de Coquerel et autres de même nature, que l'on n'oserait avoir offert au dernier homme du royaume.»

Mazarin, en répondant à cette lettre le 25 juillet, se contentait de dire: «Je serai à Paris dans trois ou quatre jours; je verrai avec vous de quelle manière l'on en devra user.» Il parait que, dans ces conférences avec les surintendants, Mazarin trouva plus de souplesse chez Fouquet; car ce dernier devint, dès lors, le principal confident du cardinal pour les questions financières. Une lettre de Mazarin à l'abbé Fouquet, du 30 septembre 1655, en fournit une preuve, en même temps qu'elle constate la détresse des finances: «Je vous fais ce mot à part, écrivait le cardinal, pour vous dire que j'ai été surpris au dernier point lorsque j'ai vu, par la dépêche que je viens de recevoir de MM. les surintendants, qu'ils retranchent deux millions de la somme qu'ils avaient tant de fois promise pour le quartier d'hiver des troupes; et, ce qui augmente mon déplaisir, c'est que, nonobstant que deux termes soient déjà échus, on n'ait pas envoyé un sou pour commencer à donner aux troupes de quoi subsister, entrant en quartier. J'ai écrit à ces messieurs les surintendants, me plaignant extrêmement de ce qu'ils aient changé pour la somme et pour le temps, et, comme M. le procureur général m'a parlé si positivement sur cette affaire, et que vous m'en avez écrit en termes très-précis de sa part, je vous ai voulu faire part de mon déplaisir, afin que M. le procureur général en ait connaissance, étant persuadé qu'il n'oubliera rien pour y remédier, puisque, sans exagération, il n'y a rien de si important. Je serai le premier à opiner qu'il faut renvoyer les troupes, si on ne leur envoie de quoi s'entretenir et se fortifier sur la frontière. Le plus grand inconvénient de tous, c'est que le roi manque de forces pour rétablir son autorité et contraindre les ennemis à la paix.» Il résulte de cette lettre que, dès 1653, Nicolas Fouquet était celui des surintendants dans lequel Mazarin avait le plus de confiance. Il la justifia en lui fournissant les fonds qu'il désirait. Ce fut pendant une absence de Servien, qui avait été mandé par le cardinal au commencement d'octobre, que l'affaire fut conduite par Fouquet avec la dextérité dont plus lard il donna tant de preuves. A cette occasion, un des confidents du cardinal écrivait à Colbert le 12 octobre[405]: «Vous pourrez dire à M. le procureur général qu'il n'a pas perdu son temps durant qu'il a été seul. Il le peut connaître par la lettre que Son Éminence vous écrit, outre ce qu'elle lui mande à lui-même.» Mazarin parlait dans le même sens à l'abbé Fouquet: «Je suis très-obligé à M. le procureur général de la manière dont il en use et pour ce qui regarde le service du roi et pour mes intérêts particuliers. Je l'en remercie par la lettre que je lui écris; mais je vous prie de lui témoigner encore le ressentiment que j'en ai.»

Quelques jours après, le cardinal exprimait son contentement dans une lettre à Colbert en date du 16 octobre: «Je vous dirai que je suis très-aise de voir que vous avez mis en bon état les affaires que vous poursuiviez auprès de MM. les surintendants, ne doutant pas que M. Servien ne concoure à ce qui a été fait par M. le procureur général.» Le 10 novembre, Mazarin, écrivant à l'abbé Fouquet, parle encore de son frère en termes qui prouvent qu'il était satisfait de sa conduite: «Je vous prie, lui disait-il[406], d'assurer M. le procureur général de mon amitié et service, et lui dire qu'il importe extrêmement que je sache au plus tôt si les deux ternies des quartiers d'hiver sont prêts, comme on m'a promis et comme j'en ni assuré toutes les troupes de la part du roi.»

Enfin un des confidents de Mazarin disait le 18 novembre 1653 à l'abbé Fouquet: «Il (le cardinal Mazarin) m'a fort demandé comment MM. les surintendants vivaient ensemble, et m'a dit qu'il fallait qu'ils se missent tous deux dans l'esprit de ne se pouvoir pas détruire l'un l'autre. Je ne puis pas vous mander tout le détail de cette conversation, mais j'y ai fait mon devoir: et, voyant qu'il penchait un peu à croire que vous seriez relui qui vous accommode, riez le moins bien avec M. Servien, je l'en ai détrompé et lui ai dit qu'il ne se pouvait rien ajouter aux avances que vous aviez faites pour bien vivre avec lui; que j'étais assuré qu'elles étaient sincères et que vous ne commenceriez pas le premier à rompre.» Il résulte de toutes ces lettres que, bien loin de s'effacer devant son collègue, Fouquet devenait peu à peu le personnage principal dans l'administration des deniers publics. Mazarin avait reconnu en lui le financier peu scrupuleux et fécond en expédients, dont il avait besoin pour fournir aux dépenses de l'État et élever sa propre fortune. Les deux Fouquet lui rendaient d'ailleurs d'autres services, Nicolas comme procureur général, et l'abbé comme chargé de l'administration de la police.

CHAPITRE XVI

—1654—

État de la France en 1651: elle est menacée à l'extérieur et troublée à l'intérieur.—Le surintendant Nicolas Fouquet fournit de l'argent pour l'entretien de l'armée: création de quatre nouveaux intendants des finances.—Translation du cardinal de Retz de Vincennes au château de Nantes (30 mars).—Son évasion (8 août).—Son projet audacieux; il ne peut l'exécuter.—Agitation à Paris à la nouvelle de cette évasion.—Te Deum chanté par ordre du chapitre; libelles publiés; Mazarin est pendu en effigie.—L'abbé Fouquet lui donne avis de l'état de Paris.—Tranquillité de Mazarin.—Les chanoines et les curés les plus factieux sont mandés à Péronne.—Lettre de Mazarin à l'abbé Fouquet en date du 24 août sur les mesures adoptées.—Victoire remportée par l'armée française le 25 août.—Mazarin s'empresse de l'annoncer à l'abbé Fouquet.—Il ne témoigne que du mépris pour les manifestations turbulentes de Paris.—Fuite de Retz, qui se retire en Espagne, puis à Rome.—La cour revient à Paris 5 septembre.—Nouveau règlement pour les députés des rentiers qui sont nommés par le roi sur une liste, présentée par le prévôt des marchands, les échevins et les conseillers de ville.—Nicolas Fouquet achète les principaux membres du parlement.

L'année 1654 fut une des plus critiques pour Mazarin. L'invasion du prince de Condé dans l'Artois à la tête d'une armée espagnole, et la fuite du cardinal de Retz, menacèrent en même temps la sécurité des frontières et la tranquillité intérieure. Le surintendant Nicolas Fouquet fournit l'argent nécessaire pour opposer à Condé une armée victorieuse. De son côté, l'abbé Fouquet travailla avec succès à réprimer les mouvements séditieux.

Dans la détresse du trésor royal, Nicolas Fouquet eut recours à une mesure trop souvent employée sous l'ancienne monarchie. Il créa de nouvelles charges et les vendit aux plus offrants. On ajouta quatre nouveaux intendants des finances aux huit qui avaient été établis l'année précédente[407]: le premier nommé fut un maître des requêtes, appelé Paget. Les autres charges furent laissées au choix des surintendants, à condition qu'ils tireraient de chacun des nouveaux intendants une somme de deux cent mille francs. C'était toujours Fouquet qui, dans ces affaires, avait le principal rôle. Mazarin, qui s'était rendu à Sedan, écrivait le 11 juillet à l'abbé Fouquet: «Je suis fort obligé à M. votre frère des pensées qu'il a pour faciliter le remboursement des cinquante mille écus que j'ai avancés aux officiers de l'armée, et je vous prie de l'en remercier. Je m'étonne que M. Servien ne lui ait encore rien dit des intendants. Lorsque j'ai écrit sur cette matière, ç'a toujours été en commun. L'on envoie à présent la commission pour M. Paget et une autre en blanc, que les surintendants pourront remplir de quelque personne qui se trouvera capable pour cela et qui donnera les deux cent mille livres en argent comptant. Quand ces deux charges seront remplies, on se défera plus aisément des deux autres, pour lesquelles il sera aisé de l'aire expédier les commissions, et on pourra songer ensuite à les faire ériger en titres d'offices en finançant, ce qui pourra être une affaire qui produira quelque bonne somme.»

Les surintendants vendirent les trois charges laissées à leur disposition aux sieurs Boislève, Housset et Brisacier[408]. Le premier était un avocat au conseil, qui avait pris part aux traités pour la fourniture des vivres. Housset avait été trésorier des parties casuelles, c'est-à-dire chargé de recevoir l'argent que versaient au trésor les magistrats pour devenir propriétaires de leurs charges. Enfin Brisacier avait été successivement commis du comte de Brienne, secrétaire d'État chargé des affaires étrangères, puis maître à la Chambre des comptes. Ce fut grâce aux huit cent mille livres que produisit la vente de ces charges que Mazarin put entretenir l'armée avec laquelle il tint tête aux Espagnols.

En même temps que le surintendant fournissait des fonds pour continuer la guerre, l'abbé Fouquet veillait à la sûreté intérieure. «J'ai toute la reconnaissance possible, lui écrivait Mazarin le 7 août, de l'amitié que vous continuez de me témoigner, et vous croirez bien que je ne suis pas sans inquiétude des mauvais desseins que l'on a contre vous, dont j'espère néanmoins que vous saurez bien vous garantir. J'ai été bien aise de voir ce que M. le procureur général m'a écrit sur l'arrêt que le parlement a donné touchant les syndics. On considérera toujours particulièrement en ces matières-là l'avis de M. le premier président et le sien. Je vous envoie le billet pour la résignation de l'abbaye de Noailles. Je vous adresse aussi la réponse que je fais à M. l'évêque d'Avranches et la lettre de cachet pour la préséance du sieur de Boislève sur le sieur Housset, me remettant du surplus à la vive voix de votre secrétaire. Je vous envoie la lettre ci-jointe pour M. de Sève, que le roi a choisi pour remplir la charge de prévôt des marchands. Il ne le sait pas encore, et je vous adresse cette lettre, afin que, la recevant de votre main, cela l'oblige de lier une plus étroite amitié avec M. le procureur général et vous. Je lui mande qu'il tienne la chose secrète jusqu'à ce qu'on lui rende une lettre du roi qui la déclare publiquement; ce qui sera dans deux jours au plus tard.»

Vers cette époque, la fuite du cardinal de Retz vint fournir aux deux frères une nouvelle occasion de signaler leur zèle. Cette crise fut une des pins dangereuses que le cardinal eut à traverser depuis la Fronde. Retz avait conservé de nombreux amis, dont le dévouement éclata surtout à l'occasion de son emprisonnement à Vincennes. MM. de Caumartin et d'Hacqueville se signalèrent entre les plus ardents. Le clergé de Paris ne cessa de faire des prières publiques pour la délivrance du cardinal de Retz[409], pendant que le nonce adressait au roi des remontrances en sa faveur[410], et que ses gardes mêmes s'attendrissaient sur son sort[411]. Plusieurs d'entre eux se laissèrent gagner et remettaient à Retz des billets de ses amis[412]. Il était parfaitement au courant de la situation de Paris et de l'armée des princes. Les gouverneurs de Mézières, de Charleville et de la forteresse appelée le mont Olympe (non loin de Charleville) promettaient de le soutenir. Les curés de Paris, à l'exception d'un seul, le curé de Saint-Barthélemy, lui étaient dévoués, et, dès que l'archevêché de Paris devint vacant par la mort de son oncle (20 mars 1654), il en prit possession par procureur.

L'agitation que les partisans du cardinal de Retz entretenaient dans le royaume inquiétait Mazarin. Il entama avec lui une négociation, par l'intermédiaire du premier président de Bellièvre, pour obtenir sa démission de l'archevêché de Paris. A cette condition, il lui promettait la liberté et de riches bénéfices. L'abbé Fouquet s'opposa énergiquement à ce projet[413], et, n'ayant pu en détourner Mazarin, il employa un des gardiens de Retz pour l'empêcher de donner sa démission. C'était ce même Pradelle, qui était plus à l'abbé Fouquet qu'à Mazarin, et qui savait que son protecteur ne voulait en aucune manière la liberté de Retz[414]. Ce dernier, après avoir quelque temps hésité, se décida enfin par cette considération qu'une démission donnée au donjon de Vincennes ne l'engageait à rien. Rassuré par cette restriction mentale, Retz accepta les conditions imposées, sortit de Vincennes le 30 mars 1654, et fut confié à la garde du maréchal de la Meilleraye, qui le conduisit au château de Nantes pour y demeurer prisonnier en attendant que sa démission eût été acceptée par le pape[415]. Mais Innocent X ayant refusé son approbation au traité, la captivité de Retz se prolongea jusqu'au moment où, secondé par des amis dévoués, il parvint à s'échapper du château de Nantes (8 août 1654).

L'intention de Retz était de se rendre directement à Paris, de s'y faire installer comme archevêque dans la cathédrale, et de braver plus audacieusement que jamais l'autorité du roi et du ministre. Les circonstances semblaient favorables: Mazarin, emmenant avec lui le roi et la cour, avait quitté Paris pour se rendre à l'armée. L'Artois était envahi par le prince de Condé à la tête de trente-deux mille hommes et d'une formidable artillerie: la ville d'Arras était assiégée. Les gouverneurs de Mézières, de Charleville et du Mont-Olympe n'attendaient qu'une occasion pour se déclarer. Quant à Paris, les dispositions de la population encourageaient le cardinal de Retz. Le chapitre de Notre-Dame était si dévoué à son archevêque qu'à la première nouvelle de l'évasion de ce prélat, il fit chanter un Te Deum solennel. Servien, en l'annonçant à Mazarin le 14 août, manifestait son indignation contre un pareil attentat: «Son Éminence, lui écrivait-il, apprendra de divers endroits l'action insolente du chapitre de Notre-Dame, qui a fait chanter un Te Deum et sonner la grosse cloche aussitôt qu'il a su l'évasion du cardinal de Retz. Si cette entreprise, faite pour déplaire au roi dans sa ville capitale, demeure sans punition éclatante, elle donnera une très-mauvaise opinion de l'autorité royale à Paris, tant dedans le royaume qu'aux pays étrangers.»

Un accident empêcha le cardinal de Retz de donner suite à l'audacieux projet de se rendre à Paris pour exciter l'ardeur de ses partisans et rallumer la guerre civile. Il se démit l'épaule en tombant de cheval et fut obligé d'aller se faire soigner en Bretagne dans les domaines de sa famille[416]. Il se rendit chez le duc de Retz, à Machecoul (Loire-Inférieure).

Ces événements enlevèrent à l'évasion du cardinal de Retz une partie de sa gravité; cependant elle fournit l'occasion à tous les factieux de s'agiter et de troubler Paris, les curés par leurs prédications, et le parlement par des assemblées dont le tumulte rappelait les désordres de la Fronde; enfin sous le nom des rentiers, les anciens Frondeurs reparurent, attaquèrent le gouvernement et menacèrent Mazarin. Il y eut des placards affichés, des libelles publiés, et même on éleva des potences où le cardinal fut pendu en effigie. L'abbé Fouquet s'empressa d'en donner avis à Mazarin; mais le ministre ne s'émut guère de ces vaines agitations. Sa conduite et celle de ses partisans montrèrent combien depuis deux ans l'autorité royale s'était affermie. Les opérations militaires ne furent point suspendues, et les succès brillants remportés par Turenne contribuèrent à calmer les esprits et à rétablir l'ordre dans Paris.

L'abbé Fouquet et le procureur général s'y étaient activement employés. Dans une lettre du 19 août, ils avaient fait connaître à Mazarin la situation de Paris et les mesures à prendre: saisir tous les revenus du cardinal, chasser du chapitre les factieux et les emprisonner, s'opposer énergiquement à ce que le prélat démissionnaire fut reconnu en qualité d'archevêque de Paris, et s'adresser, pour le remplacer, à l'archevêque de Lyon comme primat des Gaules, enfin fournir au maréchal de la Meilleraye, gouverneur de Bretagne, les ressources nécessaires pour s'emparer de Retz ou le forcer à quitter la Bretagne. Le cardinal approuva ces mesures. «Leurs Majestés, ajoutait-il, ont été très-aises des personnes qui ont été arrêtées par la diligence du procureur général.»

Les curés et les chanoines les plus compromis furent mandés à Péronne, où était la cour. Ils furent exilés en divers lieux, et Mazarin témoignait contre eux, dans ses lettres à l'abbé Fouquet, une vive indignation; il paraissait d'abord disposé à traiter en criminels tous ceux qui avaient été d'avis de chanter le Te Deum, et attaquait surtout le curé de Saint-Paul, auquel il attribuait des intentions coupables. «Je sais de science certaine, écrivait-il le 24 août à l'abbé Fouquet, qu'il est le plus ambitieux des hommes. Il a prétendu être évêque, et, par cette raison, a caché quelque temps le jansénisme qu'il avait dans le cœur et a fait ostentation d'être ennemi du cardinal de Retz: mais, n'ayant pas été élevé à cette dignité, il n'a rien oublié pour témoigner son chagrin, allumant le feu partout et se signalant en tout ce qu'il pouvait croire qui déplairait au roi. L'on m'a écrit que c'est lui qui a fait la réponse au nom des curés à la lettre que le cardinal de Retz leur a écrite. Elle est fort imprudente, et je m'assure que M. le procureur général et vous l'avez jugée de même.

«Vous ne me mandez pas, ni M. le chancelier non plus, qu'on ait rien fait contre le curé de Saint-Merri, qui assurément est le plus coupable de tous, n'y ayant rien de plus séditieux et de plus grand mépris pour le roi que ce qu'il a dit dans son prône, et d'autant plus qu'il a eu l'insolence de le faire après les défenses du roi. Je vous prie de me faire savoir quelle résolution ou prendra là-dessus.

«On ne manquera pas de faire connaître à Rome l'intention du cardinal de Retz dans les retranchements que ses prétendus vicaires ont faits des deux mots si essentiels, apostolique et romaine; et, au surplus, oubliant de prier pour la reine et voulant qu'on prie pour le prince de Condé, qui est de la maison royale, ils se contredisent, n'étant pas possible de demander à Dieu des bons succès pour le roi contre ses ennemis, et le prier aussi pour M. le prince de Condé, puisque ledit prince travaille autant pour la prise d'Arras que le roi pour l'empêcher.

«J'ai reçu le papier de M. l'archevêque de Toulouse[417]; je vous prie de l'en remercier de ma part et de l'assurer du secret. Au surplus, il y aura temps de résoudre ce qu'il y aura à faire, et, pour moi, je crois que l'expédient contenu dans cette lettre est le meilleur.

«Vous avez été bien averti que le cardinal de Retz enverrait ici; car à l'instant que je reçus votre lettre, il arriva un gentilhomme de sa part, avec des lettres pour le roi et M. de Brienne, auquel il s'adressa; mais il n refusé de les recevoir et lui a dit qu'il était bien hardi de se présenter ici âpres ce que ledit cardinal a fait, et que Sa Majesté n'entendrait parler de lui que lorsqu'il serait prisonnier à Nantes. On fera ce qu'il faut à Machecoul, et on donne à M. le maréchal de la Meilleraye toutes les troupes, officiers d'artillerie, canons, vaisseaux, galères, petits bâtiments, et généralement tout ce qu'il pourra désirer pour pousser l'affaire à bout, et c'est, à mon avis, le langage qu'il faut tenir au cardinal de Retz pour l'obliger à prendre les résolutions auxquelles il témoigne être si contraire.[418]

«Je suis très-aise de ce qui s'est passé au parlement, et je n'ai pas manqué de faire valoir auprès de Leurs Majestés l'adresse et la sage conduite de M. le premier président. Il sera bon de savoir quelle réponse il faudra faire à la lettre qu'il écrira au roi; bien entendu que Sa Majesté n'accordera pas de procéder à cette députation des syndics, que les brouillons et malintentionnés poursuivent sous le nom et le prétexte des rentiers, qui n'ont rien à souhaiter, étant payés avec ponctualité, et le roi voulant que cela continue toujours sans que, par quelque accident que ce puisse être, il y puisse avoir le moindre changement. Je vous dirai aussi que le roi est si résolu à empêcher la continuation du parlement pendant les vacations, qu'il n'y a moyen duquel Sa Majesté ne se serve pour l'empêcher.

«Je n'ai pas manqué de faire remarquer à Leurs Majestés l'utilité que leur service ressent de gagner temps en l'affaire du parlement. On songe sérieusement aux précautions pour l'assemblée générale du clergé, et j'espère que tout ira bien. J'envoie les nouvelles du siège d'Arras à M. le chancelier, qui en fera part au conseil. Je vous prie de les dire à M. le président de ma part. En un mot, ce qu'il y a d'essentiel, c'est que, demain jeudi, Saint-Louis, on donnera aux lignes, avec les trois armées composées de dix-sept mille hommes de pied, onze mille chevaux, quatre mille officiers et ce qui sortira d'Arras pour le même effet, qui fera bien son devoir. Le succès est entre les mains de Dieu, et le roi a à gagner beaucoup sans hasarder qu'Arras.

«Je vous prie d'assurer M. le procureur général de mon amitié, ainsi que je suis persuadé que vous l'êtes entièrement.»

L'attaque que Mazarin annonçait pour le 25 août réussit complètement, et les Espagnols furent forcés de lever le siège d'Arras. Cette victoire adoucit le cardinal et la cour. Les curés, qui avaient été mandés à Péronne, furent traités avec plus de mépris que de sévérité. «On renverra, écrivait Mazarin à l'abbé Fouquet, le curé de Saint-Côme[419], et le chanoine qui a fait chanter le Te Deum à l'Hôtel-Dieu; car on a bien reconnu qu'ils n'ont pas péché par malice. Joly[420], étant le plus coupable de tous, Leurs Majestés ont été surprises qu'il n'ait pas accompagné les autres chanoines. Pour le curé de Saint-Paul, je suis très-aise qu'il veuille changer de conduite et bien servir le roi à l'avenir, et je le serai encore davantage si je vois qu'il tienne parole. On me mande que Vassé tient de très-méchants discours sur le sujet du cardinal de Retz, de qui il est parent. Je vous prie de vous en informer et m'en faire savoir la vérité. Je ne m'étonne pas de ce que Pontcarré dit. Il serait bon que M. le premier président en eût connaissance comme d'une chose que je vous ai écrite; car c'est un esprit qui ne fera jamais bien à Paris. J'ai su que le président Lottin a fait rage dans la dernière assemblée du parlement, ayant ouvert l'avis de continuer le parlement pour faire et établir les députés des rentes.

«Il ne faut pas s'étonner de la liberté avec laquelle vous me dites que l'on parle à Paris; car cela arrive toujours quand le parlement s'assemble et témoigne mauvaise volonté, et quand des personnes de qualité font connaître d'être disposées au remuement. Je suis persuadé que chacun modérera ses passions, voyant contre leur attente les bénédictions qu'il plaît à Dieu de verser sur le roi par tant d'importants et glorieux succès qu'il fait remportera ses armes, et que l'on voudra bien attendre d'autres occasions moins favorables pour montrer leur venin; mais comme ce serait une grande imprudence de prétendre à force de victoires et de conquêtes contenir un chacun dans son devoir, il est absolument nécessaire que le roi donne ordre à ses affaires, en sorte que, quelque événement qu'aient ses desseins et ceux des ennemis, il ne soit pas exposé à éprouver la mauvaise volonté des malintentionnés de son royaume.

«Je me réjouis avec vous, et M. le procureur général, de l'avantage que le roi a remporté à Arras, qui est assez décisif. Vous en avez reçu le premier la nouvelle; je vous prie de faire mes compliments là-dessus à M. le premier président et l'assurer toujours de mon amitié et de la passion que j'ai de lui en donner des marques. Les potences, les libelles, les méfiances parmi les rentiers, les remuements de noblesse et choses semblables, sont des armes avec lesquelles combat d'ordinaire le cardinal de Retz; mais, à mon avis, elles seront faibles pour résister à celles avec lesquelles on l'attaque et ses principaux fauteurs. Et pour moi je vous dirai ce que le duc de Savoie et le duc d'Ossone dirent, quand ils eurent avis d'avoir été, l'un pendu à Gênes et l'autre à Venise, que, pourvu que l'original se portât bien, ils ne se mettaient point en peine de ce qui arriverait à l'effigie. Soyez en repos sur ce que l'on fera à Machecoul; le roi en sera absolument maître. Je ferai partir au plus tôt de mes gardes.»

En effet, le duc de Retz, n'osant lutter contre la royauté, engagea le cardinal, auquel il avait donné asile, à s'enfuir à Belle-Isle, où il ne passa que peu de temps; de là il gagna l'Espagne, et enfin Rome. Ainsi s'évanouirent les dangers qui avaient menacé Mazarin: d'un côté, les Espagnols étaient vaincus et l'Artois délivré; de l'autre, Retz n'était plus qu'un fugitif qui allait demander asile au saint-siège. Ses biens étaient mis sous le séquestre, et on excitait ses créanciers, qui étaient nombreux, à le poursuivre. L'abbé Fouquet se signala, si l'on en croit Retz[421], par son ardeur à piller les biens de l'archevêché et à en faire un usage scandaleux. Il eût voulu aller encore plus loin et enlever à Retz la dignité archiépiscopale, dont il prétendait qu'il avait donné sa démission. Il est probable qu'il reprit alors ses projets de vicariat général[422]; mais le vieux Gondi était mort et le chapitre peu disposé à se prêter aux vues ambitieuses de l'abbé Fouquet. Il fallut se contenter d'avoir éloigné de France un prélat turbulent. Mazarin confia à de Lyonne la mission d'aller déjouer à Rome les intrigues de Retz; il était surtout chargé de le représenter comme un protecteur des jansénistes, que condamnait le saint-siège. «Il est certain, écrivait Mazarin à de Lyonne, qu'il n'y a pas un plus grand janséniste que le prétendu vicaire du cardinal de Retz. Il fait du pis qu'il peut, remue ciel et terre pour cabaler dans Paris et exécute aveuglément tout ce qui lui est suggéré par les adhérents du cardinal de Retz; mais il se tient si bien caché que l'on ne peut savoir où il est. On a pourtant assuré que le nonce l'a retiré chez lui; ce qui serait une chose étrange que le ministre du pape devint le protecteur du jansénisme et un exécuteur des attentats du cardinal de Retz. Sa Sainteté a fait au cardinal de Retz une réponse digne de sa prudence, quand elle lui a dit qu'elle tenait sa croyance en suspens et que le temps l'éclaircirait de la vérité; après quoi elle ferait justice fort exactement. Mais ce n'est pas ce que cherche ledit cardinal, n'y ayant rien qui lui soit plus contraire que la vérité et la justice.»

Après la défaite des Espagnols et la fuite de Retz, il ne restait plus de dangers sérieux. Le parlement et les rentiers, qui s'étaient agités, n'avaient pas réussi à soulever la population parisienne. Cependant la cour étant revenue à Paris, Mazarin s'occupa, de concert avec les surintendants, à terminer l'affaire des rentiers. Ils avaient antérieurement des syndics, dont les assemblées et les représentations violentes avaient été une des causes des agitations de Paris; on supprima ce syndicat électif, et on y substitua des commissaires des rentes choisis par le roi sur une liste de notables que formeraient le prévôt des marchands, les échevins et autres officiers de l'Hôtel de Ville. Une assemblée, convoquée le 15 septembre, procéda à la formation de cette liste de candidats[423]. On y remarquait des magistrats d'une probité et d'une capacité reconnues, comme Catinat, conseiller au parlement et père du célèbre maréchal, et Bossu-le-Jau, maître de la chambre des comptes. La liste des commissaires fut définitivement arrêtée par le roi, et, au lieu d'assemblées tumultueuses qui inquiétaient les rentiers et faisaient de l'Hôtel de Ville un foyer de séditions, on n'eut plus qu'un conseil de bourgeois honnêtes et expérimentés, qui se renfermèrent dans leurs attributions et ne transformèrent pas les questions de finances en affaires politiques.

Quant au parlement, l'opposition qui s'y était manifestée fit comprendre de plus en plus au procureur général la nécessité de s'y créer de nombreux partisans. Nicolas Fouquet préférait la douceur à la violence, et le trésor royal, dont il disposait, était un moyen puissant de séduction: il l'employa avec succès. Un des hommes qui le servirent le mieux en cette circonstance fui Gourville, qui, depuis peu de temps, s'était attaché à son service[424]. Après avoir appartenu au duc de la Rochefoucauld et au prince de Condé, Gourville était devenu un des agents les plus dévoués du surintendant Fouquet. Homme d'action et d'intrigue, peu scrupuleux sur les moyens, habile à pénétrer les caractères, à en saisir le faible et à les diriger, Gourville convenait parfaitement pour cette œuvre de corruption. On dressa une liste des conseillers qui, dans chaque chambre, avaient le principal crédit et entraînaient leurs collègues. Gourville en vit quelques-uns et fit sonder les autres par leurs parents ou leurs amis. Il leur offrait, de la part du surintendant, une gratification de cinq cents écus, et leur fit espérer des avantages plus considérables pour l'avenir. Ce trafic, que Gourville raconte comme la chose la plus naturelle[425], ne parait pas avoir excité les scrupules des vénérables membres du parlement.

Quelquefois la gratification prenait une forme plus délicate, quand il s'agissait de personnages plus importants ou plus scrupuleux. Ainsi Fouquet, voulant gagner le président le Coigneux, Gourville lui dit qu'il allait quelquefois à la chasse avec lui et qu'il trouverait bien moyen de lui parler et de le prendre. En effet, comme le président Le Coigneux l'entretenait des constructions qu'il faisait faire à sa maison de campagne et des dépenses qu'elles entraînaient, Gourville lui dit qu'il fallait faire en sorte que le surintendant l'aidât à achever une terrasse qu'il avait commencée. Deux jours après il lui apporta deux mille écus de la part de Fouquet, et lui fit espérer d'autres présents par la suite. Peu de temps après, il se présenta une affaire au parlement, où l'appui du président le Coigneux fut énergique et efficace[426].

CHAPITRE XVII

—1655-1657—

Derniers actes d'opposition parlementaire à l'occasion de l'enregistrement d'édits bursaux 20 mars 1655.—Les édits sont vivement attaqués dans une séance du 9 avril.—Louis XIV impose silence au parlement (13 avril).—Vaines doléances de ce corps.—Nicolas Fouquet fait nommer Guillaume de Lamoignon premier président du parlement de Paris.—Notes sur les membres de ce corps rédigées vers 1657.—Opposition prolongée des partisans du cardinal de Retz.—Efforts tentés en faveur du commerce.—Mémoire remis à Fouquet sur ce sujet.—Colbert propose aussi ses vues sur les moyens de ranimer l'industrie et le commerce.—Zèle de Fouquet pour la marine et le commerce.—Mesures favorables au commerce et aux colonies.—Fouquet a de nouveau recours à de fâcheux expédients pour fournir aux dépenses de la guerre.

Le parlement, en partie gagné par Nicolas Fouquet, tenta cependant, en 1655, une dernière lutte; mais elle tourna à sa confusion, et, depuis cette époque, on peut le considérer comme définitivement vaincu. Le surintendant avait fait enregistrer dans un lit de justice, en présence du roi, le 20 mars 1655, plusieurs édits bursaux portant création de nouveaux offices, aliénation de droits du domaine, marque ou timbre du papier et du parchemin destinés aux actes notariés, etc. Malgré l'appareil solennel déployé dans ce lit de justice, le parlement murmura. L'avocat général Bignon s'éleva avec énergie contre l'édit du timbre; il dit «que celui qui avait osé donner l'avis de mettre la main dans le sanctuaire de la justice, en voulant imposer un droit honteux et inouï sur les actes les plus légitimes et les plus nécessaires à la sûreté publique, était digne du dernier supplice; mais enfin que la France espérait que Sa Majesté, à l'exemple de son aïeul, ce grand et incomparable monarque Henri IV, prendrait un jour elle-même le soin de ses affaires et apporterait un tempérament si doux et si convenable aux maux de son État, que son nom et son règne en seraient à jamais en vénération très-particulière dans toute l'étendue de son empire[427]

Les autres compagnies souveraines, comme la chambre des comptes et la cour des aides, devaient aussi enregistrer les édits bursaux; elles ne firent pas un meilleur accueil à ceux qui vinrent les présenter au nom du roi. Philippe de France, frère de Louis XIV, remplit cette mission à la chambre des comptes. Là il entendit un orateur qui, dans le langage souvent bizarre de m l'époque, compara les édits bursaux aux poisons de Médée, «dont la composition était si subtile et si dangereuse, que, pour ne pas en être atteinte elle-même, cette fameuse sorcière était contrainte d'en détourner le visage lorsqu'elle y travaillait.»

Le parlement, toujours plus puissant et plus hardi que les autres cours, ne s'en tint pas à cette opposition de paroles. Il prétendit qu'il avait le droit de soumettre à une discussion régulière les édits qu'il avait été contraint d'enregistrer en présence du roi, sans pouvoir les examiner. Cette prétention, qui serait juste et naturelle dans une assemblée représentant réellement la nation, était exorbitante de la part d'un corps judiciaire dont les membres nommés par le roi n'avaient ni mission ni autorité politiques. L'inscription d'un édit sur leurs registres était une simple formalité dans l'origine, une notification de la loi au parlement, afin qu'il en fit l'application. Peu à peu les cours souveraines s'étaient arrogé le droit d'accorder ou de refuser cet enregistrement, et il avait fallu, pour les réduire au silence, que les rois vinssent tenir un lit de justice, où ils paraissaient dans tout l'éclat de leur souveraineté et imposaient l'obéissance. Annuler un enregistrement exigé par l'autorité royale, c'était placer le parlement au-dessus du roi et transférer la souveraineté dans la Grand'Chambre. Voilà ce qu'avait tenté la Fronde sans oser l'avouer, et ce que les magistrats entreprenaient de nouveau en proposant de déclarer nulles et non avenues les ordonnances enregistrées en présence du roi.

Louis XIV, alors âgé de dix-sept ans, était à Vincennes, où il chassait. Il apprit que le parlement s'était réuni le 9 avril et avait soumis à un nouvel examen les édits qu'il avait fait enregistrer le 20 mars. Ces édits furent vivement attaqués et mal défendus. Le chancelier, Pierre Séguier, n'aimait pas le surintendant Fouquet; il déclara qu'il n'avait eu aucune connaissance des ordonnances, et en rejeta toute la responsabilité sur le surintendant. Matthieu Molé, qui était alors garde des sceaux, ne se montra pas plus disposé à défendre le ministère. Il déclara qu'il n'avait vu ces édits qu'en les scellant le jour même où on les avait portés au parlement. Les membres du conseil du roi déclinaient aussi toute responsabilité dans cette affaire. Il fallait, ou se soumettre au parlement et accepter sa tutelle, ou briser cette résistance. Le jeune Louis XIV n'aimait pas le parlement, dont l'opposition avait agité les premières années de son règne. On se rappelle qu'à l'âge de dix ans il avait dit, en apprenant la victoire de Lens: «Le parlement sera bien mécontent.» Depuis cette époque, son pouvoir s'était affermi et son caractère s'était développé. Il était assez fort pour imposer l'obéissance et était décidé à user de son pouvoir. Averti que le parlement s'était réuni de nouveau le 15 avril, il partit subitement de Vincennes dans son costume de chasse avec un justaucorps rouge, un chapeau gris et de grosses bottes[428], et se rendit droit au parlement. Il y montra le visage sévère et imposant que lui donnent déjà les portraits de cette époque, et y tint le langage d'un maître. S'adressant aux magistrats: «Chacun sait, leur dit-il, combien vos assemblées ont excité de troubles dans mon État, et combien de dangereux effets elles y ont produits. J'ai appris que vous prétendiez encore les continuer, sous prétexte de délibérer sur les édits qui naguère ont été lus et publiés en ma présence. Je suis venu tout exprès pour vous en défendre la continuation (il montrait en même temps du doigt les chambres des enquêtes, dont la turbulence était connue), ainsi que je le fais absolument, et à vous, monsieur le premier président (et il montrait aussi du doigt le premier président, Pomponne de Bellièvre), de les souffrir, ni de les accorder, quelque instance qu'en puissent faire les Enquêtes[429]

Pas un seul membre du parlement n'osa prendre la parole, et le roi, se levant immédiatement, sortit de l'assemblée, se rendit au Louvre, et de là à Vincennes, où l'attendait le cardinal Mazarin. Cette scène fut un coup de foudre pour le parlement; il en resta accablé. Ses doléances prouvèrent sa faiblesse; il se plaignit du costume insolite du roi, qui avait semblé vouloir insulter le parlement en y paraissant en habit de chasse. On ajoutait même qu'il avait un fouet à la main, et, qu'aux remontrances du premier président qui lui parlait de l'intérêt de l'État, il avait répondu: «L'État, c'est moi.» Ces détails sont de pure invention. Il n'y eut point de remontrances du premier président. Mais, quoique dépouillée des incidents dramatiques qui se sont gravés dans les esprits et que répètent la plupart des histoires, la scène que nous venons de rappeler produisit son effet et réduisit le parlement au silence.

Ce fut seulement quelques jours après que le premier président alla trouver le cardinal Mazarin à Vincennes et lui fit part des doléances de la compagnie. Il lui représenta qu'elle était dans une consternation profonde d'avoir encouru l'indignation du roi, qui s'était manifestée non-seulement par ses paroles, mais par son costume insolite et son arrivée imprévue. Le cardinal répondit par des généralités et protesta des intentions bienveillantes de Louis XIV; il promit même que, dans quelques mois, le parlement pourrait s'assembler pour faire des remontrances. Mais cette concession parut trop considérable aux secrétaires d'État et aux surintendants, et elle fut retirée. Vainement les Enquêtes continuèrent de demander l'assemblée des chambres avec leur turbulence ordinaire; le premier président les prévint «qu'il y avait des carrosses préparés pour enlever ceux d'entre eux qui feraient irruption dans la Grand'Chambre contrairement aux ordres du roi.» Cette menace suffit pour arrêter les plus ardents. La Fronde était définitivement vaincue. Il n'en paraissait de loin en loin qu'un fantôme, que faisait évanouir le premier regard un peu sévère de Louis XIV.

Nicolas Fouquet, qui comme surintendant et procureur général, avait un double intérêt à l'apaisement du parlement, ne cessa d'y travailler. Lorsque le premier président de Bellièvre mourut, la cour voulut avoir à la tête de ce corps un magistrat qui n'eût point d'engagements avec la Fronde, et qui n'appartint même pas aux anciennes familles parlementaires. Fouquet recommanda un maître des requêtes, Guillaume de Lamoignon, qui est devenu la tige d'une maison célèbre dans la magistrature. Elle lui a dû sa première illustration, et peut-être la plus éclatante. Lamoignon sut concilier, dans la haute position qu'il occupa, ses devoirs envers le parlement et la soumission à l'autorité royale. Fouquet se vantait avec raison du choix qu'il avait inspiré: «M. le premier président de Lamoignon, écrivait-il dans son trop fameux projet, m'a obligation tout entière du poste qu'il occupe, auquel il ne serait jamais parvenu, quelque mérite qu'il ait, si je ne lui en avais donné le dessein, si je ne l'avais cultivé et pris la conduite de tout avec des soins incroyables.»

Lamoignon n'était pas seulement un magistrat habile et intègre, il aimait les lettres, et il ne cessa d'en donner des preuves jusqu'à la fin de sa vie. Boileau lui a dédié une de ses compositions les plus ingénieuses. Ce poëte était, avec Racine, un des hôtes les plus assidus du château de Bâville, où Lamoignon réunissait l'élite des beaux esprits. A Paris, l'hôtel du premier président était également le rendez-vous d'écrivains distingués et quelquefois même brillants, qui venaient y donner lecture de travaux littéraires. L'abbé Fleury y parlait d'Hérodote et de Platon; Pellisson y dissertait sur le Tasse. Le P. Rapin et Bourdaloue s'y rencontraient avec les Arnauld et le sceptique Gui Patin. Ce fut une gloire pour Fouquet d'avoir donné au parlement un chef aussi éminent.

Quant aux anciens frondeurs, le procureur général ne cessa de les surveiller. Des notes rapides et peu bienveillantes furent rédigées vers cette époque sous son inspiration et signalèrent le caractère et les relations de chaque membre du parlement en indiquant le moyen de s'en emparer et de le dominer[430]. Je me bornerai à quelques extraits relatifs aux conseillers frondeurs. Le président Viole est caractérisé comme «un esprit actif, inquiet, entreprenant, fougueux, vindicatif, dévoué aux intérêts du prince de Condé; il s'est vu, ajoute l'auteur de la note, l'un des chefs de la Fronde, et avec grand crédit dans le parlement. Le dépit d'avoir été exclu de la charge de chancelier de la reine l'a emporté; il a donné tout à l'ambition.» Le président Charton, un de ceux pour lesquels on avait fait des barricades, n'est pas mieux traité: «Esprit brusque, turbulent, qui se pique d'intelligence, de capacité et de justice; il veut de grandes déférences et de grands honneurs, et se rend facilement; songe néanmoins à ses intérêts; s'était embarrassé au canal de Loire[431]; a été grand frondeur; a sa brigue dans sa chambre, en laquelle il trouve de l'estime, s'y comportant bien pour l'expédition des affaires. Sa femme a pouvoir sur lui, M. de Périgny, son parent, est fort bien avec lui.»

Ces notes pouvaient servir, comme on le voit, à diriger le surintendant dans les gratifications qu'il faisait distribuer aux conseillers et dans les divers moyens qu'il'employait pour s'en faire des créatures. L'argent du trésor et les menaces du roi réussirent à corrompre ou à intimider l'assemblée, et, de ce côté, la victoire fut complète. Les partisans du cardinal de Retz se soumirent moins facilement. Leurs murmures et leur opposition agitèrent l'assemblée du clergé en 1657[432]. Ils répandaient des libelles contre Mazarin. «Il faut n'épargner rien, écrivait le cardinal à Colbert, pour découvrir et châtier les écrivains, les imprimeurs et ceux qui délivrent les pièces. Parlez-en à MM. le chancelier et le procureur général.» Le moyen qu'adoptèrent ces magistrats fut décisif; on soumit tous les ouvrages à la censure préalable du chancelier[433], et, quant aux libelles clandestins, on en poursuivit les auteurs et les imprimeurs avec une rigueur impitoyable.

Le surintendant profita des moments de calme qui suivirent tant d'agitations pour s'occuper du commerce et de la navigation. Enrichir la France par l'industrie et le trafic, c'était le meilleur moyen d'assurer au gouvernement les ressources pécuniaires qu'il se procurait trop souvent par des ventes d'offices de judicature, par des traités onéreux avec des financiers ou par l'aliénation du domaine et des impôts. Il semble que Fouquet ait eu quelques velléités de sortir de ce désordre et de donner au commerce une impulsion nouvelle. Un mémoire qu'on lui remit vers cette époque constate le fâcheux état de la France au point de vue commercial et industriel. Quant aux causes et aux remèdes qu'il indique, on peut en contester l'efficacité; mais il n'en reste pas moins établi que le surintendant s'occupait alors de ces questions.

«Le plus grand avantage, dit l'auteur de ce mémoire[434], que les États puissent avoir, est celui que le négoce leur produit. Le royaume de France, qui, par la Providence de Dieu, abonde en tout ce qui est nécessaire pour l'utilité de la vie par sa fertilité, reçoit encore de très-grandes richesses par un effet merveilleux de l'adresse et de l'industrie de ceux qui l'habitent et par le commerce qu'ils ont avec le reste du monde. Ce qui se fait par le moyen des grandes et célèbres fabriques de toutes sortes de marchandises qu'ils dispersent dans tous les pays étrangers, attirant ainsi de grandes quantités d'or et d'argent. C'est pourquoi les rois de France ont donné de si belles prérogatives à ceux qui se sont employés au négoce, et c'est un trésor que l'on doit garder chèrement, puisque c'est par lui que Sa Majesté reçoit de grandes assistances dans le besoin de ses sujets. On ne doit donc rien oublier, non-seulement pour le maintenir, mais encore pour l'augmenter. On voit pourtant que, depuis cinq ou six années, il est extrêmement diminué, de telle sorte que les diverses fabriques qu'il y a dans le royaume sont presque anéanties. Ceux qui n'ont pas pénétré dans le fond des choses en ont attribué la cause aux guerres, aux subsides et aux logements des troupes dans les provinces, mais on n'a pas trouvé la véritable raison. Il n'y en a point d'autre que le transport de l'or et de l'argent hors du royaume, qui se fait par plusieurs voies, et la privation de celui qui venait de l'étranger.

«Pour connaître bien cette raison, il faut considérer que, depuis quelques années, ce qui faisait venir l'or et l'argent en France a manqué, qui était la vente des blés hors du royaume du côté de la mer Méditerranée, en Catalogne et en Italie, et le transport des marchandises fabriquées dans les provinces de Languedoc et Dauphiné, qu'on portait au Levant et dans toute l'étendue des États de Turquie. La vente des blés ne subsiste plus, d'autant que le pays de Catalogne étant paisible, les récoltes s'y font avec facilité et abondance. L'Italie tire des blés de Sicile et d'autres pays où ils sont à beaucoup moindre prix qu'en France, et c'est là ce qui fait que, le Languedoc et Arles, qui sont des pays qui n'abondent qu'en cela, ne trouvent pas à les débiter, et sont, par ce moyen, privés de l'argent qui venait de toutes parts. On a vu, les trois dernières années, que la recette a été très-petite, et pourtant les blés ont été à un prix fort bas. Par suite, le pays de Provence et de Languedoc a été privé depuis quelques années de recevoir de l'argent étranger.

«On n'en a pas non plus reçu de la vente des marchandises, d'où on avait coutume de tirer des sommes très-considérables, parce que le commerce qui se faisait ordinairement des marchandises de France en Levant a été changé et détruit par le transport de l'or et de l'argent, qu'on a inventé en le transformant en des basses monnaies d'argent, sur lesquelles on espère quelque plus-value en les portant auxdits pays du Levant, de sorte qu'on a abandonné le transport des marchandises et qu'on ne porte plus que de l'argent effectif. C'est ce qui a causé et cause, même à présent, la perte et la destruction des fabriques du royaume par plusieurs raisons: la première, parce que les marchands abandonnent les fabriques, ne trouvant plus le débit de leurs marchandises, et ensuite parce que la France est épuisée d'argent pour la fabrication de ces basses monnaies qui consistent en pièces de cinq sous. Faute de billon étranger, on refond, pour les fabriquer, dans les hôtels des monnaies, tous les écus blancs et les autres espèces d'argent. Comme ces pièces de cinq sous passent avec un bénéfice un peu considérable au Levant, on y en porte quantité sans espoir de retour. Mais le profit n'est qu'apparent, car les marchandises qu'on reçoit en échange sont augmentées à proportion, ce qui est contraire au commerce et l'a détruit. Antérieurement, l'on ne portait que des marchandises de fabriques françaises, lesquelles, par la quantité des étoffes qu'elles produisaient, donnaient à gagner à tous ceux qui habitaient les provinces. A présent, ils sont pour la plupart réduits, faute de cela, à la mendicité, ledit trafic des pièces de cinq sous n'étant avantageux que pour certaines personnes, qui ont intelligence et commerce avec les maîtres des monnaies. Ceux-ci, pour gagner un petit intérêt, causent en France une disette d'argent qui ne pourra de longtemps se réparer, et cela est même cause que l'on ne voit point en ces provinces de petites espèces, faute de quoi le public souffre beaucoup.

«Par la rétention de ces petites espèces dans le royaume, les sujets de Sa Majesté trouveraient un soulagement extrême en ce que les négociants seraient obligés de faire valoir les fabriques abandonnées et de les remettre en état, et, par ce moyen, les pauvres et autres personnes qui sont maintenant oisives auraient de quoi s'occuper et profiter. Chacun pourrait jouir de l'avantage de ces basses monnaies, dont on est entièrement privé par le lucre de trois ou quatre pour cent que les maîtres des monnaies perçoivent de ceux qui font ce transport. Ce qui est contraire à la volonté de Sa Majesté, qui n'en a permis la fabrique que pour le soulagement de son peuple et pour la facilité du commerce dans son royaume, par suite des humbles remontrances qui lui ont été faites. Et cependant on n'en jouit aucunement dans les provinces obligées à ne travailler absolument que pour ceux qui pratiquent le transport de ces pièces, sans que personne autre puisse en avoir. Ce transport est contraire aux ordonnances du roi, qui le défendent sous des peines très-sévères; il porte un notable préjudice au public. Nous donnons cet avis afin que Sa Majesté, en étant informée, ordonne ce qui sera de son bon plaisir.»

Colbert s'occupait, de son côté, des moyens de ranimer le commerce. Le mémoire qu'il remit à Mazarin atteste des vues plus justes et plus élevées. Liberté et sécurité, voilà pour Colbert les deux causes principales de la prospérité commerciale. Pour assurer la liberté, il réclamait des relations faciles avec l'étranger et la suppression des entraves qui gênaient le transport des marchandises à l'intérieur du royaume. Quant à la sécurité, elle était menacée à cette époque par des pirates qu'il était de l'intérêt commun des peuples civilisés de faire disparaître[435]. «Bien que l'abondance, disait Colbert, dont il a plu à Dieu de douer la plupart des provinces de ce royaume, semble le pouvoir mettre en état de se suffire à lui-même, néanmoins la Providence a posé la France en telle situation, que sa propre fertilité lui serait inutile et souvent à charge et incommode sans le bénéfice du commerce, qui porte d'une province à l'autre et chez les étrangers ce dont les uns et les autres peuvent avoir besoin pour en attirer à soi toute l'utilité.»

Après avoir rappelé les effets désastreux des troubles civils, Colbert continue ainsi: «Pour remettre le commerce, il y a deux choses nécessaires: la sûreté et la liberté. La sûreté dépend d'une mutuelle correspondance à empêcher les pirates et courses des particuliers, qui, au lieu de s'appliquer en leur navigation à l'honnête exercice du commerce, rompent avec violence le lien de la société civile par lequel les nations se secourent les unes les autres en leurs nécessités. Cette sûreté ne se peut établir que par des défenses respectives, dans les deux États de France et d'Angleterre[436], de faire des prises sur les marchands des nations.» Colbert conseillait a Mazarin de permettre aux Anglais d'introduire et de vendre leurs draps en France, à condition qu'ils ouvriraient leurs ports aux vins français. Ainsi, bien loin d'être, comme on l'a prétendu, un partisan exclusif et absolu du système prohibitif, il réclamait, dans une sage mesure, la liberté du commerce.

Pour l'intérieur, Colbert demandait également la suppression des entraves imposées par la routine, ou par des intérêts privés, à la libre circulation des marchandises. Quelques passages de ces lettres à Mazarin suffisent pour le prouver: «Il est très-important, lui écrivait-il, de remédier aux défenses faites par M. de Roannez, de son autorité privée, de porter des blés de Poitou en Aunis, pour avoir lieu de donner ses passe-ports et d'en tirer un profit considérable. Ce qui ne doit point être souffert, ni pour le service du roi, ni pour l'avantage particulier de Votre Éminence, attendu que ces défenses troublent entièrement le commerce de ces gouvernements[437], et qu'elles rendent nuls les passe-ports du roi que l'on distribue à la Rochelle. Il faut, pour empêcher cette intrigue, une lettre du roi audit sieur de Roannez, pour lui en défendre la continuation et lui ordonner de laisser la liberté du commerce aux sujets de Sa Majesté.» Et ailleurs: «Votre Éminence a su que de Vendôme[438] avait envoyé les deux vaisseaux de Neuchèse à l'embouchure des rivières de Sèvre et de Charente pour faire payer les droits doubles à toutes les marchandises qui en sortent; ce qui ruine entièrement le commerce, et particulièrement celui du sel, s'il n'y est promptement remédié.»

Ces désordres prouvent que tout était à créer pour les relations commerciales. Le surintendant Fouquet, dans les attributions duquel rentrait cette branche d'administration, se fait honneur, dans ses Défenses[439], du zèle qu'il montra pour le commerce, et rappelle que son père s'était déjà signalé dans les conseils tenus sous Richelieu pour les affaires de cette nature: «Tant que mon père a vécu, dit-il, tout le détail des embarquements s'est fait par ses soins; tout se résolvait en des assemblées tenues chez lui. Il y avait des compagnies pour le Canada, Saint-Christophe et les autres îles, pour Madagascar, pour le Sénégal, le cap Vert, le cap Nord et autres lieux. Par son application, plus de vingt mille personnes avaient fait des colonies volontaires et des établissements à l'honneur de la France, si avantageux à notre nation que, si les étrangers qui nous ont succédé n'avaient point pris à tâche de tout ruiner pour de légers intérêts, c'eût été une chose très-considérable dans la suite. Depuis la mort de mon père, M. le cardinal de Richelieu m'a continué dans cette commission. Je lui ai rendu compte des affaires, conjointement avec M. d'Aligre, à qui mon père avait aussi procuré cet emploi. Sitôt que j'ai pu en jeter des semences dans l'esprit de M. le cardinal Mazarin, je l'ai fait. Dans les derniers temps[440], il avait tellement approuvé les pensées de mer et de compagnies de commerce, qu'il m'avait chargé de m'en instruire davantage et d'y travailler.»

Le recueil des ordonnances de cette époque prouve, en effet, que, le gouvernement s'occupa du commerce et des colonies. Il accorda des encouragements aux armateurs qui équipaient des vaisseaux pour les deux Amériques[441]. Une compagnie du Nord fut organisée avec privilège exclusif pour exploiter le trafic des huiles de baleine[442]. Afin de protéger le commerce français, on préleva un droit de cinquante sous par tonneau sur les navires étrangers[443]. Diverses ordonnances prescrivirent l'établissement de manufactures de bas de soie[444] et de la Halle aux vins[445], le dessèchement des marais[446]; enfin la rédaction d'un terrier ou cadastre du royaume[447], qui aurait permis de faire une répartition plus équitable de l'impôt. On s'occupa aussi de creuser de nouveaux canaux et de donner plus d'activité à l'administration des postes[448].

Malheureusement les mesures destinées à multiplier et accélérer les communications, à rendre l'industrie plus féconde et le commerce plus actif, ne pouvaient avoir de résultats immédiats pour augmenter la richesse du pays et les ressources du trésor. Mazarin était pressant, et Fouquet, chargé de fournir de l'argent pour les armées et pour tous les services publics, voyait le trésor épuisé, les revenus de plusieurs années engagés à des traitants; en un mot, la détresse d'un côté, des besoins urgents de l'autre. Il s'engagea de plus en plus dans les spéculations funestes qui devaient le conduire à sa perte. Pour se défendre, il alléguait les ordres de Mazarin et la nécessité. «Rien de ce qui a été fait, dit-il dans ses Défenses[448a], ne l'a été que par ordre de M. le cardinal. Je maintiens que ce que mes accusateurs appellent confusion a été le salut de l'État. Après une banqueroute qui avait produit la guerre civile et ôté le crédit au roi, il n'y avait que l'espérance du gain, les remises, les intérêts, les facilités, les gratifications faites à ceux qui avaient du crédit et de l'argent, qui pussent les obliger de faire des prêts au roi et qui pussent faire avancer les sommes et les secours nécessaires. Cet expédient fut proposé à M. le cardinal comme le seul et souverain remède, après qu'il eut étudié et tenté inutilement tous les autres. Il fut accepté, autorisé et approuvé par Son Éminence.»

Et ailleurs[448b]: «Pendant une longue guerre, l'argent était le salut de l'État; donc, s'il a fallu, pour avoir de l'argent pendant la guerre, faire les choses qu'on appelle aujourd'hui désordre et confusion, j'ai eu raison de dire que ce que l'on appelle désordre et confusion était en ce temps-là le salut de l'État.» Sans doute l'histoire ne peut absoudre Fouquet, parce qu'il a déféré aux exigences de Mazarin; cependant, pour être complétement équitable envers lui, il faut entendre ses justifications et les rapprocher des textes qui les confirment ou les démentent.

CHAPITRE XVIII

—1656-1657—

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