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Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet

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La nouvelle de l'arrestation de Fouquet parvient à madame du Plessis-Bellière avant l'arrivée du courrier expédié par Louis XIV.—Elle tient conseil avec l'abbé Fouquet et Bruant des Carrières.—L'abbé Fouquet veut brûler la maison de Saint-Mandé et tous les papiers qu'elle renfermait.—Madame du Plessis-Bellière s'y oppose.—Bruant parvient à s'échapper.—Sentiments de madame Fouquet la mère à la nouvelle de l'arrestation de son fils.—Du Vouldy apporte au chancelier les ordres du roi.—Mesures prises immédiatement par Séguier: ordre de saisir à Fontainebleau, à Vaux, à Saint-Mandé et à Paris, les papiers du surintendant et de les mettre sous le scellé.—Exil de madame du Plessis-Bellière et de l'abbé Fouquet.—Lettres qu'écrivent à ce dernier de Lyonne et Villars.—L'archevêque de Narbonne et l'évêque d'Agde sont également disgraciés.—Exil de Jannart et d'Arnauld de Pomponne.—La Fontaine annonce à Maucroix l'arrestation de Fouquet (10 septembre).—Gui-Patin l'annonce aussi à Falconnet.—Fouquet est transféré de Nantes à Angers.—Maladie et abattement de Fouquet.—Lettre qu'il écrit à le Tellier pour demander un confesseur.—Il aurait préféré Claude Joly, curé de Saint-Nicolas des Champs.—Si on ne permet pas qu'il l'assiste, il prie de laisser à sa mère le choix de l'ecclésiastique auquel il ouvrira sa conscience.—Seconde lettre de Fouquet au secrétaire d'État le Tellier; il y rappelle les services qu'il a rendus au roi.—Récriminations contre Mazarin.—Fouquet invoque le pardon que le roi lui a accordé.—Il demande que sa prison soit changée en un exil au fond de la Bretagne.—Le roi le laisse au château d'Angers jusqu'au 1er décembre.—Fouquet n'en sort que pour être transféré dans une nouvelle prison.

A Paris, la nouvelle de la disgrâce de Fouquet causa les sentiments les plus divers. Elle parvint d'abord à madame du Plessis-Bellière. Un des valets de chambre de Fouquet, nommé la Forêt, profita des relais que son maître avait établis, de sept lieues en sept lieues, pour se rendre à Paris en toute hâte[1084]. Il devança de douze heures un des gentilshommes ordinaires du roi, nommé du Vouldy, qui était parti en poste pour porter au chancelier l'ordre d'apposer les scellés sur tous les papiers du surintendant.

A la première nouvelle de l'arrestation de Fouquet, madame du Plessis-Bellière envoya chercher l'abbé Fouquet et Bruant des Carrières. Ils tinrent conseil sur les mesures à prendre. L'abbé voulait qu'on mît le feu à la maison de Saint-Mandé, et qu'on détruisît ainsi tous les papiers dont on pourrait se servir contre le surintendant. Madame du Plessis-Bellière combattit cet avis, et déclara qu'agir ainsi ce serait perdre absolument Fouquet, et avouer que ses papiers renfermaient la preuve des crimes qu'on lui imputait. Elle soutint qu'on ne pouvait rien lui reprocher depuis que le roi gouvernait par lui-même, et que, pour les époques antérieures, il n'avait fait qu'obéir aux ordres du cardinal Mazarin. Son opinion prévalut. Madame du Plessis et l'abbé Fouquet attendirent les ordres du roi, pendant que Bruant, après avoir rassemblé quelque argent et ses principaux papiers, se cacha dans un couvent. Il échappa à toutes les recherches, et passa ensuite dans les pays étrangers. Là il rendit à Louis XIV des services qui lui méritèrent sa grâce. Dans la suite, il devint résident du roi à Liège[1085].

La Forêt avait aussi porté à madame Fouquet la mère la nouvelle de l'arrestation de son fils. Cette femme, d'une vertu si pure, n'avait jamais été éblouie par les grandeurs du surintendant. Elle gémissait de ses erreurs, et ses prières n'avaient cessé de demander au ciel son retour à des sentiments meilleurs. En apprenant qu'il était prisonnier, elle se jeta à genoux, en s'écriant: «Je vous remercie, mon Dieu! je vous ai toujours demandé son salut; en voilà le chemin[1086]

Cependant du Vouldy était arrivé à Fontainebleau, et avait remis au chancelier les ordres du roi, prescrivant de faire apposer les scellés sur tous les papiers du surintendant, d'enjoindre à madame du Plessis-Bellière de s'éloigner de Paris, de s'assurer des commis de Fouquet, et d'arrêter les comptes de l'Épargne, afin qu'on n'y pût rien ajouter. La réponse du chancelier au roi fait connaître les mesures qu'il adopta immédiatement[1087]: «J'ai reçu la lettre qu'il a plu à Votre Majesté m'écrire, portant les ordres de faire sceller aux maisons de M. le surintendant. J'ai fait voir à la reine vos commandements; et, après avoir reçu sa volonté, j'ai été au logis du surintendant, où j'ai fait apposer le scellé en ma présence, en toutes ses chambres et cabinets. Il y a un de ses secrétaires, qui s'appelle L'Épine, qui loge dans son logis, et avait les papiers de sa charge. L'on a muré les fenêtres et scellé les portes, avec un garde pour conserver le scellé. Les sieurs Paget et Albertas[1088], qui étaient seuls à Fontainebleau, sont allés à Vaux avec huit gardes; ils ont ordre de mettre dehors tous les domestiques, et de faire sceller en tous les lieux de la maison. Quant à Pellisson, il était logé dans une hôtellerie en ce lieu[1089]: j'ai fait ouvrir sa chambre, avec ordre de murer la fenêtre et de fermer la porte avec des barres de fer. L'on a envoyé des gardes à Saint-Mandé pour s'assurer de la maison, en attendant que des maîtres des requêtes ou M. le lieutenant civil apposent le scellé comme à sa maison de Paris, avec des gardes pour donner la sûreté au scellé. L'on a omis de penser à Bruant; j'écris à Paris pour l'arrêter, s'il y est, et de faire sceller en sa maison et la garder. Quant à Pellisson, je donnerai ordre de s'assurer de sa personne et de sa maison. L'on dit qu'il est à la suite de Votre Majesté. Si cela est, l'on le peut arrêter. Madame du Plessis-Bellière n'est pas à Fontainebleau. Le sieur du Vouldy est parti pour aller à Charenton, où l'on m'a dit qu'elle était, et lui faire commandement de partir. Il ne s'est trouvé aucun valet de pied en ce lieu; il fait état d'en prendre à Paris. Je crois qu'il est bien à propos de faire sceller chez elle comme chez Gourville. Le trésorier de l'Épargne doit représenter son état pour l'arrêter, afin que l'on n'y puisse ajouter. Je lui manderai de venir ici et de l'apporter. Enfin, sire, je n'oublierai rien de ce qui regardera, en cette occasion, le service de Votre Majesté avec la même fidélité que je lui dois et que je continuerai jusqu'à la mort, priant Dieu, sire, qu'il la comble de ses saintes grâces et bénédictions. J'espère donner compte à Votre Majesté de l'exécution de ses ordres lorsqu'elle sera de retour, ce que je souhaite au plus tôt. En attendant cette grâce, j'assurerai Votre Majesté de mon humble obéissance, etc.»

Madame du Plessis-Bellière reçut, en effet, l'ordre de se retirer à Montbrison; mais ensuite on lui permit de demeurer à Châlons[1090]. Basile Fouquet ne tarda pas à être exilé dans ses abbayes[1091]. De Lyonne s'honora par l'affection qu'il lui témoigna dans sa disgrâce. Il lui écrivit de Fontainebleau, le 20 septembre[1092]: «Je ne participe pas seulement, comme je le dois, au déplaisir de toute votre famille; mais comme je prends une part très-sensible à tout ce qui vous regarde personnellement, je reprends la plume pour vous témoigner ma nouvelle douleur sur l'ordre qu'on m'assure vous avoir été envoyé de sortir de Paris. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il vous donne, monsieur, toute la force dont vous avez besoin pour supporter avec constance de si rudes coups, et vous prie cependant de croire que j'imputerai à singulière bonne fortune les occasions de vous faire paraître en ces rencontres-ci et en toute autre que je suis fort véritablement, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.»

Le marquis de Villars avait déjà antérieurement adressé à l'abbé Fouquet une lettre de condoléances sur les malheurs de sa famille. On aime à recueillir ces témoignages honorables au milieu de toutes les lâches désertions qui suivent une disgrâce: «Je suis persuadé, monsieur, écrivait le marquis de Villars à l'abbé Fouquet, que vous serez touché du malheur de M. votre frère, comme si vous n'aviez jamais eu sujet de vous en plaindre, et que, dans cette triste occasion, vous vous retrouverez toute la tendresse que vous avez eue autrefois pour lui. Je vous offre, monsieur, en cette rencontre, tout ce que je peux vous offrir, si vous me jugiez propre à quelque chose, et je vous supplie de croire que personne ne prend plus de part à tout ce qui vous touche que moi.»

L'archevêque de Narbonne et l'évêque d'Agde furent exilés[1093], comme l'abbé Fouquet, et ne rentrèrent jamais en grâce. Jannart fut relégué un peu plus tard en Limousin. Enfin, Simon Arnauld de Pomponne fut enveloppé dans cette catastrophe et envoyé à Verdun[1094]. Au bout d'un an seulement, il obtint la permission de s'établir à la Ferté-sous-Jouarre, et enfin de revenir à Pomponne. Quelle fut la cause de la rigueur qu'on montra à son égard? Quelles étaient ses relations avec Fouquet? C'est ce qu'il n'est pas facile de déterminer. On trouve, à la vérité, dans la cassette de Fouquet, conservée à la Bibliothèque impériale, un certain nombre de lettres qui semblent écrites de la main d'Arnauld de Pomponne; mais c'est une femme qui parle et donne à Fouquet des avis et des conseils. Il est possible que, pour mieux dissimuler ses relations avec le surintendant, quelque dame de la cour se soit servie de la main d'Arnauld de Pomponne, et que la découverte de ces billets ait causé son exil. Ce n'est là qu'une hypothèse; mais l'on est obligé d'en faire beaucoup à l'occasion de cette mystérieuse cassette.

Les Créqui, les Charost, furent pendant quelque temps disgraciés, parce que leurs familles s'étaient alliées à celles de Fouquet et de madame du Plessis-Bellière. Bartet fut chassé de la cour. Quant à M. de Grave, une lettre que nous avons citée plus haut prouve qu'il fut appelé à répondre devant les commissaires chargés d'instruire le procès de Fouquet.

La Fontaine ne fut pas des moins affligés en apprenant la catastrophe de Fouquet, témoin la lettre qu'il écrivit à son ami Maucroix, le 10 septembre 1661[1095]: «Je ne puis te rien dire de ce que tu m'as écrit sur mes affaires, mon cher ami; elles me touchent (sic) pas tant que le malheur qui vient d'arriver au surintendant. Il est arrêté, et le roi est violent contre lui, au point qu'il dit avoir entre les mains des pièces qui le feront pendre... Ah! s'il le fait, il sera autrement cruel que ses ennemis, d'autant qu'il n'a pas, comme eux, intérêt d'être injuste. Madame de B...[1096] a reçu un billet où on lui mande qu'on a de l'inquiétude pour M. Pellisson; si ça est, c'est encore un grand surcroît de malheur. Adieu, mon cher ami, t'en dirais (sic) beaucoup davantage si j'avais l'esprit tranquille présentement; mais la prochaine fois je me dédommagerai pour aujourd'hui.

Feriunt summos fulmina montes.»

Gui-Patin parle aussi de l'arrestation de Fouquet, dans ses lettres des 19 et 21 septembre: la première se borne à annoncer le fait; dans la seconde, il en prend occasion pour frapper sur quelques médecins et sur les jésuites. «M. Fouquet, dit-il, est toujours dans le château d'Angers, malade d'une fièvre quarte. Avant sa prison, il avait pris du quinquina, et avait été saigné par le conseil de Valot, et néanmoins il n'est pas guéri. Les jésuites sont bien fâchés de sa perte; il était leur grand patron. Ils ont tiré de lui plus de six cent mille livres depuis peu d'années.»

Pendant que l'opinion publique s'occupait de l'arrestation du surintendant, d'Artagnan le conduisait de prison en prison jusqu'au château d'Angers. Il l'avait d'abord mené à Oudon[1097], à peu de distance d'Ancenis. Là il demanda à Fouquet, au nom du roi, un ordre écrit de sa main et adressé au gouverneur de Belle-Île, pour remettre cette place entre les mains de celui que Louis XIV y enverrait. Fouquet obéit sur-le-champ, et le billet fut porté au roi par Maupertuis. Le prisonnier coucha à Oudon, et, le lendemain, d'Artagnan le conduisit à Ingrande, où il passa la nuit. Le roi, qui retournait à Fontainebleau, traversa cette petite ville quelques heures après l'arrivée de Fouquet. Enfin, le 7 septembre, d'Artagnan et son prisonnier atteignirent Angers. Fouquet fut enfermé dans le château, dont la garde fut remise à d'Artagnan, qui avait sous ses ordres soixante mousquetaires, avec les sieurs de Saint-Mars et de Saint-Léger, maréchaux des logis de la compagnie.

Fouquet resta près de trois mois, du 7 septembre au 1er décembre, dans cette citadelle féodale, hérissée de tours, et de l'aspect le plus sombre. Sa maladie, aggravée par la fatigue et les émotions, ne tarda pas à inspirer de vives inquiétudes. Ce fut alors qu'il écrivit à Le Tellier une lettre touchante, où l'on voit cet homme, naguère si vain et si enflé de sa puissance, abattu maintenant par le malheur, et se tournant vers les consolations religieuses[1098]. Le souvenir de sa mère et de ses vertus se présente à son esprit au moment du malheur, et c'est à elle qu'il demande qu'on laisse le soin de choisir un ecclésiastique auquel il puisse ouvrir son cœur. Après avoir rappelé que, malgré tous les remèdes, son mal n'a fait que s'aggraver, Fouquet continue ainsi: «Je suis affaibli et exténué incroyablement; je rêve; je suis quelquefois près d'évanouir; je ne dors presque point. Je suis naturellement délicat. Si la fièvre quarte est un effet de mélancolie, le lieu où je suis ne dissipe pas beaucoup le chagrin. Chacun peut juger si j'ai raison de craindre un accident de la moindre fluxion, à quoi je suis fort sujet. Voici la saison qui devient mauvaise[1099]. Je puis être surpris par la mort et par la perte de la raison ou de la parole; car souvent j'ai peine à parler. Mon inquiétude pour ma conscience est assez raisonnable. Le roi est trop bon et trop juste pour me refuser le secours que je demande avec empressement depuis longtemps. Sa Majesté aurait regret, s'il m'arrivait quelqu'un de ces accidents, de ne m'avoir pas donné cette consolation à temps: la distance est longue d'ici à Paris.

«En un mot, je ne puis avoir l'esprit en repos, que je n'aie fait tout ce que j'aurai pu pour me mettre bien avec Dieu; et, comme j'ai de grands comptes à lui rendre, que j'ai eu plusieurs affaires délicates et de grandes administrations pendant des temps fâcheux, j'ai besoin d'un homme très-capable avec lequel j'ai beaucoup de consultations à faire et de questions à résoudre. Il est impossible que je puisse communiquer mes affaires ou à des ignorants, ou jansénistes, ou gens qui n'aient pas un peu pratiqué le monde, ou en qui je n'aie pas confiance. Il me semble que, quand je ne serais pas en l'état de maladie où je suis, on ne devrait pas me refuser une chose de cette nature, puisqu'au contraire nous devrions tous travailler pour mettre les hommes en cette pensée quand ils ne l'ont pas, outre que cela les aide à mieux supporter de grandes afflictions.

«J'avais souhaité[1100] ardemment M. Joly[1101], pour ce qu'il a déjà assez de connaissance de ma conscience, m'ayant assisté dans une grande maladie; pour ce qu'ayant servi M. le cardinal, il est susceptible des affaires du monde; pour ce que le connaissant, j'eusse pris grande confiance en lui, et que d'ailleurs étant homme d'une vertu et probité connue, et ayant reçu depuis peu des grâces du roi, il eût dû être moins suspect qu'un autre.

«Mais si cela ne se peut, et que le roi veuille avoir quelque pitié de moi en une affaire aussi délicate et à laquelle je crois même qu'il est obligé devant Dieu, je me jette à ses pieds autant que je le puis, et implore sa bonté pour avoir agréable qu'on avertisse ma mère de me choisir un ecclésiastique séculier ou régulier capable et non suspect, en qui je puisse prendre confiance pour la décharge de ma conscience, et que le roi me fasse la grâce de lui permettre de l'amener ici elle-même; elle en fera toute la dépense et diligence nécessaires. Ce me sera un double secours, et temporel et spirituel; car je la tiens plus capable pour mon mal qu'un grand nombre d'habiles médecins.

«Mais comme elle n'a peut-être l'honneur d'être connue du roi ni assez de M. Le Tellier pour qu'il pût bien répondre d'elle, je ne doute point que la reine mère, qui la connaît, et tout ce qu'il y a de gens de piété qui l'ont vue, et qui savent sa vertu et la sainteté de sa vie, ne répondent qu'elle ne voudrait pas, pour un royaume, ni pour la vie de tous ses enfants et la sienne ensemble, avoir fait une menterie et un péché, quel qu'il fût. Elle peut donc donner sa parole et faire serment, même signer et s'obliger, tant pour elle que pour celui qu'elle amènera, dont elle peut même communiquer avec le père Annat, qu'ils ne se mêleront dans aucune autre affaire que de ma conscience et de ma santé, et ne se chargeront de lettres, ni de messages ou commissions, de qui que ce soit pour moi, ni en s'en retournant de moi, pour qui que ce soit. On peut faire donner la même assurance à l'ecclésiastique. Après cela, je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de suspect ni de difficulté qui entre en balance avec un si grand bien et une si grande nécessité. Si elle était d'autre nature, je n'insisterais pas tant.»

J'ignore si la demande de Fouquet lui fut accordée. Mais il semble, d'après une seconde lettre qu'il écrivit également à Le Tellier, de sa prison d'Angers[1102], que le calme ne tarda pas à se rétablir dans son âme, et que son courage se raffermit. Sa nouvelle lettre n'est plus la prière d'un malade qui redoute la mort et implore les secours de la religion; c'est la protestation d'un ministre accusé qui rappelle les services qu'il a rendus et ses titres à la bienveillance du roi. Le langage s'élève comme la pensée, et cette lettre mérite à tous égards d'être conservée: «Puisque le roi a la bonté d'écouter jusques au moindre de ses sujets et recevoir avec humanité leurs requêtes pour y examiner la raison de leurs demandes, M. Le Tellier pourrait, ce me semble, lui représenter [les miennes], ma disgrâce m'empêchant de lui oser faire directement l'adresse d'un écrit qui les pourrait contenir plus amplement, et d'assez considérables. Ce qui me semble digne de considération est de voir que tous ceux qui, pendant la minorité et pendant les guerres, ont porté les armes contre Sa Majesté, ont excité des troubles dans son État, ont voulu lui ôter sa couronne, qui ont assisté dans les conseils des factieux, les ont appuyés de leur crédit, qui leur ont donné passage en France[1103], ont fait des actes d'hostilité ou témoigné mauvaise intention, sont tous en repos, jouissant de leurs biens, de leurs dignités, de leurs gouvernements, plusieurs beaucoup dans les emplois; et que moi, qui non-seulement suis demeuré ferme et inébranlable dans le service, mais qui, en toutes ces occasions, me suis signalé hasardeusement, sans en laisser échapper une seule, et qui puis dire avoir rendu des services autant et plus importants qu'autre homme, sans exception de qui soit dans l'État (le roi n'en a pas connaissance de tous, et, si on me le permettait, je les expliquerais et prouverais bien), moi, dis-je, qui ai vécu de cette sorte jusques au dernier moment, je suis seul attaqué!

«J'ai gouverné les finances avec M. Servien; je n'étais que le second. Il avait le crédit et l'autorité les premières années[1104]. M. Le Tellier sait bien qu'à la fin de 1654, et lui et M. le cardinal même demeurèrent tout court sans pouvoir plus trouver un sol, à la veille de voir tout le royaume une autre fois bien plus dangereusement bouleversé. Je me chargeai de sa conduite, et, par mon zèle et mon application, mais, qui plus est (ce qu'aucun homme n'eût fait, mais qui était le salut du royaume), par mes avances et mes engagements et ceux de mes amis, je rétablis les affaires et les ai soutenues, toutes misérables qu'elles étaient, par ces voies-là sept ans durant, en sorte que non-seulement on n'a manqué de rien, mais nous avons été supérieurs aux ennemis. Nous ne sommes en avance presque que d'une année, et M. le cardinal même en a encore assez honnêtement profité.

«J'avais raison d'espérer, après la paix, quelque récompense; car je puis dire que, sans moi et sans ma manière hasardeuse, dont mes affaires sont à présent bien en désordre, aucun autre n'eût soutenu [les affaires], et l'État périssait. On pouvait croire que, si j'avais bien gouverné la barque dans une tempête, dans un calme on eût fait quelque chose de mieux; et, en effet, le roi a vu d'assez beaux commencements, et cependant, pour récompense, on me fait périr!

«Je puis avoir fait des fautes; je ne m'en excuse pas. J'en ai fait qu'il a fallu faire, et c'est par là que j'ai soutenu les affaires; ce que je n'aurais pu faire sans cela. Et puis on ne pouvait pas avoir une règle certaine avec M. le cardinal en matière d'argent: il ne donnait jamais d'ordres précis; il blâmait et permettait néanmoins; il désapprouvait tout; après qu'on l'avait convaincu de l'impossibilité d'agir autrement, il approuvait tout; me parlait d'une façon et m'écrivait avec beaucoup d'estime; parlait mal aux autres, et, comme les finances attirent la haine et qu'il s'en voulait décharger, il a toujours laissé exprès des impressions.

«Ces raisons m'obligèrent de dire au roi que, si ma conduite lui avait déplu, quoique je crusse l'avoir bien servi, et afin que je fusse en sûreté du passé contre tout ce qu'on pourrait lui dire, je suppliais Sa Majesté de me pardonner toutes les fautes que j'avais faites. Le roi, très-obligeamment, me dit qu'il me pardonnait tout, et m'en donna sa parole. Cependant, je me trouve emprisonné et poursuivi!

«Depuis les derniers temps, en combien d'avances suis-je encore entré pour plaire au roi et rendre le commencement de son administration tranquille! Sa Majesté a-t-elle ordonné ou souhaité quoi que ce soit que je n'aie exécuté aussitôt? Si j'osais la supplier de se remettre en mémoire avec quel zèle, avec quel cœur je lui ai rendu les derniers services avant de partir, il fut étonné même de la promptitude et de l'exactitude de l'exécution de ses ordres, nonobstant ma fièvre.

«Sa Majesté sait encore avec quel dévouement et quel abandonnement je lui ai offert de lui remettre la surintendance, la charge que j'avais, Vaux, Belle-Île, et tout ce que j'avais au monde, et l'agrément qu'il m'en témoigna. Et c'est néanmoins dans ce même temps-là, non pas qu'on me chasse, comme on a fait de tous les autres surintendants desquels on n'a pas été satisfait, et dans des temps où ils pouvaient être à craindre à cause de la guerre, des connaissances qu'ils avaient et des diverses factions, mais en pleine paix, tout étant calme, achevant encore un service en Bretagne! On prend encore mon argent la veille[1105]; dans un temps que je suis malade, on m'arrête!

«Si M. Le Tellier veut bien un jour lire au roi ce que j'écris ici à la hâte, et que sa bonté et sa clémence, qui sont des vertus vraiment royales, y veuillent faire réflexion, je ne doute pas que son âme généreuse n'ait assez d'humanité pour en être touchée.

«Et, pour sa justice, s'il y en a de punir les fautes, il y en a aussi à récompenser les services, et je suis bien assuré que les fautes ne peuvent entrer en balance avec les services. D'ailleurs, Sa Majesté m'avait pardonné les fautes, et sa parole doit avoir quelque effet, donnée à un sujet dans un temps de paix, sans contrainte.

«Je ne puis pas bien comprendre pourquoi, les affaires allant bien et tout étant en bon état, ce changement était nécessaire, et j'ose même dire que ma passion de plaire m'avait fait méditer des choses grandes et avantageuses, et que mon expérience eût pu servir. Je n'affectais[1106] pas de demeurer surintendant. Au moindre mot que j'eusse pu comprendre, j'eusse remis tout, sans qu'il eût été besoin des extrémités où l'on m'a mis. Mais ce sont des secrets où je ne dois pas pénétrer.

«Mais je puis bien me réduire à supplier à mains jointes la bonté et la générosité du roi, d'adoucir ma peine, et ce qu'il accorderait à d'autres par la seule considération d'une longue, pénible et dangereuse maladie, qui ne peut être guérie au lieu où je suis, de me le donner au nom de Dieu, pour la seule récompense de tous mes services et de quelques actions que Sa Majesté se souviendra que j'ai faites, qui n'ont pas dû lui être désagréables. Ce que je demande est peu, c'est de convertir ma prison en un exil, pour tout le temps qu'il lui plaira, au lieu le plus éloigné de la cour. J'ai une méchante chaumière au fond de la Bretagne où il n'a jamais demeuré qu'un concierge, acquise de M. d'Elbeuf, et qui tient à des bois, dont je dois encore le prix: je consens d'être relégué là. M. de la Meilleraye[1107], qui ne m'aime pas, et qui sera assez bien averti, verra ma conduite. Je signerai, sous peine de la vie [l'engagement] de ne me mêler d'aucune affaire que des miennes domestiques, de ma conscience, de ma santé, de ma famille. Je rendrai compte de temps en temps à M. Le Tellier de tout, et ce sera encore bien assez d'exemples et de châtiments, puisque le roi croit que j'ai failli, que je me trouve dépouillé de la surintendance, de ma charge de procureur général, exclu des conseils, banni de la cour, de Paris, de mes maisons, de mes parents et amis, ruiné sans espérance de ressource. Pour peu que le roi y fasse réflexion, Sa Majesté me trouvera traité bien pis que les autres, qui n'avaient pas tant servi que moi.

«Tout ce que l'on peut craindre, autant que je puis juger, est que je ne veuille troubler les nouveaux établissements, ou les rechercher, et que mes amis ne prennent des espérances. Mais, en paix, cela n'est guère à craindre. En l'état où je suis, qui est à dire plus rien, on n'a guère d'amis. L'éloignement serait grand, et le commerce de là à la cour fort médiocre. Le traitement que j'ai reçu et celui où on me laissera, ne fournira pas matière à rien espérer; et, de mon côté, voulant quitter les pensées de toutes choses et faire mon salut, ils seront fort désabusés, et ma soumission par écrit sera toujours une conviction contre moi.

«Si le roi prenait cette résolution en ma faveur, il serait loué de tout le monde d'avoir considéré un peu mes services, m'avoir retenu seulement dans le commencement des nouveaux établissements et pour intimider d'autres, et, par humanité, me relâcher dans une extrême maladie un peu plus tôt qu'il n'aurait fait. Outre que je puis alléguer qu'il y va de sa conscience, connaissant que je dois plus de douze millions qui produisent, au denier dix[1108], douze cent mille livres d'intérêts par an, et quand on réduirait tout au denier dix-huit[1109], au moins six à sept cent mille livres tous les ans, la plupart empruntés pour son service; comment puis-je demeurer longtemps où je suis sans que tout périsse? J'ai retrouvé plusieurs dettes, non comprises au mémoire, pour près d'un million.

«Je supplie encore une fois M. Le Tellier de vouloir me faire la grâce de lire, à une heure de loisir, au roi tout ce gros volume (l'affaire est plus importante que beaucoup d'autres où il donne plus de temps), et de faire faire réflexion à Sa Majesté sur plusieurs choses qui y sont considérables, et lui dire que je le conjure de me faire la même miséricorde qu'il désire que Dieu lui fasse un jour.»

Fouquet n'obtint pas la grâce qu'il demandait avec tant d'instance; il resta pendant près d'un mois encore enfermé au château d'Angers, et n'en sortit que pour être transféré dans une nouvelle prison. Pendant cet intervalle, les commissaires nommés par le chancelier saisirent ses papiers à Fontainebleau, à Vaux, à Saint-Mandé, à Paris. L'inventaire qu'ils rédigèrent révéla les projets ambitieux de Fouquet, ses folles amours et ses prodigalités. On exagéra, comme toujours, des faits dont la gravité était réelle, et l'opinion publique s'éleva contre le surintendant avec une force qui encouragea ses ennemis à tout oser contre lui. Heureusement cette crise fut passagère, et Fouquet conserva des amis dévoués, dont le zèle se montra surtout à l'époque où il semblait près de succomber.

CHAPITRE XL

—SEPTEMBRE-NOVEMBRE 1661—

Saisie des papiers de Saint-Mandé.—Lettres adressées au chancelier par l'un des commissaires, le conseiller d'État de la Fosse.—Des mousquetaires enlèvent, par ordre de Colbert (23 septembre), une partie des papiers de Saint-Mandé et les portent à Fontainebleau.—De la Fosse signale les conséquences fâcheuses de cette mesure.—Le maître des requêtes Poucet rapporte les papiers à l'exception d'un certain nombre de lettres de femmes (27 septembre).—Des maîtres des requêtes et conseillers du parlement demandent à assister à l'inventaire comme créanciers de Fouquet.—Avis donnés au chancelier sur la nature de certaines lettres.—Détails sur un dessin trouvé à Saint-Mandé.—Médailles, bibliothèque et curiosités de Saint-Mandé.—Remarques sur les relations du premier président avec Fouquet.—Précautions prises par Fouquet pour dissimuler l'étendue et la magnificence des bâtiments de Saint-Mandé.—Les papiers inventoriés sont déposés par les commissaires au château de Vincennes.

Les commissaires que le chancelier avait désignés pour procéder à l'inventaire des papiers de Fouquet s'étaient mis immédiatement à l'œuvre. Nous avons les lettres que l'un d'eux, le conseiller d'État de la Fosse, adresse à Séguier pour lui rendre compte du résultat de leurs opérations[1110]. Il faisait partie de la commission composée des conseillers d'État de Lauzon et de la Fosse, et des maîtres des requêtes Poncet et Bénard de Rezé. Cette commission fit l'inventaire de tous les papiers et meubles de Saint-Mandé. Elle n'avait pas encore terminé son travail, lorsque des mousquetaires, munis d'une lettre de Colbert, vinrent réclamer une partie des papiers pour les transférer à Fontainebleau, et les mettre sous les yeux du roi.

Le conseiller de la Fosse se hâta d'avertir le chancelier de cette mesure, et n'en dissimula pas les conséquences fâcheuses. «Il nous est arrivé aujourd'hui, écrivait-il à Séguier le 23 septembre[1111], pendant que nous continuions notre inventaire à Saint-Mandé, sur les cinq heures du soir, un maréchal des logis des mousquetaires du roi, accompagné de cinq desdits mousquetaires, qui nous a rendu une lettre de M. Colbert, qui nous avertit que Sa Majesté veut que nous mettions entre les mains desdits mousquetaires les pièces que lui, Colbert, avait remarquées, étant ici, pour les porter et faire voir à Sa Majesté. Après avoir usé de quelques civilités envers les mousquetaires et les avoir fait retirer dans une chambre séparée pour les régaler d'une petite collation, nous avons délibéré sur la chose, que nous avons jugée de grande conséquence, et dans laquelle néanmoins nous avons mis pour fondement qu'il fallait obéir au roi. La raison de notre doute pour la manière de notre obéissance a été que les papiers que l'on nous demande sont de trois sortes: 1° il y a des lettres missives presque toutes sans signature, et en des termes qui ne peuvent servir qu'à déshonorer quelques femmes pour la trop grande liberté d'écrire; et, pour ces pièces non-seulement nous ne faisons pas difficulté de les rendre sans cérémonie, mais même nous avons pensé qu'il était de la charité de les supprimer, et partant de les laisser sortir de nos mains pour satisfaire au désir que le roi a de les supprimer; 2° des papiers concernant les finances, comme quelques états, quelques comptes des petits comptants, quelques projets d'affaires, etc.; 3° des pièces regardant la conduite particulière de la personne dont il s'agit, laquelle, tombant d'un si haut degré comme elle fait, cause un grand bruit par sa chute en toute la France, et particulièrement dans Paris, où l'on parle en toutes les assemblées que ledit sieur Colbert, qui n'est pas tenu pour le meilleur ami qu'eût l'accusé, est venu prendre les actes qui pouvaient servir à sa justification, tellement, monseigneur, que, si l'on le veut poursuivre en justice, il est à craindre qu'il ne se serve de cet échappatoire, qui pourra être considéré; et, quand même on ne le voudrait pas poursuivre, lui et ses créanciers se pourront plaindre de la même façon et jeter quelque envie et reproche sur des juges qui auraient laissé emporter des pièces de la maison d'un si fameux débiteur par quelques mousquetaires, sur une lettre missive dudit sieur Colbert, personne privée en cette rencontre, et sans aucun ordre écrit ni verbal de Sa Majesté.

«Cela nous a obligés, monseigneur, après avoir paraphé les pièces qui nous sont demandées, de prier M. Poncet, l'un de nous commissaires, de les porter lui-même au roi pour les faire visiter et en prendre connaissance, ensemble d'un petit cahier cacheté par ledit sieur Colbert, contenant des instructions écrites de la main de M. Fouquet, touchant les précautions et sûretés qu'il voulait prendre en cas de défaveur[1112], représenter par ledit sieur Poncet les raisons susdites, afin de faire trouver bon qu'il rapporte lesdites pièces pour les remettre dans l'inventaire et dans leur place, ou si Sa Majesté trouve qu'elle les doive retenir, nous en faire expédier une lettre ou quelque autre témoignage de sa volonté, qui rectifiera ou du moins disculpera notre procédé.

«Je vous ai déjà mandé, monseigneur, que nous avions trouvé une pièce, qui ne nous est pas demandée, et que nous n'envoyons pas, par laquelle, sur un quart de la ferme des gabelles, les fermiers baillent à... (le nom est en blanc) six vingt mille livres par an; ladite pièce, endossée des quittances de ce pot de vin pour plusieurs années, commencées en 1655, et signée de tous lesdits fermiers, et trouvée parmi les papiers dudit sieur Fouquet. M. Poncet part demain, accompagné des mousquetaires, dès le point du jour, pour arriver de bonne heure à Fontainebleau, où il porte les susdites pièces, sur lesquelles je ne crois pas que l'on puisse délibérer sans vous, que je prie Dieu de conserver, etc.»

Cette lettre est importante à plus d'un titre: d'abord elle prouve que la cassette de Saint-Mandé contenait en réalité un grand nombre de lettres étrangères aux affaires, et qui furent complètement abandonnées par les commissaires. Elle établit ensuite que les autres papiers, qui pouvaient avoir de l'importance pour la défense de Fouquet, furent également enlevés et livrés à l'homme que l'opinion publique désignait comme l'ennemi implacable de l'accusé. C'est le commissaire lui-même qui en fait la remarque; et, certes, on n'accusera pas ce conseiller d'État de partialité pour Fouquet. Ses lettres ne prouveront que trop le contraire.

Le maître des requêtes Poncet revint de Fontainebleau le 27 septembre, et nous trouvons des détails sur sa mission dans une lettre que le conseiller d'État de la Fosse écrivait deux jours après au chancelier Séguier[1113]:

«Monseigneur,

«M. Poncet arriva devant hier au soir fort tard de Fontainebleau, d'où il nous rapporta toutes les pièces, non-seulement que lui, mais encore que M. Colbert y avait portées, à l'exception de quelques lettres missives de femmes, qui n'allant qu'à les décrier et nullement à l'intérêt de l'hérédité ni des créanciers, et ne faisant rien pour l'accusation ou la justification de l'accusé, Sa Majesté, par sa bonté ordinaire, a jugé à propos de retenir et cacher[1114]. Ledit sieur Poncet, nous a aussi dit ce que vous, monseigneur, m'avez fait l'honneur de me mander par la vôtre dernière, savoir est que notre procédé jusques ici avait été trouvé fort juste et fort bon.

«Hier, sur le midi, comme nous continuions de travailler, trois maîtres des requêtes et un conseiller du parlement vinrent nous remontrer qu'ils étaient créanciers de sommes notables; qu'ils avaient intérêt et droit d'assister à l'inventaire que nous faisions pour prendre garde qu'il ne se divertit ou dissimulât rien de ce qui leur pouvait importer. De quoi ayant parlé à M. Le Tellier, il leur avait dit que notre commission ne portait point que nous travaillerions sans eux, d'où ils inféraient que le roi les laissait au droit commun, qui non-seulement leur permettait d'assister à notre inventaire, mais même les y rendait nécessaires. A cela, monseigneur, nous leur répondîmes que leurs propositions étaient véritables pour les inventaires ordinaires entre les particuliers et sujets de Sa Majesté, mais que ce que nous faisions était hors de la règle, s'agissant d'affaires d'État et de l'exécution d'un commandement et d'un ordre du roi pour la recherche des choses qui lui étaient très-importantes, et qui devaient être tenues fort secrètes; qu'il était le père commun de tous ses sujets, qui regardait en ceci, comme en toutes occasions, le repos public et le bien des particuliers, auxquels il ne serait fait aucun préjudice, Sa Majesté ayant choisi des commissaires d'intégrité connue, et que nous pensions bien qu'y ayant parmi les créanciers des personnes bien sages et bien fidèles à Sadite Majesté, quand elle en aurait agréé quelqu'une pour assister à notre commission, nous en serions fort contents. Après quelques répliques et dupliques, et avoir fait dîner avec nous ces envoyés, ils se retirèrent avec beaucoup de civilité et apparence de satisfaction.

«En effet, nous trouvons toujours quelque chose qui mérite fort le secret, comme, entre autres, je trouvai hier une lettre d'une dame qui ne se nomme point, et qui, faisant une longue intrigue d'amour pour apparemment quelque fille de la reine[1115], met, entre autres choses, que mademoiselle de la Motte survint, qui nous récita tout ce qui se passe entre le roi et Madame. J'ai de la peine et je tremble à vous écrire ceci, et je crus qu'il fallait faire une grande considération sur cette lettre, que M. Poncet mit à part pour en avertir M. Colbert. Je sais bien que ce serait une chose à dire plutôt par vous à la reine mère, qui voudrait indubitablement que ladite lettre fût supprimée, sans aller jusqu'au roi.

«Nous avons aussi trouvé une lettre qui remercie de deux cent mille livres reçues par un homme qui ne se nomme point, sans avoir baillé de quittance, suivant les ordres du surintendant. Il me semble que celui qui baille la somme est le sieur Pellisson. Je dis il me semble; car je n'oserais pas prendre la plume pour marquer, n'ayant pas la confidence du temps. Je peux oublier quelque nom, et je sais bien que vous voulez que j'use de prudence.

«M. de Machault, conseiller d'État, est venu à Paris, où je l'ai vu. Il m'a montré un projet de commission pour inventorier chez les secrétaires qui sont en charge. Le surintendant y entra en 1653; il me semble, sauf votre meilleur avis, qu'il suffisait d'aller jusque-là, moyennant quoi il n'y aurait rien à rendre quant à présent au sieur Catelan, mais seulement à le visiter. Je le trouve en beaucoup de traités. M. de Machault attend, pour travailler à cela, lorsqu'il aura parachevé chez Boylève[1116]

L'inventaire amenait sans cesse des découvertes dont le commissaire s'empressait de signaler l'intérêt au chancelier. Il écrivait à Séguier, le 30 septembre 1661[1117]:

«Monseigneur,

«Depuis celle que je me suis donné l'honneur de vous écrire ce matin, contenant mes observations du jour d'hier, nous avons travaillé et trouvé deux choses ou lettres fort considérables: l'une d'un quidam, qui donne avis à M. le procureur général de ce que la maison qu'il a achetée, proche des Quinze-Vingts, est trop chère d'une moitié, d'autant que les murailles en ont été percées; que dans les trous ou concavités, on y a caché des papiers, et que, par après, on a replâtré lesdites murailles. Ladite lettre est datée du commencement de l'année courante. Je sais bien que le sens littéral peut être que le vendeur de la maison en a tellement affaibli les murs qu'elle est menacée de ruine et ne vaut pas l'argent qu'elle a coûté; mais l'ordre de l'écriture étant que les papiers ont été mis, et puis les murailles plâtrées, cette cache des papiers ne peut être des papiers du vendeur.

«L'autre lettre est d'une demoiselle, qui met son nom, que nous ne pouvons connaître. Il a bien quelque apparence de Marie de Lorraine[1118], et nous voyons que ce nom est de chiffre. Ladite lettre s'adresse au surintendant en ces mots: L'ordonnance de dix mille écus que vous m'avez envoyée a été donnée comme vous savez. La reine m'a commandé de me trouver au bal mercredi, et je n'ai point de perles; si vous vouliez achever la grâce, vous obligeriez, etc.

«J'ai relevé l'importance de ces lettres, qui sont tombées entre mes mains, non pas que je sois avide de rechercher le mal de mon prochain; mais je crois que Dieu me commande de faire connaître au roi la frénétique dissipation de ses finances à la grande foule (oppression) de son pauvre peuple, qui pourra être par ci-après soulagé, et Dieu moins offensé par l'exemple qui se donnera en cette occasion. Lesdites deux lettres ont été mises à part pour être envoyées ce soir à M. Colbert par MM. Poncet et Foucault[1119], et j'ai cru, monseigneur, que je vous en devais promptement avertir, afin que vous soyez préparé si la chose vient à vous.»

La lecture du projet que Fouquet avait rédigé, dès 1657, pour se mettre en garde contre le cardinal, frappa vivement les commissaires. Le conseiller d'État de la Fosse, qui semble avoir eu l'esprit un peu chimérique, crut même y apercevoir des desseins encore plus criminels, un complot contre la vie du cardinal Mazarin. C'est ce qui résulte d'une seconde lettre qu'il adresse au chancelier, le 30 septembre 1661:

«Monseigneur,

«Vous avez vu le papier écrit devant le décès du cardinal Mazarin, de la main du malheureux, et que M. Poncet nous a rapporté, contenant une instruction à ses affidés de ce qu'ils devaient faire en cas de sa défaveur, et comme quoi certains gouverneurs se devaient retirer dans leurs places, et le commandeur de Neuchèse tenir la mer, prendre tous les vaisseaux de nos rades, en faire servir quelques-uns de brûlots, et augmenter ses soldats, et, qu'en l'extrémité de son procès, il fallait chercher un homme d'entreprise et déterminé pour faire un grand coup. Ces deux ou trois mots sont répétés, ce me semble. Voici, monseigneur, ce que vous n'avez pas vu: c'est que, dans le même cabinet, appelé secret, où était ce papier, et parmi d'autres papiers considérables, il s'est trouvé un papier ou carton, presque in-folio, frippé, et, par-dessous, sur les coins, marqué de colle, comme ayant été arraché de quelque endroit où il avait été attaché ou affiché. Sur ce papier est un méchant crayon d'un demi-homme tirant sur le vieillard, avec une barbe ronde, ayant le côté ouvert et sanglant, comme sans comparaison l'on représente le côté de Jésus; et, vis-à-vis de cette place, un couteau ou poignard, dont la pointe sanglante est dressée vers ledit côté, comme si elle en venait de sortir sans aucune main qui tienne le couteau, et au bas sont ces mots: Qui interpretabitur (ou quelque autre approchant) mercedem accipiet. Voilà une belle énigme à exercer des écoliers. Mes collègues ont cru qu'il fallait jeter cela au feu, comme un papier de néant, et je ne blâme pas leur pensée, attendu le bon zèle et la grande capacité avec laquelle ils travaillent, et moi j'ai pensé, et insisté, qu'il en devait être dit un mot au lieu où vous êtes. C'est pourquoi M. Poncet l'a mis à part pour en écrire à M. Colbert. Il me semble que cela pourrait passer[1120] pour un article d'interrogatoire pour les circonstances. Ce n'est pas que je ne porte compassion aux affligés, mais je vous dois le récit de cette histoire.

«M. le marquis de Charost et madame sa femme [1121] nous demandent fort quelques vêtements et quelque vaisselle d'argent, marqués de leurs armes, qui sont dans une chambre qui leur était affectée. Nous les avons remis à écrire. Nous attendons quelque ordre, et je demeure toujours inviolablement, etc.»

Les détails sur Saint-Mandé et les curiosités que cette maison renfermait ne sont pas sans intérêt, quoique le conseiller de la Fosse y mêle souvent d'étranges appréciations. Il écrivait, le 7 octobre, au chancelier:

«Monseigneur,

«J'ai oublié de mettre en ma dernière dépêche que dans l'une des chambres de la bibliothèque il y a un coffre médiocre rempli de médailles, parmi lesquelles il y en a six vingt-deux d'or, du poids chacune d'environ une pistole, à l'exception d'une seule, qui peut peser quatre pistoles: quelques autres desdites médailles sont d'argent, et le restant d'icelles de quelques autres moindres matières, et les toutes peu antiques et peu considérables.

«Je ne vous ai pas non plus écrit que le jardinier de Saint-Mandé, qui est vêtu, logé et meublé comme un honnête homme, et que l'on appelle Le Henriste, est celui, à ce que l'on m'a dit, de tous les domestiques dudit lieu duquel le sieur Fouquet faisait le plus d'état, et auquel il prenait le plus de confiance, nonobstant qu'il fût Allemand, luthérien, qui a sous lui trois ou quatre serviteurs luthériens, et qui, même à la vue de toute sa famille, a perverti et rendu luthérien un catholique qui servait sous lui. Ajoutez, s'il vous plaît, à cela, monseigneur, que le principal confident dudit sieur Fouquet, pour les affaires importantes, savoir est le sieur Pellisson, était calviniste.

«Deux cordeliers espagnols, personnes de lettres et de prud'hommie, étant venus voir la bibliothèque, moyennant une lettre ou passe-port de M. Le Tellier, se sont principalement arrêtés dans la chambre où sont les alcorans, les talmuds, les rabbins, et quelques vieux interprètes de la Bible; et, comme je les ai priés de venir dîner avec nous, ils m'ont fort civilement et religieusement refusé, et dit que le livre qu'ils tenaient et sur lequel ils faisaient des recueils, était d'un auteur espagnol qui avait interprété Vocabula Bibliorum, et lequel livre ils n'avaient jamais pu voir en Espagne; et, après s'être arrêtés cinq ou six heures dans ladite bibliothèque et s'être un peu promenés par le jardin, ils nous ont affirmé, faisant en latin des réflexions morales sur la chute dudit sieur Fouquet, et frappant leur poitrine pour donner plus de foi à leur dire que: Rex Hispaniarum nihil tale habebat[1122]. Que diraient-ils en visitant la maison de Vaux!

«Continuant hier l'inventaire de celle-ci et étant en la cour, qui s'appelle la Cour de la ménagerie, et qui est la cinquième des grandes cours du logis (je dis la cinquième et non la dernière), d'autant que toutes lesdites cours sont sur une même ligne, en face de la principale entrée de la maison, j'y trouvai une chambre remplie d'environ dix-neuf cents volumes de livres, dont il y avait plus de sept cent soixante in-folios, tout ceci outre et par-dessus la grande bibliothèque, de laquelle je vous ai ci-devant fait mention. Après cela, je vins dans un appentis fermé à clef, tout rempli de statues, de tables de marbre et de bronze, et entre autres de deux grands corps égyptiens enbaumés et en momie[1123].

«Vous dirai-je, monseigneur, pour vous montrer seulement que le maître du logis était omnium curiositatum explorator, et non point pour l'accuser d'aucune mauvaise pensée, que j'ai trouvé une petite chambre appelée le Magasin, remplie de trois grands barils pleins de grenades, de fer, de fonte, d'environ cinquante pots de grès pleins de poudre et pliés avec de la ficelle, de six mousquets et de beaucoup de plomb plat et arrondi, et que j'ai trouvé dans une autre chambre un muid plein de poudre à tirer ou à canon.

«Nous venons de recevoir la dépêche du roi qui nous a ordonné de mettre tous les papiers inventoriés dans un donjon du château de Vincennes, et prendre quelques soldats de la garnison dudit château, pour la garde de cette maison, par subrogation aux gardes du corps, qui y sont malades ou fatigués. MM. de Lauzon et Poncet sont allés porter la lettre que Sa Majesté écrit pour cet effet au commandant dudit château, et de là coucher à Paris, pour être en ce lieu, où je les attends, demain de bon matin, afin d'y clore notre inventaire et exécuter cet ordre.»

Dans une lettre du 16 octobre, le même conseiller, revenant sur le projet trouvé à Saint-Mandé, rappelle que le premier président y est cité: «Vous savez peut-être bien que M. le premier président du parlement de Paris est marqué cum maximo elogio de presque une page dans le mémoire des confidents de M. Fouquet, disant qu'il lui doit sa charge, qu'il lui a promis son assistance si fortement qu'il ne faut point douter qu'il fasse le mauvais et le mutin, et se porte aux extrémités pour empêcher qu'on ne le persécute. Vous pourriez avoir oublié ceci, et il se peut rencontrer des occasions où il est bon que vous vous en souveniez. J'honore ledit M. le premier président, et je crois qu'il a été parlé de lui contre vérité; mais à toutes fois je vous récite cette histoire secrète.»

Ailleurs la Fosse donne encore quelques détails sur divers papiers et objets que contenait Saint-Mandé[1124]: «En finissant notre inventaire, nous avons trouvé, parmi des papiers que nous avions cru inutiles, une cédule ou reconnaissance signée Chanut, portant qu'il a treize mille six cent trois pistoles, valant cent cinquante et une mille livres, appartenant à M. Fouquet, surintendant, et qu'il promet rendre; ladite cédule est datée de 1656;

«Item, les états de la recette et dépense du domestique dudit sieur Fouquet, pour l'année 1657, que nous n'avions pas trouvés parmi les autres; lesdits états non signés;

«Item, deux pistolets gravés sur le fer et ornés sur le bois de figures d'argent si artistement rapportées, et ce nonobstant lesdits pistolets si légers et bien à la main, que M. de Lauzon, qui s'entend aux curiosités, ne s'est pu soûler de les admirer;

«Item, dans la layette de la table du cabinet secret, que nous n'avions pas encore fait ouvrir, un seul petit livre intitulé: l'École des Filles, imprimé à Leyden, si sale, si impudique et infâme, que nous avons cru le devoir faire brûler, puisqu'il ne pouvait servir à rien qu'à corrompre les esprits de ceux et celles entre les mains de qui il serait tombé.

«Le maçon, qui a conduit le bâtiment de cette maison, et qui conduit maintenant ceux du Louvre, interrogé par serment s'il savait qu'il y eût ici quelques caches, nous a déclaré n'en savoir point et ne croire pas qu'il y en eût qu'une qui n'était que commencée, et dans laquelle nous ayant conduits, nous n'avons rien trouvé, n'étant pas encore fermée. Elle est dans l'épaisseur de la muraille de la troisième voûte ou troisième chemin sous terre, que nous n'avions point encore aperçu; et ce maçon nous a dit que l'esprit et l'application du sieur Fouquet, dans ses bâtiments, était d'y pouvoir cheminer partout sous terre et sans être vu, et que le présent bâtiment de Saint-Mandé, avec la bibliothèque, revenait pour le moins à onze cent mille livres, dont le plus beau, qui est commencé, reste à parachever:

...Stant opera interrupta minæque
Murorum ingenies[1125];

qu'il avait ordre de ne faire que des bâtiments bas et à un seul étage, de crainte que l'élévation en déplût à Sa Majesté; et qu'à cette fin, tout le côté de la couverture de ces bâtiments qui s'aperçoit de Vincennes n'était couvert et ne se devait couvrir que de tuiles, et l'autre côté d'ardoises, de telle sorte que, venant dudit lieu de Vincennes, l'on ne pense voir que vilia tuguria, et, venant du côté de Conflans, on croit voir une pompeuse ville. Il y faut, pour le moins, six ou sept mille livres d'entretien par an et davantage, sans qu'il s'y recueille que fort peu de grain et un peu de sainfoin, le terroir en étant fort stérile.

«Nous avons de plus trouvé environ onze mille livres en or de diverses espèces, dans une bourse étant dans une boîte du cabinet de madame la surintendante.

«Il me semble, monseigneur, que je ne vous ai point encore mandé que nous avons trouvé et inventorié une lettre signée Clément, et adressée à M. le surintendant, par laquelle celui-là mande à celui-ci qu'il a délivré à l'abbé de Bruc (que nous croyons être le frère de madame du Plessis-Bellière) les deux cent mille livres, sans en prendre de récépissé, suivant votre ordre, porte ladite lettre.

«Enfin nous avons fini notre commission, fait conduire et mettre les papiers de notre inventaire dans deux coffres bien scellés et étiquetés à la première chambre du premier étage du château de Vincennes, de laquelle chambre nous avons fait mettre la clef entre les mains du greffier de notre commission, le tout en présence du commandant du château, nommé le sieur de Montfort, qui va envoyer de ses soldats relever ceux qui ont gardé jusqu'ici la maison de Saint-Mandé, aux chambres de laquelle nous avons apposé notre sceau et apporté toutes les précautions possibles pour la sûreté d'icelle. M. Poncet ira incessamment à Fontainebleau, où il vous récitera le menu de tout, et je demeurerai ici pour servir à la commission contre les secrétaires du roi.»

Les commissaires n'avaient conservé entre leurs mains que les pièces qui pouvaient être utiles pour le procès. Mais, à Fontainebleau, la curiosité avait surtout été frappée par les lettres de femmes dont il a été plusieurs fois question. L'examen de cette mystérieuse cassette donna lieu à des bruits scandaleux, et beaucoup de dames de la cour parurent compromises. Bientôt la malignité et la haine aidant, on inventa des lettres et on fabriqua une prétendue cassette de Fouquet, qui est reproduite dans les recueils du temps. Cette question est si intimement liée à l'histoire du surintendant, que nous sommes obligés de nous y arrêter.

CHAPITRE XLI

Cassette de Fouquet trouvée à Saint-Mandé; nous n'avons pas toutes les lettres qu'elle renfermait.—Analyse des papiers conservés par Baluze.—On peut les diviser en cinq catégories: 1° Intrigues d'amour, billet attribué à madame du Plessis-Bellière; 2° lettres d'intrigues et d'affaires; 3° rapports d'espions, détails sur madame de Navailles, sur Delorme, sur madame d'Asserac, sur une personne, nommée Montigny, séquestrée par ordre de Fouquet; 4° demandes d'argent; 5° lettres d'affaires.—L'inventaire de ces papiers ne répondit pas à ce qu'attendaient la curiosité et la malignité des courtisans; ils inventent une fausse cassette de Fouquet.

Les lettres du conseiller d'État, que nous avons citées dans le chapitre précédent, prouvent que des billets de femmes trouvés à Saint-Mandé dans la cassette de Fouquet furent portés à Fontainebleau et remis au roi[1126]. Ils ne furent pas renvoyés aux commissaires. Que devinrent-ils? Ici commencent les mystères de cette cassette. Il est probable que quelques lettres furent détruites; d'autres, conservées par Colbert et par son bibliothécaire Baluze, sont parvenues jusqu'à nous. Il est facile d'établir que nous n'avons pas toutes les correspondances qui firent alors un si grand bruit. Ainsi madame de Sévigné s'afflige que l'on ait trouvé de ses lettres dans la cassette de Fouquet: «Je pense, écrit-elle à Ménage[1127], que vous savez bien le déplaisir que j'ai eu d'avoir été trouvée dans le nombre de celles qui lui ont écrit. Il est vrai que ce n'était ni la galanterie ni l'intérêt qui m'avait obligée d'avoir un commerce avec lui. L'on voit clairement que ce n'était que pour les affaires de M. de la Trousse; mais cela n'empêche pas que je n'aie été fort touchée de voir qu'il les avait mises dans la cassette de ses poulets, et de me voir nommée parmi celles qui n'ont pas eu des sentiments si purs que moi. Dans cette occasion, j'ai besoin que mes amis instruisent ceux qui ne le sont pas. Je vous crois assez généreux pour vouloir en dire ce que madame de la Fayette vous apprendra, et j'ai reçu tant d'autres marques de votre amitié, que je ne fais nulle façon de vous conjurer de me donner encore celle-ci[1128]

Cependant les lettres de madame de Sévigné, qui furent trouvées dans la cassette de Fouquet, ne font pas partie des papiers que Baluze a recueillis et qui existent à la Bibliothèque impériale. Le conseiller d'État de la Fosse, dans une lettre du 30 septembre 1661, parle d'une lettre signée d'un nom qui paraissait être celui de Marie de Lorraine (mademoiselle de Guise), et il indique les principaux passages de cette lettre. Elle ne se trouve pas non plus dans les papiers de Fouquet conservés par Baluze. Il faut donc reconnaître que nous sommes loin d'avoir tous les billets de femme enlevés de Saint-Mandé et portés à Louis XIV.

Quant aux papiers conservés par Baluze, on a déjà vu quel usage l'histoire en peut tirer. J'en ai extrait un grand nombre de documents authentiques pour composer ces Mémoires de Fouquet pendant les années 1658, 1659, 1660 et surtout 1661[1129]. Il y a dans cette multitude de lettres un choix à faire: à côté de lettres de personnages influents, comme de Lyonne, le marquis de Villequier, madame d'Huxelles, madame du Plessis-Bellière, le chevalier de Gramont, Vardes, Bonzi, il y a des rapports de police, des billets d'entremetteuses d'assez bas étage, puis des projets d'affaires, des demandes d'argent, des sollicitations de toute nature, quelquefois des avis utiles, souvent des flatteries intéressées. Presque toutes ces lettres sont anonymes, parfois même les noms des personnes et des contrées ont été altérés pour dérouter le lecteur. C'est seulement par la comparaison des écritures et par l'étude attentive des faits que j'ai réussi à en deviner quelques-uns.

Pour terminer ce qui concerne ces papiers de Fouquet, j'ajouterai qu'on peut y distinguer cinq espèces de documents: 1° des correspondances de femmes qui s'occupent d'intrigues amoureuses; la plupart viennent de cette femme La Loy qui faisait un ignoble métier; elles concernent surtout mesdemoiselles de Menneville et du Fouilloux. Nous en avons suffisamment parlé; il serait aussi inutile que fastidieux d'insister plus longuement sur cette honteuse correspondance; 2° des lettres où les intrigues amoureuses et les affaires sont perpétuellement mêlées; on en a vu un spécimen dans la correspondance de mademoiselle de Trécesson avec le surintendant[1130]; 3° les rapports d'espions dont Fouquet cherchait à entourer tous les personnages puissants, afin de pénétrer les secrets du roi, de la reine mère, de Colbert et des ministres; 4° des sollicitations adressées au surintendant des finances par des personnes de toutes les classes, dont quelques-unes même occupaient une haute position, par exemple le chevalier de Gramont et Hugues de Lyonne; 5° enfin des papiers concernant uniquement les affaires publiques ou les intérêts privés de Fouquet.

I

De ces cinq catégories, la première est, comme je l'ai déjà dit, de beaucoup la plus considérable. Parmi les billets anonymes, que l'on peut attribuer à des maîtresses du surintendant, un seul paraît écrit par madame du Plessis-Bellière, et encore je n'exprime cette opinion qu'en hésitant. Le voici: «Je pars à la fin, demain, assez incommodée, mais ne sentant point mon mal dans la joie que j'ai dans la pensée de vous voir bientôt; je vous en prie, que le jour de mon arrivée j'aie cette satisfaction. Je ne vous puis exprimer l'impatience où j'en suis, et moi-même je ne la puis pas trop bien comprendre; mais je sens qu'il ne serait pas bon que je vous visse la première fois en cérémonie, parce que ma joie serait trop visible. Adieu, mon cher, je t'aime plus que ma vie.»

Les billets de mademoiselle de Menneville n'ont pas cet accent passionné. J'en ai cité plusieurs antérieurement[1131]. En voici encore un dont le ton ne diffère pas beaucoup de celui des précédents[1132]: «Je suis fort fâchée de n'avoir pas pu tous ces jours-ci vous aller voir. Je crois que la personne que vous savez (l'entremetteuse) vous aura pu dire le chagrin que j'en ai eu, et quoique je me trouve toujours fort mal, cela ne m'empêchera pas d'y aller demain. Je vous dirai les raisons pourquoi je n'y peux pas aller aujourd'hui. Adieu, bonjour.»

II

Quant aux lettres qui présentent un mélange d'intrigues et d'affaires, elles sont fort nombreuses. Le surintendant aimait, comme nous l'avons déjà fait remarquer, à se servir de ses maîtresses pour pénétrer les secrets des cours étrangères et s'y faire des créatures: c'était aussi par elles qu'il cherchait à connaître les plans de ses ennemis. Une des personnes qui le prévient des attaques dirigées contre lui lui rappelle qu'elle lui écrivait autrefois en encre sympathique[1133]. Ces lettres ne sont pas moins difficiles à interpréter que celles qui viennent de l'entremetteuse. Les noms y sont souvent déguisés, comme on l'a vu dans les lettres de mademoiselle de Trécesson, ou chiffrés, comme dans celles de l'abbé de Bonzi sur la cour de Florence. Voici un billet où madame de Sévigné semble désignée, sans être nommée[1134]. C'est une femme qui écrit à Fouquet: «Quand vous serez aussi persuadé que je le souhaite du véritable attachement que j'ai à tous vos intérêts, j'aurai peu de chose au monde à désirer; mais il faudrait pour cela que je fusse plus heureuse et que j'eusse quelque occasion importante de vous servir. Je suis néanmoins fort contente de ce que vous connaissez un peu mes sentiments dans les rencontres où vous pouvez avoir quelque part. Car je vous assure que c'est par là seulement que j'y en puis prendre.

«La dame que vous vîtes l'autre jour m'a paru fort satisfaite de vous; elle voulait retourner demain vous parler de son affaire; mais je lui ai fait conseiller d'en donner la commission à quelqu'un de ses amis, ne croyant pas que des visites si fréquentes vous plussent fort par les conséquences qu'on en pourrait tirer. Elle donnera cet emploi à Pomponne ou à Hacqueville; ni l'un ni l'autre ne savent que j'ai l'honneur de vous écrire.

«Pellisson me dit l'autre jour que vous ne seriez pas fâché de savoir ce que l'abbé de Mores[1135] aurait jugé du mal de M. le cardinal. Si M. d'Épernon vous a vu depuis, je suis persuadée qu'il ne vous en aura rien celé; mais comme je n'en suis pas assurée, je vous dirai que de la manière dont on le traite, il ne croit pas qu'il en puisse réchapper, ni même qu'il puisse continuer longtemps les remèdes qu'on lui donne.

«Brûlez ce billet, s'il vous plaît, et croyez que je ne vous demanderai jamais de précaution quand cela sera bon à quelque chose.»

Les circonstances relatives à la maladie de Mazarin que mentionne cette lettre prouvent qu'elle a dû être écrite vers la fin de février ou au commencement de mars 1661. Quelle est la dame qui connaissait si bien Pomponne et d'Hacqueville et pouvait les employer auprès de Fouquet pour ses affaires? Ne serait-ce pas madame de Sévigné, qui, comme le prouvent ses lettres, était liée avec l'un et l'autre et se servait d'eux habituellement? Quant à l'insinuation malveillante sur la fréquence des visites, elle ne prouverait que de la jalousie, et une jalousie bien peu fondée; car madame de Sévigné avait toujours su repousser les attaques de Fouquet. Elle écrivait dès 1655 à Bussy-Rabutin[1136]: «J'ai toujours avec lui les mêmes précautions et les mêmes craintes, de sorte que cela retarde notablement les progrès qu'il voudrait faire. Je crois qu'il se lassera de vouloir recommencer toujours inutilement la même chose.»

Une autre femme, qui dissimule son nom, informait Fouquet des relations de son frère avec Delorme, son ancien commis, avec un président qui n'est indiqué que par ce titre, et un marquis qui se donne pour favori du roi, et qui pourrait bien être le marquis de Vardes. «C'est avec regret, écrit-elle à Fouquet[1137], que je vois les vôtres et les miens[1138] dans l'aveuglement au point qu'ils sont, et que je sois obligée de vous faire connaître leur mauvaise volonté. Tant que je n'ai point vu de chef pour exécuter leur entreprise, je n'ai rien dit; mais quand j'ai su que M. l'abbé était de la partie, j'ai cru qu'il était temps de vous avertir, puisque vous m'ordonnez, monseigneur, de vous mander ce que j'en ai appris: c'est que le président, lequel M. l'abbé ne voit jamais chez lui, il le va voir à présent, et tous les jours ils se voient et ont de longs entretiens et se donnent des rendez-vous de temps en temps pour conférer tous trois[1139] ensemble. De plus Delorme s'assure de toutes parts d'argent et de tous ses amis, afin de se rendre nécessaire, et ils font courre le bruit parmi les gens d'affaires qu'il n'y a pas moyen que la surintendance subsiste, s'il ne rentre dans les affaires; et, ayant commerce avec ceux de la maison de Son Éminence, l'on m'a dit que c'était MM. de Fréjus et de Mongaillac et quelques autres qui devaient faire connaître au cardinal que, si Delorme rentre dans les affaires, l'on ne manquera point d'argent. Pour le marquis, il prétend être favori du roi et dire tout ce qui sera à propos sur ce chapitre. En attendant, Delorme lui a fait faire quelques affaires et prêté de l'argent. Delorme promet à tous ceux qui sont dans ses intérêts de les faire riches. Voilà tout ce que je sais de l'affaire. Si je pouvais davantage, monseigneur, pour votre service, je le ferais, n'ayant point de plus forte passion, en reconnaissance de vos bienfaits, que de vous faire voir que je suis plus que personne,

«Votre très-humble et très-obéissante servante.»

Le surintendant avait toujours cherché à se ménager l'appui des nièces de Mazarin. On l'a vu en relation avec la société d'Olympe Mancini, comtesse de Soissons[1140], et recevant des avis mystérieux d'un confident d'Hortense Mancini, duchesse de Mazarin[1141]. Marie Mancini, qui avait failli devenir reine de France, n'avait pas été oubliée, et il paraît que le surintendant avait su se l'attacher solidement, à en juger par le billet suivant, qu'elle lui écrivait le 14 avril 1661, au moment de partir pour l'Italie[1142]: «J'ai reçu, monsieur, avec grande joie la lettre obligeante qu'il vous a plu m'écrire. Je vous prie d'être persuadé que j'aurai toute ma vie la dernière reconnaissance des bontés que vous m'avez témoignées. Je vous reconnaîtrai toujours pour le plus véritable de mes amis, et en quelque lieu que je sois, comptez toujours sur moi comme sur la plus affectionnée de vos servantes.

«Marie de Mancini

III

Les rapports de police ne manquent pas dans la cassette de Fouquet. On pourrait ranger dans cette catégorie les lettres de la personne qui était en relation avec le confesseur de la reine mère. Il y a d'ailleurs de véritables rapports de police, qui paraissent émaner d'un nommé Devaux, chef d'une compagnie qu'il entretenait avec l'argent de Fouquet. Il était chargé de surveiller les ennemis du surintendant et de recueillir leurs propos. En remuant cette fange, on trouve la trace de tristes histoires, telles que la séquestration d'une personne que ce Devaux tenait enfermée chez lui par ordre de Fouquet. Il faut cependant se donner le spectacle de ces misères et de cette corruption, si l'on veut connaître à fond Fouquet et son entourage. C'est ce qui me décide à publier quelques-uns de ces rapports. Ils ne sont pas exactement datés. Cependant la première lettre est évidemment de la fin d'avril 1661, il y est question de l'hostilité de madame de Navailles contre Fouquet. Cette dame d'honneur était chargée de veiller sur les filles de la reine. Comment sa vertu, qui s'opposa aux amours de Louis XIV, ne se serait-elle pas révoltée des intrigues de Fouquet?

«Je sais, écrivait l'espion, que M. de Saint-Geniès a dit vendredi 29 avril, parlant de M. le procureur général, qu'il était fort satisfait de lui; mais que sa belle-sœur, madame de Navailles, avait une langue dont personne ne se pouvait exempter, et qu'elle n'était pas des amis de M. le procureur général; c'est un homme de foi qui me l'a dit. Si monseigneur veut savoir son nom, je le lui dirai. Monseigneur ne doit pas mettre cet article en doute. Cela s'est dit In vino veritas.

«Monseigneur aura la bonté de se souvenir de faire expédier l'ordre du roi et de m'envoyer cet ordre de ce que je dois faire, tant de mon dernier mémoire que je lui ai mis en main touchant M. Delorme[1143] que de celui-ci. Je vais pourtant mon chemin. Pour l'affaire Delorme, je le fais parler, dont je vous rendrais compte, si n'était la raison que monseigneur sait. Jores est le porteur de tous mes billets. Je suis assez touché de ne le pouvoir faire; je suis au désespoir d'entendre tous les jours dire cent sottises; il en faut faire punir un pour l'exemple. Celui qui est ici dénommé[1144] le mérite bien. Madame d'Asserac se porte un peu mieux. Elle prit hier un remède; je crois qu'elle sera saignée du pied aujourd'hui lundi; car son oppression continue. Je lui ai dit avoir ordre de monseigneur de la voir tous les jours et de lui mander l'état de sa santé.»

Madame d'Asserac est souvent mentionnée dans ses rapports, surtout pour une affaire mystérieuse: il s'agit d'une personne nommée la Montigny, qui avait été enlevée, à ce qu'il semble, par ordre de madame d'Asserac et du surintendant, puis enfermée à la Bastille, et enfin confiée à la garde de l'espion de Fouquet. Quelle était la cause de cette séquestration? Était-ce une intrigue d'amour ou une affaire politique? C'est ce que les lettres n'expliquent pas. Cependant, comme le nom du cardinal de Retz revient souvent dans les dénonciations, il semble qu'il y a là quelque intrigue politique. L'espion rapporte d'abord les propos tenus par les ennemis de Fouquet à l'occasion de cet enlèvement:

«Le marquis de la Bertèche a dit, chez madame des Blérons, qu'il fallait attendre à pousser l'affaire de la Montigny que vous ne fussiez pas si bien en cour, et que cela ne pouvait pas aller loin. Ils ont néanmoins conclu que, si l'on en pouvait avertir le roi et lui dire toutes les choses comme elles se sont passées, tant de la part de madame d'Asserac que de vous, de tout le mystère de son existence et de l'intelligence qui était entre le cardinal de Retz et les personnes que j'ai nommées, tout cela ensemble vous ébranlerait fort dans l'esprit du roi. La dame des Blérons a dit: «Oui; mais qui en parlera? car moi qui avais donné mon mémoire au Père confesseur de la reine, il me l'a gardé et n'en a pas parlé. En qui se fier?» Un gentilhomme gascon, qui est frère d'une dame qui loge aux Trois-Maures avec madame des Blérons, et qui était de ce conseil, dit: «Je connais bien des gens, et j'en présenterai qui ne sont pas des amis de M. le procureur général; surtout je connais M. de Roquelaure; j'ai une forte intrigue avec lui par des voies que je ne vous puis dire. Je connais aussi M. de Luxembourg, qui est M. de Bouteville, et même toute la maison de M. le Prince. Laissez-moi ménager cette affaire. Je vous en rendrai compte.» Voilà ce qu'on m'a confié.

«J'ai fait voir ce gentilhomme gascon à mon homme, pour voir si ce n'est pas celui-là qui allait chez madame de la Roche; mais ce n'est pas lui.»

Les ennemis de Fouquet cherchèrent à effrayer madame d'Asserac en répandant le bruit que cette affaire était parvenue jusqu'à la reine. «Madame d'Asserac m'a dit, écrit l'espion, qu'il était venu un gentilhomme de M. le grand-maître[1145] la trouver, pour lui dire que le Père confesseur avait parlé à la reine de cette créature, et que la reine avait dit: «Il faut obliger Bessemot[1146] à la représenter.» Pour moi, je répondrais bien que cela vient de madame des Blérons, qui l'a fait dire à madame d'Asserac, par cet homme de M. le grand-maître. Quand le Père confesseur l'aurait dit, ce que je ne crois pas, la chose serait secrète et aurait été faite en particulier. Ainsi le confesseur ne l'aurait pas divulguée ni dite à ce gentilhomme de M. le grand-maître, qui même ne le connaît pas; mais la dame de bonne volonté l'a obligé à cela.

«A ce que je peux connaître par elle-même, c'est que monseigneur a une pépinière d'ennemis; tous s'en veulent mêler. Monseigneur se souviendra bien d'une mademoiselle de Mormar qui a été chez lui en sortant de religion; elle s'est mise dans la galanterie, où quelques gens l'ont vue, entre autres un M. Tabouret de Turny, qui s'en est emparé, non tant pour l'amour que pour savoir le secret de ce qui se passait chez monseigneur dans le temps qu'elle y était, et même je doute qu'elle s'est conservé quelque intelligence dans la maison. Le sieur Tabouret en est encore présentement saisi, en quelque lieu qu'elle soit. Je le sais par celui qui lui en a donné la connaissance et à qui elle a dit son secret; il suffit que monseigneur sache que Tabouret n'est pas dans ses intérêts, à ce que m'a dit cet homme-là. La demoiselle de Mormar a dit aussi des sottises contre mademoiselle de Frensse (sic). Si monseigneur le désire savoir, je le lui dirai de bouche. Depuis ma lettre écrite, je sais où demeure ladite demoiselle de Mormar. Monseigneur n'a qu'à ordonner ce qu'il lui plaît que l'on sache ou que l'on fasse sur cet article.»

L'espion écrit à Fouquet une autre lettre de la maison même d'une dame de la Roche, qui était une des personnes chargées de donner avis des bruits répandus contre le surintendant. Elle recevait chez elle les ennemis de Fouquet, encourageait leurs propos et en informait Devaux. Le gentilhomme gascon mentionné ci-dessus (p. 300-301) retourna chez cette dame de la Roche. «Vendredi dernier, 22 de ce mois, écrit l'espion, il a récité tout ce que j'ai déjà écrit. Quoiqu'elle dise qu'il y a tant parlé du cardinal de Retz, qu'elle ne se souvient pas de ce qu'il a dit; tout cela, à mon sens, n'est rien; car il promet beaucoup, et cependant il ne lui donne rien. Il lui promet tout et de lui faire sa fortune. Il continue à la prier de lui garder ce mémoire que lui doit envoyer des Fros de Guyon, que la Montigny lui a laissé; mais la lettre que j'ai écrite au sieur des Fros, de la part de la Montigny, l'empêchera de l'envoyer, à moins qu'il ne fût parti avant de recevoir ma lettre.

«Pour la demoiselle[1147], c'est à l'ordinaire, un peu pire; mais elle me promet que, ce mois-ci fini, elle fera jour et nuit des cris horribles, tant que l'on ait mis fin à lui donner tout ce qu'il lui faut, et qu'on l'ait renvoyée chez elle; après cela qu'elle ne dira mot. Sinon, qu'elle ne se soucie de rien; qu'elle fera cent fois pis que ce qu'elle a fait; c'est en vérité une méchante garde[1148]. Je ferai tout de mon mieux pour trouver quelque biais pour l'apaiser, en attendant que mon affaire soit faite. Après cela, je ne crains plus rien.

«Elle dit que le gentilhomme à qui madame d'Asserac avait donné ordre de la gouverner, comme elle a été dehors de son pays(?), s'appelle du Guilie. Au lieu de lui conseiller de ne rien dire, il l'a priée et sollicitée cent fois de tenir bon et de dire le pis qu'elle pourrait contre M. le surintendant; qu'il fallait qu'elle s'attachât à cela, et que, si elle lui voulait confier son secret, il lui donnerait de bons conseils pour faire ses affaires, et même il lui donnerait de quoi vivre, et qu'ils feraient tous deux leur affaire. Ledit sieur du Guilie l'a fort priée de le mettre bien dans l'esprit de M. de Vendôme, et de faire en sorte qu'il pût être sénéchal de Lamballe, et qu'il lui promettait de lui donner avis de tout ce qu'il apprendrait contre elle; mais aussi qu'elle lui écrivit de Paris toutes ses affaires réciproquement. Voilà la fidélité des gens à qui madame d'Asserac s'est confiée. Je n'en vois pas un qui ne l'ait trompée, tous par espérance de faire leur fortune.

«Elle m'a dit aussi que M. de Saint-Georges lui disait: «Madame d'Asserac est bien fine; mais je la tiens à cette heure et M. le procureur général aussi; il ne m'oserait rien dire, car je sais tout ce que vous avez fait; ils font cas de moi. M. le recteur[1149] avait écrit à madame d'Asserac contre moi; mais, à cette heure, je puis tout faire; ils ne me diront rien. Je m'en vais tant battre que je les ferai tous périr.»

«Elle[1150] dit qu'elle est fâchée de lui avoir confié toutes choses, et qu'assurément si l'on désoblige cet homme-là, il dira tout, ainsi qu'il a dit qu'il le ferait. L'on peut dire qu'elle a empoisonné tous ceux qui l'ont approchée. Comme c'est un esprit dangereux, dès lors qu'on l'écoute, elle est capable de s'attirer les gens par ses belles promesses. Elle vous prie de recommander ce placet fortement; elle ne peut sortir aujourd'hui; ce sera pour un des jours de la semaine. Elle m'a dit que M. le maréchal de la Meilleraye continue sa haine contre les personnes que vous savez. Elle vous prie de faire que M. du Plessis offre des fiefs des Rieux le denier 25 (4 p. 100) et le denier 20 (5 p. 100) des domaines. Et elle, si vous le trouvez bon, elle en donnera le denier 30 (3,33 p. 100) des fiefs, et le denier 25 (4 p. 100) des domaines. Elle vous prie lui mander si vous ne serez pas fâché qu'elle fasse quelques pas contre M. l'abbé votre frère; elle ne l'a pas voulu faire que vous ne lui ayez mandé comme vous êtes ensemble.

«Elle dit qu'il y a quelques jours, l'écuyer de madame la Princesse et six autres gentilshommes de M. le Prince disaient tout haut, et continuent tous les jours à dire mille sottises contre vous, en disant que l'on n'a jamais vu la France si mal gouvernée; que tout est ruiné; que ce sont tous les jours de nouveaux impôts; que l'on a retranché tous les officiers de province; que cela ruine dix mille familles; que l'on était plus heureux dans la guerre, et que la guerre de la paix était plus fâcheuse que la guerre de la guerre, et que c'était vous qui faisiez tout cela; et puisque le roi voulait rendre justice à ses sujets, qu'il devait prendre des anciens officiers du parlement, qui l'auraient averti de toutes les malversations qui se font dans les provinces, et tout par un seul homme. Ils disent: «Nous sommes cent fois pis que nous n'étions du temps de Son Éminence.»

«Elle dit qu'elle veut reprendre mon hôtesse en sa garde. J'appréhende qu'ils ne la gardent à leur ordinaire. Cependant ce serait une affaire plus fâcheuse que l'on ne saurait s'imaginer si elle sort encore mécontente. Si monseigneur n'y avait intérêt, je n'en parlerais pas: la garde n'en est pas si agréable pour la souhaiter. La dame est enragée contre elle, parce qu'elle a dit dans le pays qu'il lui est bien aisé de porter des mouchoirs de mise; que cela ne lui coûtait rien; que c'était M. le procureur général qui l'entretenait de tout à Paris. Pour moi, elle ne m'en a jamais parlé; elle ne me dit présentement rien, sinon qu'on lui donne du bien et qu'on la renvoie chez elle; qu'elle n'en parlera jamais et qu'elle ne dira pas un mot de tout ce qui s'est passé, en lui donnant du bien; car autrement elle ferait pire que jamais.»

Dans une autre lettre, il est question d'une tentative d'assassinat contre le marquis de Créqui, gendre du madame du Plessis-Bellière. «Il ne se peut pas mieux faire que l'on fait pour trouver les gens dont l'on m'a donné les noms; mais l'affaire a changé trois fois de face depuis hier. Ils ont voulu assassiner M. de Créqui, et, comme les gens de M. de Créqui les ont poussés dans la rue Saint-Martin, et même blessé quelqu'un d'eux, ils se sont retirés, à ce que vient de me dire M. le prévôt de l'Île[1151], qui fait fort bien son devoir. Il a appris qu'ils avaient été ce matin à la Chesse (sic), qui est un petit cabaret rue Saint-Denis, où il dit qu'ils se battront absolument, quoique blessés. Il avait vu un valet déguisé y délibérer s'il sortirait de Paris ou non; enfin ils demandèrent pour conclusion un homme pour les mener chez M. de Fonsaldagne (Fuensaldagne)[1152], qui les y conduisit, c'est-à-dire il leur montra le logis, et puis ils le renvoyèrent. Je ne doute pas qu'ils n'y soient; mais cela ne nous empêche pas de chercher partout. J'envoie au Bourget et vers Saint-Denis battre l'estrade. C'est M. de la Motte qui y est avec de vos cavaliers; il y est dès minuit. Enfin il ne se peut pas prendre plus de précautions que l'on fait depuis que l'on m'a mandé que c'était un assassinat fait à M. de Créqui. J'en ai donné avis à tous les prévôts, à qui je n'avais que dit qu'il fallait seulement se tenir près de ce colonel. Guisfin fait tout ce que l'on peut faire. Monseigneur sera averti de ce qui se passera. Vous saurez que l'on a arrêté quatre officiers de M. de Créqui au faubourg Saint-Martin, qui étaient logés au Boisseau, devant Saint-Laurent, qui étaient ceux qui se devaient battre contre les Flamands, qui devaient être cinq contre cinq. Je crois que monseigneur saura tout cela. Les gens de M. de Grandmaison[1153] me viennent de confirmer qu'ils sont chez l'ambassadeur M. de Fonsaldagne (Fuensaldagne).»

IV

Les demandes d'argent adressées au surintendant par des seigneurs et des dames de la cour sont fréquentes. J'ai cité les lettres de Lyonne[1154]. Le chevalier de Gramont écrit à Fouquet: «Je vous supplie de me vouloir remettre vingt mille francs; je vous porterai demain le billet.» Vardes s'adressait à madame du Plessis-Bellière pour avoir une audience du surintendant[1155]: «Si vous me fournissiez quelque invention pour pouvoir voir M. le procureur général aujourd'hui, vous seriez, de mon aveu, la meilleure dame du monde; car j'ai à lui parler de chose qui presse, et, s'il entre une fois dans ces fêtes de Noël, il est perdu pour moi pour huit jours. Excusez, madame, l'importunité de votre très-obéissant serviteur.»

Madame d'Huxelles faisait aussi payer ses conseils. Elle réclamait une augmentation de la pension que lui servaient les fermiers des salines du Dauphiné.

Quelquefois les demandes d'argent sont adressées par des braves qui offrent leur épée à Fouquet. Voici deux lettres d'une orthographe détestable; elles viennent d'un pauvre diable de mousquetaire, qui, dans la première, tend humblement la main à Fouquet, et qui, dans la seconde, fait blanc de son épée et se transforme en matamore: «Mon bon maître[1156], je vous dis, il y a quelque temps, que je n'avais point d'argent. Je n'ai point d'habits, et le tailleur ne me veut point faire de crédit davantage. Je n'ai point de plume qui soit belle; enfin, je n'ai rien. J'ai loué une maison; je n'ai, pour tout meuble à la garnir, que votre portrait. Mon père ne veut point donner d'argent du tout. Si vous n'avez la bonté de signer cette ordonnance, je cours risque de mal passer mon hiver; et, si vous le faites, vous me verrez après cela fait tout comme un honnête homme qui ne serait point mousquetaire. On m'a mis les originaux[1157] entre les mains. Si vous les souhaitez voir, je les vous montrerai.»

Il est probable que Fouquet paya l'ordonnance ou mandat présenté par le mousquetaire. Ce qui est certain, c'est que, peu de temps après, le même aventurier écrivait une nouvelle lettre qu'il signait. Il y prend un ton de menace à l'égard d'ennemis réels ou supposés de Fouquet[1158]. «Monseigneur et mon bon maître, je suis si fort en colère, que je ne saurais vous l'avoir dit, de tout ce qui s'est passé ce matin au Palais. Je ne vous en dis point le détail, ayant laissé M. le président de.....[1159] avec M. Paschaust, qui vous en allait faire un fidèle rapport. Pour moi, si vous en avez contre quelqu'un[1160], vous n'avez qu'à me le faire savoir, et de quelle manière vous voulez que l'on le traite, et cela sera promptement fait. S'il faut en emprisonner quelqu'un ou l'exiler, faites-en moi adresser l'ordre, et je les promènerai comme il faut et le plus suivant votre intention que je pourrai. Il ne vous sera besoin que de me le faire savoir, et vous serez aussi bien obéi qu'homme du monde. Mon maître, c'est tout ce que je vous dirai. Disposez de moi entièrement, et croyez que personne n'est autant que moi, monseigneur et mon bon maître,

«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

«Charnacé.

«Si je vous suis utile en quelque chose, je demeure dans la rue du Chantre, derrière le Louvre.»

Quel est ce Charnacé qui, de mendiant, s'est transformé en spadassin? Serait-ce le même personnage que Saint-Simon nous représente[1161], s'inquiétant si peu de la propriété d'autrui, et faisant en une nuit démolir et reconstruire plus loin la maison d'un paysan qui gênait la vue de son château? Je ne puis que hasarder une conjecture; mais il ne m'a pas paru sans intérêt de montrer, par un exemple, en quels termes certains braves de l'époque offraient leur épée et leurs services au surintendant.

V

Quant aux lettres d'affaires, elles sont moins nombreuses que les autres. Cependant, outre les billets de la main de madame du Plessis-Bellière et les réponses de Bruant aux lettres de Fouquet, on peut citer quelques billets de l'évêque d'Agde, Louis Fouquet, et les lettres d'un agent du surintendant pour les affaires d'Amérique. L'évêque d'Agde écrivait à son frère, le 22 avril 1661[1162]:

«Vos occupations et votre retraite m'empêcheront de prendre congé de vous avant mon départ.

«Avant-hier, qui fut le jour du départ de M. Le Tellier, il fut de bonne heure au Palais-Royal, et il y fut fort longtemps avec M. de Montaigu[1163].

«L'on ne parle à Paris que du gouvernement de Touraine[1164], et l'on fait d'étranges discours sur cette matière. J'ai bien peur que cette affaire ne laisse une tache à la famille.

«En cas qu'il ne se puisse conserver dans la maison, il m'était venu dans l'esprit une vue qu'il ne nuira rien de vous mander. Il ne vous en coûtera que la peine de la lire, et peut-être peut-elle contribuer à sauver un peu l'honneur, et à la longue assurer le gouvernement.

«Il est certain que, si le gouvernement ne peut rester dans la maison, il est moins honteux qu'il aille à la parenté proche de M. d'Aumont que de passer à des étrangers, qui n'auront pas trop été dans nos intérêts, puisqu'ils l'auront demandé.

«Il est certain que Villequier a de grandes exclusions à l'avoir par son autre gouvernement; qu'il ne croit pas même que ce fût votre compte qu'il l'eût. Après Villequier, nul parent n'est plus proche de M. d'Aumont que M. de Mortemart. D'ailleurs il a eu ce même gouvernement déjà, et le rendit au roi, qui le lui redemanda, et n'en a jamais eu récompense[1165].

«Ces deux raisons le mettaient si bien en passe et en droit de le demander et de l'obtenir, que, sans Vivonne, qui, par votre seul intérêt, l'a retenu, il le demandait, et c'est ce qui m'a donné en mon particulier cette imagination: savoir, si, vous ne le pouvant conserver, il ne vous serait pas bon de le faire demander par eux, et pour l'ôter aux ennemis, et pour le conserver aux amis de vous et parents de cette maison. Ils étaient cousins germains. Outre que cette parenté est une manière de voile qui couvre un peu l'honneur, c'est que, comme la vue de ces messieurs va pour le Poitou, où est tout leur bien, en tout temps et par mille biais on le peut retirer d'eux, et soit dans l'un, soit dans l'autre poste, c'est une digue à la puissance de la maison de M. de la Meilleraye, et peut-être à celle du comte d'Harcourt, que l'établissement de celle-là en ce poste.

«L'auditeur de M. le Nonce depuis trois mois me presse de savoir s'il peut espérer d'avoir de l'argent d'un billet dont la copie est ci-jointe.

«M. de Croissi[1166] m'a adressé cette lettre ci-jointe pour vous, et l'abbé Elpidio[1167], autrefois agent de Son Éminence, l'autre paquet. Il témoigne une furieuse envie d'être à vous.»

Cette lettre n'est pas sans importance pour l'histoire de Fouquet. Elle prouve une fois de plus avec quel empressement et quelle avidité le surintendant cherchait à étendre son influence. Le marquis d'Aumont, gouverneur de Touraine et beau-père de Gilles Fouquet, étant mort le 20 avril 1661, le surintendant aurait voulu assurer à son frère le gouvernement de Touraine; mais le roi s'y opposa, et ce refus parut une honte et un désastre pour la famille Fouquet. De là les doléances de l'évêque d'Agde et les combinaisons qu'il imagine pour sortir de ce mauvais pas. Rien n'indique si le surintendant les adopta; mais ce qui résulte de ses papiers, c'est que la famille d'Aumont fit une démarche auprès du roi pour obtenir que le gouvernement de Touraine fût conservé à Gilles Fouquet. C'est Victor d'Aumont, marquis de Villequier, qui l'annonce au surintendant: «Je crois, lui écrit-il, que vous aurez appris comme quoi M. le maréchal[1168] et moi avons été ce matin au Louvre pour faire ce que vous aviez désiré pour vos intérêts. Nous avons eu un déplaisir extrême de n'y arriver pas assez à temps; mais pour satisfaire à la parole que je vous avais donnée de joindre mes très-humbles supplications à celles de votre famille, sitôt que j'ai joint le roi, je lui ai parlé de la part de toute la nôtre pour qu'il lui plût vous considérer en cette rencontre, et ce avec des termes tels qu'il faut. Je vous servirai bien sincèrement comme j'ai promis à monsieur votre frère. J'oubliais à vous dire que Roquelaure, le comte du Lude, Navailles et plusieurs autres ont parlé pour eux[1169]. On ne peut le mieux savoir que je le sais. Je suis tout à vous.

«D'Aumont de Villequier

«Il y a ici une personne extrêmement de mes amis, qui parle à Sa Majesté avec liberté, qui m'a promis de servir dans cette rencontre-ci tant que je voudrais. Je vous offre encore de lui parler, lui disant que dans cette rencontre-ci et pas dans une autre, je croyais que votre famille aussi bien que la mienne, n'auraient jamais d'empressement pour chose qui lui pût déplaire. J'ai remarqué que le discours que je lui ai fait ne lui a pas déplu. Il m'a répondu fort honnêtement qu'il verrait ce qu'il aurait à faire. Il y a mille expédients que je ne puis vous écrire qui me paraissent pour faire réussir cette affaire pour vous. Si je puis vous être utile à quelque chose, ordonnez, commandez.»

Nous avons vu[1170] que le surintendant avait de vastes possessions dans les Antilles. Il avait songé à y établir des colonies et à en exploiter les denrées; mais les intrigues et les plaisirs l'avaient bientôt détourné de cet utile projet. L'homme qui le représentait avec le titre de gouverneur n'avait que trop suivi son exemple. Un correspondant anonyme du surintendant l'engage à rappeler ce gouverneur, qu'on ne désigne que par les initiales de Vodr.

Ce correspondant de Fouquet lui parle de ses intérêts en Amérique avec une franchise et une sagesse qui donnent à sa lettre une certaine importance[1171]. Il reproche au surintendant de négliger les avantages qu'il pourrait retirer du commerce des Antilles et il insiste principalement sur le danger d'y laisser pour gouverneur un homme d'un caractère ombrageux, qui nuisait plus à ses intérêts qu'il ne les servait. Il ne faut pas oublier, en lisant cette lettre, que les îles de l'Amérique appartenaient alors à des particuliers et que Louis XIV n'y avait encore qu'un droit de suzeraineté. Le roi donnait l'investiture par une lettre de cachet, mais la véritable autorité appartenait au propriétaire.

Après un court préambule, le correspondant, qui date sa lettre du 7 avril 1661, engage Fouquet à s'occuper de ses possessions d'Amérique. «Un peu plus d'application à vos affaires de delà, lui dit-il, non-seulement y ferait grand bien, mais serait peut-être cause qu'elles ne se ruineraient pas, comme elles sont en grand danger, si l'on continue de les négliger. Je sais bien que vous êtes accablé des affaires publiques; mais M. Clément et moi pouvons vous soulager en beaucoup de choses, pourvu que vous ne vous trouviez point importuné de nous donner vos ordres de temps en temps. Pour moi, je me suis abstenu de vous voir et de vous écrire, de crainte de vous être importun, quoique je jugeasse nécessaire de le faire.

«Si les lettres de cachet eussent été expédiées à temps, le sieur de Vodr. serait à présent en France, et je ne fais nul doute qu'il n'accordât tout ce qu'on voudrait, se voyant hors d'espérance de retour et même poursuivi pour rendre compte d'un bien dont il a joui depuis deux ans, outre que dans le besoin on y pourrait ajouter quelque petite gratification.

«Autant que vous avez à présent de peine à songer à ces affaires éloignées, autant aurez-vous peut-être quelque jour de satisfaction à vous y occuper, vu que ces affaires de négoce, d'établissement de colonies et de sucreries, d'aller et de retour continuels de vaisseaux, de commerce et de correspondance avec toute sorte de nations qui dépendront de vous, sont communément assez agréables, et c'est pour cela, pour le moins autant que pour le profit, qu'un plus grand nombre de personnes que vous ne pouvez croire veulent acheter des îles en ces pays. Je connais plus de six ou sept sortes de gens qui souhaitent de tout leur cœur de traiter de la Martinique, et je crois qu'à cause de Belle-Île et des autres avantages que vous avez, vous pouvez vous promettre de faire toute autre chose, si vous êtes bien servi; mais il vaudrait mieux abandonner de bonne heure l'entreprise que de la laisser périr, s'il vous est impossible de vous y appliquer.

«Si vous ne faites revenir le sieur de Vodr., vos gens de delà auront bien à souffrir; car il les tient pour suspects et les observe beaucoup.

«La façon d'envoyer et de donner les lettres de cachet mériterait qu'on en concertât un peu les moyens. Il vous est aisé d'en obtenir une qui oblige le sieur de Vodr. à retourner en France et à quitter le gouvernement incontinent après l'avoir reçue.»

Ces détails d'affaires ne satisfaisaient pas la curiosité et la malignité publiques. On aurait voulu plus de scandales, et d'après quelques mots échappés à des indiscrétions l'imagination des courtisans se donna carrière. Ils inventèrent de prétendues lettres d'amour adressées à Fouquet par des femmes de la cour, dont on citait les noms. Recueillies avec avidité, conservées par les collecteurs de pièces, ces lettres, inventées ou falsifiées, sont parvenues jusqu'à nous. Conrat et Vallant ont pris soin de les transcrire dans leurs papiers[1172], et on les a reproduites depuis comme des pièces authentiques[1173]. Elles avaient reçu une si grande publicité, que le chancelier Séguier crut nécessaire, au moment où Fouquet allait comparaître devant la Chambre de justice, de déclarer que ces lettres étaient apocryphes, et que l'accusé avait eu raison de se plaindre d'une pareille infamie.

CHAPITRE XLII

—OCTOBRE-DÉCEMBRE 1661—

Lettres apocryphes attribuées à des dames de la cour.—Indignation que cause la lecture des papiers de Fouquet.—Lettre de Chapelain à ce sujet.—Plaintes de madame de Sévigné.—Autres causes de l'irritation contre Fouquet: misère des provinces attestée par les lettres de Gui-Patin, les discours du président de Lamoignon et les correspondances des intendants des provinces.—Famine et mortalité dans l'Orléanais et le Blésois.—Prix excessif des denrées en Basse-Normandie.—Augmentation du nombre des mendiants et des malades.—Lettre de l'intendant de Rouen sur l'état misérable de cette ville et des environs.—Doléances des échevins et députés de Marseille.—Pétition adressée au roi par les pauvres de Paris.—Fouquet et Pellisson sont transférés d'Angers à Amboise (1-4 décembre).—Pellisson est conduit à la Bastille (6-12 décembre).—Fouquet séjourne à Amboise jusqu'au 25 décembre.—Il est transféré à Vincennes.—Imprécations du peuple contre lui.—Il est enfermé au donjon de Vincennes.—D'Artagnan est chargé de la garde de ce château et de la personne de Fouquet.

Il faut s'arrêter un instant à cette fausse cassette de Fouquet et se mettre à la place des contemporains qui assistaient à tant de honteuses révélations, sans pouvoir toujours distinguer la vérité de la calomnie. Les femmes du plus haut rang n'étaient pas épargnées. Madame de Valentinois, fille du maréchal de Gramont et femme d'un Grimaldi héritier de la principauté de Monaco, fut des plus maltraitées. Elle avait à la cour une réputation de légèreté et d'impétuosité aveugle dans ses passions. On lui attribua les avances les plus hardies avec Fouquet. Elle lui aurait écrit: «Je ne sais plus de quel prétexte me servir pour vous voir; j'ai passé encore aujourd'hui deux fois inutilement au-dessous de votre fenêtre. Donnez-moi un rendez-vous; je saurai me défaire de tout le monde pour m'y rendre. J'ai parlé à Madame de la bonne sorte, et je vous puis répondre d'elle. Je vous ai ménagé une entrevue pour après-demain; mais je souhaite qu'elle ne soit pas comme elle est aujourd'hui; jamais elle n'a paru si aimable; assurément mes affaires iraient fort mal.»

Le frère de madame de Choisy, l'abbé Hurault de Betesbat, était, comme sa sœur, fort mêlé aux intrigues de cour; mais c'était un homme d'esprit, incapable d'écrire au surintendant un billet grossier comme celui qu'on lui prêta: «J'ai trouvé votre fait aujourd'hui; je sais une fille belle et jolie et de bon lieu; j'espère que vous l'aurez pour trois cents pistoles.»

J'ai déjà cité la lettre apocryphe qu'on imputait à madame Scarron. On faisait dire à une autre dame, dont le nom n'était pas indiqué et restait livré à tous les commentaires des courtisans: «Jusqu'ici j'étais si bien persuadée de mes forces que j'aurais défié toute la terre; mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai eue avec vous m'a charmée. J'ai trouvé dans votre entretien mille douceurs, à quoi je ne m'étais point attendue. Enfin, si je vous rencontre jamais seul, je ne sais pas ce qui en arrivera.»

Mademoiselle de Menneville fut la plus compromise. On écrivait de Fontainebleau[1174]: «Vous savez sans doute que le surintendant a eu des conversations avec mademoiselle de Menneville pour cinquante mille écus; mais vous ne savez peut-être pas ce qui l'a convaincue: c'est une lettre que l'on a trouvée dans les papiers dudit surintendant, contenant les termes ci-dessous: «Je compatis à la douleur que vous me témoignez d'être allé au voyage de Bretagne sans que nous ayons pu nous voir en particulier; mais je m'en console aisément, lorsque je pense qu'une semblable visite eût pu nuire à votre santé. Je crains même que, pour vous être trop emporté la dernière fois que je vous vis à la Mivoie[1175], cela n'ait contribué à votre maladie[1176]

On a cité plus haut la lettre relative à mademoiselle de la Vallière, et que l'on prétendait écrite par madame du Plessis-Bellière[1177]. On lui en prêtait une autre d'une grossièreté révoltante[1178]. Vraies ou fausses, ces pièces furent colportées par les curieux et lues avidement; il en résulta un scandale effroyable. Mademoiselle de Menneville fut obligée de quitter la cour et de s'enfermer dans un couvent, où elle mourut quelques années plus tard. Les honnêtes gens poursuivirent de leur indignation le surintendant, qui, ne se contentant pas de voler l'argent de l'État, avait compromis tant de femmes qui appartenaient à de nobles familles. Nulle part ce sentiment n'est exprimé avec plus de force que dans une lettre de Chapelain. Il écrivait à madame de Sévigné, qui se plaignait que Fouquet eût mis ses lettres dans sa cassette aux poulets[1179]: «Qu'est-ce donc que cela, ma très-chère? N'était-ce pas assez de ruiner l'État et de rendre le roi odieux à ses peuples par les charges énormes dont ils étaient accablés, et de tourner toutes ses finances en dépenses impudentes et en acquisitions insolentes qui ne regardaient ni son honneur ni son service, et au contraire qui allaient à se fortifier contre lui et à lui débaucher ses sujets et ses domestiques? Fallait-il encore, pour surcroît de dérèglements et de crimes, s'ériger un trophée des faveurs, ou véritables ou apparentes, de la pudeur de tant de femmes de qualité, et tenir un registre honteux de la communication qu'il avait avec elles, afin que le naufrage de sa fortune emportât avec lui leur réputation? Est-ce, je ne dis pas être honnête homme, comme ses flatteurs, les Scarron, les Pellisson, les Sapho, et toute la canaille intéressée l'ont tant prôné, mais homme seulement de ceux qui ont la moindre lumière et qui ne font pas profession de brutalité? Je ne me remets point de cette lâcheté si scandaleuse, et je n'en serais guère moins irrité contre ce misérable, quand vous ne vous trouveriez pas dans ses papiers.»

Tous les bruits que l'on répandait, toutes les révélations que l'on prétendait tirées des papiers du surintendant, étaient propres à augmenter les sentiments d'indignation et d'irritation qui se manifestaient alors contre lui. Des lettres de cette époque, transcrites par Vallant[1180], faisaient connaître les mesures prises par Fouquet pour accroître sa puissance, et quelques-unes des pensions qu'il distribuait aux courtisans: «On a trouvé parmi ses papiers, écrivait-on de Fontainebleau, trois déclarations: l'une du marquis de Créqui, qui tient la charge de général des galères pour un des enfants de M. le surintendant, quand il sera en âge; la seconde, de M. de Breteuil, par laquelle il paraît que la charge de contrôleur général des finances est pour un autre de ses enfants; la troisième, du commandeur de Neuchèse, par laquelle il reconnaît que la vice-amirauté est pour un des enfants dudit surintendant.

«Outre cela, on a trouvé une liste des pensionnaires: M. de Beaufort a quarante mille livres; Gramont, Clérembault et un autre maréchal de France, chacun dix mille écus; deux ducs et pairs, la Rochefoucauld et un autre, dix mille écus.

«Au marquis de Gesvres et à un autre capitaine des gardes, vingt-cinq mille livres; à plusieurs capitaines aux gardes, présidents et conseillers du parlement, [des sommes] que quelques-uns font monter à quatre-vingts [mille livres], et presque à toutes les personnes considérables de chaque ordre et condition, à plusieurs dames et filles de la reine, même jusqu'à plusieurs valets de chambre.

«La duché de Penthièvre, de vingt mille écus de rente, que le sieur Boislève avait achetée, a paru appartenir au surintendant.

«Le mémoire de la dépense de Vaux a été trouvé monter déjà jusqu'à huit millions. On a trouvé dans cette maison cinq cents douzaines d'assiettes, trente-six douzaines et un service d'or massif, et le roi n'en a point.»

Ce fut probablement dans ce moment d'irritation générale contre Fouquet que l'on composa une assez mauvaise pièce de vers intitulée: Le Confiteor de Fouquet, où le surintendant fait lui-même l'aveu de toutes ses fautes[1181].

Ce n'était pas seulement la cour qui s'indignait des dilapidations de Fouquet; il s'élevait de toutes les provinces, en proie à une effroyable misère, des plaintes qui étaient la plus terrible accusation contre une administration fastueuse et prodigue. Les critiques de Gui-Patin pourraient être regardées comme des boutades d'un frondeur désappointé, mais elles sont confirmées par les documents les plus authentiques. Il écrivait, le 5 septembre 1661: «Il semble que les gens de bien n'ont que faire d'attendre du soulagement pour le pauvre peuple; on minute de nouveaux impôts:

.....Omnia fatis
In pejus ruere, et retro sublapsa referri[1182].

«Enfin les pauvres gens meurent par toute la France, de maladie, de misère, d'oppressions, de pauvreté et de désespoir: Eheu! nos miseros! o miseram Gallium!

«Je pense que les Topinamboux sont plus heureux en leur barbarie que ne sont les paysans de France aujourd'hui: la moisson n'a pas été bonne; le blé sera encore fort cher toute l'année.»

Le premier président Guillaume de Lamoignon s'exprimait avec non moins d'énergie sur le triste état de la France en 1661: «Les peuples gémissaient, disait-il, dans toutes les provinces, sous la main de l'exacteur, et il semblait que toute leur substance et leur propre sang même ne pouvaient suffire à la soif ardente des partisans. La misère de ces pauvres gens est presque dans la dernière extrémité, tant par la continuation des maux qu'ils ont soufferts depuis si longtemps que par la cherté et la disette presque inouïes des deux dernières années[1183]

Les calamités dont parle Guillaume de Lamoignon, et qu'il impute à la rapacité des financiers, n'étaient ni inventées, ni même amplifiées par l'exagération habituelle aux orateurs, et, comme on dit, par les besoins de la cause. Des documents nombreux et authentiques attestent la misère profonde de cette époque et en accusent l'énormité des impôts autant que l'influence funeste de l'atmosphère. Les calamités du centre de la France sont vivement retracées dans une lettre adressée par un médecin de Blois, M. Bellay, au marquis de Sourdis[1184]: «Monseigneur, lui écrit-il, il est vrai que, depuis trente-deux ans que je fais la médecine en cette province et en cette ville, je n'ai rien vu qui approche de la désolation qui y est, non-seulement à Blois, où il y a quatre mille pauvres par le reflux des paroisses voisines et par la propre misère du lieu, mais dans toute la campagne. La disette y est si grande, que les paysans manquant de pain se jettent sur les charognes, et aussitôt qu'il meurt un cheval ou quelque autre animal, ils le mangent; et il est sûr que dans la paroisse de Cheverny, on a trouvé un homme, sa femme et son enfant morts sans être malades, et ce ne peut être que de faim. Les fièvres malignes commencent à s'allumer, et lorsque le chaleur donnera sur tant d'humidité et de pourriture, ces misérables, qui manquent déjà de force, mourront bien vite, et si Dieu ne nous assiste extraordinairement, on doit attendre une grande mortalité. La pauvreté est si grande, qu'il y a eu même un peu d'orge en un bateau que l'on n'a pas acheté, manque d'argent. Nos artisans meurent de faim, et le bourgeois est incommodé à un point, qu'encore qu'il soit rempli de bonne volonté pour assister ces misérables, le nombre et leur impuissance les empêchent de satisfaire à la charité chrétienne. Je viens d'apprendre qu'on a trouvé un enfant à Cheverny qui s'était déjà mangé une main. Ce sont là des choses horribles et qui font dresser les cheveux.

«Ce qui nous donnait en ce pays le moyen de subsister était le vin; mais on n'en vend point, et chacun est incommodé. On ne le vend point, et on manque de chevaux pour l'enlever, à cause des grandes impositions. Enfin, monseigneur, il n'est jour que je ne voie de nouveaux malades qui me donnent une juste crainte de pis, et, si cela continue, je serai contraint de quitter.

«On demande décharge de la moitié des tailles, et surséance pour l'autre moitié jusqu'après la récolte, pour les élections[1185] de Blois, Beaugency, pour la Sologne, Romorantin et Amboise. Le roi a promis à la reine, sa mère, décharge pour lesdites élections.»

Une lettre datée de Caen donne des détails aussi tristes sur la situation de la basse Normandie: «L'intempérance de l'air, le dérèglement des saisons et la stérilité des trois dernières années vous persuaderont facilement que la misère est extrême, puisque les blés et les pommes, qui sont la richesse du pays, ayant manqué dans toute la province, les moins incommodés des villages ne boivent que de l'eau et ne mangent plus qu'un peu de pain pétri avec un peu de lie de cidre. Les autres ne soutiennent leur vie qu'avec de la bouillie d'avoine et de sarrasin. Le pot de cidre, qui ne coûtait que trois sous, en vaut neuf, et le boisseau de froment, que l'on avait pour trente sous, se vend quatre et cinq livres, et celui d'orge soixante sous. L'on peut même appréhender avec raison que ces prix n'augmentent de beaucoup, à cause que l'abondance des pluies a rendu les meilleures terres inutiles, aussi bien que le défaut des neiges, qui ne les ont point engraissées, et des façons et des semailles qu'elles n'ont pu recevoir. Les débordements des rivières qui couvrent encore les campagnes passent ici pour des présages infaillibles et pour les funestes avant-coureurs d'une très-fâcheuse année; et, par une ancienne tradition, les habitants ferment leurs greniers et leurs celliers lorsque le Bidual, petit ruisseau de mauvais augure, enfle ses eaux et, méprisant les bornes que la nature lui a données, fait des courses sur ses voisins et leur porte les nouvelles et les menaces d'une très-grande stérilité. La nécessité est si pressante et si générale, qu'elle s'étend jusqu'aux portes et pénètre bien avant dans les villes. Il y a des paysans, à trois ou quatre lieues de Caen, qui ne se nourrissent plus que de racines de choux et de légumes; ce qui les fait tomber dans une certaine langueur qui ne les quitte qu'à la mort. Et je vous peux assurer qu'il y a des personnes qui ont passé quatre jours entiers dans cette ville sans avoir eu aucune chose à manger.

«La grande quantité des pauvres a épuisé la charité et la puissance de ceux qui avaient accoutumé de les soulager. La ville a été contrainte d'ouvrir les portes du grand hôpital, n'ayant plus de quoi fournir à la subsistance de ceux qui y étaient enfermés. Les fièvres et les flux de sang ont laissé dans la plupart des villes de cette généralité des marques si cruelles de leur pouvoir et de leur violence, qu'elles ont dépeuplé des paroisses tout entières.»

La généralité de Rouen n'était pas mieux traitée que celle de Caen; témoin la lettre suivante de l'intendant de Rouen: «Il y a une si grande quantité de pauvres dans la campagne et dans les villes, que le parlement a donné arrêt par lequel il est ordonné aux curés, seigneurs et principaux habitants des paroisses de s'assembler pour faire mettre des taxes sur les acres de terre pour la nourriture des pauvres, et, à l'égard des villes, on fera des taxes sur les bourgeois, afin que chaque ville et paroisse nourrisse ses pauvres.»

Les doléances des échevins et députés du commerce de Marseille prouvent que la situation du Midi n'était pas moins triste[1186]. Elles constatent que «le commerce est surchargé de très-grandes dettes et n'a ni les fonds ni les moyens pour les acquitter, se trouvant si ruiné, si abattu, qu'il semble tirer à sa fin.» Paris était aussi en proie à une misère profonde. Les pauvres adressèrent au roi une pétition[1187], où ils lui représentaient que «les charités des paroisses ne pouvaient plus les assister, étant surchargées de malades, d'invalides et d'orphelins.» Les hôpitaux étaient si pleins qu'ils n'admettaient plus de pauvres; «la campagne, qui devrait fournir du pain aux villes, crie de toutes parts miséricorde, afin qu'on lui en porte.» Ce peuple, mourant de faim et s'adressant au roi dans l'angoisse de la dernière misère, mérite la sympathie de la postérité à plus juste titre que des financiers auxquels on faisait expier leurs exactions, et on ne peut qu'applaudir à l'acte de justice et de rigueur par lequel Louis XIV inaugura son gouvernement personnel, en ordonnant l'arrestation et le procès du surintendant.

Après avoir été pendant plusieurs mois emprisonné à Angers, Fouquet fut transféré à Saumur. Ce fut le 1er décembre 1661 que, sur un ordre du roi, d'Artagnan conduisit à Saumur Fouquet et Pellisson[1188]. Le second avait été amené, dès le 22 novembre, de Nantes à Angers. Le 2 décembre, d'Artagnan conduisit ses prisonniers au lieu appelé la Chapelle-Blanche. Le 3, ils logèrent dans un faubourg de Tours, et, le 4, ils furent enfermés au château d'Amboise.

Fouquet y resta jusqu'au 25 décembre, sous une surveillance sévère et dans une prison dont La Fontaine donne une triste idée. Ce poëte, qui accompagnait son oncle Jannart exilé en Limousin, s'arrêta au château d'Amboise, peu de temps après l'époque où Fouquet y avait été détenu. Dans une lettre adressée à sa femme il oppose la tristesse de cette prison au riant aspect des contrées arrosées par la Loire: «De tout cela le pauvre M. Fouquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment: on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n'y avait laissé qu'un trou par le haut. Je demandai de la voir: triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n'avait pas la clef; au défaut, je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description, mais ce souvenir est trop affligeant.

Qu'est-il besoin que je retrace
Une garde au soin non pareil,
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d'air pour toute grâce;
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil;
Trois portes en six pieds d'espace?
Vous peindre un tel appartement,
Ce serait attirer vos larmes;
Je l'ai fait insensiblement:
Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit on n'eût jamais pu m'arracher de cet endroit.»

Le 6 décembre, d'Artagnan remit, sur un ordre du roi, Fouquet, son médecin et son valet de chambre à la garde de M. de Talhouet[1189], enseigne des gardes du corps, et partit d'Amboise pour conduire Pellisson à la Bastille; le 12 décembre, Pellisson fut enfermé dans cette prison d'État, sous la garde de M. de Bessemaux, qui en était gouverneur[1190].

Peu de temps après, M. de Talhouet reçut ordre de conduire Fouquet à Vincennes. Il en informa immédiatement son prisonnier. Celui-ci parut d'abord surpris et affligé de cet ordre. Il insista auprès de M. de Talhouet pour savoir dans quel but on le transférait dans un lieu voisin de celui qu'habitait le roi. Ce changement devait-il améliorer sa position ou la rendre plus fâcheuse? M. de Talhouet s'efforça de calmer ses inquiétudes et lui adressa quelques paroles d'encouragement.

Ce fut seulement le 25 décembre que le prisonnier quitta le château d'Amboise. Il fut placé dans un carrosse, où entrèrent avec lui Pecquet, son médecin; La Vallée, son valet de chambre; M. de Talhouet; Batine, maréchal de la compagnie des mousquetaires; Bonin et Blondeau, qui avaient amené le carrosse à Amboise. Vingt six mousquetaires les escortaient. Le carrosse traversa Blois et s'arrêta à Saint-Laurent-des-Eaux, où Fouquet coucha. Les étapes suivantes eurent lieu à Orléans, à Toury, à Étampes et à Corbeil. Enfin, le 31 décembre, Fouquet arriva à Vincennes. Il aperçut, en passant, sa maison de Saint-Mandé, et ne put s'empêcher de dire qu'il aimerait mieux prendre à gauche qu'à droite; mais il ajouta que, puisqu'il avait été assez malheureux pour déplaire au roi, il devait se résigner et prendre patience[1191].

On remarqua que, sur toute la route, les populations se montrèrent très-hostiles à Fouquet. Elles le poursuivaient de leurs injures et de leurs menaces. Vainement les gardes s'efforçaient de les écarter, elles s'acharnaient contre lui, et Fouquet entendit les imprécations dont elles l'accablaient. «Ce qu'il supporta, ajoute le récit officiel, avec beaucoup de courage et de résolution.» Déjà, à Angers, la même irritation avait éclaté contre le surintendant. Comme d'Artagnan veillait avec grand soin sur son prisonnier, le peuple s'écriait: «Ne craignez pas qu'il s'échappe; nous l'étranglerions plutôt de nos mains.» Ce fut d'Artagnan lui-même qui raconta ce détail à Olivier d'Ormesson[1192].

Fouquet fut enfermé dans la première chambre du donjon du château de Vincennes, qu'on garnit, ainsi que les cabinets qui en dépendaient, de meubles tirés de la maison de Saint-Mandé. Pecquet et la Vallée, les fidèles serviteurs de Fouquet, continuèrent de partager sa captivité. M. de Talhouet était chargé, avec vingt-quatre mousquetaires, de garder l'intérieur du château. M. de Marsac, lieutenant au gouvernement de Vincennes et capitaine-lieutenant de la compagnie des petits mousquetaires, devait veiller à la sûreté des portes et de l'extérieur du château. Cette division des pouvoirs donna lieu à des conflits entre MM. de Talhouet et de Marsac. Comme ils ne pouvaient s'entendre pour l'exécution des ordres qu'ils avaient reçus, le roi résolut de remettre à d'Artagnan la garde des prisonniers et lui enjoignit de s'en charger, le 3 janvier 1662.

Le lendemain, d'Artagnan se rendit au donjon de Vincennes avec cinquante mousquetaires de sa compagnie et deux maréchaux des logis. M. de Marsac lui remit la garde de la place, et M. de Talhouet remit également entre ses mains Fouquet, son médecin et son valet de chambre. Jusqu'en 1663, Fouquet resta au donjon de Vincennes; ce fut là que vinrent l'interroger les commissaires de la Chambre de justice que Louis XIV avait instituée pour prononcer sur son sort. Ce fut de là aussi qu'il adressa à sa femme le billet suivant daté du 25 janvier 1662: «Le roi m'a permis de vous écrire ce mot pour vous adresser ce diamant que je vous supplie de faire vendre, et du prix en provenant donner un tiers au grand hôpital et les autres deux tiers en autres œuvres pies, telles que vous jugerez meilleures, soit à des pauvres honteux, soit à délivrer des prisonniers, ou autres emplois semblables; le prix doit être au moins de quinze mille francs. Néanmoins, après l'avoir fait voir à plusieurs orfèvres et autres personnes qui s'y connaissent, vous en tirerez ce que vous pourrez; mais il vaut davantage. Je vous prie de donner un reçu à M. d'Artagnan du diamant comme il vous l'a remis entre les mains pour être employé en aumônes, afin que vous n'en soyez pas chargée.

«Je fais état de prendre demain du quinquina, et ensuite être quitte de ma fièvre quarte, dont il ne reste plus guère; je vous supplie de prier Dieu qu'il me donne ce qui m'est nécessaire, et je le conjure de vous conserver.»

CHAPITRE XLIII

—DÉCEMBRE 1661—

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