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Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet

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Éloges donnés à l'administration financière de Fouquet par Mazarin (1656).—Le surintendant se plaint des exigences de Mazarin et de Colbert.—Les lettres de Mazarin à Colbert pendant l'année 1657 prouvent, que le cardinal et son intendant insistaient sans cesse auprès de Fouquet pour en obtenir de l'argent.—Mazarin prélève des pots-de-vin sur les marchés.—Fonds secrets, ou ordonnances de comptant.—Mazarin fait payer par le surintendant ses dettes de jeu.—Sommes énormes accumulées en huit ans par Mazarin.—Moyens qu'employait Fouquet pour tromper Servien.—Connivence de son commis Delorme.—Dilapidations de Fouquet.

Fouquet invoquait avec raison le témoignage favorable que Mazarin avait rendu à son administration financière. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir les lettres du cardinal. Il écrivait, le 24 juillet 1656, à l'abbé Fouquet: «J'ai été surpris de l'effort que M. le procureur général a fait, et je reconnais de plus en plus qu'il fait bon d'avoir des amis si zélés et effectifs comme lui et vous. Je suis fort touché de la manière dont il en a usé, et, quoique je lui fasse mes remercîments, je vous prie de les lui vouloir faire encore de ma part. Il eût été bon de laisser à Paris une partie de la somme qu'il a envoyée ici; car il y faut faire plusieurs dépenses pour les chevaux et pour les autres choses que le sieur Colbert doit acheter, et quelque chose pour l'artillerie, et je doute qu'on trouve à point nommé ce qui peut être nécessaire pour cela.»

Fouquet n'avait pas seulement à pourvoir aux besoins des armées; il fallait encore satisfaire aux exigences de Mazarin et de son intendant Colbert. Il s'en plaint dans ses Défenses[449], et des documents authentiques confirment ses assertions: «Sans mon crédit, sans mon affection et sans les risques que j'ai courus, dont j'avais entre mes papiers mille témoignages authentiques, par les lettres de M. le cardinal, les affaires n'auraient pas réussi comme elles ont fait, et le succès en aurait été bien plus avantageux si le sieur Colbert n'avait pas eu soin d'amasser des trésors d'argent comptant et de les mettre hors du commerce dans les lieux où ils se sont trouvés après la mort de Son Éminence, sans qu'il ait paru aucune dette et sans ce qu'on n'a pas encore divulgué. C'est ce qu'on doit appeler mauvaise disposition quand il se trouve que tout l'État s'appauvrit et qu'un étranger seul met des millions à couvert dedans et dehors le royaume, abusant de son autorité absolue, et non pas en accuser un subalterne, qui n'agit que sous ses ordres, qui se trouve sans biens, qui tâche de soutenir le crédit par politique, se sentant intérieurement épuisé et consommé par un supérieur insatiable.»

Il y a dans ce passage (et il serait facile d'en citer plusieurs semblables) une double accusation: la première contre Mazarin, qui enleva au trésor public les millions dont il enrichit sa famille, et la seconde contre Colbert, qui, pour assurer au cardinal cette immense fortune, exerçait sur le surintendant une oppression tyrannique. Nous avons déjà vu que Colbert était l'intendant et l'homme de confiance de Mazarin, qui lui avait remis le soin de ses affaires. Colbert ne songea, pendant l'époque qui nous occupe, qu'à les faire prospérer, même aux dépens de l'État. Mazarin s'était fait traitant sous des noms supposés; il avançait des fonds qu'il se faisait rembourser, et il est certain qu'il en tirait, comme tous les financiers, des bénéfices énormes, quoiqu'il affirme qu'il ne demandât pas d'intérêts. Mazarin se chargeait aussi de la fourniture des vivres pour les armées, et réalisait des sommes considérables par ces spéculations. Fouquet eut le tort de se prêter aux coupables exigences du ministre; mais il faut reconnaître que la faute ne retombe pas sur lui seul. L'histoire serait injuste si elle ne signalait pas les dilapidations d'un premier ministre tout-puissant.

La correspondance de Mazarin avec Colbert prouve que Fouquet essayait quelquefois de résister. Le 23 mai 1657, Colbert écrivait au cardinal: «Je ne manquerai pas de proposer à M. le procureur général d'assigner les trois cent seize mille livres pour une année de Brisach[450] sur l'aliénation des rentes sur les entrées; ce que je ne doute point qu'il n'accepte, puisque cela le déchargera d'un grand argent qu'il serait obligé de donner. J'ajouterai à cela que je trouvais que Votre Éminence avait dans sa maison assez de bien sur le roi[451].» Mazarin lui répondait en marge: «Il serait bien mieux d'avoir de l'argent comptant; mais, au défaut de cela, une rente sur les entrées ne sera pas mauvaise, parce que même on la pourra vendre. Souvenez-vous seulement que, pour cela, M. le procureur général ne laissera pas de donner le reste en argent comptant, ainsi qu'il a promis faire depuis longtemps.»

Fouquet, sans refuser positivement les rentes, montrait la difficulté d'en procurer immédiatement. «J'ai parlé à M. le procureur général, écrivait Colbert à Mazarin le 24 mai de la même année, pour me donner des rentes, en déduisant les cinquante mille livres d'argent comptant qu'il a promises, il y a si longtemps. Il m'a dit qu'il payerait dans peu de jours les cinquante mille livres; mais que, pour les rentes, il aurait beaucoup de peine à en pouvoir donner, pour ce qu'elles étaient distribuées entièrement; qu'il allait néanmoins travailler à en retirer pour la plus grande somme qu'il lui serait possible.»

Colbert voyait avec peine le cardinal s'engager dans les entreprises de fournitures pour l'armée. Après avoir parlé d'autres affaires analogues, il ajoutait: «J'oserais dire la même chose du pain de munition[452] de l'armée de Catalogne, qui assurément donnera du déplaisir à Votre Éminence. L'armée sera mal servie, le ménage sera peu considérable, et, par-dessus tout, il coûtera une infinité d'argent à Votre Éminence. Quand j'ai ouï parler de ce dessein, je croyais que le fonds de cette fourniture se payerait par mois, comme les autres dépenses de la guerre; mais M. le procureur général m'ayant dit qu'il lui était impossible de donner autre chose que des assignations, et que Votre Éminence ne lui avait demandé que cela, je commence à connaître que nous avancerons la plus grande partie de cette fourniture, et peut-être tout entière, avant que nous puissions recevoir aucune chose. Le recouvrement des assignations ne se peut faire ensuite qu'avec quelque mauvais effet, étant impossible d'empêcher que le nom de Votre Éminence ne paraisse point, et que ceux sur qui on est assigné ne le publient partout, parce qu'ils en tirent quelque considération. Par exemple, M. le procureur général m'ayant dit qu'il assignerait cette dépense sur une fabrique de menue monnaie que l'on va faire dans tout le royaume, il est impossible d'empêcher que les traitants ne connaissent que ces assignations auront été données pour le remboursement de Votre Éminence, et qu'ils ne disent ensuite, dans toutes les provinces, que cette fabrique est pour elle.»

Mazarin, dans sa réponse à Colbert, insiste toujours pour être payé, surtout en argent comptant: «Vous direz à M. le procureur général qu'il m'avait fait espérer de ne donner pas seulement de bonnes assignations pour le pain de Catalogne, mais aussi une partie en argent comptant, puisque les garnisons ont été entretenues jusqu'à présent et que l'on a fourni du pain à l'armée il y a déjà quelque temps. Je vous prie de lui en parler et de le presser là-dessus, lui faisant connaître que, lors même que l'on dépense le tiers davantage dans la fourniture du pain pour celle de Catalogne, MM. les surintendants ne se sont jamais défendus de donner à l'avance une somme d'argent comptant.»

Quant à la part qu'il prenait aux marchés avec les traitants, Mazarin indique un moyen facile de la dissimuler: «On peut remédier à cet inconvénient en faisant paraître le nom d'Albert ou tel autre que vous jugerez à propos, étant absolument nécessaire que mon nom ne paraisse pas.»

Le cardinal mettait la plus vive insistance pour presser le remboursement de ses avances. Il écrivait encore à Colbert le 12 juin 1657: «M. le procureur général m'a mandé qu'il avait ajusté avec vous diverses choses tendant à me rembourser, et M. l'abbé Fouquet, qui me rendit sa lettre, me confirma la même chose de vive voix. Je serais bien aise de savoir ce que c'est; et cependant je vous dirai que, par le retour du même abbé, j'ai fort pressé le procureur général de me tenir la parole qu'il m'a donnée de me sortir des avances que j'ai faites depuis l'année passée, étant plus qu'équitable de le faire, au même temps que, par la quantité d'affaires qu'on a faites en dernier lieu, lui, procureur général, sort de tous les engagements où il était entré pour le service du roi, avec une différence que je n'ai jamais tiré un sol d'intérêt de tous les miens. Je vous prie de parler en cette conformité et presser pour les deux cent mille écus qu'on a envoyés ou qu'on doit envoyer en Allemagne. Il m'a écrit aussi qu'il emploierait Contarini et Cenami[453] dans la fabrique des petites monnaies, et l'abbé a ajouté qu'on avait ménagé en général un donatif[454], duquel je pourrais disposer. Vous vous informerez donc de la chose, et vous saurez aussi de Cenami si la compagnie qui veut entreprendre la chose fera le donatif dont il m'a autrefois parlé.»

La correspondance de Mazarin et de Colbert est remplie de détails de cette nature. Il s'agit toujours des avances faites par le cardinal et de ses instances pour en être remboursé. Je me bornerai à une dernière citation. Colbert écrivait au cardinal le 22 juin: «M. le procureur général m'a dit qu'il faisait état de donner sur une affaire qu'il avait proposée à Votre Éminence, qui regarde les intendances des finances, trois cent mille livres pour le roi de Suède, le remboursement de ce qui reste dû à Votre Éminence de l'année dernière et les cent mille livres du pain de Piémont. Pour la garnison de Brisach, il m'a dit que, toutes les rentes étant engagées, il n'en avait pu retirer que pour vingt-deux mille cinq cents livres de rentes, faisant cent cinquante mille livres en principal, et qu'il me ferait payer cinquante mille livres d'argent comptant.»

Ces conditions ne satisfont pas encore Mazarin. Il répond à Colbert: «Vous pourrez dire à M. le procureur général qu'il eût été bon que j'eusse été remboursé de ces dernières avances sur des affaires faites, et non pas sur celles qu'il projette de faire; et il me semble que, sans présomption, je pourrais être considéré comme les autres, qui ont fait des avances et qui ont été remboursés sur les dernières affaires qu'on a faites et qui sont payés des intérêts jusques au dernier sol, pendant que je ne sais pas ce que c'est que d'avoir un denier d'intérêt.»

Outre ces entreprises de fournitures pour les armées et les avances faites à l'État, il y avait des fonds secrets dans lesquels Mazarin puisait à pleines mains; on les appelait alors ordonnances de comptant. Le roi, ou plutôt le ministre, écrivait sur l'ordonnance de payement: «Je sais le motif de cette dépense.» On en dérobait, autant que possible, le contenu à Servien; quoique ce ministre fût spécialement chargé des dépenses, c'était Fouquet qui en avait le secret. Mazarin écrivait à Colbert, le 20 mai 1657: «Je vous envoie une ordonnance de comptant de trois cent mille livres, de laquelle vous vous servirez auprès de M. Servien, comme M. le procureur général vous dira, prenant garde que autre personne que lui n'en ait connaissance. Cette ordonnance regarde en partie M. le Tellier[455]; mais vous prendrez tel prétexte avec M. Servien que vous concerterez avec ledit sieur procureur général, afin qu'il paraisse que cela regarde les affaires générales plus que les particulières des personnes que le roi a résolu de gratifier.»

Dans la même lettre, le cardinal insistait encore pour le payement de diverses sommes, et entre autres de celles qu'il avait perdues au jeu; c'était toujours à Nicolas Fouquet que Colbert devait s'adresser pour obtenir les remboursements. «Je crois, écrivait Mazarin à son intendant, que cette lettre vous arrivera plutôt que le maréchal de Gramont, qui vous présentera deux billets de ma part et plusieurs ordonnances, desquelles vous recevrez ci-joint un mémoire que le sieur de Villacerf[445a] a fait. Un des billets est pour payer huit mille et tant de livres qu'il m'a gagnées, et vous reprendrez cette somme sur le fonds que je vous ai mandé. L'autre est pour parler de ma part, à M. le procureur général, pour faire acquitter les ordonnances qui regardent le maréchal sur le courant de ce mois et du prochain,» etc.

Fouquet, contraint d'obéir aux exigences du cardinal, a voulu lui faire supporter la plus grande part de la responsabilité de son administration. «Chacun sait, dit-il dans ses Défenses, que, durant ma surintendance, défunt M. le cardinal Mazarin, en qualité de premier ministre, gouvernait absolument, avec la permission et sous l'autorité du roi, toutes les affaires de France et même celles de finances, de manière que l'on peut dire avec vérité qu'il était le premier et principal ordonnateur, et que je n'agissais que sous ses ordres, et que ceux qui ont eu quelque part dans la direction des finances, du vivant dudit sieur cardinal, savent et peuvent certifier que le détail des trois quarts de la fonction de surintendant, et la recette et dépense des deniers les plus clairs du royaume, se faisaient en son hôtel et sur ses ordres par le ministère dudit sieur Colbert, de Ondedei, Roze, Roussereau, Villacerf, le Bas[456], Berryer, Picon[457], et autres qui agissaient sous lui dans les affaires.»

Dans un autre passage de ses Défenses[458], Fouquet indique quel fut pour Mazarin le résultat de cette administration, dont il était l'arbitre souverain: «L'extrême nécessité dudit sieur cardinal Mazarin, en 1653, est publique; son extrême richesse depuis ce temps-là paraît en partie par les mariages de ses nièces, par la lecture de ce mystérieux testament que l'on a tenu caché jusqu'à présent, contre tout ordre et raison, par autorité absolue.» Les mariages dont parle Fouquet avaient placé les nièces de Mazarin dans les maisons de Condé, de Modène, de Savoie-Carignan, de La Meilleraye, etc. Quant à son testament, on a évalué à plus de trois cents millions de notre monnaie les sommes que Mazarin avait accumulées en huit ans.

En faisant les affaires du cardinal, le surintendant ne négligeait pas les siennes, Colbert, qui, dès cette époque, surveillait sa conduite, nous apprend comment Fouquet trompait la vigilance de son collègue Servien. Il accuse surtout un commis de Servien, nommé Delorme, d'avoir été complice de Fouquet, mais en couvrant habilement sa connivence sous le masque de l'opposition. Delorme répétait à Servien, dit Colbert[459], «qu'il devait toujours être en garde contre les actes d'un esprit entreprenant et de grande cabale, et ne laissait pas de lui faire faire tout ce que le sieur Fouquet désirait. La première affaire considérable qu'il fit par cette intrigue fut la ferme générale des gabelles. Deux compagnies se présentèrent pour cette grande ferme: la première, celle du sieur Cusot, qui était plus agréable à M. Servien, et celle du sieur Girardin, qui était accommodé surtout avec Fouquet. Dès la première direction[460], où l'on parla de cette affaire, avant que M. Servien se fut prononcé, le sieur Fouquet se déclara pour Cusot, dit que cette ferme ne pouvait être mieux régie que par lui et qu'il la lui voulait donner. Delorme exagéra le déplaisir que M. Servien recevrait de cette déclaration du sieur Fouquet, en lui faisant connaître que, s'il ne s'opposait fortement aux commencements, l'autre s'attirerait toute l'autorité; il le fit ainsi résoudre à donner l'exclusion à Cusot et à faire tomber la ferme à Girardin.

«Cette déclaration connue, Fouquet s'y oppose fortement et veut toujours que Cusot soit préféré. Lorsque ces contrariétés furent assez ressenties pour en faire une affaire considérable entre les deux surintendants, le sieur de Lyonne, neveu du sieur Servien, qui s'était accommodé avec le sieur Fouquet pour jouer un rôle en cette comédie, est proposé par Delorme pour s'entremettre de l'accommodement, dans lequel le sieur Servien avait la satisfaction de donner la ferme au sieur Girardin, qui était l'homme de Fouquet; mais aussi le sieur Servien fit une affaire considérable pour le sieur Fouquet, pour le récompenser de ce qu'il s'était relâché, et lui délaissa une gratification considérable pour sa favorable entremise. Le sieur Delorme, qui avait donné un conseil dont le succès avait été si avantageux, devint le confident et le patron jusque-là qu'après que cette comédie fut entièrement finie par le partage des fonctions de la surintendance, le sieur Servien le mena lui-même chez le sieur Fouquet, le conjurant instamment de le prendre pour son commis, et le lui recommanda comme le plus fidèle ami qu'il eût jamais eu.»

Il est difficile de supposer que Colbert ait complétement inventé les faits dans un Mémoire destiné à Louis XIV; mais, lors même qu'on l'admettrait, il existe contre le surintendant d'autres accusations dont il ne s'est pas lavé. Ainsi, il est constant qu'il prélevait sur les fermes des impôts des pensions considérables. Pour n'en citer que quelques-unes, il recevait des fermiers des aides[461] cent quarante mille livres par an. Deux des commis de Fouquet, en exigeant des fermiers qu'ils payassent cette pension au surintendant, y ajoutèrent pour eux-mêmes une somme de vingt mille livres. Les fermiers qui se soumettaient à ces conditions s'en vengeaient sur le peuple, et c'était lui qui, en dernière analyse, portait tout le fardeau. Les fermiers des gabelles, ou de l'impôt sur le sel, payaient à Fouquet une pension annuelle de cent vingt mille livres; ceux du convoi de Bordeaux[462], cinquante mille, etc. Fouquet disait, il est vrai, pour sa défense, qu'une partie de ces pensions était destinée au cardinal Mazarin, qui n'en donnait jamais de reçus. Le fait est constant, d'après les lettres que nous avons citées; mais il n'en reste pas moins établi que le surintendant participait à ces profits illicites.

Il est également constaté par les pièces du procès que Fouquet, comme Mazarin, prenait à ferme des impôts sous des noms supposés; ainsi il avait la ferme des octrois, les péages, ou douanes, appelés parisis, l'impôt sur les sucres et les cires de Rouen, etc. Enfin il se servait des sommes énormes qu'il dérobait ainsi au trésor pour faire des avances à l'État, toujours sous de faux noms, et il se les faisait rembourser avec des intérêts usuraires. Ce qui rend encore plus odieuses ces dilapidations, c'est l'usage qu'en faisaient le surintendant et son frère l'abbé Fouquet; elles servaient à payer leurs débauches, leurs palais somptueux et les fortifications qu'ils élevaient pour se mettre à l'abri de la vengeance royale.

CHAPITRE XIX

—1655-1657—

L'abbé Fouquet dispose de la police.—Anecdote racontée à ce sujet par Gourville.—Passion de l'abbé Fouquet pour madame de Châtillon.—Portrait de cette dame.—Son avidité.—Elle s'enfuit à Bruxelles après l'exécution de Berthaut et Ricous.—Puis elle revient en France et conspire avec le maréchal d'Hocquincourt pour livrer Ham et Péronne à Condé et aux Espagnols.—Lettre de la duchesse de Châtillon à ce sujet (17 octobre 1655); elle est interceptée.—La duchesse de Châtillon est arrêtée et confiée à la garde de l'abbé Fouquet.—Fureurs jalouses de ce dernier.—Scène violente qu'il fait à la duchesse de Châtillon (1656).—Rupture entre l'abbé Fouquet et madame de Châtillon.—Désespoir de l'abbé.—Il tente de se réconcilier avec la duchesse, mais sans succès.—Fin de madame de Châtillon.

Tant que la lutte contre la Fronde fut sérieuse, le surintendant et son frère, l'abbé Fouquet, restèrent unis: ils avaient à combattre des ennemis implacables, et ils savaient que de leur union dépendait leur force. Mais, lorsque la victoire fut assurée, et qu'il ne s'agit plus que de partager les dépouilles, les liens de famille et d'amitié se relâchèrent. L'abbé Fouquet ne tarda pas à se laisser emporter par ses passions et devint pour son frère un obstacle et un danger. Nous sommes encore loin de la catastrophe; mais déjà les deux frères sont entraînés vers l'abîme par une ambition et des passions qu'ils ne savent plus dominer. Basile Fouquet, qui n'avait jamais montré la même prudence que le surintendant, porta dans l'exercice du pouvoir une violence et un arbitraire qui le compromirent, en même temps qu'il soulevait des haines violentes par le scandale de ses amours.

L'abbé Fouquet avait été comblé de faveurs par Mazarin. Le cardinal avait ajouté à son pouvoir occulte des dignités et des titres qui en faisaient presque un grand seigneur. L'abbé avait acheté, dès 1654, la survivance de la charge de procureur général au parlement de Paris, qu'exerçait son frère, et devenait ainsi un des chefs de ce grand corps de magistrature, quoiqu'il n'eût été antérieurement que conseiller au parlement de Metz, et cela pendant six semaines seulement[463]. Peu de temps après il acheta la charge de chancelier de l'ordre du Saint-Esprit, et porta, au grand scandale de la noblesse, le cordon bleu, qui était réservé aux princes et aux personnages les plus éminents par le rang et la naissance[464]. Enfin, à une époque où la liberté individuelle n'était garantie par aucune loi, l'homme qui dirigeait la police et disposait de la Bastille était investi d'une puissance redoutable. On en trouve une preuve dans l'anecdote suivante.

Gourville, un des commis de Nicolas Fouquet, avait été mis à la Bastille pour avoir mécontenté Mazarin. Il n'en sortit que grâce à l'abbé Fouquet. «Sachant, dit-il[465], que M. l'abbé Fouquet était fort employé par M. le cardinal pour faire mettre des gens à la Bastille, et qu'il en faisait aussi beaucoup sortir, je tournai toutes mes pensées vers ce côté-là. A ce propos, je me souviens d'un procureur, homme d'esprit et grand railleur, qu'il y avait fait mettre. Comme nous nous promenions un jour ensemble, il entra un homme dans la cour, qui, y trouvant un lévrier, en fut surpris, et demanda pourquoi il était là. Le procureur répondit avec un air goguenard: «Monsieur, c'est qu'il a mordu le chien «de M. l'abbé Fouquet.» Je fis proposer de parler à M. le surintendant, et de voir avec M. son frère si, en parlant de temps à autre à M. le cardinal, comme il avait coutume, des autres prisonniers, il ne pourrait pas trouver moyen de me faire sortir. Cela réussit si bien, que, M. le cardinal devant partir, deux ou trois jours après, pour aller à la Fère, M. l'abbé Fouquet lui porta la liste de tous les prisonniers de la Bastille, comme il faisait de temps en temps, il ordonna la sortie de trois, dont je fus un.»

Armé de cette autorité arbitraire, l'abbé Fouquet ne sut pas en user dans l'intérêt, je ne dis pas de la justice (ce serait trop demander à de pareils caractères), mais dans l'intérêt véritable de son élévation et de la grandeur de sa famille. Il se compromit par de folles amours et par de téméraires rivalités avec les plus grands seigneurs. Nous avons déjà vu quelle était l'audace de l'abbé Fouquet: il s'était attaqué aux plus grandes dames, et, entre autres, à mademoiselle de Chevreuse[466], puis à la duchesse de Châtillon. Celle-ci, issue de l'illustre famille des Montmorency, alliée aux Coligny, parente de Condé, était une des beautés les plus célèbres de la cour de la reine Anne. Elle avait débuté, ainsi que nous l'avons dit antérieurement[467], par des aventures romanesques, et s'était bientôt rendue fameuse par ses intrigues et ses amours. Elle avait cependant une réputation de bel esprit et figurait au nombre des précieuses, à une époque où Molière n'avait pas encore rendu ce titre ridicule. C'est d'elle que le poëte Segrais a dit:

Obligeante, civile et surtout précieuse,
Qui serait le brutal qui ne l'aimerait pas?

L'éloge s'accorde avec le témoignage de madame de Motteville, qui, comme nous l'avons vu plus haut[468], n'est pas partiale en faveur de madame de Châtillon.

Le portrait de cette dame figure dans la galerie que nous a laissée mademoiselle de Montpensier[469]. Il est flatté, sinon au physique, du moins au moral. Quel qu'en soit l'auteur (car il est peu probable, malgré le titre, qu'il ait été composé par madame de Châtillon elle-même), il est bon de le rapprocher des autres jugements que nous ont laissés les contemporains sur cette femme célèbre. C'est madame de Châtillon elle-même qui parle: «Le peu de justice et de fidélité que je trouve dans le monde fait que je ne puis m'en remettre à personne du soin de faire mon portrait, de sorte que je veux moi-même vous le donner le plus au naturel qu'il me sera possible et dans la plus grande naïveté qui fut jamais. C'est pourquoi je puis dire que j'ai la taille des plus belles et des mieux faites qui se puisse voir. Il n'y a rien de si libre et de si aisé. Ma démarche est tout à fait agréable, et, en toutes mes actions, j'ai un air infiniment spirituel. Mon visage est un ovale des plus parfaits, selon toutes les règles; mon front est un peu élevé, ce qui sert à la régularité de l'ovale. Mes yeux sont bruns, fort brillants et bien fendus[470]; le regard en est fort doux et plein de feu et d'esprit. J'ai le nez assez bien fait[471] et, pour la bouche, je puis dire que je l'ai non-seulement belle et bien colorée, mais infiniment agréable par mille petites façons qu'on ne peut voir en nulle autre bouche. J'ai les dents fort belles et bien rangées. J'ai un fort joli petit menton. Je n'ai pas le teint très-clair; mes cheveux sont d'un châtain clair et tout à fait lustrés. Ma gorge est plus belle que laide. Four les bras et les mains, je ne m'en pique pas; mais, pour la peau, je l'ai fort douce et fort déliée. On ne peut voir la jambe ni la cuisse mieux faites que je l'ai, ni le pied mieux tourné.

«J'ai l'humeur naturellement fort enjouée et un peu railleuse; mais je corrige cette inclination par la crainte de déplaire. J'ai beaucoup d'esprit, et j'entre agréablement dans les conversations. J'ai le ton de la voix tout à fait agréable et l'air fort modeste. Je suis fort sincère[472] et n'ai pas manqué à mes amis. Je n'ai pas un esprit de bagatelle ni de mille petites malices contre le prochain. J'aime la gloire et les belles actions. J'ai du cœur et de l'ambition. Je suis fort sensible au bien et au mal; je ne me suis pourtant jamais vengée de celui qu'on m'a fait, quoique ce soit assez mon inclination; mais je me suis retenue pour l'amour de moi-même. J'ai l'humeur fort douce et prends mon plaisir à servir mes amis, et ne crains rien tant que les petits démêlés des ruelles, qui d'ordinaire ne vont qu'à des choses de rien. C'est à peu près de cette sorte que je me trouve faite en ma personne et en mon humeur, et je suis tellement satisfaite de l'une et de l'autre, que je ne porte envie à qui que ce soit. Ce qui fait que je laisse à mes amis, ou à mes ennemis, le soin de chercher mes défauts.»

Il n'y a d'incontestable, dans ce portrait de madame de Châtillon, que l'éloge de sa beauté. A trente ans (c'était l'âge de la duchesse de Châtillon en 1656), elle en avait conservé tout l'éclat, et le relevait par la richesse de sa parure. Mademoiselle de Montpensier, qui ne l'aimait pas, est forcée d'en convenir. Elle la vit à cette époque même au château de Chilly: «Rien, dit-elle[473], n'était plus pompeux que madame de Châtillon; elle avait un habit de taffetas aurore, tout brodé d'un cordonnet d'argent. Elle était plus blanche et plus incarnate que je ne l'ai jamais vue, avait plus de diamants aux oreilles, aux doigts, aux bras; enfin, elle était dans une dernière magnificence.» Le jeune Louis XIV ne fut pas insensible aux charmes de la duchesse: la cour le remarqua, et Benserade en fit un couplet:

Châtillon, gardez vos appas
Pour une autre conquête.
Si vous êtes prête,
Le roi ne l'est pas.
Avec vous il cause;
Mais, mais, en vérité,
Pour votre beauté
Il faut bien autre chose
Qu'une minorité.

Un autre roi, mais un roi exilé, se rangea aussi parmi les adorateurs de madame de Châtillon: Charles II, roi d'Angleterre, qui habitait alors la France. Un des seigneurs attachés aux Stuarts possédait près de Merlou une maison de campagne où Charles II allait souvent chasser. Le jeune prince visita madame de Châtillon, et se laissa prendre facilement à sa beauté et à sa coquetterie. Mademoiselle de Montpensier prétend, dans ses Mémoires[474], que la duchesse aurait voulu se faire épouser par le roi d'Angleterre, et que déjà ses gens la berçaient de cette espérance. Une de ses femmes de chambre lui aurait dit en la coiffant: «Vous seriez une belle reine! «Mais Henriette de France, veuve de Charles Ier, rompit cette intrigue.

L'abbé Fouquet osa devenir le rival des rois; il connaissait la duchesse de Châtillon depuis longtemps, et c'était surtout en négociant avec elle, en 1652[475], qu'il avait commencé à s'éprendre d'une passion qui troubla la netteté de son jugement. La duchesse de Châtillon, qui avait besoin de l'abbé, employa avec lui ces manèges de coquetterie féminine qui lui avaient tant de fois réussi. Nemours, Beaufort, Condé, les Anglais Craf et Digby, pour ne citer que les plus connus[476], avaient subi le pouvoir de ses charmes. Quant à la duchesse, elle n'avait guère ressenti les passions qu'elle faisait éprouver; elle paraît n'avoir été sincèrement attachée qu'à un seul amant, le duc de Nemours. Pour le prince de Condé, le duc de Beaufort, le maréchal d'Hocquincourt, elle fut bien aise de les traîner à son char comme un ornement, et surtout d'en tirer des présents considérables; car ce qui flétrit le plus cette conduite scandaleuse d'une Montmorency, alliée à tant d'illustres familles, c'est son avidité. Elle s'était fait donner par le prince de Condé la terre de Merlou[477], et, lorsqu'elle se résigna à encourager les galanteries de l'abbé Fouquet, ce fut pour profiter de sa puissance et s'enrichir de ses présents.

Il ne faudrait pas, du reste, se représenter l'abbé Fouquet avec les traits sérieux et le costume austère que son titre rappelle. Les deux belles gravures de Nanteuil, qui sont à peu près de l'époque qui nous occupe, lui prêtent une physionomie séduisante. L'œil est fin et doux; l'ensemble du visage respire la jeunesse et l'esprit. Ces portraits sont loin de justifier l'assertion de Bussy-Rabutin, qui prétend que l'abbé Fouquet avait la mine basse. Ce mot s'applique mieux au caractère qu'à la figure de l'abbé. Quoique Basile Fouquet eût alors plus de quarante ans, il ne porte pas cet âge dans la gravure de Nanteuil. Son costume est celui des gens de cour. Rien n'y rappelle l'homme d'Église; il porte le cordon bleu qui était réservé aux seigneurs de la plus haute noblesse. L'abbé Fouquet venait, en effet, d'acheter, comme nous l'avons dit, la charge de chancelier de l'ordre du Saint-Esprit, qui lui donnait le droit d'en porter les insignes[478]. Mais ce ne furent pas ces avantages extérieurs qui touchèrent madame de Châtillon; elle vit dans l'abbé Fouquet, frère du surintendant et favori du cardinal Mazarin, un homme qui pouvait puiser dans le trésor public et lui donner part au trafic des impôts qui servait à enrichir le surintendant et ses créatures. La duchesse de Châtillon sacrifia à cette honteuse considération son nom et son rang, sa fidélité même au parti qu'elle avait embrassé et jusqu'à la vie des malheureux qu'elle avait excités à conspirer contre Mazarin[479]. Elle subit les fureurs jalouses de l'abbé Fouquet, pour augmenter les trésors qu'elle ne cessa d'accumuler jusqu'à la fin de sa vie.

Quant à l'abbé, il fut tourmenté pendant plusieurs années par la passion que lui inspirait cette femme artificieuse; toute sa politique eut alors pour but de l'amener de Merlou à Paris et de la mettre entre ses mains. Madame de Châtillon avait été impliquée dans la conspiration de Bertaut et Ricous; mais on ne l'arrêta point à cette époque, soit qu'elle eût trahi ses complices, soit que Mazarin, qui connaissait la passion de l'abbé Fouquet, voulût la ménager. Après l'exécution de Bertaut et Ricous, vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre 1653, l'abbé Fouquet écrivait au cardinal: «La dernière exécution faite sur la personne des deux pestes d'État qui furent pris naguère, était non-seulement nécessaire pour couper racine aux entreprises de la nature de celle dont ils ont été convaincus, mais elle parle si haut en faveur de l'autorité royale, qu'il ne s'est rien fait de plus utile et qui aille plus loin que cette justice. Ce n'est pas tout néanmoins: car il est certain que, tant que madame de Châtillon demeurera où elle est (c'est-à-dire à Merlou), il y aura toujours des intrigues entre elle et M. le Prince, lequel conserve de secrètes intelligences dans sa maison, où est le rendez-vous secret et l'entrepôt de ceux qui vont et viennent vers M. le Prince, qui a auprès de lui un Ricous, frère de celui qui a été exécuté, et dont la femme, qui est Écossaise et se nomme Foularton, est domestique de ladite dame et sert fort à tous leurs mystères.»

Mazarin répondit à l'abbé Fouquet le 10 novembre: «Pour madame de Châtillon, j'ai fait différer l'ordre du roi, afin qu'elle eût le temps de le donner à ses affaires; mais, comme on juge absolument nécessaire de l'éloigner, en sorte qu'elle ne puisse avoir facilité dans le commerce avec Paris et le prince de Condé, je ne pourrai pas empêcher qu'on ne lui envoie dans trois ou quatre jours l'ordre de s'éloigner. Cependant je suis très-aise qu'elle ait écrit, comme vous me mandez.» Si l'on en croyait Bussy-Rabutin, l'abbé Fouquet aurait profité de la terreur qu'il avait su inspirer à la duchesse de Châtillon, impliquée dans un crime capital, pour l'enlever et la tenir cachée pendant quelque temps. Ce roman, auquel des écrivains modernes ont attaché trop d'importance[480], est complétement démenti par les lettres de Mazarin à l'abbé Fouquet. Elles prouvent que la duchesse de Châtillon s'enfuit, en effet, de Merlou, mais pour se rendre en Belgique auprès de Condé. Mazarin écrivait le 18 novembre à son confident: «Le voyage de madame de Châtillon à Bruxelles ne sera pas de grande réputation pour elle. Vous savez de quelle manière j'en ai usé à son égard, et je vous puis dire avec sincérité que ç'a plutôt été par votre considération que par aucun autre motif.»

Madame de Châtillon ne tarda pas à rentrer en France, où elle continua ses étranges relations avec Condé, avec l'abbé Fouquet et avec plusieurs autres personnages. Parmi les amants qu'elle prenait pour donner des alliés à Condé, on trouve le maréchal d'Hocquincourt, gouverneur de Péronne. A cette époque, les gouverneurs étaient à peu près indépendants, et déjà, pendant la Fronde, d'Hocquincourt avait promis de livrer Péronne aux rebelles par amour pour madame de Montbazon. Tout le monde connaît son billet: Péronne est à la belle des belles. La duchesse de Châtillon n'eut pas moins de puissance sur lui que madame de Montbazon. Elle arracha au maréchal la promesse de livrer au prince de Condé Péronne et Ham, qui lui appartenaient. Mazarin fut instruit des intrigues de madame de Châtillon, et il est probable que ce fut son agent ordinaire, l'abbé Fouquet, qui les découvrit; c'est du moins dans ses papiers que se trouve la lettre adressée par madame de Châtillon à Condé, lettre qui fut interceptée et fournit une preuve positive du complot:

«Vasal est arrivé, écrivait-elle à Condé le 17 octobre 1655[481], comme j'étais à la cour, et je suis partie le lendemain pour vous faire réponse avec toute la diligence que vous désirez; ce qui est nécessaire pour vous avertir que l'on a grand'peur que vous ne fassiez quelque chose avec la bonne compagnie que vous avez. Mais, comme je suis persuadée que vous ne vous y épargnerez pas, je ne vous dirai rien pour vous faire voir le besoin que vous en avez et la facilité que vous y trouverez. Vous êtes assez éclairé sur toutes choses pour qu'il ne soit pas à propos de dire seulement un pauvre mot sur ce chapitre, si bien que je le vais finir pour vous parler d'un autre. Je ne puis comprendre que vous ne me remerciiez pas d'un présent de senteur que je vous ai envoyé il y a plus d'un mois. Dame! il était si beau et si bon que je ne suis pas consolable que vous ne l'ayez point reçu. C'était un homme de Chavagnac qui vous le portait, et, comme il avait assurément ordre de voir Marsin, j'appréhende, selon ce que Bouteville [482] me mande qu'il en use avec vous, qu'il n'ait renvoyé l'homme sans vous le faire voir, afin de détourner son maître de vous aller trouver. Mais enfin je vous mandais que j'avais vu M. le maréchal d'Hocquincourt, qui m'avait dit des choses dont on pouvait faire son profit; c'est, en un mot, que vous fassiez en sorte que Fuensaldagne lui envoie un homme de créance pour traiter avec lui sur le bruit qui court qu'il est mal avec la cour, et, pour peu que l'on soit raisonnable, il y a toute apparence que l'on fera affaire; mais, afin que Fuensaldagne soit sans soupçon, nous avons jugé à propos que vous disiez que le maréchal n'est point assez de vos amis pour que l'affaire se fasse par vous. Néanmoins vous ne manquerez pas de vous entendre avec le maréchal d'Hocquincourt; je l'ai fait jurer plus de mille fois, et je ne doute point que l'on ne soit dans la dernière peine de ne rien voir de ce que l'on attendait sur cela. M. de Duras ira faire un tour à Merlou pour voir le maréchal d'Hocquincourt et l'encourager en cas qu'il fût changé, sur ce qu'il n'a point ouï parler de Fuensaldagne. Je lui en expliquerai la cause, et vous donnerez ordre pour que cette aventure soit réparée au plus tôt. J'envoie pour cela un nouveau courrier en diligence.

«Je vous jure que je me fais un effort furieux de ne vous point parler des choses sur lesquelles vous paraissez la plus aimable créature du monde, et je prétends vous faire voir par là que je préfère votre intérêt au mien dans toutes les aventures, parce que j'en trouve un assez complet dans cette affaire. Mon frère[483] m'en parle encore; mais je ne vous en dirai rien pour cette fois, ayant trop d'impatience que vous receviez cette lettre-ci. Enfin, mon cousin, je vous dirai seulement, en passant, que j'ai fait par avance tout ce que vous me mandez que vous désirez que je fasse et que je pense sur ce que je vois. J'ai peur que je n'aille jusqu'au point où vous dites que vous voulez que

De la même ardeur que je brûle pour elle,
Elle brûle pour moi.

«Adieu, mon cousin, je pense que je suis folle; mais c'est parce que vous êtes très-éloigné et que vous me faites pitié, car, sans cela, je conserverais toujours mon bon sens et la gravité que Dieu m'a donnée.»

L'abbé Fouquet, excité par la jalousie et par l'intérêt de l'État, poussa Mazarin à faire arrêter madame de Châtillon. Livrer Ham et Péronne à Condé et aux Espagnols, c'était livrer la frontière septentrionale de la France et menacer Paris; il fallait pourvoir à ce danger par de promptes mesures. La duchesse de Châtillon fut arrêtée à Merlou, transférée à Paris et confiée à la garde de l'abbé Fouquet, «ce qui, écrivait madame de Sévigné[484], parut plaisant à tout le monde.» La cour entra ensuite en négociation avec le maréchal d'Hocquincourt pour l'empêcher de recevoir l'ennemi dans Péronne. Il en coûta au trésor deux cent mille écus; moyennant cette somme, le maréchal livra les deux places au roi. Le gouvernement de Péronne fut laissé au marquis d'Hocquincourt, fils du maréchal, et celui de Ham donné à l'abbé Fouquet, en récompense des bons services que sa police vigilante avait rendus à la France. L'abbé atteignait en même temps un autre but qu'il poursuivait depuis longtemps: il était chargé de la garde de la duchesse de Châtillon. Mais, à peine parvenu au comble de ses vœux, il commença à éprouver les inquiétudes et les tourments de la jalousie. Les ruses et la coquetterie de la duchesse de Châtillon le mettaient au désespoir. Il voyait bien que, tout en acceptant ses présents, elle se moquait de lui[485] et continuait son commerce de lettres avec le prince de Condé. La jalousie de l'abbé allait souvent jusqu'à la fureur; il voulut même s'empoisonner, si l'on en croit Bussy-Rabutin. Ce qui est plus certain, c'est qu'il s'emporta jusqu'à faire à la duchesse de Châtillon des scènes violentes dont la cour et la ville étaient scandalisées. En voici une, entre autres, que raconte mademoiselle de Montpensier.

L'abbé Fouquet s'était absenté de Paris; la duchesse de Châtillon en profita pour reprendre des lettres qu'elle avait eu l'imprudence de lui confier. Comme elle était connue des gens de l'abbé Fouquet et considérée comme la maîtresse du logis, elle pénétra dans son cabinet, ouvrit les cassettes qui renfermaient ses papiers et s'en empara. A son retour, l'abbé Fouquet entra en fureur, et, se rendant chez la duchesse, il éclata en reproches et lui dit tout ce que la colère et la passion lui suggérèrent de plus violent. Il brisa même les miroirs à coups de pied et la menaça d'envoyer saisir ses meubles et ses pierreries, qu'il prétendait lui avoir donnés. Madame de Châtillon, qui avait tout à craindre de l'emportement de l'abbé, fut obligée de faire défendre sa maison et ensuite de se réfugier chez madame de Saint-Chaumont[486]. «Jamais affaire n'a fait tant de bruit que celle-là, ajoute mademoiselle de Montpensier. C'est une étrange chose que la différence des temps! Si l'on avait dit à l'amiral de Coligny: «La femme de votre petit-fils sera maltraitée par l'abbé Fouquet,» il ne l'aurait pas cru, et il n'était nulle mention de ce nom-là de son temps, non plus que du temps des connétables de Montmorency et du brave Bouteville, père de madame de Châtillon[487]

Cette scène violente entraîna une rupture, qui mit l'abbé Fouquet au désespoir. Il chercha par tous les moyens à renouer ses relations avec madame de Châtillon. Il n'avait plus la ressource des affaires politiques, la duchesse ne donnant alors aucune prise de ce côté. Il fit intervenir la religion et se servit de sa mère, dont la simplicité fut dupe des fourberies de l'abbé. Apprenant que la duchesse de Châtillon était au couvent de la Miséricorde du faubourg Saint-Germain[488], il s'y rendit avec sa mère. Lorsque madame de Châtillon l'aperçut, elle dit à madame de Brienne, qui l'accompagnait: «Ah! que vois-je? Quoi! cet homme devant moi[489]!» Mais la mère Madeleine, supérieure de la communauté, gagnée par la mère de l'abbé Fouquet, et ne voyant dans cette scène de comédie qu'une œuvre charitable, suppliait madame de Châtillon de mettre ses ressentiments aux pieds du crucifix. «Au nom de Jésus-Christ, lui disait-elle, regardez-le en pitié.» Madame Fouquet joignait ses instances à celles de la mère Madeleine, et leurs prières finirent, si l'on en croit mademoiselle de Montpensier, par triompher des ressentiments de la duchesse de Châtillon. «Ce fut, comme dit la princesse, une farce admirable.»

Cependant, depuis cette époque, la réconciliation ne fut jamais complète, et, lorsque mademoiselle de Montpensier revint à Paris en 1658, elle fut encore témoin d'une scène assez ridicule entre la duchesse de Châtillon et l'abbé Fouquet. Un soir que la princesse était à la foire Saint-Germain[490] avec Monsieur, frère de Louis XIV, qu'accompagnaient la princesse Palatine, Anne de Gonzague, et d'autres dames de la cour, la duchesse de Châtillon vint les rejoindre. Peu de temps après, l'abbé Fouquet arriva; aussitôt madame de Châtillon dit à Monsieur: «Permettez-moi de mettre un masque; j'ai froid au front[491].» Elle se couvrit le visage d'un de ces légers masques de velours que l'usage permettait aux femmes de porter; elle le garda tant qu'elle fut en présence de l'abbé Fouquet. Comme le prince et ces dames visitaient diverses boutiques de la rue de Tournon, ils furent plusieurs fois séparés. Dès que la duchesse de Châtillon se trouvait dans un lieu où n'était point l'abbé Fouquet, elle ôtait son masque et le remettait dès qu'il paraissait. De son côté, l'abbé affectait pour la duchesse un dédain qu'il était loin d'avoir. «Il y eut hier comédie au Louvre, écrivait Olympe Mancini le 20 août 1658[492]; Mademoiselle y était, ainsi que madame de Châtillon, l'abbé Fouquet aussi, lequel dit toujours qu'il ne se soucie point de la belle, et même il s'en moqua tout hier soir. Mais je crois que tout ce qu'il en fait, ce n'est que par colère, et je jurerais qu'ils se raccommoderont.»

Repoussé par madame de Châtillon, l'abbé Fouquet ne tarda pas à porter ailleurs ses volages amours. Il s'attacha à une des beautés célèbres de cette époque, à madame d'Olonne, et devint le rival des Marsillac, des Candale, des Guiche, en un mot de toute la brillante jeunesse de la cour. Quant à la duchesse de Châtillon, lorsqu'elle vit les adorateurs s'éloigner d'elle, elle songea à faire une fin et épousa un prince allemand, Christian-Louis, duc de Mecklembourg. Depuis cette époque, elle s'occupa surtout de satisfaire sa passion dominante, celle des richesses; elle entassa de l'or, de l'argent, des meubles précieux, des pierreries. Cependant elle conserva longtemps des restes de beauté, et madame de Sévigné, parlant d'un voyage qu'elle fit, en 1678, à l'armée de son frère le maréchal duc de Luxembourg, la compare à Armide au milieu des guerriers[493]. Saint-Simon, qui nous fait assister à la fin de toutes les grandeurs du dix-septième siècle, a retracé les derniers moments de Henriette de Montmorency-Bouteville, qui mourut sans aucun retour vers des sentiments plus élevés[494]. Enfin madame de Sévigné s'est chargée de son oraison funèbre. Annonçant la mort de la duchesse de Mecklembourg à madame de Grignan: «Comment peut-on, dit-elle[495], garder tant d'or, tant d'argent, tant de meubles, tant de pierreries, au milieu de l'extrême misère des pauvres, dont on était accablé dans les derniers temps? Mais comment peut-on vouloir paraître aux yeux du monde, de ce monde dont on veut l'estime et l'approbation au delà du tombeau, comment veut-on lui paraître la plus avare personne du monde, avare pour les pauvres, avare pour ses domestiques, à qui elle ne laisse rien; avare pour elle-même, puisqu'elle se laissait quasi mourir de faim, et, en mourant, lorsqu'elle ne peut plus cacher cette horrible passion, paraître aux yeux du public l'avarice même!»

CHAPITRE XX

—1657—

Famille de Nicolas Fouquet.—Il épouse en premières noces Marie Fourché, et en secondes noces Marie-Madeleine de Castille-Villemareuil.—Positions élevées occupées par ses frères François, Louis et Gilles.—Mariage de la fille aînée de Fouquet avec le marquis de Charost (12 février 1657).—Projet rédigé par Fouquet pour se mettre à l'abri de la vengeance de Mazarin.—Ham et Concarneau sont désignés, dans la première rédaction du projet, comme les places fortes où doivent se retirer les amis de Fouquet.—Rôle important qu'il donne à la marquise du Plessis-Bellière.—Caractère de cette femme.—Elle marie sa fille au duc de Créqui.—Madame d'Asserac est citée également dans le projet de Fouquet.—Elle achète pour le surintendant le duché de Penthièvre.—Rôle assigné à l'abbé Fouquet et à la famille du surintendant.—Attitude que devaient prendre les gouverneurs amis de Fouquet.—Personnages sur lesquels il comptait à la cour et dans le parlement: le duc de la Rochefoucauld et son fils, le prince de Marsillac, Arnauld d'Andilly, Achille de Harlay.—Il avait gagné l'amiral de Neuchèse et un marin nommé Guinan.—Les frères et les amis du surintendant devaient entretenir l'agitation dans les parlements et le clergé.—Mesures à prendre dans le cas où Fouquet serait mis en jugement.—Réponse de Fouquet à l'occasion du projet trouvé à Saint-Mandé.—Il en reconnaît l'authenticité.—Il veut acheter une charge de secrétaire d'État.—Travaux exécutés à Vaux-le-Vicomte, près de Melun.—Fouquet se laisse cuivrer par la flatterie.

Nicolas Fouquet n'imita pas d'abord la fougue ni les emportements de son frère l'abbé. Il s'était toujours montré plus prudent et plus modéré que lui. A l'époque où nous sommes parvenus, sa conduite est celle d'un ambitieux qui marche vers son but avec une habile circonspection. Il prépare de loin sa puissance, se fait des amis et des partisans de haut rang, étend ses domaines, et s'efforce de poser solidement les bases de sa fortune. Il avait épousé, en premières noces, Marie Fourché, dame de Quehillac, qui lui avait apporté une dot assez considérable. On l'évalue à trois ou quatre cent mille livres, dans un mémoire dont l'auteur s'attache à diminuer la fortune de Fouquet, afin de rendre ses dilapidations plus frappantes[496]. Marie Fourché mourut bientôt, laissant une fille qui devint plus tard marquise, puis duchesse de Charost.

Vers 1650, époque où il acheta la charge de procureur général au parlement de Paris, Nicolas Fouquet épousa, en secondes noces, Marie-Madeleine de Castille-Villemareuil, fille unique de François de Castille, qui fut successivement maître des requêtes et président d'une des chambres des enquêtes au parlement de Paris. Fouquet eut, dit-on, de ce second mariage, quatre ou cinq cent mille livres[497]. Les Castille étaient une famille de marchands réputés fort riches, et qui avaient contracté de grandes alliances. Le président Jeannin, ministre de Henri IV et négociateur célèbre[498], avait marié sa fille à Pierre Castille, qui, de marchand de soie, était devenu receveur du clergé. Nicolas Jeannin-de-Castille et Marie-Madeleine de Castille-Villemareuil étaient les descendants de ce Pierre Castille; le premier devint marquis de Montdejeu et trésorier de l'épargne; la seconde épousa Nicolas Fouquet.

La femme du surintendant resta dans l'ombre tant que son mari fut riche et puissant; mais, après sa disgrâce, elle montra un courage et un dévouement qui honorent sa mémoire. Elle s'efforça, de concert avec la mère de Fouquet, d'exciter la pitié des juges et de désarmer la colère du roi. Ces deux femmes se tenaient presque chaque jour à la porte de l'Arsenal, où siégeait la chambre de justice, et présentaient des requêtes en faveur de l'accusé[499]. Après la condamnation du surintendant, sa femme s'enferma avec lui dans la forteresse de Pignerol, et y resta jusqu'à la mort de Nicolas Fouquet. Elle lui survécut trente-six ans, entourée du respect que méritaient ses vertus. «Elle mourut à Paris, en 1716, dit Saint-Simon[500], dans une grande piété, dans une grande retraite et dans un exercice continuel de bonnes œuvres pendant toute sa vie.» La mère et la femme de Fouquet contrastaient par leurs qualités simples et modestes avec le reste de la famille.

Nicolas Fouquet avait alors deux frères évêques: l'aîné, François, avait longtemps occupé l'évêché d'Agde; mais la faveur croissante de sa famille le porta, en 1656, à la coadjutorerie de l'archevêché de Narbonne. Il assura trente mille livres de rente, en bénéfices d'Église, au neveu de l'archevêque, et obtint ainsi le titre de coadjuteur de Narbonne[501]. En même temps il résigna son évêché d'Agde en faveur de son frère cadet, Louis Fouquet, qui avait été récemment pourvu d'une charge de conseiller au parlement de Paris. Enfin un troisième frère du surintendant, Gilles, entra dans la maison du roi, et finit par devenir premier écuyer de la grande écurie. Son mariage avec la fille unique du marquis d'Aumont releva la famille un peu roturière des Fouquet[502]. Le marquis d'Aumont se démit, en faveur de son gendre, du gouvernement de Touraine et des châteaux forts qui en dépendaient.

Nicolas Fouquet était, par son crédit, le principal auteur de cette rapide fortune de sa famille. On trouva même, dans ces papiers, la preuve que le trésor public avait payé les dignités et les alliances des Fouquet. Le surintendant aspirait à un mariage brillant pour la fille unique qu'il avait eue de son premier mariage, et il y parvint. Elle épousa, le 12 février 1657[503], le fils aîné du comte de Charost, gouverneur de Calais et capitaine des gardes du roi. Pour acheter cette alliance illustre, Nicolas Fouquet avait donné six cent mille livres de dot à sa fille[504], et avait fait rembourser au comte de Charost cinq cent mille livres qui lui étaient dues pour d'anciens services. On célébra ces noces avec une pompe extraordinaire.

Les Charost étaient une branche de la maison de Béthune, à laquelle la France avait dû Sully, ministre de Henri IV. Le comte de Charost avait rendu de grands services au cardinal de Richelieu et rempli sous son administration des fonctions importantes. Il resta en faveur sous le ministère de Mazarin, et s'en montra digne par sa fidélité et son dévouement à la cause royale. En mariant son fils à la fille du surintendant, il s'assura le payement d'anciennes dettes que la couronne avait contractées envers lui, et se prépara de nouvelles faveurs aux dépens du trésor public.

La Gazette en vers de Loret ne manqua pas de célébrer ce mariage. On lit dans la lettre qui porte la date du 7 février 1657:

Le fils du comte de Charaut[505],
Jeune seigneur qui beaucoup vaut.
Avec une allégresse extrême
Se maria ce jour-là même
A mademoiselle Fouquet,
Que Dieu préserve de hoquet;
Car, outre qu'elle est très-bien née,
Et de plusieurs dons ornée,
Diverses gens m'ont raconté
Que c'est un trésor de bonté,
Et qu'elle est fort spirituelle;
Mais aussi de qui tiendrait-elle?
Puisqu'on peut dire avec raison
Qu'elle est fille d'une maison
Qui paraît une pépinière
De sagesse, sens et lumière:
Témoin son oncle paternel[506],
Digne d'un bonheur éternel,
Par l'excellence naturelle
De son âme tout à fait belle;
Témoin aussi son cher papa,
Dont l'esprit jamais ne chopa
Dans ces deux charges d'importance
Qu'il exerce en servant la France.
Enfin c'est un rare trésor.

Malgré les progrès de sa puissance et de ses richesses, le surintendant n'était pas sans inquiétude. Le cardinal Mazarin connaissait son ambition et prêtait l'oreille à ses ennemis. Nicolas Fouquet se tint sur ses gardes, songea à se préparer un asile en cas de disgrâce, et rédigea en 1657 le fameux projet qui fut trouvé à Saint-Mandé. Dans un long préambule[507] il expliquait le motif de ses craintes: la défiance du cardinal contre tous les hommes puissants, les inimitiés que lui, Fouquet, s'est attirées comme surintendant, et que les fonctions de son frère l'abbé ont encore aggravées, enfin la persuasion que Mazarin ne les attaquera que s'il croit pouvoir les ruiner et les perdre complétement. «Il faut donc, ajoute-t-il, craindre tout et le prévoir, afin que, si je me trouvais hors de la liberté de m'en pouvoir expliquer, on eût recours à ce papier pour y chercher les remèdes qu'on ne pourrait trouver ailleurs.»

Le surintendant voulait avant tout s'assurer une place forte où il pût braver la colère du cardinal. Depuis Richelieu, les principaux ministres avaient eu leur ville de refuge. Richelieu s'était fait donner le Havre et avait fortifié cette place, dont le gouverneur et la garnison ne dépendaient que de lui. Mazarin était maître de Brouage. Le surintendant songea d'abord à Concarneau et à Ham. La première de ces villes était un petit port de Bretagne que, dès 1656, l'abbé Fouquet avait acheté avec l'argent fourni par le surintendant. Les deux frères s'étaient efforcés de donner une certaine importance à Concarneau, et y avaient fait construire un grand vaisseau du port de huit cents tonneaux, auquel ils donnèrent le nom de l'Écureuil[508]. Quant à la forteresse de Ham, elle avait été donnée à l'abbé Fouquet, en récompense des services qu'il avait rendus en découvrant les projets de la duchesse de Châtillon sur Péronne et en les faisant échouer[509]. Dans la première rédaction du projet de résistance, que Nicolas Fouquet écrivit de sa main en 1657[510] il désigna Ham et Concarneau comme les places fortes où ses amis devaient se retirer s'il était disgracié.

Ce projet, sur lequel il est nécessaire d'insister, se divise en deux parties. Dans l'une, le surintendant prévoit le cas où il serait seulement arrêté, et dans l'autre celui où on le mettrait en jugement. La première précaution à prendre, si on l'arrêtait, serait de veiller à la sûreté des forteresses; et, pour cela, on devrait s'adresser à madame du Plessis-Bellière, «à qui je me fie de tout, ajoute Fouquet, et pour qui je n'ai jamais eu aucun secret ni aucune réserve. Elle connaît mes véritables amis, et il y en a peut-être qui auraient honte de manquer aux choses qui seraient proposées pour moi de sa part.»

Madame du Plessis-Bellière, que nous trouvons ici pour la première fois, reviendra trop souvent dans l'histoire de Fouquet pour que nous n'en parlions pas avec quelques détails. Suzanne de Bruc était veuve depuis trois ans du marquis du Plessis-Bellière, lieutenant général des armées du roi, brave et habile officier qui n'avait jamais manqué à la fidélité pendant les années de troubles et de révolte qu'il avait traversées. Sa veuve était, de l'avis de tous les contemporains, une femme d'esprit et de tête. Elle s'empara complétement de Nicolas Fouquet, et les Mémoires du temps font assez connaître la nature des relations qui existaient entre eux. On lui prête même une lettre[511] qui la ferait descendre au rang de basse et ignoble entremetteuse. Il est difficile de concilier ces faits avec les amitiés illustres que conserva madame du Plessis-Bellière. Madame de Sévigné ne cessa de témoigner la plus vive affection à l'amie dévouée de Fouquet[512]. Simon-Arnauld de Pomponne et madame de Motteville lui écrivaient[513]. Saint-Simon lui-même, en annonçant la mort de la marquise du Plessis-Bellière, n'en parle qu'avec un sentiment de respect et de sympathie[514]. Il est remarquable que, dans les lettres qui sont parvenues jusqu'à nous, on ne trouve qu'un seul billet qui puisse faire soupçonner la vertu de madame du Plessis-Bellière; elle ne s'occupe le plus souvent que de questions d'intérêt. Ambitieuse, elle visait pour sa fille à un mariage brillant, et pour elle-même à la place de gouvernante des enfants de France. Cette dernière charge fut donnée à madame de Montausier, si célèbre par son bel esprit, son rôle de précieuse à l'hôtel de Rambouillet et sa renommée de vertu, où il y avait plus d'apparat que d'austérité réelle.

Madame du Plessis-Bellière réussit mieux dans les projets d'alliance pour sa fille. Le surintendant, qui lui avait assuré de riches pensions sur les fermes d'impôts[515], contribua sans doute par ses largesses à faciliter le mariage de Catherine du Plessis-Bellière avec François de Créqui, qui devint dans la suite maréchal de France et un des plus grands seigneurs du royaume. Ce qui est certain, c'est que Fouquet donna plus tard deux cent mille livres pour assurer à François de Créqui la charge de général des galères de France, en même temps qu'il ménageait au fils de madame du Plessis-Bellière celle de vice-amiral des flottes de l'Océan, que possédait le commandeur de Neuchèse. Ce dernier était aussi un des obligés de Fouquet; il avait reçu du surintendant l'argent nécessaire pour payer sa charge, et avait promis de s'en démettre en faveur du fils de la marquise du Plessis-Bellière[516]. On voit combien de motifs cette femme ambitieuse avait pour être dévouée au surintendant. Elle ne manqua pas, du reste, à la reconnaissance et s'honora par son dévouement pour Fouquet disgracié. Le surintendant avait raison de compter sur le zèle de cette amie pour stimuler ses partisans dans le cas où il serait arrêté.

Madame du Plessis-Bellière devait s'entendre immédiatement avec les gouverneurs de Ham et Concarnau, et munir ces places de troupes et de vivres, afin de résister à une attaque. Fouquet comptait particulièrement sur le gouverneur de Concarnau, nommé Deslandes, «dont je connais, disait-il, le cœur, l'expérience et la fidélité. Il faudrait lui donner avis de mon emprisonnement et ordre de ne rien faire d'éclat en sa province, ne point parler et se tenir en repos, crainte que d'en user autrement ne donnât occasion de nous pousser; mais il pourrait, sans dire mot, fortifier sa place d'hommes et de munitions de toutes sortes, retirer les vaisseaux qu'il aurait à la mer, et tenir toutes choses en bon état, acheter des chevaux et autres choses pour s'en servir, quand il serait temps.»

Une autre femme, que nous trouvons aussi pour la première fois dans l'histoire de Fouquet, madame d'Asserac, devait, aussitôt après avoir reçu la nouvelle de l'arrestation, venir à Paris pour s'entendre avec madame du Plessis-Bellière. Qu'était cette dame d'Asserac? Quelles étaient ses relations avec Fouquet? Pélagie de Rieux, marquise d'Asserac, possédait en Bretagne de vastes domaines qui touchaient à ceux de Fouquet. Les papiers du surintendant renferment plusieurs lettres de cette dame[517], qui prouvent que, dévouée à Fouquet, elle avait su concilier son affection avec ses devoirs, et qu'elle faisait mentir le proverbe: Jamais surintendant n'a trouvé de cruelle. Dès le mois d'août 1656, elle lui écrivait une lettre d'affaires[518]. La seconde lettre atteste que Pélagie de Rieux avait su résister à Fouquet sans rompre avec lui: «De ma vie, lui écrivait-elle, je n'éprouvai si bien la force que j'ai sur moi-même que je fis avant-hier. Il ne s'en fallait rien qu'elle ne me manquât quand je vous quittai, et je me saurai bon gré toute ma vie de l'avoir su garder jusques au bout. Enfin, monsieur, voyez les desseins que le changement des vôtres m'a fait prendre: ils sont de travailler toute ma vie à vous le faire reprocher à vous-même, et si pendant tout ce temps il s'en trouve un où vous soyez en situation de faire un discernement juste des gens, vous pourrez voir que les moindres obligations font chez moi ce que les plus grandes, ailleurs, ont peine d'y établir. Voyez si mon ressentiment est à craindre[518a]

Le marquis d'Asserac mourut en 1657, ainsi que le prouve la Gazette de Loret (à la date du 29 septembre):

D'Asserac, ce brave marquis,
Qui par bonheur s'était acquis
Une épouse de haut lignage,
Et dont l'esprit et le visage
Enflammeraient les plus glacés,
Est décédé ces jours passés;
Dont sadite épouse éplorée
Dans un couvent s'est retirée
Pour y soupirer à loisir,
Touchant son présent déplaisir.
Puis, quand ses yeux pourvus de charmes
Auront, de quantité de larmes,
Fait sacrifice à son époux,
On la reverra parmi nous
Avec ses appas ordinaires;
Car ayant de grandes affaires
Pour régler sa noble maison,
Ce ne serait pas la raison
Qu'une veuve si renommée
Demeurât longtemps enfermée.

La marquise d'Asserac resta l'amie de Fouquet et continua de lui donner d'utiles conseils, comme on le voit par la lettre suivante: «Je m'aperçois que l'amitié dans mon cœur ne peut perdre ses droits, et vous ne sauriez croire l'impatience que je sentis de vous mander ce qui m'est revenu par deux personnes de qualité et de croyance, c'est que l'oncle d'une personne qui est votre proche alliée, et ce que vous avez d'ennemis dans le parlement, et force autres même, font une espèce de ligue et entreprennent de vous mettre mal dans les esprits de celles qui ne vont pas au voyage, et, pour y parvenir, cherchent jusques aux choses les plus particulières, et même dans votre famille. Songez-y; ne négligez rien. L'envie est d'ordinaire l'ombre des grandes fortunes: plus la vôtre s'élèvera, plus l'effort de vos ennemis et leur haine seront grands. Je m'admire de vous faire ici une espèce de discours instructif. J'en retranche ce que je puis, et je vous assure qu'il ne vous paraît que ce que je ne puis retenir. Il eût été mieux de vous écrire seulement ce que j'ai appris, et de finir comme je vais faire, en vous assurant que je serai toute ma vie dans vos intérêts sans empressement de vous le dire, à moins qu'il n'y aille de vous servir.»

Telle était cette dame d'Asserac, amie dévouée, qui avait su résister aux dangereuses séductions du surintendant. Ces lettres, que nous reproduisons dans toute leur simplicité et leur vérité, attestent que Fouquet avait une puissance sympathique qui lui gagnait des âmes élevées et généreuses, et que lui-même, malgré la faiblesse de son cœur et l'entraînement de ses passions, savait comprendre la vertu et ses nobles instincts. Ainsi s'explique le dévouement des amis nombreux qui restèrent fidèles à son infortune. Madame d'Asserac servit Fouquet avec beaucoup de zèle dans les acquisitions qu'il fit en Bretagne[519]. Ce fut sous son nom qu'il acheta, du financier Boislève, le duché de Penthièvre, qui avait pour ville principale Guingamp (département des Côtes-du-Nord). Le prix était fixé à un million neuf cent mille livres. Madame d'Asserac, qui, à la mort de son mari, était criblée de dettes[520], n'aurait pu faire pour elle-même une pareille acquisition, et Fouquet devint sous son nom propriétaire d'un duché qui étendait son influence dans le nord de la Bretagne. Madame d'Asserac possédait l'Île-Dieu, sur les côtes de cette province, et Fouquet recommande, dans son projet, qu'elle ait soin de mettre cette île en état de défense, et d'y réunir des vaisseaux pour porter des secours partout où il serait nécessaire.

L'abbé Fouquet ne joue, dans ce plan de résistance, qu'un rôle secondaire. Son frère, qui n'avait pas encore rompu avec lui, commençait à s'en défier. En recommandant à ses amis de s'adresser à l'abbé Fouquet et de le laisser agir, il ajoute: «pourvu qu'il conserve pour moi l'amitié à laquelle il est obligé et dont je ne puis douter.» La famille du surintendant, sa mère, sa femme, ses frères, son gendre, devaient se réunir pour obtenir par leurs instances qu'on lui laissât une partie de ses gens qu'il désigne nominativement. Fouquet les engageait à faire tous leurs efforts pour se mettre en relation avec lui et entretenir un commerce régulier, soit par le moyen d'autres prisonniers, soit en gagnant ses gardiens. Ils devaient en même temps voir sous main tous ceux que la reconnaissance obligeait d'être dans ses intérêts. C'est toujours à madame du Plessis-Bellière que Fouquet leur recommande de s'adresser.

Après avoir consacré trois mois à se reconnaître et à s'entendre, les amis de Fouquet devaient commencer à prendre une attitude menaçante: le comte de Charost, dont le fils avait épousé sa fille, se retirerait à Calais, dont il était gouverneur, mettrait la place et la garnison en bon état, et si son fils, le marquis de Charost, n'était point de service auprès du roi, où le retenait souvent sa charge de capitaine des gardes, il s'enfermerait aussi à Calais avec son père et y mènerait sa femme, fille du surintendant. C'était surtout cette jeune femme qui devait stimuler le zèle de son mari et de son beau-père en faveur de Fouquet. «Il faudrait, ajoutait-il, que madame du Plessis-Bellière lui rappelât en cette occasion toutes les obligations qu'elle m'a, et l'honneur qu'elle peut acquérir en tenant monsieur son beau-père et son mari dans mes intérêts.»

Fouquet énumérait ensuite les gouverneurs qui devraient, à l'exemple du comte de Charost, s'enfermer dans leurs places et s'y préparer à une résistance armée. Il citait, entre autres, MM. de Bar, de Créqui et de Feuquières. De Bar, gouverneur d'Amiens, avait été chargé par Mazarin, de veiller à la garde des princes enfermés au Havre en 1650. Il avait conservé de grandes intelligences dans cette place, ainsi que dans Hesdin et Arras. On espérait obtenir, par son concours, que MM. de Bellebrune, gouverneur de Hesdin, et Montdejeu, gouverneur d'Arras, s'enfermassent aussi dans leurs forteresses et y prissent une attitude capable d'intimider Mazarin. Fabert, gouverneur de Sedan, était trop dévoué au cardinal pour que l'on se flattât de l'en détacher. Mais le marquis de Créqui lui rappellerait la parole formelle qu'il avait donnée à Fouquet et à lui-même, de soutenir les intérêts du surintendant. Si Fabert persistait dans les mêmes sentiments, on lui demanderait d'écrire, en son nom et au nom de tous les gouverneurs indiqués ci-dessus, une lettre pressante au cardinal Mazarin pour obtenir la liberté de Fouquet, en s'engageant à lui servir de caution.

Les amis du surintendant ne devaient pas se servir de la poste pour leurs communications, mais envoyer des agents, sur le dévouement desquels on pût compter. Langlade et Gourville étaient désignés comme les principaux auxiliaires de madame du Plessis-Bellière pour donner des ordres et organiser la résistance. Ils ne resteraient pas à Paris, mais auraient soin de se mettre en sûreté, en laissant Paris des personnes dévouées. A la cour, MM. de la Rochefoucauld, de Marsillac et de Bournonville pourraient être d'utiles alliés. «J'ai beaucoup de confiance en M. de la Rochefoucauld, écrit Fouquet, et en sa capacité. Il m'a donné des paroles si précises d'être dans mes intérêts, bonne ou mauvaise, fortune, envers et contre tous, que, comme il est homme d'honneur et reconnaissant de la manière que j'ai tenue avec lui, et des services que j'ai eu intention de lui rendre, je suis assuré que lui et M. de Marsillac ne me manqueront pas.» C'était Gourville, autrefois attaché au duc de la Rochefoucauld, qui avait fait sa liaison avec le surintendant. Le futur auteur des Maximes, fidèle à ses principes égoïstes, avait profité de la faveur et des prodigalités de Fouquet; mais il témoigna peu de sympathie pour son malheur. On vit alors combien étaient vrais les traits sous lesquels la Rochefoucauld lui-même s'était peint[521]: «Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l'y être point du tout. Cependant, il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée, et je crois effectivement que l'on doit tout faire jusqu'à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner et se garder bien soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur et qu'on doit laisser au peuple.» Cette théorie de l'égoïsme réel et de la sensibilité en paroles s'affiche ici avec un cynisme qui révolte; mais les contemporains de la Rochefoucauld, qui ne lisaient pas au fond de son cœur, se laissaient prendre à ses belles paroles, à ses semblants d'affection et de dévouement. Telle fut sans doute la cause de l'illusion de Fouquet dans ses relations avec le duc.

Quant au prince de Marsillac, fils de la Rochefoucauld, il présentait avec son père le contraste le plus complet. Il avait l'esprit aussi fermé et aussi terne que le duc l'avait ouvert et brillant, et ce fut, si l'on en croit Saint-Simon[522], la cause principale de sa faveur auprès de Louis XIV. Le roi était fatigué des beaux-esprits dont sa cour était remplie. Il préféra Marsillac, qui, bien loin de l'importuner par son éclat comme les Candale, les Guiche, les Vardes, subissait son ascendant avec toute la docilité et la bassesse d'un courtisan. Il fut bientôt de toutes les parties du roi. Le surintendant ne pouvait pas plus compter sur Marsillac que sur son père, et Gourville avait raison de lui dire, lorsqu'il lui montra son projet, que, parmi les personnes qu'il citait comme ses amis, plusieurs ne seraient fidèles qu'à sa fortune.

Tels ne furent pas les Arnauld, que Fouquet énumère aussi parmi ses amis les plus dévoués. Il cite particulièrement Arnauld d'Andilly, qui, depuis plusieurs années, s'était retiré à Port-Royal des Champs. Ce personnage, longtemps mêlé aux affaires politiques, semblait y avoir renoncé complétement pour la vie solitaire. Cependant, malgré sa piété, il conserva toujours quelques relations dans le monde et à la cour; il aimait à obliger ses amis, et il est probable qu'il en recommanda quelques-uns au surintendant, et qu'il le remercia de ses services par des protestations de dévouement. Ce qui est certain, c'est que le solitaire de Port-Royal et sa famille restèrent fidèles à Fouquet après sa disgrâce. C'est à Simon Arnauld de Pomponne, fils d'Arnauld d'Andilly, que sont adressées les lettres si touchantes de madame de Sévigné sur le procès de Fouquet. Le jeune Arnauld avait même été exilé à l'époque de l'arrestation du surintendant. Ce qui fait supposer que des relations intimes existaient entre lui et Fouquet. Plus tard, lorsque Olivier d'Ormesson eut contribué, par son rapport, à sauver la vie du surintendant, Arnauld d'Andilly lui en exprima sa joie et sa reconnaissance avec effusion. Ce vieillard de quatre-vingts ans avait conservé toute la vivacité de cœur de la jeunesse. Madame de Sévigné lui présenta, à Livry, le rapporteur du procès de Fouquet. «Il me fit mille embrassades, dit Olivier d'Ormesson dans son Journal, avec des témoignages d'estime et d'amitié les plus obligeants du monde; il se porte bien et agit avec un feu admirable.»

Parmi les membres du parlement sur lesquels Fouquet croyait pouvoir compter, on trouve MM. de Harlay, Maupeou, Miron et Chanut. Le premier, qui lui succéda comme procureur général du parlement, portait un nom illustre dans la magistrature; il en était digne par l'étendue, les lumières et la sagacité de son esprit; mais, à en croire le témoignage suspect de Saint-Simon[523], il aurait déshonoré son nom par la bassesse de son caractère: «Issu de grands magistrats, Harlay en eut toute la gravité, qu'il outra en cynique; il en affecta le désintéressement et la modestie, qu'il déshonora, l'une, par sa conduite, l'autre, par un orgueil raffiné mais extrême, qui, malgré lui, sautait aux veux. Il se piqua surtout de probité et de justice, dont le masque tomba bientôt. Entre Pierre et Jacques, il conservait la plus exacte droiture; mais, dès qu'il apercevait un intérêt ou une faveur à ménager, tout aussitôt il était vendu.» Si l'on s'en rapportait à Saint-Simon[524], Fouquet aurait été encore moins heureux dans le choix de ses amis au parlement qu'en fait de grands seigneurs et de courtisans.

Les marins lui furent plus dévoués. Comme la Bretagne, sur laquelle le surintendant fondait ses principales espérances, est surtout accessible par mer, il avait eu soin de s'assurer des flottes et des amiraux. Il cite surtout, dans son projet, l'amiral de Neuchèse: «Il est bon, dit-il, que mes amis soient avertis que M. le commandeur de Neuchèse me doit le rétablissement de sa fortune; que sa charge de vice-amiral a été payée des deniers que je lui ai donnés par la main de madame du Plessis, et que jamais un homme n'a donné des paroles plus formelles que lui d'être dans mes intérêts en tout temps, sans distinction et sans réserve, envers et contre tous. Il est important que quelqu'un d'entre eux lui parle et voie la situation de son esprit, non pas qu'il fût à propos qu'il se déclarât immédiatement pour moi; car, de ce moment, il serait tout à fait incapable de me servir. Mais, comme les principaux établissements sur lesquels je me fonde sont maritimes, il est bien assuré que, le commandement des vaisseaux tombant en ses mains, il pourrait nous servir bien utilement en ne faisant rien, et, lorsqu'il serait en mer, trouvant des difficultés qui ne manquent jamais quand on veut.»

Fouquet avait aussi gagné un marin expérimenté, nommé Guinan[525], homme de conseil, d'entreprise et d'exécution, disent les pièces du procès. Il comptait sur lui pour mettre Concarnau et le Havre en état de défense: «Il faudrait que M. Guinan, lequel a beaucoup connaissance de la mer et auquel je me fie, contribuât à munir toutes nos places de choses nécessaires et d'hommes qui seraient levés par les ordres de Gourville ou des gens ci-dessus nommés. C'est pourquoi il serait important qu'il fût averti en diligence de se mettre en bon état et de se rendre à Concarnau ou au Havre; ce dernier serait le meilleur.»

Fouquet connaissait la puissance de l'argent et n'avait pas négligé d'en amasser pour être en état d'équiper des vaisseaux et de s'assurer des défenseurs. Il savait aussi quel parti on pouvait tirer des parlements, du clergé et des nations étrangères. Il avait songé à tous ces moyens d'agitation, de résistance et de guerre. Son frère, Louis Fouquet, nommé depuis peu de temps à l'évêché d'Agde, avait été pendant longtemps conseiller au parlement de Paris; il y avait des amis. Le surintendant lui recommandait de les faire agir à l'occasion des levées d'impôts, et de susciter au ministre des embarras qui le rendraient plus timide et plus disposé à traiter. Le clergé, où les jansénistes et les partisans du cardinal de Retz étaient nombreux, formait, comme les parlements, un corps puissant et peu docile. Deux des frères de Fouquet y occupaient de hautes fonctions, François, comme coadjuteur de Narbonne, Louis, comme évêque d'Agde. Leur mission devait être d'exciter le clergé à s'unir à la noblesse pour demander les états généraux, ou, s'ils ne le pouvaient, de convoquer des conciles nationaux en des lieux éloignés des garnisons, «et là, ajoute Fouquet, on pourrait proposer mille matières délicates.» Enfin les troubles des derniers temps n'avaient que trop montré quelles forces les factieux pouvaient tirer de l'étranger. Bordeaux avait reçu une garnison espagnole, et plus d'une fois les princes avaient appelé en France le duc de Lorraine. Fouquet n'oubliait pas de parler «des secours qu'on pouvait tirer des autres royaumes et États,» et désignait la personne qui devait se charger de négocier avec eux.

Telle était la première partie du plan. Fouquet n'y prévoyait que le cas où il serait arrêté; mais, si l'on allait plus loin et qu'on voulût lui faire son procès, des mesures plus énergiques devaient être adoptées; les gouverneurs s'empareraient des deniers publics et lanceraient leurs garnisons sur les routes pour intercepter les communications entre le pouvoir central et les provinces. Le capitaine Guinan armerait en brûlots et corsaires tous les navires qu'il pourrait saisir sur la Seine entre le Havre et Rouen. Les amis de Fouquet feraient les plus grands efforts pour s'emparer de quelque personnage considérable, tel que le secrétaire d'État le Tellier, qui servirait d'otage pour le surintendant. En même temps, ils se concerteraient pour enlever le rapporteur du procès et tous les papiers. Quant aux meubles et argenterie du surintendant, on aurait eu soin, dès l'origine, de les mettre en sûreté dans des maisons religieuses. La guerre des pamphlets, qui avait été si redoutable entre les mains des frondeurs, ne devait pas être négligée. Fouquet désignait Pellisson comme une des plumes les plus habiles et les plus sûres de son parti. Enfin, il comptait que le parlement de Paris, dirigé par un premier président qui lui devait sa charge[526], ne souffrirait pas qu'un de ses principaux officiers, son procureur général, fût livré à une commission judiciaire, en violation des privilèges de ce corps. Il y avait, dans cette dernière partie du projet, un véritable plan de guerre civile. L'armement des corsaires, la saisie des recettes, les hostilités des garnisons, pouvaient être hautement qualifiés d'attentats à la sûreté publique et de crimes de lèse-majesté.

Fouquet n'a jamais nié la réalité de ce projet. Il dit d'abord, dans ses Défenses, qu'il n'avait voulu que se mettre à l'abri du mauvais vouloir de Mazarin sans conspirer contre le roi. «Il pourrait y avoir, dit-il[527], des personnes qui soutiendraient que, le nom du roi n'étant point en tout ce discours, s'agissant seulement de repousser la violence et se garantir d'une oppression dernière faite par un homme, qui n'était point le maître légitime, contre un sujet du roi qui l'avait servi et servait encore avec honneur et courage, hasardant tout pour la gloire de son souverain et le bien de son État, on aurait pu très-légitimement employer toutes voies pour empêcher cette injustice, et d'autant plus à mon égard qu'il est notoire qu'on ne me la voulait faire que par la jalousie de M. le cardinal, qui, abusant de son crédit et de l'amitié du roi, ne rendait jamais de témoignage à la vérité, dissimulant les services des particuliers, s'appropriant l'honneur de tous les bons événements où il avait le moins contribué, se déchargeant de ses propres fautes, et ôtant à tout le monde l'accès auprès de Sa Majesté, pour empêcher que la vérité ne lui fût connue.

«Ledit sieur cardinal était gouverné lui-même par Colbert, son domestique, lequel, sous prétexte d'amasser des trésors à son maître, s'était emparé de son cœur et de son esprit, et le portait à me détruire pour profiter de mon emploi, lui inspirant une avarice insatiable et m'accablant avec une insupportable dureté de demandes continuelles, auxquelles je ne pouvais subvenir, le tout pour flatter son maître et pour me faire succomber, sans considérer le besoin de l'État et la ruine des peuples, et sans se pouvoir satisfaire de quarante ou cinquante millions, dont M. le cardinal et les siens se sont trouvés enrichis, sans aucune dette, depuis le mois de février 1653, que j'entrai dans les affaires.

«On pourrait, dis-je, soutenir que, ne faisant rien contre le roi, ne cherchant aucun secours chez les ennemis de l'État, où il était facile d'en trouver en 1657 et 1658, lorsque ce papier a été écrit, ce ne serait pas un crime d'avoir exécuté la plus grande partie du contenu en ce projet et d'avoir garanti sa vie, en faisant peur audit sieur cardinal par ce moyen, puisque toute voie de se sauver d'une pareille injustice est naturelle et doit en quelque façon recevoir excuse.»

Fouquet ne présente cette explication que sous forme de doute: On pourrait dire. Pour lui, il s'attache surtout (et ce fut le parti qu'adoptèrent ses amis) à soutenir qu'il n'a jamais sérieusement songé à l'exécution de ce projet; qu'il avait jeté quelques pensées sur le papier dans un moment d'inquiétude et d'irritation, mais sans y attacher d'importance. Ce papier, abandonné dans un coin de sa maison de Saint-Mandé, ne pouvait devenir, selon le surintendant et ses amis, un chef sérieux d'accusation. Nous reviendrons plus tard sur ces allégations de Fouquet. Ce qu'il importe de constater en ce moment, c'est que le projet était bien authentique, et que, pendant plusieurs années, le surintendant ne cessa de se préparer à la résistance et de prodiguer l'argent pour étendre ses domaines et se concilier de nouveaux partisans. Il avait eu soin, en fournissant à Bussy-Rabutin une partie de l'argent nécessaire pour acheter la charge de mestre de camp général de la cavalerie, de stipuler qu'il pourrait, au bout de trois ans, racheter cette charge au même prix. Il la destinait à un de ses gendres[527a]. Il voulait même acquérir la charge de secrétaire d'État des affaires étrangères, et fit offrir deux millions quatre cent mille livres à Henri-Louis de Loménie, comte de Brienne, qui en avait la survivance[527b]. La négociation échoua, mais les acquisitions de domaines sous des noms supposés continuèrent et ne servirent qu'à augmenter la jalousie contre le surintendant.

A la même époque, Fouquet faisait exécuter des travaux considérables à son château de Vaux-le-Vicomte, près de Melun, et, comme on commençait à se plaindre des sommes énormes qu'il y prodiguait, il recommandait à ses agents d'user de prudence. Le 8 février 1657, il écrivait à Courtois, qui avait l'intendance de Vaux: «Un gentilhomme du voisinage, qui s'appelle Villevessin[527c], a dit à la reine qu'il a été ces jours-ci à Vaux, et qu'il a compté à l'atelier neuf cents hommes. Il faudrait, pour empêcher cela autant qu'il se pourra, exécuter le dessein qu'on avait fait de mettre des portières et de tenir les portes fermées. Je serais bien aise que vous avanciez tous les ouvrages le plus que vous pourrez avant la saison où tout le monde va à la campagne, et qu'il y ait en vue le moins de gens qu'il se pourra ensemble[527d].» D'autres billets relatifs aux travaux exécutés à Vaux et à Saint-Mandé prouvent que Fouquet cherchait à dissimuler les immenses dépenses qu'il faisait dans ses domaines. Elles auraient trop manifestement révélé ses dilapidations. Mais en même temps la vanité le portait à étaler son luxe aux yeux de la cour. En novembre 1657, il reçut à Saint-Mandé le roi et le cardinal Mazarin. La Gazette de Loret, du 17 novembre, parle de la visite faite à Fouquet par ces hôtes illustres:

Notre roi, dimanche au matin,
Jour et fête de Saint-Martin,
Étant suivi de l'Éminence
Et d'autres gens de conséquence,
Ayant ouï messe et prié Dieu.
Fut voir cet agréable lieu,
Qui Saint-Mandé, sans faute nulle,
Se qualifie et s'intitule,
Où le Seigneur de la maison[528],
Dont, avec justice et raison,
On fait cas, par toute la France,
Bien moins pour sa surintendance,
Ni pour sa charge au parlement,
Que pour son grand entendement,
Où, dis-je, cet homme notable,
Cet homme toujours honorable,
Reçut admirablement bien
Ce roi très-sage et très-chrétien,
Qui très-content témoigna d'être,
Tant de ce logis que du maître.

Vainement quelques amis tentèrent par leurs conseils d'arrêter Fouquet dans la route dangereuse où il s'égarait. La flatterie étouffait leur voix. Le surintendant y était tellement sensible, qu'il s'en laissait enivrer. C'est ce que déclare formellement Gourville[529]: «M. Fouquet aimait fort les louanges et n'y était pas même délicat. Un jour, partant de Vaux pour aller à Fontainebleau, et m'ayant fait mettre dans son carrosse avec madame du Plessis-Bellière, M. le comte de Brancas et M. de Grave, ses plus grands louangeurs, il leur contait comment il s'était tiré d'affaire avec M. le cardinal sur un petit démêlé qu'il avait eu avec lui, dont il était fort applaudi, et je me souviens que, précisément en montant la montagne dans la forêt, je lui dis qu'il était à craindre que la facilité qu'il trouvait à réparer les fautes qu'il pouvait faire ne lui donnât lieu d'en hasarder de nouvelles, ce qui pourrait peut-être un jour lui attirer quelque disgrâce avec M. le cardinal. Je m'aperçus que cela causa un petit moment de silence, et que madame du Plessis changea de propos; ce qui fit peut-être que personne ne répondit rien à ce que je venais de dire.»

CHAPITRE XXI

—1658—

Rupture entre le surintendant et son frère l'abbé Fouquet.—Ce dernier cherche à inspirer au surintendant des soupçons contre Gourville.—Conduite insolente de l'abbé Fouquet, qui s'attire le blâme de Mazarin.—Relations de l'abbé Fouquet avec mademoiselle de Montpensier; elle le traite dédaigneusement.—L'abbé Fouquet s'attache à madame d'Olonne.—Sa conduite perfide à l'égard du prince de Marsillac.—Mazarin s'éloigne de l'abbé Fouquet et se fie de plus en plus à Colbert.—Maladie de Nicolas Fouquet, juin 1658.—Le surintendant achète Belle-Île et en veut faire sa forteresse dans le cas où il serait attaqué.—Fortifications de Belle-Île.—Engagement de Deslandes envers Nicolas Fouquet.—Ce dernier s'empare des gouvernements de Guérande, du Croisic et du Mont-Saint-Michel sous le nom de la marquise d'Asserac.—Nicolas Fouquet continue de s'occuper, jusqu'en 1661, de son plan de résistance: ses relations avec l'amiral de Neuchèse.—Il achète, pour le marquis de Créqui, la charge de général des galères.—Possessions du surintendant Fouquet en Amérique.

A l'époque où le surintendant écrivit la première rédaction de son projet de résistance, il était parfaitement d'accord avec son frère l'abbé Fouquet. La place de Ham, qui dépendait de ce dernier, était citée comme la forteresse du parti. Mais, dans les premiers mois de 1658, les deux frères, qui suivaient chacun avec impétuosité les entraînements de leurs passions, commencèrent à se diviser. L'abbé Fouquet s'efforça d'enlever au surintendant un de ses serviteurs les plus habiles et les plus dévoués, Gourville, qui, après avoir passé de la maison de la Rochefoucauld dans celle de Condé, s'était enfin attaché à Nicolas Fouquet. L'abbé machina toute une histoire[530], et, pour qu'elle obtînt plus de créance, il la fit transmettre au surintendant comme une révélation de confesseur, consentie par le pénitent. Il fit choix, dans ce but, d'un jésuite qu'il crut être bien aise de faire sa cour, et lui envoya un des émissaires dont il disposait sous prétexte de se confesser à lui. A la fin de sa confession, le prétendu pénitent pria le jésuite de vouloir bien l'éclairer sur un cas de conscience. Il lui dit que, étant venu un jour pour parler à Gourville et étant entré dans sa chambre comme il venait d'en sortir, il eut peur, l'ayant entendu revenir, d'être surpris, et s'était caché derrière un rideau. Gourville était alors entré avec un autre homme qui lui demanda un entretien secret. Les portes fermées, cet homme dit qu'une grande cabale s'était formée contre le surintendant et proposa à Gourville d'y entrer. L'entretien continua, mais à voix basse, de telle sorte que l'individu caché derrière le rideau n'en put saisir que quelques mots sans suite.

Le jésuite déclara au prétendu pénitent qu'il le croyait obligé, en conscience, d'avertir le surintendant du danger qu'il courait, et se chargea, à sa prière, de prévenir lui-même Fouquet, et, si la chose était nécessaire, de lui faire connaître l'auteur de cette révélation. Ce dernier laissa l'indication de sa demeure, pour qu'on pût le retrouver au besoin. Le surintendant, averti par le confesseur et inquiet comme tous les ambitieux, fit venir le pénitent et l'interrogea. L'émissaire de l'abbé répéta, avec une apparence de bonne foi et de naïveté, la leçon qui lui avait été dictée. Fouquet lui demanda s'il pourrait reconnaître la personne qui avait fait ces confidences à Gourville. Le pénitent répondit qu'il l'avait vue à peine; mais que cependant il pourrait la reconnaître si elle se présentait à lui. Le surintendant fit aussitôt appeler Vatel, son maître d'hôtel, dans lequel il avait une pleine confiance, et lui ordonna de conduire cet homme au Louvre, afin qu'il vît tous ceux qui entreraient et tâchât de reconnaître le confident de Gourville.

Pendant trois jours consécutifs, Vatel conduisit notre homme au Louvre. Ce fut seulement le troisième jour que, ayant aperçu le duc de la Rochefoucauld, qui s'appuyait sur un bâton, le pénitent déclara que c'était la personne qu'il avait vue chez Gourville; qu'il se souvenait que, pendant l'entretien, il avait laissé tomber son bâton, et que Gourville l'avait ramassé. Le personnage était bien choisi. Ancien maître de Gourville, la Rochefoucauld avait conservé sur lui de l'ascendant. Aussi la fable, quoique assez grossière, ne laissa pas de produire de l'effet. Gourville remarqua une certaine froideur chez le surintendant, et ce ne fut que longtemps après qu'il en connut la cause par une conversation où Vatel lui raconta tous ces détails.

L'abbé Fouquet chercha encore à priver le surintendant du crédit sans lequel il n'aurait pu trouver de l'argent et satisfaire aux exigences souvent tyranniques de Mazarin. Il gagna Delorme, qui avait déjà trahi Servien[530a], et, comme ce commis avait des relations avec les principaux financiers, l'abbé se persuada que, par sa connivence, il enlèverait à son frère des ressources sans lesquelles le gouvernement devenait impossible. Mais son plan fut découvert, et Gourville parvint à le déjouer[530b]. Il conseilla au surintendant de s'adresser à Hervart, qui, après avoir amassé une fortune énorme, était devenu contrôleur général des finances. Hervart consentit à faire au surintendant des avances considérables, et d'autres banquiers suivirent son exemple. Lorsque le surintendant se fut ainsi assuré des ressources suffisantes, il fit connaître aux financiers habitués à traiter avec Delorme qu'ils eussent à s'adresser désormais à Gourville, s'ils voulaient continuer un trafic qui les enrichissait. Delorme fut aussitôt abandonné par les traitants et chassé par Fouquet.

Une autre intrigue de l'abbé ne réussit pas mieux. Bussy-Rabutin avait acheté, comme nous l'avons vu plus haut, la charge de mestre de camp général avec l'argent que lui avait prêté le surintendant, à condition qu'il la lui revendrait dans trois ans au prix convenu; mais Bussy prétendit que le surintendant ne lui avait pas payé ses appointements et ne lui faisait pas obtenir la compensation qu'il lui avait promise. L'abbé Fouquet, instruit de ces démêlés entre Bussy et le surintendant, excita le premier à porter plainte au cardinal; mais l'affaire n'eut pas de suites[531]. Ainsi toutes les tentatives de l'abbé pour renverser son frère tournèrent à sa honte. Cependant il conserva encore pendant quelque temps du crédit auprès de Mazarin; mais, à la longue, sa conduite compromit le cardinal, qui, sans le disgracier entièrement, lui relira sa confiance et toute influence dans le gouvernement.

L'abbé Fouquet s'était lié avec un des seigneurs les plus brillants et les plus corrompus de cette époque, François-René du Bec, marquis de Vardes. Ce courtisan recherchait en mariage mademoiselle de Nicolaï à cause de sa grande fortune, et prétendait l'emporter de haute lutte. Les Nicolaï, alliés aux principales familles de la robe, se montrèrent peu favorables à Vardes. Les Molé-Champlâtreux les soutinrent, et, comme on redoutait les audacieuses entreprises de Vardes, on mena mademoiselle de Nicolaï chez le président de Champlâtreux, dont l'hôtel paraissait un asile inviolable. Vardes, irrité, s'en plaignit à l'abbé Fouquet, qui disposait encore de la puissance occulte de la police. L'abbé se concerta avec un autre seigneur, aussi brillant et aussi présomptueux que Vardes, le duc de Candale, fils du duc d'Épernon. Candale était colonel des gardes françaises. Il leur fit prendre les armes. Les gardes partirent de leur quartier, tambour battant, et vinrent entourer l'hôtel du président de Champlâtreux, qui était situé sur la place Royale. C'était à cette époque le quartier le plus brillant et le plus fréquenté de Paris; on peut juger du bruit que fit ce mouvement de troupes. La magistrature tout entière prit parti pour le président de Champlâtreux. Le cardinal, averti, s'empressa d'envoyer l'ordre de ramener les troupes dans leur quartier, et adressa de sévères reproches à l'abbé Fouquet. Ce fut un cri général contre les insolences de cet abbé, qui aurait mérité d'être plus rudement châtié[532].

Il ne tarda pas à recevoir une nouvelle leçon de mademoiselle de Montpensier, qui revint à la cour en 1657. Elle connaissait à peine l'abbé Fouquet, quoique depuis longtemps il l'eût entourée de ses espions. Dès 1655, il surveillait ses démarches[533]. Parmi les femmes qui avaient suivi Mademoiselle dans son exil de Saint-Fargeau, quelques-unes entretenaient des relations avec l'abbé. De ce nombre était madame de Fiesque[534]. Lorsque la princesse se fut réconciliée avec Mazarin et eut permission de revenir à la cour, l'abbé Fouquet fut le seul des confidents du cardinal qui ne vînt pas la visiter. Il se permit même de critiquer la conduite de mademoiselle de Montpensier à l'égard de la comtesse de Fiesque. Dans la suite, il envoya à la princesse l'évêque d'Amiens et le duc de Bournonville pour s'excuser, alléguant qu'on avait voulu lui rendre de mauvais offices[535], et qu'il n'avait pas tenu les propos qu'on lui prêtait. Mademoiselle répondit avec hauteur et dédain, déclarant qu'elle ne savait ce qu'on voulait lui dire. «Si l'abbé Fouquet, ajouta-t-elle, m'a manqué de respect, je suis bien fâchée que tout le monde le sache et que je l'ignore; mais, comme on me connaît assez fière et assez prompte, on aura voulu me cacher ce qu'il a fait, sachant que je ne suis pas personne à le souffrir. Tout ce que j'ai à vous dire, c'est que je ne me soucie pas de voir l'abbé Fouquet. S'il a manqué au respect qu'il me doit, directement ou indirectement, M. le cardinal m'en fera raison[536]

Comme on le voit, la princesse le prenait de haut avec cet abbé Fouquet qu'elle connaissait à peine de nom, et qui prétendait lutter contre une personne de son rang. Vainement les ambassadeurs envoyés par l'abbé voulurent faire comprendre à mademoiselle de Montpensier que Basile Fouquet était un personnage considérable[537], qui pouvait rendre de grands services à ses amis; elle leur répondit avec sa hauteur ordinaire: «Je suis d'une qualité à ne pas chercher les ministres subalternes. J'irai toujours droit à M. le cardinal, et ne me soucie guère de votre abbé Fouquet. J'ai fort méchante opinion d'un ministre, ou d'un homme qui veut passer pour tel, et qui fait sa capitale amie de la comtesse de Fiesque.»

Cependant Mademoiselle consentit à recevoir l'abbé Fouquet[538], présenté par l'évêque de Coutances et le duc de la Rochefoucauld. Il s'excusa, en rejetant sur ses ennemis les bruits qu'on avait répandus, et prétendit qu'on lui imputait des idées et des paroles auxquelles il n'avait jamais songé. La princesse reçut sa justification avec dédain, et elle ne manqua pas de s'en vanter devant la petite cour qui l'entourait: «L'abbé Fouquet, disait-elle ironiquement, est un grand seigneur pour menacer les gens d'insulte! il n'y a personne qui en mérite tant que lui[539]

Malgré ces leçons réitérées, l'abbé Fouquet n'en continua pas moins de rivaliser avec les plus grands seigneurs. Repoussé par la duchesse de Châtillon, il s'attacha à madame d'Olonne, qui était alors une des beautés les plus renommées et les plus compromises de la cour. Fille aînée du baron de la Loupe, longtemps célèbre pour sa vertu comme pour sa beauté, comptée au nombre des précieuses, et des habituées de l'hôtel de Rambouillet, Henriette-Catherine d'Angennes ne résista pas à l'influence d'une cour corrompue, et ce fut une des personnes qui gardèrent le moins de retenue dans le vice et l'emportement des passions. Le duc de Candale, le marquis de Sillery, de la famille des Brulart de Puysieux, le comte de Guiche, fils du maréchal de Gramont, le prince de Marsillac, fils du duc de la Rochefoucauld, se disputaient l'amour de madame d'Olonne. C'étaient, avec Vardes, les jeunes seigneurs les plus renommés, vers 1658, pour leur éclat et leurs galanteries. L'abbé Fouquet, ne pouvant lutter avec eux, s'efforça de les diviser. Sa nature, jalouse et envieuse, tournait de plus en plus à l'aigreur et à la bassesse. Blessé par le prince de Marsillac, il chercha à s'en venger en se faisant livrer les lettres qu'il avait écrites à madame d'Olonne[540]. Lorsqu'il les eut entre les mains, il voulut s'en servir pour rompre le mariage projeté entre Marsillac et sa cousine, mademoiselle de Liancourt, que l'on élevait dans la pieuse retraite de Port-Royal. Ce mariage, sur lequel la maison de la Rochefoucauld comptait pour relever sa fortune, dépendait surtout du vieux duc de Liancourt. L'abbé eut soin de lui faire parvenir les lettres de Marsillac à madame d'Olonne; mais, bien loin de s'en indigner, le duc de Liancourt répondit que l'on ne rompait pas un mariage pour quelques galanteries. «Pour moi, qui ai été galant, ajouta-t-il[541], j'en estime davantage Marsillac de l'être, et je suis bien aise de voir qu'il écrit aussi bien que cela. Je doutais qu'il eût autant d'esprit, et je vous assure que cette affaire avancera la sienne.» En effet, le mariage se fit quelque temps après[542].

L'abbé Fouquet ne continua pas moins de poursuivre de sa haine le prince de Marsillac. Il montra au cardinal Mazarin quelques lettres de ce courtisan, où il manquait de respect au roi et à la reine mère. Apprenant que Marsillac disait partout que, sans la considération qu'il avait pour le procureur général, il ferait donner des coups de bâton à son frère[543], l'abbé chercha à armer contre lui quelques-uns des spadassins qu'il entretenait à ses gages. Il choisit un des officiers des gardes de Mazarin, nommé Biscara, et le chargea de faire une insulte publique au prince de Marsillac. Biscara affecta de ne pas saluer le prince au cours de la Reine, qui était alors la promenade la plus fréquentée. Il le rencontra quelques jours après au Louvre et passa encore sans le saluer. Cette affectation fut remarquée, et Marsillac, s'adressant à Biscara, lui demanda pourquoi il en usait ainsi. «Parce que cela me plaît,» fut la seule réponse qu'il obtint du spadassin. Marsillac s'emporta, lui dit que, s'il était dans un autre lieu, il lui apprendrait le respect qu'il lui devait, et ajouta force menaces. Cette scène fit craindre un plus grand scandale, et on mit à la Bastille Marsillac et Biscara, le premier, sous la surveillance d'un exempt ou officier des gardes, et l'autre d'un simple garde, pour marquer la différence de rang[544]. La conduite de l'abbé Fouquet, qui avait excité cette querelle, fut universellement blâmée; le cardinal Mazarin comprit de plus en plus que l'abbé Fouquet, après avoir été un serviteur dévoué et utile dans les époques de troubles et d'agitation, devenait un courtisan dangereux et compromettant dans les temps de calme et de régularité, et il lui enleva peu à peu la direction des affaires de police, dont il lui avait laissé jusqu'alors le maniement.

Ce fut Colbert qui devint en tout et pour tout l'homme de confiance de Mazarin. Le cardinal avait éprouvé sa fidélité et son dévouement dans l'administration de son immense fortune; il l'employa pour les affaires publiques avec le même succès. Colbert était en tout l'opposé de Fouquet. Froid, impassible, vir marmoreus, comme l'appelle Gui-Patin, il savait dominer ses passions; travailleur infatigable, dur à lui-même et aux autres, il ne poursuivait qu'un but et y appliquait toutes les forces de son esprit. Mazarin avait su reconnaître les qualités de son intendant. Ce fut lui qu'il employa pour toutes les affaires délicates, comme le prouve sa correspondance pendant les dernières années de sa vie. Il le chargeait de surveiller les partisans du cardinal de Retz, les pamphlétaires, tous ceux en un mot qui cherchaient à ranimer la Fronde. C'était jadis la mission de l'abbé Fouquet, que Colbert avait complétement remplacé dans la confiance intime du cardinal.

Dès le 16 mai 1657, Colbert rendait compte à Mazarin de ses conférences avec le chancelier sur l'assemblée du clergé et sur l'agitation janséniste. «M. le chancelier m'a dit que les jansénistes avaient échauffé beaucoup d'esprits dans le parlement contre la dernière bulle du pape et les lettres d'adresse qui y devaient être portées; qu'il ne croyait pas que l'enregistrement en pût passer à présent; mais, quand on serait assuré qu'il dût passer, qu'il n'était point d'avis de le hasarder, de crainte que, dans une assemblée des chambres, les amis du cardinal de Retz ne profitassent de cette occasion pour brouiller.» Mazarin, toujours inquiet des menées des Frondeurs, recommandait à Colbert de veiller sur les pamphlétaires que Retz avait à ses ordres: «Je vous prie de dire à toutes les personnes qu'il faudra faire la guerre aux imprimeurs et tâcher de punir quelqu'un des faiseurs de libelles; car autrement cette escarmouche durera longtemps, et il n'y a rien qui débauche tant les esprits que ces écrits factieux. On m'assure que le dessein du cardinal de Retz, de ses adhérents, et particulièrement des jansénistes, est d'en jeter toutes les semaines, et qu'ils ont résolu de les envoyer toutes les semaines par les ordinaires (les courriers) à Paris. Il faut faire une exacte diligence pour se saisir de ces libelles, quand ils viendront, étant aisé de connaître les paquets qui en seront chargés. Il faut s'appliquer à cela et n'épargner rien pour découvrir et châtier les écrivains, les imprimeurs et ceux qui délivrent les pièces. Parlez-en à MM. le chancelier et le procureur général, en sorte qu'ils reconnaissent qu'il y faut travailler de la bonne manière.» Ces citations suffisent pour prouver que le rôle de l'abbé Fouquet était maintenant rempli par Colbert, qui y déployait le même zèle et la même vigilance avec plus de conscience et d'honnêteté.

Quant au surintendant son frère, qui avait rompu avec l'abbé aussi bien que Mazarin, une maladie dangereuse l'avait tenu pendant quelque temps éloigné des affaires. La Gazette de Loret, à la date du 29 juin, parle de son rétablissement en même temps qu'elle signale le danger qu'il avait couru:

.....Monsieur Fouquet,
Ce grand ornement du parquet,
Dont la personne tant prisée,
Pour être lors indisposée,
D'un dangereux mal de côté,
Était presque à l'extrémité;
Mais, comme cet homme notable
Est bienfaisant et charitable,
On a tant prié Dieu pour lui,
Qu'il se porte mieux aujourd'hui.

Après sa guérison, le surintendant songea à remplacer la forteresse de Ham, qui dépendait de son frère, par une place qui lui appartiendrait et qui pourrait lui servir d'asile. Il obtint du cardinal la permission d'acheter Belle-Île, sur les côtes de Bretagne. Mazarin avait vu avec inquiétude cet ancien domaine de la maison de Retz occupé quelque temps par Paul de Gondi après sa fuite du château de Nantes. Il aimait mieux qu'il fût entre les mains de Nicolas Fouquet, dont il connaissait et partageait les dilapidations, mais dont la fidélité ne lui était pas encore suspecte. En conséquence, il n'hésita pas à autoriser le surintendant à acheter, en 1658, l'île et forteresse de Belle-Île[544a]. Il lui fit expédier, le 20 août 1658, un brevet qui portait que la terre et marquisat de Belle-Île, étant dans une situation forte et indépendante, il importait que cette place ne tombât pas au pouvoir de personnes suspectes. Par ce motif, le roi, qui avait pleine confiance dans la fidélité de Nicolas Fouquet, lui permettait d'acheter Belle-Île, et même l'y engageait. Toutefois, comme il importait de ne pas divulguer les dépenses du surintendant, la vente se fit sous un nom supposé. Le contrat, qui est du 5 septembre 1658, porte que le sieur Floriot, secrétaire du roi, devient acquéreur de Belle-Île, moyennant une somme de treize cent mille livres, dont quatre cent mille seront payées comptant, et le reste à divers créanciers indiqués par l'acte[545].

Une fois en possession de Belle-Île, Nicolas Fouquet se fit délivrer une déclaration par le sieur de Montatelon, commandant de la garnison de cette place, qui s'engageait à ne la remettre qu'entre les mains de madame du Plessis-Bellière et de M. de Créqui, son gendre[546]. C'est alors que le surintendant modifia son projet de résistance, substitua Belle-Île à Ham et au Havre, et effaça partout le nom de son frère. Mais il n'en continua que plus activement de préparer ses moyens de défense en fortifiant Belle-Île et en s'emparant de toute la puissance navale de la France. Ce fut à Belle-Île qu'il recommanda à ses amis de se rassembler; ce fut là que le capitaine Guinan dut réunir une petite flotte, armer des corsaires et des brûlots. La Bretagne, où Fouquet avait déjà Concarnau, Guingamp et le duché de Ponthièvre, allait devenir son fief et presque son royaume. Il lui importait d'en défendre les abords. Aussi le voyons-nous, pendant les années 1658, 1659 et 1660, s'emparer des gouvernements du Mont-Saint-Michel, du Croisic et de Guérande, exiger de nouveaux engagements des gouverneurs et se préparer à une lutte sérieuse en cas d'attaque.

Ce fut en 1658 que Deslandes, gouverneur de Concarnau, un des hommes sur lesquels Fouquet comptait le plus, lui remit un engagement par écrit conçu en ces termes: «Je promets et donne ma foi à M. le procureur général, surintendant des finances de France et ministre d'État, de n'être jamais à autre personne qu'à lui, auquel je me donne et m'attache du dernier attachement que je puis avoir, et lui promets de le servir généralement contre toutes sortes de personnes sans exception, et de n'obéir à personne qu'à lui, et même de n'avoir aucun commerce avec ceux qu'il me défendra, et de lui rendre la place de Concarnau qu'il m'a confiée, toutes les fois qu'il me l'ordonnera, ou à telle autre personne qu'il lui plaira, de quelque qualité et condition qu'il puisse être, sans excepter dans le monde un seul. Pour assurance de quoi, je donne avec ma foi le présent billet écrit et signé de ma main, de ma propre volonté, sans qu'il l'ail même désiré, ayant la bonté de se fier à ma parole qui lui est assurée, comme le doit un bon serviteur à son maître. Fait à Paris le 2 juin 1658[547]

Quant aux gouvernements de Guérande, du Croisic et du mont Saint-Michel, Fouquet les avait fait donner à la marquise d'Asserac, qui les tenait au nom de son fils mineur[548]. On a vu plus haut[549] quel était le dévouement de cette dame pour Fouquet. D'ailleurs, il avait eu la précaution, comme l'établit un acte du 26 février 1659, d'exiger de madame d'Asserac une résignation en blanc du gouvernement du mont Saint-Michel[550], et il pouvait en investir qui bon lui semblerait. Belle-Île se trouvait ainsi couverte par des gouvernements voisins, dont disposait le surintendant. Quant à cette place, Fouquet la fortifia avec le plus grand soin. Un mémoire écrit de sa main[551] indiquait les fonderies de canons, les corps de garde, les écuries, les bastions, les fossés, les ponts, les magasins, hôpitaux, logements pour les soldats, etc., qu'on devait y établir. Il fit acheter des vaisseaux et des canons en Hollande[552], et, pendant plusieurs années, des ingénieurs travaillèrent à faire de Belle-Île une citadelle redoutable.

Comme cette place ne pouvait être attaquée que par mer, il était du plus haut intérêt pour Fouquet de s'emparer des forces navales de la France. L'amiral de Neuchèse lui devait sa charge, comme lui-même a pris soin de le rappeler dans son projet[553], et il lui resta fidèle jusqu'au dernier moment. On en trouve la preuve dans des lettres d'agents que Fouquet entretenait à Bordeaux[554]. L'un d'eux écrivait de cette ville, le 29 août 1661, peu de jours avant l'arrestation de Fouquet: «J'ai rendu à M. le commandeur de Neuchèse la lettre que monseigneur le surintendant lui écrit. Nous avons pris des mesures, pour ce qui regarde le service de monseigneur. Assurément, il ne peut pas être plus zélé qu'il l'est pour le service de monseigneur.»

Ce même agent de Fouquet était chargé de faire à Bordeaux des achats de poudre, de biscuit, de chanvre pour Belle-Île, et on voit par les lettres qu'il adresse au surintendant que l'amiral de Neuchèse lui donnait toutes les facilités possibles pour l'acquisition et l'embarquement de ces munitions. Il écrivait à Fouquet, le 29 août 1661: «J'ai rendu votre lettre à M. le commandeur de Neuchèse; il l'a reçue avec respect en me marquant les obligations qu'il vous a et son attachement pour vos intérêts. Sur le moment, il envoya quérir M. Lanet, lieutenant de l'amirauté, et lui dit la considération qu'il avait pour moi, et que, pour les choses que je voudrais embarquer, il me fût favorable en tout ce qu'il pourrait. Il lui répondit que M. l'amiral l'aurait pour agréable, et que, pour cet effet, il lui en écrirait pour lui en faire donner l'ordre.

«Nous sommes demeurés d'accord qu'il m'écrirait une lettre, par où il me prierait de lui faire faire de la poudre de bombe, et de faire emplète de chanvre et faire faire du biscuit; c'est à peu près ce qui est nécessaire à Belle-Île. Je lui ai dit le prix de tout; il m'a dit qu'il vous en écrirait pour vous faire voir ce que les choses coûteront pour son armement. Le quintal de poudre nous coûte cinquante et une livres, aussi est-elle faite fidèlement; le boulet sept livres douze sous. Le chanvre coûte à cette heure dix-huit livres dix sous, et jusques à dix-neuf livres. Pour le biscuit, cela dépend du prix du blé.

«Si vous jugez à propos que je reste ici pour votre service, je crois, monseigneur, que ce ne serait pas mal que, pour les choses qu'il faut faire pour les armements des vaisseaux, les ordres du roi me fussent envoyés.

«Je suis fort connu en cette ville depuis la guerre, et, voyant le séjour que j'y fais, ils en tirent mille conséquences et ne savent à quoi l'attribuer; tantôt ils croient que le roi veut établir la gabelle en ce pays et autres choses, et que je suis votre correspondant. Il est vrai que cela est dit sourdement; ils ne s'en osent expliquer à moi. S'ils m'en veulent parler, je les renverrai bien loin. Ils sont mortifiés étrangement.

«Je disais bien, monseigneur, que vous triompheriez de vos ennemis, et que vous fouleriez à vos pieds l'envie. Tous les bruits qui ont couru se sont si fort dissipés, que l'on ne parle que de votre génie, du crédit que vous avez sur l'esprit du roi; vous êtes trop juste, et vous aimez trop l'État pour que Dieu ne bénisse pas toutes vos affaires.» Il est assez curieux de se rappeler que, huit jours plus tard, Fouquet était arrêté. Mais ce qui résulte surtout de cette lettre, c'est que le surintendant continuait de fortifier Belle-Île en 1661 et avait sous sa main les forces navales de la France.

Le général des galères était à cette époque le marquis de Créqui, gendre de madame du Plessis-Bellière. C'était le surintendant qui avait payé les deux cent mille livres que cette charge avait coûté[555]. L'affaire n'avait été terminée qu'en 1661 après de longues négociations, dans lesquelles Fouquet avait mis une vive insistance pour déterminer le marquis de Richelieu à se désister de ses prétentions. La correspondance intime du surintendant prouve que les sacrifices d'argent n'avaient pas suffi pour obtenir le consentement de Richelieu. Il avait fallu avoir recours à mademoiselle de la Motte, une des filles d'honneur de la reine, qui avait grand crédit sur ce personnage. Fouquet, une fois en possession de cette charge pour un homme qui dépendait de lui, eut à sa disposition les flottes de la Méditerranée en même temps qu'il était maître de celles de l'Océan par l'amiral de Neuchèse. Ainsi, de 1657 à 1661, il n'avait cessé de poursuivre l'exécution de son plan de résistance et de continuer, par la fortification des places de sûreté et par l'équipement des flottes, de se mettre en état de tenir tête au premier ministre et même au roi. On ne peut dire, avec ses amis, et comme il l'a sans cesse répété dans ses Défenses, que le projet trouvé à Saint-Mandé était le résultat d'une inquiétude momentanée, et qu'il avait été abandonné aussitôt après avoir été imaginé. On voit, au contraire, que, pendant quatre années, au milieu des préoccupations les plus diverses, Fouquet s'occupa sans cesse de l'exécution de ce plan. Il le modifie après sa rupture avec son frère; il remplace Ham et le Havre par Belle-Île, dont il vient de faire l'acquisition. Il accumule dans cette place les moyens de résistance: canons, vaisseaux, soldats dévoués. Il a soin de placer les gouvernements qui l'entourent entre des mains fidèles, pendant que les amiraux de Neuchèse et de Créqui lui répondent des flottes de l'Océan et de la Méditerranée.

Enfin Fouquet, étendant ses vues et ses possessions jusqu'en Amérique, où il pouvait se ménager un asile plus assuré, y achetait l'Île de Sainte-Lucie, que l'on appelait alors Sainte-Alouzie[556]. Il obtint le titre de vice-roi d'Amérique[557], qui lui donnait dans ces contrées la disposition des forces de la France et joignait à ses immenses richesses un droit de souveraineté. Si l'on ajoute à cette vaste puissance maritime les gouvernements dont il disposait dans l'intérieur du royaume, on comprend que son ambition n'ait plus connu de bornes. Sa devise: Quo non ascendam? (jusqu'où ne monterai-je pas?) exprime le fond de sa pensée. Ses amis, en lui parlant de Belle-Île, l'appelaient son royaume; et, en réalité, les mesures prises par le surintendant n'allaient à rien moins qu'à former un État dans l'État. Mais il était trop prudent pour démasquer ses projets, et, en même temps qu'il préparait sa résistance, il cherchait à se donner de nouveaux appuis près de Louis XIV.

CHAPITRE XXII

—1658-1659—

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