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Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet

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ADDITIONS ET CORRECTIONS, Tome I.

Préface, page 2. Il faut ajouter aux ouvrages relatifs au surintendant Fouquet, cités dans la préface, la Vie de Nicolas Fouquet, par d'Auvigny, dans le tome V des Vies des hommes illustres.

Page 4, ligne 21. Premier écuyer de la petite écurie, sez: Premier écuyer de la grande écurie.

Page 6, à la fin de la note 1. ajoutez: à l'Appendice du tome Ier.

Page 7, titre courant, lisez 1615, au lieu de 1515.

Page 7, ligne avant-dernière, lire: pour le fils, au lieu de: par le fils.

Page 11, note 1, lisez 565, au lieu de 563.

Page 26, ligne 16, lisez: que, au lieu de: qu.

Page 33, ligne 10, lisez: c'est, au lieu de: c'es.

Page 65, note 1, ajoutez un point après mémoires et avril. Page 65, note 2, a femme, lisez la femme.

Page 85, note 1. lisez: fº 296 et suiv. au lieu de: fº 296 sq.

Page 88, note 2. ôtez la virgule après Fouquet.

Page 90, ligne 27, lisez: saisies au lieu de saisi.

Page 120, ligne 24, lisez inflammables, au lieu de: enflammables.

Page 152, note 3 et page 156 note 1. lisez: Dubuisson-Auberay, au lieu de Dubuisson-Aubernay et Dubuisson-Auberay.

Page 235, note 1, dernier vers de la citation tirée de Loret, lisez: Autant que l'on le aurait être.

Page 247, ligne 14, mettre une virgule après le mot charge.

Page 255, ligne 25, ôter la virgule après le mot occasion.

Page 257, ligne 7, lisez. Et pour, au lieu de: Et que pour.

Page 308, ligne 14, canal de Loire est pour canal de Briare et non canal de Loing, comme on l'a mis dans la note.

Page 315, ligne 23, de Vendôme, lisez: M. de Vendôme.

Page 361. note 2. Voy. lettres du 9 décembre 1664 et du 29 avril 1672, lisez: Voy. la lettre du 29 avril 1672.

Page 364. ligne avant-dernière: Jamais surintendant ne trouva de cruelles est un vers de Boileau, Sat. viii, v. 208.

Page 402. ligne 12, au lieu de: Les mesures prises par le surintendant n'allaient à rien moins qu'à etc., lisez: Les messures prises par le surintendant n'allaient pas à moins qu'à, etc.

Page 404. ligne 12, Treseson, lisez partout: Trécesson.

Page 431. note 1 Dernier vers de la citation de Loret, au lieu de: imitable, lisez: inimitable.

Page 440, ligne 1er et note 1. au lieu de: Jacques Graindorge de Prémont, dont il est question dans cette note, il faut lire: Charles le Sart, seigneur de Prémont, qui fut dans la suite chambellan de Monsieur, frère de Louis XIV.

Page 441, note 3. Je n'avais pu déterminer exactement la position des Pressoirs. Voici des notes qui viennent de M. Aubergé, notaire à Fontainebleau, et qui donnent sur ce point les détails les plus complets: «L'hôtel des Pressoirs du Roy est une maison ainsi nommée à cause de deux pressoirs et cuves que l'on voit dans un grand corps de bâtiment situé sur le bord de la rivière de Seine, du côté de la Brie, à cinq quarts de lieue de Fontainebleau, et que les chiffres et devises de François Ier que l'on y voit sur les murs font attribuer à ce roi, qui, chassant, dit-on, dans la forêt un cerf qui passa l'eau à l'endroit où est bâtie cette maison, et ayant une soif extrême, envoya dans une maison voisine demander du vin, qui lui parut si bon, qu'il acheta aussitôt cinquante arpens de terre et plus, de l'endroit d'où on lui dit qu'il provenoit; les fit planter de nouvelles vignes choisies dans les vignobles de France les plus exquis, et fit bastir ces cuves et pressoirs que l'on nomma Pressoirs du Roy.

«On conserve en cette maison le lit de la belle Gabrielle d'Estrées, qui y logeoit souvent avec Henry.»

(Extrait de la Description historique de Fontainebleau,
par l'abbé Guilbert. Paris, 1751, 2 vol.; t. II, p. 144.)

«Cette maison (les Pressoirs du Roy) fut vendue par Henry le Grand à Nicolas Jacquinot, son premier valet de chambre, le dernier jour de décembre 1597. Depuis ce temps-là, le sieur Jacquinot et ses descendants en ont toujours joui jusqu'au 25 juin 1732, époque à laquelle Claude-Anne de Breuillard de Coursan, seul héritier de défunte Marie-Anne Jacquinot, veuve de Charles de Barville, vendit cette maison et les héritages qui en dépendaient à Philippe le Reboullet, trésorier de feu monseigneur le comte de Toulouse, qui y fit des dépenses considérables.

«Elle est passée ensuite dans la maison Dusaillan, et aujourd'hui (1857) elle appartient à M. le comte de Traversay.»

(Extrait de la Salamandre ou Histoire abrégée de Fontainebleau,
par Mion, p. 149. Fontainebleau, 1857, 1 vol. in-12.)

«Aujourd'hui, les Pressoirs sont une maison de campagne sur la rive droite de la Seine, dépendant de la commune de Samoreau, canton de Fontainebleau.

«Les Pressoirs n'ont jamais appartenu a Fouquet. Ils étaient possédés au temps de sa splendeur par la famille Jacquinot, ainsi qu'on l'a vu ci-dessus. Il a pu y venir, comme le témoigne mademoiselle de Scudéri, dans les voyages qu'il faisait à Fontainebleau avec la cour. Il existe au château de Fontainebleau un corps d'hôtel, appelé la Surintendance des Finances, qui servait au logement exclusif du surintendant. Le nom de Fouquet, comme souvenir de cette destination, s'y rattache particulièrement.»

Page 452, ligne 7. En 1658, la Fontaine adressa à Fouquet une longue épître dédicatoire pour lui offrir son poème d'Adonis[681]. «Votre esprit, lui disait-il, est doué de tant de lumières, et fait voir un goût si exquis et si délicat pour tous nos ouvrages, particulièrement pour le bel art de célébrer les hommes qui vous ressemblent avec le langage des dieux, que peu de personnes seroient capables de vous satisfaire.» Plus loin, la Fontaine, parlant des sentiments de tout ce qu'il y a d'honnêtes gens en France pour Fouquet, dit: «Vous les contraignez par une douce violence de vous aimer.» Il termine en rappelant avec quelle vivacité l'affection générale pour Fouquet avait éclaté à l'occasion de la maladie que le surintendant avait éprouvée en 1658, et dont nous avons parlé ci-dessus, p. 394-395.

fin du premier volume.

MÉMOIRES

SUR LA VIE PUBLIQUE ET PRIVÉE

DE FOUQUET

SURINTENDANT DES FINANCES

ET SUR

SON FRÈRE L'ABBÉ FOUQUET

D'APRÈS SES LETTRES ET DES PIÈCES INÉDITES

CONSERVÉES

A LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE

PAR

A. CHÉRUEL

INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE

TOME SECOND

CHAPITRE XXV

—1659—

Mort de Servien (17 février 1659).—Fouquet est nommé seul surintendant des finances (21 février).—Son frère, Louis Fouquet, est nommé évêque d'Agde (mars).—François Fouquet devient archevêque de Narbonne.—Son entrée dans cette ville (mai).—Mazarin visite Vaux (juin).—Fouquet reçoit la cour dans ce château (juillet).—Il est attaqué par Hervart, contrôleur général des finances, et par Colbert.—Fouquet arrive à Bordeaux, où se trouvait la cour, et découvre les projets de ses ennemis (octobre).—Il envoie Gourville à Saint-Jean de Luz, où se trouvait Mazarin, et s'y rend lui-même peu de temps après.—Lettre de Mazarin à Colbert (20 octobre) sur sa conversation avec le surintendant.—Réponse de Colbert (28 octobre).—Mazarin remet la décision à l'époque où il aura rejoint la cour.—Signature de la paix des Pyrénées (7 novembre).

L'année 1659 marque le plus haut point de la grandeur de Fouquet. Servien, son collègue dans la surintendance, avait toujours conservé le premier rang, et, quoique souvent dupe des ruses de Fouquet, il le tenait en bride. Mais Servien étant mort le 17 février 1659, Nicolas Fouquet fut nommé quatre jours après seul surintendant, et les termes dont se servit le roi, pour lui conférer la direction absolue des finances, ajoutèrent encore à cette éclatante faveur[682]. La lettre royale adressée à Nicolas Fouquet s'exprimait ainsi: «Le poids et la difficulté de l'administration des finances augmentant tous les jours par les dépenses extraordinaires auxquelles la continuation de la guerre nous oblige, et étant arrivé le décès du sieur Servien, auquel, conjointement avec vous, nous en avions commis la surintendance, nous aurions lieu de penser au choix d'un sujet capable de remplir la place qu'il occupait, si la confiance que nous avons en votre fidélité, éprouvée pendant six années en cette fonction, la preuve[683] et le zèle que vous y avez fait connaître, l'assiduité et la vigilance que vous y avez apportées, avec l'expérience que vous avez acquise et l'épreuve que nous avons faite de votre conduite en cet emploi et en plusieurs autres occasions pour notre service, ne nous donnaient toute assurance que non-seulement il n'est pas nécessaire de partager les soins de cette charge et de vous en soulager par la jonction d'un collègue, mais aussi qu'il importe au bien de notre dit État et de notre service, pour la facilité des affaires et la promptitude des expéditions, que l'administration de nos finances ne soit pas divisée, et que, vous étant entièrement commise et à vous seul, nous en soyons mieux servi, et le public avec nous.»

Peu de jours après cette déclaration si honorable et si avantageuse pour Fouquet, son frère Louis Fouquet, qui était depuis plusieurs années coadjuteur d'Agde, fut sacré évoque dans la maison professe des jésuites[684]. Nous avons déjà vu que Louis Fouquet, qui était conseiller au parlement de Paris, avait été pourvu de la coadjutorerie d'Agde; mais le sacre n'eut lieu qu'au mois de mars 1659. Loret en parle dans sa gazette du 8 mars:

Dimanche, dans les Jésuites,
Ce prélat si plein de mérites,
Par le monde tant estimé,
Évoque d'Agde étant nommé,
Prélat d'esprit extr'ordinère. (sic),
Dont monseigneur Fouquet est frère,
De sa maison digne ornement.
Fui sacré solennellement
Par le pasteur de Rothomage[685],
Qu'on tient fort savant et fort sage,
Ayant alors pour assistants
Deux autres prélats importants,
Et de vertu considérée,
Savoir Évreux et Césarée.

Diverses gens, en quantité,
Furent à la solennité
De cette action que j'annonce.
Entre autres monseigneur le Sonce,
Dont l'esprit est tout à fait lion,
Et l'illustre Armand de Bourbon[686]
Avec son aimable princesse.
Miroir d'honneur et de sagesse,
Et pleine d'autant de bonté
Qu'aucune de sa qualité.
Le surintendant des finances,
Si propre à servir les puissances,
Et si bien intentionné,
Qui dudit évêque est l'aîné,
Et ceux de son noble lignage
Virent aussi de bon courage
Ce sacre qui certainement
Excita grand contentement
En toute la belle assemblée,
Qui d'allégresse en fut comblée,
Et jugea, de belle hauteur,
Qu'un jour cet aimable pasteur
Serait, par sa prudence exquise,
Un des ornements de l'Église.

Le frère aîné des Fouquet, François, ne tarda pas à céder à son frère le siége d'Agde, et prit lui-même, après la mort du titulaire, possession du siége de Narbonne, dont il était coadjuteur. Cet archevêché était un des plus anciens et des plus importants de la France; il avait la primatie du Languedoc. L'archevêque de Narbonne était de droit président des états de la province et un des principaux dignitaires ecclésiastiques du royaume. C'est encore à Loret que nous devons des renseignements sur l'avènement de François Fouquet au siège archiépiscopal:

L'ancien pasteur de Narbonne,
Qui fut grand docteur de Sorbonne,
Zélé, de tout temps, pour la loi,
Pour Dieu, pour l'État, pour le roi,
Le ferme appui des catholiques,
Le modèle des politiques,
Et bref, homme de haut crédit,
Est aussi mort, à ce qu'on dit.
On me l'a dit, et la nouvelle
En est si vraie et si réelle,
Que monsieur son coadjuteur,
Autre mémorable pasteur,
Que le ciel à jamais bénisse!
Acceptant ce beau bénéfice,
En a fait à Sa Majesté
Le serment de fidélité.
Mais pour t'instruire davantage,
Lecteur, touchant ce personnage,
C'est ce prélat sage et savant,
Évêque d'Agde ci-devant,
Qui, n'ayant pas encor neuf lustres,
Est l'aîné des Fouquets illustres,
Tous cinq hommes très-excellents,
Possédant tous de beaux talents.
Et toute la vertu requise
Pour servir l'État et l'Église.

La lettre du 17 mai raconte l'entrée de l'archevêque dans la ville de Narbonne:

De l'archevêque de Narbonne
Nous avons nouvelle assez bonne,
A savoir qu'avec grand éclat
On a reçu ledit prélat
Dans cette ville florissante,
Antique et toutefois charmante,
Et la plus belle, en vérité,
De son archépiscopauté.
Par discours valant des oracles,
Par quantité de beaux spectacles,
Musiques, canons et clairons,
Messieurs du clergé, les barons,
Et mêmement la populace
Ont témoigné de bonne grâce
A cet archevêque nouveau,
Digne un jour du rouge chapeau.
L'allégresse vraie et non feinte
Qui dans leurs cœurs était empreinte.
Monsieur le comte de Quincé[687],
Brave guerrier et bien sensé,
Escorté de cent gentilshommes,
Et, du moins, d'autant d'autres hommes,
Lui fut au-devant assez loin.
Et, venu qu'il fut, prit le soin
De faire un banquet magnifique
A ce grand ecclésiastique,
L'appui, dans cette région,
De la bonne religion.
Enfin par tout son diocèse
Tout le monde a paru fort aise
D'avoir pour digne directeur
Ce candide et sage pasteur,
Dont le lignage ou la famille
En de rares hommes fourmille,
Tous capables d'un haut emploi,
Et tous grands serviteurs du roi.

En même temps que la famille de Fouquet prenait possession de ces hautes dignités ecclésiastiques, le surintendant recevait Mazarin et la cour dans sa splendide demeure de Vaux. Le cardinal s'y arrêta au mois de juin, lorsqu'il partit de Paris pour se rendre à Saint-Jean-de-Luz. La cour, qui devait aller s'établir à Bordeaux pendant les mois d'août et de septembre, vint à son tour visiter le château de Vaux, et fut traitée magnifiquement par le surintendant:

Durant mon séjour au château,
Comme est dit, de Fontainebleau.
Cette ravissante demeure,
J'entendais parler à toute heure,
Mais non sans admiration,
De la belle réception,
A jamais, dit-on, mémorable,
Et du festin incomparable,
Poli, délicat, abondant,
Que monsieur le surintendant,
Qui sait user avec largesse
De ses biens et de sa richesse,
Fit à Leurs Majestés dans Vaux,
Où par cent régales nouveaux,
Dont on peut garnir une table.
Et par un ordre inimitable.
Où ne survint nul désarroi,
Il charma la reine et le roi,
Et toute leur nombreuse suite,
Qui fut volontiers introduite
Dans cette admirable maison,
Dont on peut dire avec raison,
Que merveilleuse elle doit être,
Aussi bien que son sage maître,
Digne, sans mentir, d'être aimé,
Et qui fut alors estimé
La merveille des magnifiques
Aussi bien que des politiques.

Fouquet, délivré d'un collègue dont la sévérité et la haute réputation le retenaient, s'abandonna de plus en plus à ses goûts de dépense et à ses passions effrénées. De là une administration dont les désordres provoquèrent des plaintes très-vives, qui parvinrent jusqu'à Mazarin. Un des financiers qui paraissait avoir le plus de crédit, le contrôleur général Hervart[688], écrivait au cardinal, le 22 juillet 1659[689]: «Je me suis donné l'honneur, monseigneur, d'écrire à Votre Éminence, le 22 du mois passé, que j'estimais nécessaire de différer les publications et adjudications des fermes jusqu'à son retour. Je suis dans les mêmes sentiments, et je crois, monseigneur, d'être obligé d'avertir Votre Éminence que, aussitôt qu'elle a été partie, M. le surintendant est rentré dans son naturel et a repris la conduite qu'il tenait lorsqu'elle était à Lyon. Il m'ôte, autant qu'il peut, la connaissance et confond le passé avec le présent, afin que je ne puisse distinguer ce qui est légitimement dû d'avec ce qui ne l'est pas, et que personne ne puisse voir clair dans les finances que lui et ses créatures. Votre Éminence jugera par là, s'il lui plaît, s'il est à propos qu'elle en écrive, ainsi qu'elle avait résolu de faire avant son départ. Je la supplie seulement de me faire la grâce de m'ordonner comment elle veut que j'agisse.»

Mazarin n'avait pas assez de confiance dans Hervart pour donner suite à ses plaintes. Nous verrons même plus loin qu'il le regardait comme un homme vaniteux et sur lequel on ne pouvait faire aucun fonds. Aussi le surintendant continua-t-il à se livrer à ses goûts de faste et de prodigalité. Les plaisirs, auxquels il s'abandonnait, furent troublés cependant par un malheur domestique et par des avis qu'il reçut de la cour. Au commencement de septembre, un de ses fils mourut; c'est une lettre de madame Scarron à madame Fouquet qui nous en instruit. Elle écrivait, le 4 septembre 1659, à sa protectrice[690]:

«Madame,

«La perte que vous venez de faire est une perte publique, par la part que la cour et la ville y prennent. Si quelque chose pouvait en adoucir l'amertume, ce serait sans doute la preuve que ce triste événement vous donne de l'estime que toute la France a pour vous et pour monseigneur le surintendant. La mort du duc d'Anjou[691] n'aurait pas été plus pleurée. Pour moi, madame, qui suis votre redevable à tant de titres, j'ai bien plus besoin de consolation que je ne suis en état d'en donner. J'aimais cet enfant avec des tendresses infinies; j'avais souvent lu dans ses yeux une félicité et une gloire à laquelle Dieu n'a pas voulu qu'il parvint. Que son saint nom soit béni! Le ciel vous l'a ravi, madame; il ne vous l'a ravi que pour le rendre plus heureux.»


Quant au danger qui menaçait Fouquet du côté de la cour, ce fut Gourville qui l'en avertit. Colbert, qui, comme nous l'avons vu, était devenu le principal confident de Mazarin, se joignit à Hervart pour accuser le surintendant. Dans un Mémoire qu'il adressa à Mazarin[692], il demandait l'établissement d'une chambre de justice tout à fait semblable à celle qui fut instituée après l'arrestation de Fouquet. Colbert proposait de choisir dans chaque parlement du royaume un conseiller, et d'en former une chambre de justice, où siégeraient également plusieurs maîtres des requêtes et des magistrats de la chambre des comptes, de la cour des aides et du grand conseil. Toutes les affaires de finances, les baux des fermes, la gestion du surintendant et des trésoriers de l'épargne, devaient être déférés à ce tribunal investi d'une autorité souveraine.

Fouquet, qui avait des espions partout et entre autres dans les postes, fut informé des attaques dirigées contre lui par Hervart et Colbert; il parvint même à se procurer le projet présenté par ce dernier au cardinal[693]. Il se hâta d'envoyer Gourville, un de ses principaux confidents, à Saint-Jean-de-Luz[694], pour se plaindre à Mazarin de ce qu'il appelait un complot tramé contre lui[695]. Le cardinal était alors tout occupé de la négociation qui devait, en rendant la paix à l'Europe, élever la France au premier rang des nations. Cependant il écouta Gourville, qui, si l'on en croit ses Mémoires[696], s'acquitta avec dextérité de sa mission. Il représenta au cardinal qu'il courait des bruits fâcheux pour le surintendant; on parlait d'une cabale qui se formait contre lui et qui ne tendait pas à moins qu'à lui enlever la direction des finances. Gourville, sans nommer Colbert, insinua adroitement qu'il n'était pas étonnant qu'un poste aussi éminent que celui de Fouquet excitât l'envie, et qu'il n'était point de démarches que l'on ne fit pour s'y élever. Il termina en disant qu'il était à craindre que ces bruits n'ébranlassent le crédit du surintendant et ne l'empêchassent de trouver de l'argent, dont on avait si grand besoin. Mazarin fut surtout touché de cette dernière considération, et, sans vouloir encore se prononcer, il parut écouter Gourville favorablement. Cependant ce dernier crut le cas assez pressant pour se rendre à Paris auprès du surintendant[697] et l'amener à Saint-Jean-de-Luz.

Fouquet arriva dans cette ville le 17 octobre[698], et se plaignit vivement à Mazarin de la conduite d'Hervart; mais il eut soin de ménager Colbert. Il réussit à ramener complètement le cardinal, qui, en se séparant de lui, le 20 octobre, écrivit à Colbert[699]: «Je vous dirai que M. le surintendant m'a fait des plaintes des discours qu'Hervart tenait à son préjudice, disant à ses plus grands confidents que lui, surintendant, sortirait bientôt des finances; que c'était une chose résolue; qu'il agissait en cela de concert avec vous et que vous l'aviez conseillé de tenir le tour bien secret. M. le surintendant m'a ajouté que, vous ayant pratiqué longtemps, il avait eu le moyen de vous connaître un peu, et qu'il se doutait que vous n'aviez plus pour lui la même affection que par le passé, s'étant aperçu depuis quelque temps que vous lui parliez froidement, quoiqu'il n'y eût pas donné sujet; qu'il avait, au contraire, pour vous la dernière estime et souhaitait avec passion avoir votre amitié, sachant d'ailleurs l'affection et la confiance que j'avais en vous. Sur quoi il s'est fort étendu, ne lui étant pas échappé une parole qui ne fût à votre avantage, et se plaignant seulement de la liaison en laquelle vous étiez entré avec Hervart et l'avocat général Talon à son préjudice, et d'autant plus que vous ne pouviez pas douter que je n'avais qu'un mot à dire pour qu'il me remît non-seulement la surintendance, mais la charge de procureur général.

«Je lui témoignai être étonné de ce qu'il me disait, puisque je n'en avais pas la moindre connaissance, et qu'au contraire je pouvais répondre que vous m'aviez toujours parlé de lui comme de la personne du monde dont vous estimiez le plus les grandes lumières et talents. Il m'a répliqué qu'il savait de source certaine tout ce qu'il m'avait dit, et qu'en outre Hervart vous avait donné plusieurs Mémoires, et que, si je n'en avais reçu touchant les finances, je le devais recevoir bientôt; car il était assuré que vous y travailliez.

«Ce sont les paroles précises qu'il m'a dites, et vous pouvez aisément vous imaginer à quel point j'en ai été surpris. Mais je me suis démêlé ensuite de tout cela de telle sorte, que le surintendant est demeuré persuadé que vous ne m'aviez rien mandé à son préjudice. Vous pouvez parler et vous éclaircir avec lui en cette conformité; car je reconnais qu'il souhaite furieusement de bien vivre avec vous et de profiter de vos conseils, m'ayant dit qu'autrefois vous les lui donniez avec liberté, ce que vous ne faites plus depuis quelque temps. Hervart n'a jamais été secret, et, par le motif d'une certaine vanité qui n'est bonne à rien, il dit à plusieurs personnes tout ce qu'il sait, et je ne doute pas que ces discours n'aient donné lieu au surintendant de pénétrer les choses qu'il m'a dites.»

Colbert jugea, avec plus de raison, que Fouquet n'avait été instruit que par une indiscrétion de quelque agent de la poste. La réponse qu'il adressa à Mazarin est pleine de bon sens et de vraie dignité; elle rappelle ses relations antérieures avec le surintendant, les causes qui les ont interrompues, et fait connaître la conduite qu'il tiendra à son égard. Cette lettre mérite d'être citée textuellement; elle est datée de Nevers, 28 octobre 1659: «Je reçus hier à Decize les dépêches de Votre Éminence, auxquelles je ferai double réponse. Celle-ci servira, s'il lui plaît, pour le discours fait par M. le procureur général et le Mémoire que j'ai envoyé à Votre Éminence. Il est vrai, monseigneur, que j'ai entretenu une amitié assez étroite avec lui depuis les voyages que je fis, en 1650, avec Votre Éminence[700], et que je l'ai continuée depuis, ayant toujours eu beaucoup d'estime pour lui, et l'ayant trouvé un des hommes du monde le plus capable de bien servir Votre Éminence et de la soulager dans les grandes affaires dont elle est surchargée. Cette amitié a continué pendant tout le temps que M. de Servien a eu la principale autorité dans les finances, et souvent j'ai expliqué à Votre Éminence la différence que je faisais de l'un à l'autre.

«Mais dès lors que, par le partage que Votre Éminence fit en 1655[701], toute l'autorité des finances fut tombée entre les mains du procureur général, et que, par la succession des temps, je vins à connaître que sa principale maxime n'était pas de fournir, par économie et par ménage, beaucoup de moyens à Votre Éminence pour étendre la gloire de l'État, et qu'au contraire il n'employait les moyens que cette grande charge lui donnait qu'à acquérir des amis de toute sorte et à amasser, pour ainsi dire, des matières pour faire réussir, à ce qu'il prétendait, tout ce qu'il aurait voulu entreprendre, et même pour se rendre nécessaire; en un mot, qu'il a administré les finances avec une profusion qui n'a point d'exemples: à mesure que je me suis aperçu de cette conduite, à mesure notre amitié a diminué. Mais il a eu raison de dire à Votre Éminence que je me suis souvent ouvert à lui et que je lui ai même donné quelques conseils, parce que, pendant tout ce temps-là, je n'ai laissé passer aucune occasion de lui faire connaître, autant que cette matière le pouvait permettre, combien la conduite qu'il tenait était éloignée de ses propres avantages; qu'en administrant les finances avec profusion, il pouvait peut-être amasser des amis et de l'argent, mais que cela ne se pouvait faire qu'en diminuant notablement l'estime et l'amitié que Votre Éminence avait pour lui; au lieu qu'en suivant ses ordres, agissant avec ménage et économie, lui rendant compte exactement, il pouvait multiplier à l'infini l'amitié, l'estime et la confiance qu'elle avait en lui, et que, sur ce fondement, il n'y avait rien de grand dans l'État, et pour lui et pour ses amis, à quoi il ne pût parvenir.

«Quoique j'eusse travaillé inutilement jusqu'en 1657, lorsqu'il chassa Delorme[702], je crus que c'était une occasion très-favorable pour le faire changer de conduite; aussi redoublai-je mes diligences et mes persuasions, lui faisant connaître qu'il pouvait rejeter toutes les profusions passées sur Delorme, pourvu qu'il changeât de conduite, et lui exagérant fortement tous les avantages qu'il pourrait tirer d'une semblable conjoncture. Je ne me contentai pas de faire toutes ces diligences; je sollicitai encore M. Chanut[703], pour lequel je sais qu'il a estime et respect, de se joindre à moi, l'ayant trouvé dans ces mêmes sentiments.

«Je fus persuadé pendant quelque temps qu'il suivait mes avis, et, pendant tout ce temps, notre amitié fut fort réchauffée; mais, depuis, l'ayant vu retomber plus fortement que jamais dans les mêmes désordres, insensiblement je me suis retiré, et il est vrai que, depuis quelque temps, je ne lui parle plus que des affaires de Votre Éminence, parce que je me suis persuadé qu'il n'y a rien qui le puisse faire changer. Mais il est vrai qu'il n'y a rien que j'aie tant souhaité et que je souhaite tant que de voir le procureur général quitter ses deux mauvaises qualités, l'une de l'intrigue et l'autre de l'horrible corruption dans laquelle il s'est plongé, parce que, si ses grands talents étaient séparés de ces deux grands défauts, j'estime qu'il serait très-capable de bien servir Votre Éminence.

«Quant à ma liaison avec MM. Hervart et Talon, dont il a parlé à Votre Éminence, je ne saurais lui désirer un plus grand bien et un plus grand avantage que d'être éloigné de toutes liaisons de ces deux côtés autant que je le suis. Je suis fortement persuadé, et par inclination naturelle et par toute sorte de raisonnement, que la seule liaison que l'on puisse et que l'on doive avoir ne consiste qu'à bien servir son maître, et que toutes les autres ne font qu'embarrasser. Mais, quand je serais d'esprit à chercher ces liaisons, la dernière personne avec qui j'en voudrais faire, ce serait M. Hervart, pour lequel je n'ai jamais conservé aucune estime. Pour M. Talon[704], il est vrai que j'ai beaucoup d'estime pour lui et que je l'ai vu trois fois cet été à Vincennes, chez lui et en mon logis; mais aussi est-il vrai que j'ai cru qu'il était peut-être bon pour le service du roi et pour la satisfaction de Votre Éminence de garder avec lui quelques mesures pour le faire souvenir, dans les occasions qui se peuvent présenter, des protestations qu'il m'a souvent faites de bien servir le roi et Votre Éminence, pourvu qu'on lui fasse savoir dans les occasions ce qu'on désire de lui, avouant lui-même qu'il peut quelquefois se tromper.

«Pour ce qui est de la connaissance que le procureur général a témoigné avoir du Mémoire que j'ai envoyé à Votre Éminence, je puis lui dire avec assurance que, s'il le sait, il a été bien servi par les officiers de la poste[705], avec lesquels je sais qu'il a de particulières habitudes, n'y ayant que Votre Éminence, celui qui a transcrit le Mémoire et moi qui en ayons eu connaissance, et ne pouvant pas douter du tout de celui qui l'a transcrit, et qui, depuis seize ans, me sert avec fidélité en une infinité de rencontres plus importantes que celle-ci.

«Ce Mémoire n'a été fait sur aucun qui m'ait été donné par le sieur Hervart, duquel je n'en ai jamais voulu recevoir, ne l'estimant pas assez habile homme pour bien pénétrer une affaire et pour dire la vérité. Ce que Votre Éminence trouvera de bon dans ce Mémoire vient d'elle-même, n'ayant fait autre chose que de rédiger par écrit une petite partie des belles choses que je lui ai entendu dire sur le sujet de l'économie des finances. Pour ce qui est rapporté du fait de la conduite du surintendant, Votre Éminence sait tout ce que j'en ai pu dire, et je suis bien assuré qu'il n'y a personne en France qui souhaite plus que moi que sa conduite soit réglée en sorte qu'elle plaise à Votre Éminence et qu'elle puisse se servir de lui. Quant à tous les discours que le sieur Hervart a faits, et que le procureur général m'attribue en commun, et qu'il dit savoir de la source, je crois bien qu'il les sait du sieur Hervart, parce qu'il a des espions chez lui; mais je ne suis pas garant de l'imprudence de cet homme-là, avec lequel j'ai toujours agi avec beaucoup de retenue, m'étant aperçu, en une infinité de rencontres, qu'il se laisse souvent emporter à dire même tout ce qu'il avait appris de Votre Éminence.

«Si, dans ce discours et dans le Mémoire que j'ai envoyé à Votre Éminence, la vérité ne parait sans aucun fard, déguisement, envie de nuire ni autre fin indirecte de quelque nature que ce soit, je ne demande pas que Votre Éminence ait jamais aucune créance en moi, et il est même impossible qu'elle la puisse avoir, parce que je suis assuré que je ne puis jamais lui exposer la vérité plus à découvert et plus dégagée de toutes passions. Outre que Votre Éminence pourra le découvrir assez par le discours même, si elle considère que je ne souhaite la place de personne, que je n'ai jamais témoigné d'impatience de monter plus haut que mon emploi, lequel j'ai toujours estimé et estime plus que tout autre, puisqu'il me donne plus d'occasions de servir personnellement Votre Éminence, et que d'ailleurs, si j'avais dessein de tirer des avantages d'un surintendant, je ne pourrais en trouver un plus commode que celui-là; ce qui paraît assez clairement à Votre Éminence par l'envie qu'il lui a témoignée de vouloir bien vivre avec moi; Votre Éminence jugera, dis-je, assez facilement qu'il n'y a eu aucun autre motif que la vérité et ses ordres qui m'aient obligé de dire ce qui est porté par le Mémoire, et que les discours du sieur Hervart n'y ont aucun rapport.

«Quant à l'envie que M. le surintendant a fait paraître à Votre Éminence même de vouloir bien vivre avec moi, il n'y aura pas grand'peine, parce que, ou il changera de conduite, ou Votre Éminence agréera celle qu'il tient, ou Votre Éminence l'excusera par la raison de la disposition présente des affaires, et trouvera peut-être que ses bonnes qualités doivent balancer et même emporter ses mauvaises. En quelque cas que ce soit, je n'aurai pas de peine à me renfermer entièrement à ce que je reconnaîtrai être des intentions de Votre Éminence, lui pouvant protester devant Dieu qu'elles ont toujours été et seront toujours les règles des mouvements de mon esprit.»

Mazarin, tout entier aux négociations de la paix des Pyrénées, renvoya la décision de cette affaire à l'époque où il rejoindrait la cour. Il passa encore à Saint-Jean-de-Luz la fin d'octobre et une partie du mois suivant. La paix ne fut signée que le 7 novembre 1659, et ce fut alors seulement que le cardinal put s'éloigner de la frontière d'Espagne et aller rejoindre la cour, qui s'était rendue de Bordeaux à Toulouse.

CHAPITRE XXVI

—1659—

Pendant son séjour à la cour, Fouquet cherche à s'assurer de nouveaux partisans.—Son frère, l'évêque d'Agde, est nommé aumônier du roi.—Fouquet gagne Bartet.—Origine et caractère de ce dernier.—Sa vanité.—Son aventure avec le duc de Candale.—Erreur de Saint-Simon à son égard.—Bartet resta jusqu'à la mort de Mazarin un de ses confidents intimes; il l'avertissait de toutes les intrigues de cour.—Lettres qu'il écrivait de Bordeaux et de Toulouse au cardinal, pendant que ce dernier négociait à Saint-Jean-de-Luz.

Pendant son séjour à Bordeaux, Fouquet n'avait pas négligé de se concilier de nouveaux partisans. Il avait placé près du roi, en qualité d'aumônier, son frère l'évêque d'Agde. Madame de Beauvais, première femme de chambre de la reine, était depuis longtemps dans ses intérêts, et elle lit l'éloge du nouvel aumônier avec un empressement et une emphase qui manquèrent de mesure et d'adresse. Bartet, un des secrétaires du cabinet du roi, reçut une pension de Fouquet, et se donna au surintendant avec une ardeur qu'atteste sa correspondance. Comme les Mémoires de Saint-Simon donnent sur Bartet des renseignements qui manquent d'exactitude, il est nécessaire d'insister sur ce personnage, de montrer quelle était alors son importance et quelles furent ses relations avec Fouquet. Fils d'un paysan de Béarn, Bartet se fit remarquer de bonne heure par un esprit souple, délié, insinuant et en même temps entreprenant et audacieux[706]. Il ne tarda pas à s'élever au-dessus de la condition de ses pères. Dans un voyage qu'il fit à Rome, il trouva moyen de gagner la faveur de Casimir Wasa, qui devint roi de Pologne et nomma Bartet son résident à la cour de France. Son esprit plut à Mazarin, qui l'attacha à sa personne. Bartet le servit fidèlement. Pendant la Fronde, il portait au cardinal les dépêches de la reine Anne d'Autriche et rapportait les réponses de Mazarin. Il rivalisa, à cette époque, de fidélité et de dévouement avec l'abbé Fouquet[707]. Comme lui, il en fut récompensé après le triomphe du cardinal, devint secrétaire du cabinet et eut, comme notre abbé, la prétention d'aller de pair avec les plus grands personnages de la cour[708]. Fier de l'appui de Mazarin, il osa lutter contre le duc de Candale, fils du duc d'Épernon.

Le duc de Candale était, en 1655, un des plus brillants seigneurs de la France. Sa beauté, sa magnificence et l'éclat de ses aventures l'avaient mis en renom auprès des dames. Bartet, son rival en amour, cherchait à le déprécier. Il dit devant plusieurs personnes que, si l'on ôtait au duc de Candale ses longs cheveux, ses grands canons[709], ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galants[710], il serait moins que rien et ne paraîtrait plus qu'un squelette et un atome[711]. Le duc de Candale ne tarda pas à être informé de l'insolence de Bartet, et il s'en vengea avec une audace qui prouve combien les courtisans se croyaient alors au-dessus des lois. Il chargea un de ses écuyers, soutenu par une troupe armée, d'arrêter le carrosse de Bartet en plein jour, dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre, où se trouvaient plusieurs hôtels de grandes familles, et entre autres l'hôtel de Chevreuse. Bartet ne reçut pas la bastonnade, comme le dit Saint-Simon dans ses Mémoires[712]. Mais les gens du duc de Candale lui firent un affront encore plus sensible: pendant que les uns arrêtaient les chevaux et menaçaient le cocher de leurs armes, d'autres envahirent le carrosse, se saisirent de Bartet, lui arrachèrent son rabat, ses canons et ses manchettes, et lui coupèrent la moitié des cheveux et de la moustache. Ce fut le 28 juin 1655 qu'eut lieu cette aventure, qui peint les mœurs de l'époque.

Mazarin était alors absent de Paris. Bartet se hâta de lui envoyer son frère avec la lettre suivante: «Je dépêche mon frère à Votre Éminence pour lui rendre compte d'une malheureuse affaire qui m'est survenue ce matin. Je sortais à dix heures de chez M. Ondedei, à qui je n'avais point parlé, parce qu'il était avec l'évêque d'Amiens, et m'en allais dans mon carrosse avec deux petits laquais derrière. A l'entrée de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté du quai, j'ai vu venir à moi quatorze hommes à cheval, avec quelques valets à pied, tous armés d'épées, et de pistolets, et de poignards, qui ont crié à mon cocher qu'il arrêtât. J'ai tiré la tête à la portière et ai cru d'abord qu'ils me prenaient pour un autre, ne me sachant aucune méchante affaire; mais les ayant reconnus pour être des valets de chambre et des parents d'un conseiller[713] de la province dont je suis, avec qui j'ai une querelle de famille, il y a plus de dix ou douze ans, je n'ai plus douté qu'ils ne fussent là pour m'assassiner. Je leur ai donc demandé, comme ils sont venus à moi le pistolet et le poignard à la main, s'ils voulaient me tuer, et leur ai dit même qu'ils me trouvaient en fort mauvaise condition; mais deux d'entre eux sont montés dans mon carrosse, et ayant tiré des ciseaux, m'ont coupé le côté droit de mes cheveux, et m'ont arraché un canon, et s'en sont allés sans ajouter aucune voie de fait à cet outrage.

«Comme mes laquais, mon cocher, un de mes amis familiers qui était dans mon carrosse, et moi, les avons reconnus pour être des gens de mon pays, amis, parents et serviteurs de celui avec qui j'ai cette vieille querelle dont je viens de parler à Votre Éminence, je me suis retiré chez moi, et d'abord me suis pourvu par les voies de la justice, comme plus propres à ma profession et plus conformes à mon naturel. Je supplie donc Votre Éminence, monseigneur, que je demeure encore ici peut-être quinze jours qu'il faudra que j'emploie à faire les informations, qui sont déjà commencées, et mettre ma poursuite en état qu'elle puisse aller son chemin, par les formes de la justice, en mon absence. Ainsi je supplie encore Votre Éminence qu'il lui plaise d'ordonner à M. de Langlade qu'il serve ce commencement de quartier jusqu'à mon arrivée.

«Je demanderais à Votre Éminence la puissance de sa protection, si celle de la justice ordinaire ne suffisait pas, et si je ne croyais trouver au moins autant d'amis et de considération dans Paris qu'un homme de province qui est réduit à des assassins et à un assassinat. Il ne me reste donc qu'à demander en grâce à Votre Éminence qu'elle croie que je ne puis pas rien oublier au monde, de quelque nature qu'ils puissent être, des moyens honnêtes et légitimes pour la réparation de mon honneur, et pour venger un outrage dont l'impunité me rendrait méprisable dans le monde et bien indigne de l'honneur que j'ai d'être au roi par la libéralité de la reine et celle de Votre Éminence qui l'a produite, de celui que j'ai encore d'être ministre du roi de Pologne, et d'être cru au point que je suis serviteur de Votre Éminence et sous votre protection particulière en cette qualité-là.»

Bartet ne resta pas longtemps dans l'erreur sur le véritable auteur de l'attentat dont il avait été victime. Dès le 1er juillet, il écrivait à Mazarin: «Il m'est arrivé un bien plus grand malheur que celui dont je rendis compte à Votre Éminence avant-hier, par mon frère, puisque c'est M. de Candale qui dit avoir commandé l'assassinat que je croyais avoir été fait par ce conseiller de la province avec qui j'ai une querelle de famille. Il faut bien, monseigneur, que mes ennemis l'aient emporté sur son esprit d'un artifice bien terrible et qu'ils l'aient circonvenu bien cruellement pour moi, puisqu'ils lui ont persuadé divers discours qu'ils m'attribuent avec une si injuste précipitation, qu'ils ne lui ont pas seulement laissé le temps de les examiner, de les vérifier et de les tenir pour établis dans le monde. Ç'a donc été par ses propres domestiques et par d'autres gens de mon pays que je fus assassiné avant-hier, en la manière que j'ai pris la liberté de l'écrire à Votre Éminence.

«Dans la première interprétation de mes assassins et de mon assassinat, je ne demandais point à Votre Éminence une protection particulière, parce que la qualité de l'action même, celle de mon ennemi prétendu, et la justice ordinaire m'en donnaient une assez puissante. Mais aujourd'hui qu'un homme de la puissance, pour ainsi dire, et de la qualité de M. de Candale se vante publiquement de m'avoir fait assassiner, je n'ai presque point de protection à espérer après celle des lois, si le roi ne m'en donne une particulière par la faveur de Votre Éminence, par laquelle Sa Majesté laisse faire la justice ordinaire de son royaume, et comme son sujet et comme ayant l'honneur d'être son domestique, et encore résident à sa cour d'un roi étranger, qui me couvre du droit des gens, si inviolable en toutes les cours du monde.»

Bartet, après avoir rappelé les bruits qui avaient couru et excité contre lui la vengeance du duc de Candale, repousse les imputations calomnieuses, auxquelles ce seigneur n'aurait pas dû, disait-il, ajouter foi si légèrement. «Faire assassiner les gens, ajoute Bartet, sur un on dit qu'on n'établit point et dont il ne pourra jamais donner de preuve, est une manière de se faire justice à soi-même qui n'est pratiquée en aucun lieu de la terre. Il se plaint encore que je lui ai parlé chez M. de Nouveau[714], il y a un mois, avec irrévérence (c'est le mot dont il se sert). Cela est si vague et si général, qu'il n'y a point d'irrévérence qu'on ne se puisse forger tous les jours.»

Bartet explique ensuite qu'il ne s'agissait que d'une discussion grammaticale, pour savoir si on pouvait dire un esprit fretté. L'expression était attribuée à Bartet par le duc de Candale. Une précieuse, qui avait un grand renom d'esprit, madame Cornuel, demanda à Bartet ce qu'il pensait de cette locution[715]. Après s'être excusé sur son ignorance et sur son pays, en disant qu'un pauvre Gascon n'était guère fait pour prononcer sur la langue française, Bartet, qui se piquait néanmoins de littérature, déclara que l'expression lui semblait mauvaise, et aussitôt madame Cornuel de s'écrier que Bartet prétendait n'avoir jamais rien dit de semblable. Ce démenti donné au duc de Candale, et les discours contre ce seigneur que Bartet avait tenus en présence de Mazarin, avaient contribué à préparer la scène dont nous avons parlé.

Bartet ajoutait que le duc de Candale avait dit à un des gens qui avaient fait le coup, en présence d'un grand nombre de personnes de qualité: C'est moi qui l'ai ordonné; je le dis afin que tout le monde le sache, et si Bartet s'en prend à personne qu'à moi, je le ferai encore assassiner et tuer dans les rues, et s'il fait encore aucune poursuite, je le ferai assassiner et tuer. «Votre Éminence, continuait Bartet, qui sait si bien la science des rois, sait bien qu'ils ne parlent ni ne font comme M. de Candale, et les tyrans mêmes, qui font un usage tyrannique de l'autorité qui est légitime aux rois, n'en font point un de la qualité de M. de Candale. Je me mets donc, monseigneur, s'il vous plaît, sous la protection du roi par celle de Votre Éminence, et je la conjure par tous les endroits qui lui peuvent donner quelque sensible pour la disgrâce où je me trouve, de laisser faire la justice au parlement de Paris.»

Le cardinal parut compatir à l'affront de Bartet et lui promit de le soutenir. Mais il était alors engagé dans des affaires d'une tout autre importance, et il aurait craint d'offenser la noblesse en prenant trop vivement la défense d'un favori insolent, dont la vanité avait blessé toute la cour. Les contemporains riaient de l'avanie faite à Bartet. Madame de Sévigné en plaisante dans une lettre adressée à Bussy-Rabutin[716] et trouve le tour très-bien imaginé. On fit alors sur l'aventure de Bartet une chanson, dont on a retenu le couplet suivant:

Comme un autre homme
Vous étiez fait, monsieur Bartet;
Mais, quand vous iriez chez Prud'homme[717].
De six mois vous ne seriez fait
Comme un autre homme.

L'affaire en resta là, et Bartet chansonné fut réduit à avaler l'affront. Cependant il ne serait pas vrai de dire, avec Saint-Simon[718], que «là commença son déclin, qui fut rapide et court.» Bartet resta, au contraire, le confident de Mazarin[719]. Pendant le voyage de la cour à Bordeaux et à Toulouse, en 1659, il est en correspondance avec Mazarin, et ses lettres font connaître tous les détails des intrigues qui s'agitaient à la cour. Il écrivait, de Bordeaux, au cardinal, le 23 septembre 1659: «Le roi témoigne assez d'impatience pour son mariage[720], et disait à la reine, il y a trois jours, qu'il serait fort ennuyé, s'il le croyait différé encore longtemps. Il est certain que son esprit paraît fort libre et assez dégagé[721], et il semble qu'il s'affectionne bien plus qu'il ne faisait. Sans doute que la cessation des commerces[722], à laquelle Votre Éminence a mis la main si utilement, l'a mis en cet état et l'y maintient. C'est assurément pour lui une situation d'un grand repos. Sa santé était visiblement altérée et se sentait des impressions de son esprit.

«La cour grossit à cette heure si extraordinairement, qu'il ne se peut rien voir de plus en un lieu si éloigné de Paris. M. le duc de Guise, MM. d'Harcourt, M. de Langres, MM. d'Albret et de Roquelaure, comtes de Béthune, d'Estrées, de Brancas et cinquante autres particuliers de qualité, sont arrivés ici depuis peu, à trois ou quatre jours les uns des autres, et de la façon qu'ils parlent, je crois que M. le commandeur de Jars se trouvera seul dans Paris de tous les gens qui vont au Louvre, tous ceux qui y sont demeurés se disposant à venir ici.

«M. le duc de Guise s'en va voir M. le duc de Lorraine à la conférence et ne demeurera ici que très-peu de jours.

«Le roi va, à cette heure, à la comédie presque tous les soirs; il en fit représenter une le jour de la naissance de l'Infante; il prit un habit magnifique, fit faire un grand feu aux gardes françaises et suisses et à ses mousquetaires; tout le canon de la ville fut tiré. Il y eut grand bal où il dansa. L'on fit media noche[723], et il dit à la reine, n'y ayant que moi et deux personnes, que c'était le moins qu'il pouvait faire, puisqu'il était le principal acteur de la comédie, pour s'expliquer dans les mêmes termes que le roi d'Espagne.

«M. de Roquelaure perdit hier dix mille écus contre M. de Cauvisson au piquet. Celui-ci n'en gagna que deux mille; mais M. de Brancas, qui pariait pour lui, en gagna six mille[724]. M. de Roquelaure n'a joué que deux fois contre M. de Cauvisson, et il a perdu quarante mille francs qu'il a pariés. Je vous écris avec cette certitude, parce que je les lui ai vu perdre. Sa chère n'en est pas moins grande; car il la fait très-bonne.

«M. de Gourville est passé ici, qui a dit qu'il allait quérir M. le surintendant[725].

«M. de Langlade y est arrivé sans doute pour servir son quartier[726].

«M. de Vardes en est parti, il y a quatre jours, pour se rendre auprès de Votre Éminence et s'y tenir. Rien n'est égal à la manière dont il a parlé à tout le monde de ses intérêts, disant qu'il n'aurait jamais de volonté que celle de Votre Éminence et qu'il y était si résigné, qu'il prendrait le mal même pour le bien, quand il viendrait de la main et du choix de Votre Éminence. Il a édifié tout le monde par sa tristesse et par sa modestie[727].

«M. de Bouillon est arrivé de la campagne, où il était allé pour chasser quinze jours.

«Il arriva ici avant-hier des comédiens français; ils ont passé à la Rochelle. On les appelle les comédiens de mademoiselle Marianne[728] parce qu'elle les faisait jouer tous les jours. Ils vinrent hier chez la reine, comme elle entrait au cercle. Elle leur fit diverses questions à ce propos et les engagea à dire qu'il n'y avait jamais eu que mademoiselle Marianne qui les eût vus jouer, et que les demoiselles ses sœurs n'avaient jamais vu la comédie. Je regardai le roi, qui fit assurément les mêmes réflexions que Votre Éminence fait dans ce moment.

«M. de Noirmoutiers est ici, prêt à donner l'estocade à Votre Éminence pour la survivance du Mont-Olympe[729]. Il a envoyé monsieur son fils à Bayonne, pour faire le voyage de Madrid avec M. le maréchal de Gramont[730]. Il est fort alerte sur la nature de l'accommodement de M. le Prince[731], un chacun étant appliqué à voir s'il est fait de manière qu'il puisse établir entre vous de la confiance et de l'amitié, et Votre Éminence sait que ces messieurs-là (j'entends ses amis) ont plus d'intérêt que les autres gens à ces affaires-là par la manière dont ils sont restés avec M. le Prince. Je l'ai étonné ce matin au pied du lit du roi (car j'ai vu qu'il n'en savait rien), quand je lui ai dit que j'étais assuré que Caillet, par ordre de M. le Prince, avait été trouver Votre Éminence trois fois pour vous dire qu'il mettait aux pieds du roi toutes les grâces que les Espagnols lui voulaient faire, et qu'il n'en prétendait que de la bonté de Sa Majesté.

«Voilà, monseigneur, l'état de ce parti. Le marquis de Villeroi a toujours la dyssenterie avec un peu de fièvre; on n'en a point mauvaise opinion; mais M. Félix[732] m'a dit que ce qui ne serait point dangereux en un autre l'était en ce corps-là.»

Bartet suivit la cour à Toulouse, et là, aussi bien qu'à Bordeaux, il continua d'envoyer au cardinal une sorte de gazette, qui peint au naturel les mœurs et les caractères de cette époque. On y voit que Louis XIV, dominé par la comtesse de Soissons (Olympe Mancini), oubliait de plus en plus sa passion pour Marie Mancini. La politique de Mazarin, qui tenait le jeune roi comme prisonnier de ses nièces et l'enlaçait dans leurs chaînes, se montre à découvert dans les lettres de Bartet, aussi bien que les intrigues des femmes de chambre et leurs querelles devant la reine mère. Bartet écrivait à Mazarin, le 28 octobre: «Nous attendons la fin de ces éternelles conférences comme le Messie. Le roi se flatte qu'il n'y en aura plus que deux, l'une pour la signature, l'autre pour la séparation. Cette dernière m'a paru mystérieuse aux plis du visage de la reine et je jurerais que Votre Éminence y traitera avec D. Louis d'autres matières que de celles du congé, et que la reine en a connaissance. Rien n'est plus joli que ce que Votre Éminence écrit de la comédie et des acteurs; nous l'avons tous loué à la reine, et vous êtes ici tout comme si vous n'en étiez point absent; encore auriez-vous ici votre modestie contre vous, si vous étiez présent.

«La manière dont M. le duc de Lorraine s'est séparé du roi d'Espagne n'a point surpris la reine; car elle connaît ce prince en perfection; il prend mal son temps de bouder contre lui à cette heure que Votre Éminence nous fait de si bons amis.

«La reine attend avec grande impatience la lettre que M. le maréchal de Gramont lui a promise pour savoir ce qu'il pense de la beauté et des agréments de l'Infante.

«Le roi paraît en tout cela comme un homme curieux et rien de plus, et considère toutes ces choses plutôt comme nouvelles que comme de fort grandes choses; néanmoins, à mesure que le temps et les personnes s'approcheront, son esprit et son humeur s'échaufferont aussi, et il y sera plus appliqué, quand vous lui donnerez plus d'application étant ici, où personne ne prend soin ni de son humeur ni de son esprit, et où tout le monde ne cherche qu'à vivre, hors messieurs nos deux ministres[733], dont le ministère meurt et ressuscite à l'arrivée de tous les courriers; car ils ne prennent aucune sorte de vie que par là, et nous les voyons mourir dans l'intervalle des courriers qui nous arrivent.

«Ne croyez pas, s'il vous plaît, que la chute de la reine soit si peu de chose que Votre Éminence ne lui en doive faire un compliment; elle a encore le genou tout noir, et on y fait des remèdes. Je lui disais hier au soir que Votre Éminence avait trop d'amis à la cour pour ne lui en pas écrire un petit mot; ce qui ne lui fut pas désagréable.

«Le roi entend à cette heure la plus grande partie de l'espagnol. Il joue toujours grand jeu chez madame la Comtesse et ne joue que là; il en coûte vingt mille écus à M. de Roquelaure qu'il y a perdus, et je pourrais dire vingt et cinq mille. Le roi et madame la Comtesse jouent de moitié à petite prime. Le roi tient la carte, et elle le conseille; ils gagnèrent hier dix-neuf cents pistoles, et, après avoir fait media noche, le roi seul poussa M. de Roquelaure au tout pour mille louis. Les joueurs sont depuis quelques jours MM. le duc de Roquelaure, de Jacquier et de Varangeville. M. de Launay est malade et M. d'Estrade absent.

«Le roi dit à M. le surintendant, le jour qu'il arriva, qu'il voulait deux à trois mille pistoles, et le jour après il lui en demanda quatre mille, qu'il lui a données. Je vous assure que, tant que le roi ne jouera que sous la main et par le conseil de madame la Comtesse, il jouera son argent en barbon, car elle est barbonne elle-même.

«La reine a ses joueurs de reste; mais le roi ne joue jamais à l'archevêché: ce que madame de Beauvais regarde avec synderèse[734]; car, au grand jeu qu'on joue tous les jours et aux fréquentes reprises qu'on fait, elle y gagnerait plus de vingt louis d'or par jour.

«Il se passa, il y a trois jours, à la toilette, une manière de spectacle; c'est une pièce qui a succédé à celle de M. de Beaumont, écuyer de la reine. Madame de Beauvais[735] s'avisa de louer las talents de M. l'évêque d'Agde[736] d'une manière si pleine d'affectation et qui parut si injuste et si excessive à madame de Laubardemont[737], qui est une créature chagrine et contredisante, qu'elle lui repartit à tout avec tant d'aigreur ou tant de raison, que madame de Beauvais fut réduite à se donner cette sorte d'autorité qu'elle prend, quand elle est près de la reine. Néanmoins l'autre, qui a un certain fonds de dévotion bien ou mal entendue, qui lui donne aussi quelque considération et de l'estime dans l'esprit de la reine, se défendit avec une audace si insupportable à madame de Beauvais, qu'elles en vinrent aux grosses injures, en sorte que madame de Laubardemont lui reprocha en face les amitiés suspectes de M. l'archevêque de Sens, disant qu'elle se faisait tous les jours des héros, et la poussa là-dessus d'une si étrange manière, que la reine ne voulut point s'y mêler, et les laissant faire elles se dirent toute sorte de choses croyables et incroyables.

«Cependant M. l'évêque d'Agde s'est trouvé embarrassé en tout cela, parce qu'en un instant, comme c'était presque l'heure de la messe, toute la cour en fut remplie, n'y ayant point encore ce jour-là de matière étrangère sur le tapis, de sorte que ce début de la connaissance de madame de Beauvais l'a, si je ne me trompe, fort rebuté, et je ne pense pas qu'il lui donne lieu, par ses fréquentes visites, à le louer, comme elle a fait, avec une affectation qui eût paru mystérieuse à ceux qui ne sauraient pas qu'ils n'ont jamais eu aucune sorte de commerce ensemble.

«L'affaire des états[738] paraît prendre, à l'arrivée de M. le surintendant, des dispositions à se tourner tout à la satisfaction que le roi et Votre Éminence s'en sont proposée.

«M. le marquis de Gèvre est charmé de la lettre que Votre Éminence lui a fait l'honneur de lui écrire; il en a savouré toutes les paroles avec moi, qu'il est venu voir ce matin, et, sans mes réflexions, il a senti en tous les endroits par lui-même que vous vouliez si fort l'obliger, que vous aviez presque du chagrin de ne le pouvoir pas faire; et véritablement votre lettre est là-dessus si expresse et si pressamment expresse, qu'il ne se peut rien ajouter de plus obligeant pour lui. Quand j'aurai l'honneur d'être auprès de Votre Éminence, je lui dirai pourquoi il a demandé si publiquement un gouvernement; c'est une chose sur laquelle il ne vous fera jamais de la peine; car, m'ayant tout dit là-dessus, je le trouve en tout raisonnable, et j'oserais dire à Votre Éminence même que vous le trouverez raisonnable aussi.

«MM. d'Avaux et d'Arcy sont partis aujourd'hui pour se rendre auprès de Votre Éminence.

«J'attends toujours ici votre retour ou vos ordres pour les choses auxquelles Votre Éminence m'a fait l'honneur de me destiner.

«Il y a trois mois que Monsieur n'a pas un sol; il tombe dans des ennuis extraordinaires par intervalles, et j'admire comme il en sort après par de petites choses.

«Monsieur le Premier (Beringhen, premier écuyer du roi) n'a pas trouvé les chevaux d'Espagne si beaux que le roi; mais Sa Majesté est demeurée dans son opinion, et de la manière qu'il en parle, je ne le vois pas disposé à la quitter; car il affecte à les louer, et réellement c'est qu'il les trouve fort beaux, et, quand la calèche qu'il médite et les harnais seront faits, ils paraîtront encore bien plus fiers et plus glorieux qu'ils ne font à les mener en main dans le jardin de l'archevêché, et ceux qui sont pour la selle, quand ils seront montés par un homme qui s'en sache servir.»

Bartet était, comme le prouvent ces lettres, dans l'intime confidence de Mazarin. Il importait au surintendant d'avoir un pareil homme à sa dévotion, et il le gagna par une pension dont ses papiers fournissent la preuve. Dès ce moment Bartet envoya à Fouquet aussi bien qu'à Mazarin une gazette détaillée de la cour; mais le ton de la correspondance diffère. Il est plus prétentieux avec Fouquet, et le vaniteux Bartet n'épargne pas au surintendant les avis et même les remontrances.

CHAPITRE XXVII

—NOVEMBRE-DÉCEMBRE 1659—

Séjour de la cour à Toulouse (octobre-décembre 1659).—Le surintendant et ses quatre frères s'y trouvent réunis.—François Fouquet, archevêque de Narbonne, préside les états de Languedoc.—Arrivée de Mazarin (22 novembre).—Il défend à Fouquet de conclure aucun traité avec les fermiers des impôts sans lui en faire connaître les conditions—Inquiétude du surintendant.—Gourville persuade à Mazarin de rendre à Fouquet la plénitude de son autorité.—Réconciliation du surintendant avec le secrétaire d'État Michel le Tellier, et avec son frère l'abbé Fouquet.—Le surintendant quitte Toulouse (décembre) et se dirige vers Lyon.—Fausse couche de madame Fouquet.—Lettre de Bartet à Fouquet (26 décembre).—Arrivée de Fouquet à Paris.

La cour s'était rendue de Bordeaux à Toulouse dès le mois d'octobre 1659; on y attendait Mazarin, qui revenait avec la gloire d'une paix avantageuse, comme couronnement de son long ministère. De son côté, le surintendant et ses quatre frères se trouvaient réunis à Toulouse. L'archevêque de Narbonne (François Fouquet), qui était venu présider les états de Languedoc; l'abbé Fouquet, dont il a été question dans les chapitres précédents; Louis Fouquet, évêque d'Agde, et Gilles Fouquet, avaient accompagné la cour: le second en qualité d'aumônier du roi, et le troisième comme premier écuyer de la grande écurie. L'accord ne fut pas parfait entre les membres de la famille; le surintendant ne s'entendait que médiocrement avec ses deux frères aînés, François et Basile, tandis que l'évêque d'Agde et le premier écuyer lui étaient tout dévoués. Nous ignorons les causes qui divisaient le surintendant et son frère l'archevêque de Narbonne. Peut-être ce prélat, fier de sa haute position dans l'Église, avait-il promptement oublié qu'il la devait surtout à la protection du surintendant.

Quoi qu'il en soit, dès le commencement d'octobre, François Fouquet avait fait l'ouverture des états de Languedoc par un discours dont Loret vante l'éloquence[739]:

Le premier jour de ce mois-ci
(Du moins on me le mande ainsi
Avec trois lignes d'écriture),
Dans Toulouse on fit l'ouverture
Des sieurs états du Languedoc,
Où maint homme de grand estoc,
D'esprit, d'honneur et de créance,
Chacun à son rang, prit séance.

Là cet honorable pasteur,
Qui des vertus est amateur[740],
Dont l'âme est si noble et si bonne.
Digne archevêque de Narbonne.
Président né desdits états,
Et dont partout on fait grand cas,
Employant, comme il faut, sa langue,
Fit une si sage harangue
Et d'un style si peu commun,
Qu'il en fut prisé de chacun.

La cour, en attendant l'arrivée de Mazarin, ne fit que se livrer aux plaisirs et aux intrigues frivoles que retracent les lettres de Bartet[741]. Mais, dès que le cardinal fut de retour (22 novembre), il s'occupa de la question des finances. Sans vouloir sacrifier Fouquet, Mazarin reconnaissait la nécessité de mettre un terme à ses dilapidations. La lettre si mesurée et si digne de Colbert[742] avait certainement fait impression sur son esprit. Il défendit formellement au surintendant de conclure aucun traité avec les fermiers des impôts sans lui en mander les conditions[743]. Cette mesure annonçait que la conduite de Fouquet était suspecte au cardinal. Elle pouvait d'ailleurs s'expliquer naturellement par le rétablissement de la paix: les marchés onéreux que le surintendant avait conclus antérieurement, l'aliénation pour plusieurs années des droits du domaine, les intérêts énormes qu'il payait aux financiers, tout ce désordre avait trouvé son excuse dans le besoin d'argent pour l'entretien des armées. Mais, après la signature du traité des Pyrénées, il semblait naturel d'adopter un système nouveau qui rétablît l'ordre dans les finances. Telle n'était pas l'intention de Fouquet et de ses créatures. Se rappelant le Mémoire de Colbert et le plan de réformes qu'il avait proposé au cardinal, le surintendant se crut perdu. Il fit appeler Gourville[744]. Ce dernier trouva Fouquet se promenant à grands pas avec le comte de Brancas, qui devint plus tard chevalier d'honneur de la reine. Brancas, qui recevait une pension du surintendant[745], n'était pas moins abattu que lui.

Si l'on en croit Gourville, qui aime un peu trop à se mettre en scène et à s'attribuer une grande influence sur Mazarin, ce fut lui qui se chargea d'aller trouver le cardinal et de faire changer ses dispositions[746]. Il lui aurait représenté que les besoins de l'État étaient considérables et exigeaient une somme de vingt-huit millions, outre les dépenses ordinaires. Paralyser, dans ces circonstances, le crédit du surintendant en le tenant en suspicion, c'était le mettre hors d'état d'obtenir de l'argent des financiers et entraver la marche du gouvernement. Que si, au contraire, le cardinal se bornait à exiger que, dans un délai convenu, le surintendant lui fournît trente millions, sans suspendre les autres dépenses, il serait facile d'obtenir cette somme, grâce au crédit dont jouissait Fouquet. A son retour, Mazarin trouverait l'épargne remplie et pourrait se procurer les fonds nécessaires pour solder l'arriéré. Si tout se réalisait, comme l'annonçait Gourville, le cardinal resterait toujours libre, après le payement des dettes de l'État, de faire rendre gorge aux financiers en établissant une chambre de justice. Gourville ne se borna pas à montrer à Mazarin la nécessité de laisser tout son crédit à l'homme qui avait la confiance des traitants. Il attaqua Villacerf, un des intendants du cardinal, qui, par suite de ses relations avec le Tellier et Colbert, n'était pas des amis de Fouquet.

Il est probable que le surintendant ne se contenta pas de faire agir son commis. Il s'était acquis de nombreuses créatures en distribuant des pensions avec une prodigalité qui ne coûtait qu'au trésor public. Nous verrons bientôt Bartet, un des affidés de Mazarin écrire à Fouquet comme à son bienfaiteur et à l'arbitre des destinées de la France. Ce qui est certain, c'est que le cardinal parut lui rendre toute sa confiance, et le renvoya à Paris en lui laissant la libre disposition des finances.

Fouquet voulut, avant de quitter Toulouse, se réconcilier avec ceux de ses ennemis qu'il regardait comme les plus dangereux. Il redoutait surtout le secrétaire d'État le Tellier, dont la prudence égalait l'ambition, et qui ne laissait jamais prise aux attaques. Il lui demanda une entrevue et eut avec lui un éclaircissement sur leurs différends antérieurs, «en sorte que depuis ce temps, dit Fouquet dans ses Défenses[747], nous avons fort bien vécu ensemble, M. le Tellier et moi.» Il est certain que, pendant le procès de Fouquet, le Tellier fut loin de montrer la même passion que Colbert. Il se renferma dans une circonspection mystérieuse, dont on trouve des preuves dans le Journal d'Olivier d'Ormesson. Ce rapporteur du procès de Fouquet, qui fut persécuté par Colbert, trouva, au contraire, dans le Tellier de la bienveillance et presque de l'affection, mais tempérée par une prudence excessive. L'abbé Fouquet avait aussi accompagné la cour à Toulouse, et son frère se réconcilia avec lui[748], mais sans lui rendre sa confiance; le surintendant s'inquiéta même de l'intimité qui semblait s'établir entre son frère et Gourville, et recommanda à ce dernier de ne pas s'ouvrir avec l'abbé[749].

Fouquet quitta enfin Toulouse, au mois de décembre 1659, pour revenir à Paris, en passant par Lyon. Sa femme, qui était enceinte, l'avait accompagné pendant ce long voyage. Les fatigues et la rigueur de la saison lui furent funestes. Elle fit une fausse couche, et aussitôt poëtes et courtisans d'écrire des élégies et des lettres de condoléance. La Fontaine seul, fidèle à sa joyeuse humeur, le prit sur un ton moins triste[750]:

Puis-je ramentevoir[751] l'accident plein d'ennui
Dont le bruit en nos cœurs mit tant d'inquiétudes?
Aurai-je bonne grâce à blâmer aujourd'hui
Carrosses en relais, chirurgiens un peu rudes?

Fallait-il que votre œuvre imparfait fut laissé?
Ne le deviez-vous pas rapporter de Toulouse?
A quoi songeait l'amour qui l'avait commencé,
Et sont-ce là des traits de véritable épouse?

Ne quittant qu'avec peine un mari par trop cher,
Et le voyant partir pour un si long voyage,
Vous le voulûtes suivre; il ne put l'empêcher;
De vos chastes amours vous lui dûtes ce gage
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Fontaine continue avec cette légèreté, qui ne paraît pas trop à sa place en pareil sujet. Madame Scarron, dont nous avons déjà indiqué les relations avec la femme du surintendant, avait bien mieux compris la douleur d'une mère dans la lettre qu'elle avait adressée à madame Fouquet[752].

Gui-Patin qui parle aussi de cet accident, indique qu'il eut lieu près de Carcassonne. Il écrit à Falconnet le 16 décembre 1659: «On dit que M. le procureur général s'est arrêté à Carcassonne pour une fausse couche de madame sa femme.»

Le surintendant s'arrêta encore à Lyon, et il écrivit de cette ville à Bartet pour rassurer la cour sur la santé de madame Fouquet, et stimuler le zèle de ses partisans. Bartet répondit, à sa lettre, le 26 décembre[753]:

«Votre grande lettre de Lyon, du 19 décembre[754], a donné toute la joie que vous pouvez penser par les inquiétudes que vous nous aviez vues dans toutes nos lettres, et véritablement vous et tous vos amis doivent louer Dieu d'avoir mis sa bénédiction à un voyage si incertain et si dangereux. Comme il ne nous est point revenu de nouvelle d'auprès de vous, touchant la santé de madame votre femme, qui fût mauvaise, et qu'on n'a ouï parler d'aucun accident qui lui soit arrivé, le monde n'en a plus rien dit. On doit ce grand silence-là à l'état de sa santé et à la conduite avec laquelle vous l'avez si sagement et si heureusement gouvernée. Ce serait donc une manière de contre-temps de remuer cela dans la cour par un éclaircissement préparé. Mais, parlant de votre arrivée à Lyon, on en dira assez de choses presque négligemment pour faire connaître, en passant, toutes les précautions de votre conduite. A la reine seulement j'en ferai, moi, tout le détail en particulier, parce que ce fut elle qui s'y arrêta davantage et qui s'y intéressait si obligeamment, qu'elle a plus de besoin que les autres de cette sorte d'éclaircissement, que je ferai tomber sur M. Bernard[755], qu'on sait m'avoir écrit par Bontemps[756] une assez grande lettre de Lyon.

«Pour moi, je vous puis assurer que je fis de vous peut-être le même jugement que vous auriez fait vous-même, c'est que, dans ces circonstances de maux et dangers, l'on fait d'ordinaire le mieux que l'on peut, et vous ferez tout ce qui se pourra faire; mais vous savez que les malheurs sont des matières délicates, et qu'ils ont cela de commun avec les choses les plus parfaites, ils réveillent le monde, et le monde s'y attache pour nous plaindre un peu et pour nous blâmer beaucoup.

«Vous voilà donc à Paris, Dieu merci, et, s'il plaît à Dieu, en parfaite santé. Il n'est plus question que de vous y conduire, comme vous le savez mieux que personne; mais, comme vous m'avez ordonné de vous dire toujours les choses qui pourraient vous regarder, je ne veux pas avoir à me reprocher d'en oublier aucune. Les principales et presque les seules ne sont pas celles qui sont en vous; ce sont celles qui sont hors de vous et auprès de vous par les personnes qui vous approchent et qui, se donnant toujours dans la cour des mouvements incommodes, tiennent les yeux de la cour toujours ouverts sur eux et sur vous.

«Il n'est donc pas question de ne les point aimer ou de ne leur point faire du bien; il ne s'agit pas de ne les point voir et de ne les pas écouter. Toutes ces choses-là doivent être prises dans le fond de votre sagesse; ce sont tous mouvements qui se doivent exciter en vous par vous seul, et tous vos amis vous doivent trop aimer tout comme vous vous aimez, pour entrer dans ces endroits-là de votre cœur, que vous devez gouverner à votre mode.

«En mon particulier, Dieu m'est témoin si je ne donnerais pas toujours mon suffrage pour les aimer et pour leur bien faire, toutes les fois qu'il vous sera honorable d'en user ainsi et qu'ils s'en rendront dignes par leur affection et par leur conduite.

«Mais, par leur faute, ou par leur malheur, ou par leur art, ou par leur nature, ou par trop d'industrie concertée entre eux, ou par une avidité de gouvernement découverte, ou par s'aimer eux-mêmes infiniment plus qu'ils ne vous aimaient, ou pour perpétuer dans le monde cette vanité qu'ils y avaient établie sur votre amitié, qui est un désordre de l'amour-propre, Dieu vous a fait la grâce de comprendre vous-même (car pour moi je vous ai trouvé là-dessus tout plein de lumières) les inconvénients terribles que cela a si longtemps produits dans le ciel empirée[757], et les préjudices continuels que vous en avez remarqués dans la cour et dans le monde.

«Je ne voudrais donc pas les éloigner de vous pour leur ruine; mais je voudrais bien qu'ils ne s'en approchassent pas pour ne vous nuire point. Je ne voudrais pas leur retrancher le commerce familier de votre amitié pour leur attirer ce malheur de ne l'avoir plus; mais je voudrais qu'ils s'en abstinssent au moins extérieurement, parce que cela vous est ruineux. Comme ce sont vos biens que je cherche et non pas leurs maux, je voudrais qu'ils fussent heureux; mais je ne voudrais pas qu'ils le fussent à vos dépens ni par vos disgrâces. Or c'en sont de véritables que d'avoir jeté dans votre sagesse la confusion qu'ils y ont jetée un si long temps, et d'avoir si fort corrompu les plus purs endroits de votre prudence et de votre conduite par leur vanité, que le monde a vécu longtemps dans ce désordre de ne pouvoir séparer ce qui était de vous ou ce qui était d'eux, et si on entrait ou si on sortait de vos affections par votre choix ou par le leur.

«Comme j'ai encore plus de connaissance de ce qui s'est passé dans la cour que de ce qui s'est fait auprès de vous ou dans le monde, je puis mieux dire aussi ce qui m'y a paru, et il est certain que ce cercle de personnes concertées y était bien plus une société faite pour se conserver eux-mêmes que pour servir leurs amis. Je veux dire que pour le seul esprit de les servir. Et c'est de cet esprit-là, composé d'intérêts et plein d'art, que sont si souvent venues des craintes données sans fondement ou sur de faux fondements, quand elles étaient propres pour se donner de la considération; c'est de là que sortaient des choses ramassées dans le public et recueillies de toutes parts, auxquelles ils donnaient des formes suivant leurs desseins et leurs intérêts, et que jamais il ne vous a été rien proposé par eux qui n'eût été devant résolu en eux-mêmes, au milieu de gens qui quelquefois vous aimaient, et qui souvent ne vous aimaient pas.

«Il y a eu des temps où les choses que je désigne vous ont été aussi claires que les rayons du soleil. Quand leurs principaux amis ont eu des intérêts considérables et que tous ensemble y ont trouvé des résistances en vous, ils ne vous ont pas marchandé un moment et ont mieux aimé faire leur main et trouver leur compte, comme si c'eût été la dernière action de la vie que de s'accommoder à vos difficultés et peut-être à vos impuissances. Ils ont été tous orateurs et déclamateurs: ils vous ont montré des abîmes qu'ils venaient de creuser eux-mêmes de leurs propres mains, et plutôt que de manquer de faire à point nommé ce qu'ils venaient de résoudre, ils donnaient à vos amis et à vos ennemis, par ces conduites-là, les plus pernicieux et les plus dangereux exemples qu'on peut jamais inventer contre un ennemi déclaré.

«Quand, après cela, par la suite du temps, qui sert ordinairement à sortir des erreurs et à découvrir le mensonge, les affaires du roi vous ont amené à la cour, et que vous vous y êtes conduit à votre mode, c'est-à-dire (et vous le savez) avec l'agrément si facile de nos maîtres et les affections de tous les honnêtes gens qui vous ont donné à vous-même cet exemple si unique de n'avoir aucun intérêt, vous avez vu tenir à ces messieurs-là une conduite étonnée; vous les avez remarqués chancelants et ébranlés dans leurs actions et dans leurs paroles, et leur déconcertement a été si rude et si dur, qu'il a été connu de tout le monde.»

Après avoir conseillé à Fouquet de ne compter que sur lui-même et de ne pas rechercher des amis de cour, qui prenaient son argent et songeaient surtout à établir leur crédit, Bartet continue ainsi:

«Tous les gens qui aimeront votre gloire vous parleront comme moi et feront de même. Il faut se rendre inutile pour vous le plus qu'on peut dans le ciel empirée, parce qu'il faut que vous lui paraissiez vous-même sans le besoin ni le secours de qui que ce soit que de vous et de lui, principalement pour les choses importantes et pour les conduites principales. Les temps deviennent pour cela très-favorables, puisque voici vraisemblablement notre dernier grand voyage[758], et par conséquent peu de longues absences. J'instrumente contre moi-même quand je cherche à m'annihiler; mais il le faut quand on vous aime parfaitement, et enfin il faut laisser ou donner cette leçon à ces messieurs-là, et vous voir en vos mains, et non pas en des mains de tribut (mercenaires).

«Cependant, parce que ce qu'ils font pourrait produire d'autant plus de mal qu'ils rechercheront à se rendre précipitamment nécessaires à l'avenir (Fouquet), et que nous n'avons pas une parfaite connaissance de ce qu'ils font, j'ai laissé entrevoir à M. de Fréjus[759], par la participation de l'Être de raison et la Sardine[760], les doutes que j'avais que ces messieurs-là ne changeassent de conduite sur votre sujet, et l'ai prié d'y prendre garde dans le ciel empirée, et pour l'amour de vous, et pour l'amour de moi-même, qui assurément, par toute la suite de ma vie, vous donnerai toujours sujet de m'estimer et de m'aimer.

«Je n'ai presque plus vu ni M. de Narbonne ni M. l'abbé, et je me suis senti m'aliéner et m'éloigner d'eux à mesure que je les ai trouvés peu disposés à entrer dans les raisons dans lesquelles je crois que je mourrai.

«M. l'abbé m'en fit encore hier au soir une seconde fois reproche dans la chambre de Son Éminence, mais il me le fit très-obligeamment. M. l'évêque d'Agde semble se dévouer et à votre personne par choix et à votre fortune par intérêt. C'est un sujet dans lequel je trouve de si excellentes choses, qu'il faut que les plus honnêtes gens de ses amis travaillent délicatement à mettre sa nature au-dessus de son intérêt, et à régler son ambition et l'amour du bien d'une manière qui compatisse avec la nature d'un fort honnête homme; car les intérêts légitimes et bien entendus y compatissent toujours, à moins d'avoir une nature rebelle.

«Je ne suis pas si faible que vous croyez sur le sujet de M. l'abbé; car j'ai eu la force de dire à MM. de Brancas et de Grave, à M. le comte de Soissons et à M. de Varengeville les mêmes choses que je vous ai écrites. Les deux premiers en étaient plus capables que moi[761] par eux-mêmes, et j'en ai rendu les autres en partie[762].

«Il est arrivé de M. l'abbé pour le jeu ce que je vous en avais écrit: la veille de Noël, il perdit contre l'abbé de Gordes, tête à tête, enfermés ensemble, onze mille quatre-vingts pistoles. Et Son Éminence part demain, et la cour après-demain!

«Son Éminence me dit hier au soir, en lisant les dépêches de don Louis[763], qu'il lui écrivait le 9 de ce mois de Madrid, qu'il enverrait incessamment la satisfaction et la dépêche pour la dispense[764]; que cependant il me rendait mon voyage de Rome[765] le plus honorable qu'il pouvait en me chargeant des pensions que le roi donne aux cardinaux de notre faction, et de plus que cela du chapeau de la nomination du roi pour M. Mancini, son beau-frère, oncle de madame la comtesse de Soissons. Je m'assure que cette circonstance de mon voyage vous donne d'autant plus de joie que vous la trouverez plus honorable. Je vous supplie de la tenir secrète, ne sachant pas encore si Son Éminence veut qu'elle soit sue.

«Je voudrais que vous pussiez voir et connaître parfaitement les soins et le zèle de l'Être de raison et de la Sardine.

«Quand je vous parle de M. de Fréjus, mettez-vous bien, s'il vous plaît, dans l'esprit, qu'il ne prendra ni mission, ni ministère, ni caractère; mais il veillera seulement sur ceux qui en ont ou qui le prennent, et fera le bien sans faire aucun mal, et le temps vous fera connaître la sainteté de cette parole. Pour la vérité, c'est qu'il ne sait d'aucune chose du monde que pour servir à faire le bien et à empêcher le mal, en la manière que je viens de vous le dire, et que je vous rendrais plus sensible si j'en avais le temps.

«L'affaire de M. le prince de Conti est accommodée honorablement et utilement pour lui, mais avec peu d'agrément de sa part ni de madame sa femme auprès de Son Éminence, de sorte que cela va bien présentement pour leurs affaires et mal pour leurs personnes.

«Je vous donnerai des nouvelles de Carcassonne. Au nom de Dieu, aimez-moi toujours autant que vous avez fait ici et à Lyon; car pour moi j'appelle cela ma mesure comble.

«Remarquez donc bien, s'il vous plaît, combien abandonnèment j'entre en vous, de confiance, en corps et en âme.»

Fouquet, qui voyageait à petites journées, n'arriva à Paris qu'à la fin de l'année 1659. Loret se hâta d'annoncer son retour[766]:

Ce modèle du vrai prudent,
Monseigneur le surintendant,
Dont les bontés me sont si chères,
Est de retour depuis naguères
De Toulouse en cette cité,
Grâce au ciel, en bonne santé.
Plusieurs, avec impatience,
Souhaitant sa chère présence.
Dont ils attendaient des effets,
Ont sujet d'être satisfaits;
Car telles gens sont nécessaires
Pour régler les grandes affaires.
Soit en gros, ou soit en menu;
Qu'il soit donc le très-bien venu.

CHAPITRE XXVIII

—JANVIER-OCTOBRE 1660—

Voyage de la cour dans le midi de la France (janvier-juillet 1660).—Fouquet envoie Gourville près de Mazarin pour lui rendre compte de ses opérations financières.—Mariage de Gilles Fouquet avec la fille du marquis d'Aumont (mai).—Mariage du roi avec Marie-Thérèse (9 juin).—La cour est reçue à Vaux par le surintendant (août).—Entrée du roi et de la reine à Paris (26 août).—Pièce de vers que la Fontaine adresse à ce sujet à Fouquet.—Jeu effréné à la cour et chez le surintendant.—Relations de Fouquet et de Hugues de Lyonne.

Fouquet était revenu à Paris, se croyant plus affermi que jamais. Les confidents de Mazarin lui étaient vendus. Il avait des partisans zélés dans la société intime de la comtesse de Soissons, où le roi paraissait oublier son amour pour Marie Mancini. Le surintendant reprit alors le projet qu'il avait ajourné après la rupture des négociations pour le mariage de Louis XIV avec Marguerite de Savoie[767]; il s'efforça d'enlacer le jeune roi dans un cercle d'intrigues habilement tissues et de succéder à la puissance du cardinal, dont les forces semblaient épuisées. Endormir le roi dans les plaisirs et gouverner sous son nom, tel fut le but que poursuivit Fouquet avec une habile persévérance; mais, toujours prudent dans son ambition, il se garda de laisser percer ses desseins, et, s'enveloppant de mystère, il dissimula ses intrigues, pendant que la cour parcourait les provinces méridionales de la France. Louis XIV visita successivement le bas Languedoc et la Provence[768]; ce fut pendant ce voyage qu'eut lieu le mariage de mademoiselle de Gramont avec le duc de Valentinois, fils du prince de Monaco. «C'était, dit mademoiselle de Montpensier[769], une belle et aimable personne.» Elle était du cercle intime de madame la Comtesse, et on lui attribuait d'étroites relations avec Fouquet, comme nous le verrons dans les chapitres suivants.

Pendant ce voyage, le surintendant, qui connaissait par expérience l'habileté de Gourville et qui voulait s'en servir pour dissiper tous les soupçons de Mazarin, l'envoya en Provence rejoindre le cardinal et lui exposer ses opérations financières[770]. Mazarin s'en montra très-satisfait, si l'on en croit Gourville. Quant à la sincérité des comptes présentés par Fouquet, elle est fort douteuse. Nous savons, en effet, qu'il chercha plus tard à tromper Louis XIV, en diminuant les recettes et en exagérant les dépenses, et que, sans l'intervention de Colbert et sa connaissance approfondie des matières de finances, tout contrôle aurait été impossible. Gourville lui-même avoue que, par suite des anticipations sur les revenus des années suivantes et par la confusion des assignations bonnes et mauvaises, il devenait presque impossible de se reconnaître dans le dédale des finances. Fouquet continua de traiter avec les maltôtiers à des conditions ruineuses pour l'État, mais fort avantageuses pour lui et ses amis.

Ce fut vers cette époque (mai 1660) que son frère Gilles, premier écuyer de la grande écurie du roi, épousa la fille du marquis d'Aumont, et rehaussa par cette noble alliance l'éclat de la famille. Loret s'empressa de chanter cette union, qui lui semblait parfaitement assortie[771]:

Le cadet, jeune, mais prudent,
De monsieur le surintendant[772].
Jouvenceau de belle espérance,
Oui d'esprit a grande abondance.
Bref, de mise et de bon aloi.
Et premier écuyer du roi,
S'est aussi joint par l'hyménée
A fille d'illustre lignée,
Fille du sieur marquis d'Aumont.

Après avoir fait l'éloge des deux familles, Loret termine en prédisant que les enfants qui naîtront de leur mariage

Auront, sans doute, infiniment
De l'esprit et du jugement.
Si (comme il faut que l'on l'espère)
Ils ressemblent à père et mère;
Cette dame en a du plus fin,
Et messieurs les Fouquets enfin.
Dignes d'une éternelle estime,
En ont tous et du plus sublime.

La cour, après avoir parcouru la Provence, revint vers les Pyrénées dans les premiers jours du mois de mai et se rendit à Saint-Jean-de-Luz. Ce fut là que fut célébré le mariage du roi et de l'infante Marie-Thérèse, le 9 juin. La cour partit peu de temps après pour retourner à Paris; elle s'arrêta d'abord à Fontainebleau, et Fouquet eut l'honneur de la recevoir à Vaux. «C'est un lieu enchanté,» dit mademoiselle de Montpensier, qui accompagnait le roi et les reines. Loret ne manque pas, à cette occasion, de célébrer la magnificence du surintendant[773]:

Fouquet, bien-aimé des puissances,
Seul surintendant des finances,
De plus procureur général,
Étant de ses biens libéral,
Traita, lundi, la cour royale
Par un superbe et grand régale
Dans sa belle maison de Vaux,
Où, par ses soins et ses travaux
Et ses honorables dépenses,
Paraissent cent magnificences,
Soit pour la structure, ou les eaux.
Pour les dorures, ou tableaux,
Ou pour les jardins délectables,
Qui ne sont pas moins qu'admirables.
Ce fut donc en ce lieu pompeux,
Que bien décrire je ne peux,
D'autant qu'il passe ma portée,
Que ladite cour fut traitée;
Mais, outre le zèle et l'ardeur,
Ce fut avec tant de splendeur,
Ce fut avec tant d'abondance,
Et même en si belle ordonnance,
Que les banquets d'Assuérus,
Prédécesseur du grand Cyrus.
Soit pour les pâtures exquises,
Soit pour les rares friandises,
Les breuvages, les fruits, les fleurs,
Conserves de toutes couleurs,
Fritures et pâtisseries,
N'étaient que des pargoteries
En comparaison du banquet
Que fit alors monsieur Fouquet.

Le mois suivant, la reine fit son entrée solennelle à Paris (26 août). La Fontaine en profita pour payer son tribut ordinaire à Fouquet. Ce fut à cette occasion qu'il adressa au surintendant l'épître suivante[774]:

«Monseigneur,

«Comme je serai bientôt votre redevable, j'ai cru que la magnificence de ces jours passés était une occasion de m'acquitter et que je ne pouvais rien faire de mieux que de vous entretenir d'une si agréable matière. Je vous dirai donc que l'entrée ne se passa point sans moi, que j'y eus ma place aussi bien que beaucoup d'autres provinciaux, et que ce monde de regardants est une des choses qui me parut la plus belle en cette action.

De toutes parts on y vit
Une nombreuse affluence,
Et je crois qu'elle se fit
Aux yeux de toute la France.
Ce jour-là le soleil fut assez matineux;
Mais, pour mieux laisser voir ce pompeux équipage.
Il tempéra son éclat lumineux;
En quoi je tiens qu'il fut sage;
Car, quand il eût eu des habits
Tout parsemés de rubis
Et couverts des trésors du Pactole et du Tage,
Qu'il eût paru plus beau qu'il n'est au plus beau jour,
Le moins brillant des seigneurs de la cour
Eût brillé cent fois davantage.

La cour ne se mit pas seule sur le bon bout,
Et le luxe passa jusqu'à la bourgeoisie.
Chacun fit de son mieux: ce n'était qu'or partout;
Vous n'avez vu de votre vie
Une si belle infanterie;
On eût dit qu'ils sortaient tous de chez le baigneur:
Imaginez-vous, monseigneur,
Dix mille hommes en broderie.

Ce fut un bel objet que messieurs du conseil;
Aussi Leurs Majestés s'en tiennent honorées;
On n'en peut trop louer le pompeux appareil
Leur troupe était des mieux parée.
Tout le monde admira leurs superbes atours,
Leurs cordons d'or, leurs housses de velours,
Et leurs différentes livrées.
Leur chef[775], vêtu de brocart d'or
Depuis les pieds jusqu'à la tête,
Ce jour-là parut un Médor,
Et fut un des beaux de la fête.
Je ne puis assez dignement
Louer le riche accoutrement
Qui le para cette journée,
Ni le coffret des sceaux, que portait fièrement
La chancelière haquenée,
Nommée ainsi très-justement.

De vouloir peindre aussi les trois cours souveraines[776]
Et leur auguste majesté.
Ma muse n'y perdrait que son temps et ses peines;
C'est un sujet trop vaste et trop peu limité.
Messieurs de ville eurent en vérité
Bonne part de l'honneur en cette illustre fête
Je trouvai surtout bien monté
Celui qui marchait à la tête[777].
Il n'est pas jusqu'à Recollet
Qui ne fût sur sa bonne mine:
Son cheval, qui n'était pas laid
Et semblait de taille assez fine,
Lui secouait un peu l'échine,
Et pensa mettre en désarroi
Ce brave serviteur du roi.

Si je m'étais trouvé plus près
Des harangueurs et des harangues,
Vous auriez en vers quelques traits
De ce qu'ont dit ces doctes langues,
Sans mentir, j'ai beaucoup perdu
De n'en avoir rien entendu;
Car, en fait de magnificence,
Les compliments sur tes habits
L'ont emporté, comme je pense;
Mais tout cela n'est rien au prix
Des mulets de Son Éminence[778].
Leur attirail doit avoir coûté cher,
Ils se suivaient en file ainsi que patenôtres.
On envoyait d'abord vingt et quatre marcher.
Puis autres vingt et quatre, et puis vingt et quatre autres.
Les housses des premiers étaient d'un fort grand prix;
Les seconds les passaient, passés par les troisièmes;
Mais ceux-ci n'ont, à mon avis,
Rien laissé pour les quatrièmes.
Monsieur le cardinal l'entend en bonne foi;
Car après ces mulets marchaient quinze attelages.
Puis sa maison, et puis ses pages,
Se panadant[779] en bel arroi,
Montés sur chevaux aussi sages
Que pas un d'eux, comme je croi.
Figurez-vous que dans la France
Il n'en est point de plus haut prix;
Que l'un bondit, que l'autre danse.
Et que cela n'est rien au prix
Des mulets de Son Éminence.

Bientôt après, les seigneurs de la cour,
Propres, dorés et beaux comme des ange.
Ou comme le dieu d'Amour,
Attirèrent nos louanges[780].
J'entends le dieu d'Amour, quand il tient du dieu Mars
Et qu'il marche tout fier du pouvoir de ses dards;
Car ces seigneurs, qui sont près d'une belle
Aussi doux que des moutons,
Sont pires que vrais lions
Quand ils ont une querelle,
Ou que le bruit des canons
Leur échauffe la cervelle.
En habits sous l'or tout caches,
En chevaux bien enharnachés.
Ils avaient fait grosse dépense;
Et quant à moi, je fus surpris
De voir une telle abondance.
Et n'estimai plus rien au prix
Les mulets de Son Éminence.

Incontinent on vit passer
Des légions de mousquetaires.
C'est un bel endroit à tracer;
Mais, sans que je m'attire un tel nombre d'affaires.
Leur maître n'a que trop de quoi m'embarrasser.
Vous le voyez quelquefois:
Croyez-vous que le monde ait eu beaucoup de rois.
Ou de taille aussi belle, ou de mine aussi bonne?
Ce n'est pas mon avis, et lorsque je le vois,
Je crois voir la grandeur elle-même en personne[781].

Comme jadis le monarque des cieux
Dans le ciel fit son entrée,
Après avoir puni l'orgueil audacieux
Des suppôts de Briarée;
Ou bien comme Apollon, des traits de son carquois
Ayant du fier Python percé l'énorme masse,
Triompha sur le Parnasse;
Ou comme Mars entra pour la première fois
Dans la capitale de Thrace;
Ainsi je crois encor voir le prince qui passe.
Et vous pouvez choisir de ces trois-là
Celui qu'il vous plaira.

Mais comment de ces vers sortir à mon honneur?
Ceci de plus en plus m'embarrasse et m'empêche;
Et de fièvre en chaud mal me voici, monseigneur.
Enfin tombé sur la calèche.
On dit qu'elle était d'or, et semblait d'or massif.
Et qu'il s'en fait peu de pareilles;
Mais je ne la pus voir, tant j'étais attentif
A regarder d'autres merveilles.
Ces merveilles étaient de fort beaux cheveux blonds.
Une vive blancheur, les plus beaux yeux du monde;
Et d'autres appas sans seconds
D'une personne sans seconde.
Qu'on ne me demande pas
Qui c'était que la personne
En qui logeaient tant d'appas;
La question serait bonne!
Tant d'agrément, tant de beauté.
Tant de douceur et tant de majesté.
Tant de grâces si naturelles,
Où l'on trouvait de quoi faire un million de belles,
Ne peuvent en bonne foi
Se trouver qu'en la merveille,
Sans égale et sans pareille.
Qui donne aux autres la loi
Et qui dort avec le roi.

Le jeu était une des plus ardentes passions de cette époque. Les lettres de Bartet à Mazarin et à Fouquet attestent qu'elle était portée aux derniers excès. Le surintendant et les financiers qui l'entouraient hasardaient des sommes énormes. Gourville raconte[782] que, pour son début, il gagna sept à huit cents pistoles à MM. Hervart et de la Basinière, l'un contrôleur général des finances et l'autre trésorier de l'épargne. Peu de temps après, étant à Saint-Mandé, dans la maison de campagne du surintendant, il gagna encore dix-sept cents pistoles[783]. On jouait également chez madame Fouquet, et, parmi les dames qui hasardaient de grosses sommes, on trouve une précieuse, madame de Launay-Gravé[784], qui devint marquise de Piennes. Gourville gagna un jour chez madame Fouquet dix-huit mille livres au comte d'Avaux. On ne mettait pas d'argent sur table; mais, à la fin de la partie, chacun écrivait sur une carte ce qu'il devait à son adversaire et la lui remettait. On jouait souvent des bijoux de prix, des points de Venise d'une grande valeur, et même des rabats estimés soixante-dix ou quatre-vingts pistoles chacun.

Fouquet, jouant contre Gourville, perdit jusqu'à soixante mille livres et les regagna d'un seul coup. Le contrôleur général d'Hervart perdit le même jour cinquante mille livres. M. de la Basinière ayant invité le surintendant et sa femme à souper dans son hôtel, situé sur le quai Malaquais[785], Gourville les accompagna et gagna au marquis de Richelieu cinquante-cinq mille livres en un demi quart d'heure. Le marquis vendit pour le payer une terre qu'il possédait en Saintonge[786].

Ces folles dépenses mettaient une grande partie des courtisans à la merci du surintendant. Il leur fournissait de l'argent, leur donnait des pensions, ou du moins une part dans les compagnies de finance, qui assuraient d'énormes bénéfices à ceux qui pouvaient fournir les premières avances. Il arrivait cependant quelquefois que cette mise de fonds était une source d'embarras pour des courtisans prodigues. Je ne citerai qu'un exemple de ces misères de la cour. Un des hommes les plus éminents de l'époque, Hugues de Lyonne, s'était mis dans la dépendance de Fouquet par son amour des plaisirs et les prodigalités où il l'entraînait. Ses lettres au surintendant n'attestent que trop à quel triste rôle ce secrétaire de Mazarin, qui fut une des gloires de la France, était réduit en 1660. Il écrivait à Fouquet, le 19 octobre[787]: «Je me trouve depuis deux jours tellement accablé de tous côtés de dettes qu'on me presse de payer sans que je puisse être aidé d'aucun endroit de ce qui m'est dû, que je suis forcé de recourir à vous pour trouver quelque remède à mon embarras, que je vous avoue que je ne dis qu'à la dernière extrémité. M. de Gourville m'avait fait espérer que, pour les intérêts du prêt de Dauphiné, on me baillerait au moins quinze mille francs comptant et le reste en bonnes assignations. Cependant je ne vois rien venir ni pour ces intérêts-là ni pour le principal même, dont il m'est dû encore une portion bien considérable, et vous savez comment cette affaire s'est passée; ce qui m'en devait revenir quand je m'y engageai sur votre parole, ce que j'empruntai, ce que je pouvais retirer et que je ne fis pas, parce que vous le désirâtes de la sorte, et comme je m'y trouve aujourd'hui embourbé et pour principal et pour intérêts.

«Je vois que mon affaire de la charge tirera de longue sous divers prétextes, et que ce n'est pas un secours présent à mon mal. Ainsi, si vous ne pouvez rien faire présentement sur cette affaire de M. de Gourville, le plus court et le plus facile serait à mon avis de me tirer sans délai de l'autre grande, dont je vous ai si souvent parlé, qui me mettrait bien au large, et qu'aussi d'ailleurs j'ai grand intérêt de finir, quand ce devrait être même sans aucun avantage, ne pouvant vivre dans cette inquiétude ni supporter un si grand poids que de voir toujours en risque la plus considérable partie de mon bien et ce que j'ai même emprunté. Il y a plus d'un mois que le terme qu'il vous avait plu de me désigner pour terminer cette affaire est expiré. La compagnie dont est question sait, il y a longtemps, par où sortir de ce qu'on lui demande. Ainsi tous les obstacles me paraissent cessés à présent pour finir avec avantage; mais, quand cela ne serait pas, je vous aurais obligation de me débarrasser même but à but et sans y avoir profité de rien. Quand je m'y suis embarqué, sur l'espoir de votre faveur, j'avais cru que je pourrais, par votre crédit, être au moins déchargé d'une partie des avances, qui est une grâce qu'un surintendant, à mon sens, peut faire à ses amis; mais, cela n'ayant pu être, je tiendrai, comme je dis, à obligation d'en sortir sans y gagner ni perdre, et particulièrement si cela peut être dans une conjoncture où je suis dans un dernier besoin. Je vous prie aussi de voir si vous ne pourriez point me faire donner quelque assistance comptant pour les intérêts de l'affaire de M. de Gourville, ainsi qu'il me l'avait fait espérer. Je veux croire que lui ou quelque autre ne refuseront pas d'en faire l'avance en leur donnant leurs sûretés. Enfin je me remets entre vos bras dans une extrême nécessité. Je suis tout à vous.»

Le 28 octobre, le surintendant recevait de de Lyonne une lettre encore plus pressante: «Je vous assure, lui disait-il, que je ne sais plus où donner de la tête, pour soixante-dix mille francs qu'on me demande de divers côtés. Je passai, il y a quatre jours, chez M. Bruant[788]; mais il y a quatre mois que cela dure, je vois bien que, s'il ne vous plaît y mettre la bonne main, je languirai encore longtemps. Je vous en conjure autant qu'il m'est possible.

«M. le cardinal me dit hier le nouvel état de l'affaire de la charge de chancelier de la reine pour les difficultés de M. de Bonnelle[789]; je ne vous en dirai mot, parce que Son Éminence vous en a parlé, à ce qu'elle m'a dit.

«Je vous prie de vous souvenir de faire mettre nettement sur le papier aux gens que vous savez toutes leurs pensées. J'ai toujours oublié en cette affaire-ci à vous parler du point principal, et sans lequel j'aurais peine à me résoudre d'y entendre, qui est que vous me ferez la faveur de me donner mademoiselle votre fille pour mon fils si l'affaire réussit. Je ne serais pas assez impertinent pour faire cette proposition et cette instance si je n'étais persuadé (je ne sais si je me trompe) que de la donner à un secrétaire d'État, titulaire de la charge des étrangers, peut être aussi avantageux que de la placer dans une maison de duc et pair, et peut-être plus, ayant votre protection. Si vous m'accordez cette grâce, il serait bien aisé de faire dès à présent des conventions où chacun trouverait son compte, et où l'on ne manquerait pas de l'argent qu'il faut pour venir à bout de l'affaire. Je ne vous presse pourtant de rien à quoi vous puissiez avoir la moindre répugnance, sans que je m'en départe aussitôt. Je vous dis cela, parce que vous pouvez avoir d'autres vues plus avantageuses, qui le seront aussi à moi-même, dans la profession que je veux faire toute ma vie d'être plus à vous qu'à moi.»

L'ouverture faite par de Lyonne pour le mariage de son fils avec la seconde fille du surintendant ne fut pas rejetée par Fouquet. Il demanda à de Lyonne de rédiger les conditions par écrit[790]. La réponse de de Lyonne prouve qu'il était question d'acheter la charge de secrétaire d'État, dont Brienne était titulaire, moyennant huit cent mille livres. Pour le payement de cette somme, Fouquet devait s'engager à faire rembourser à Brienne une valeur d'environ trois cent mille livres d'anciens billets de l'épargne, en les faisant assigner sur des fonds disponibles, et, en outre, à lui payer comptant deux cents ou deux cent cinquante mille livres, qui seraient regardées comme avancement d'hoirie, «en sorte, ajoutait de Lyonne, que si, au temps que le mariage se pourrait consommer, il venait à manquer par la volonté de mon fils, il serait obligé de vous rendre cette somme à vous ou aux vôtres, et, en cas que le mariage manquât par votre volonté ou celle de votre fille, si elle était alors en état de trouver un meilleur parti, que ladite somme avancée demeurerait à mon fils.» Si, au contraire, comme l'espérait de Lyonne, le mariage avait lieu, les avances faites par Fouquet seraient comptées comme partie de la dot qu'il se proposait de constituer à sa fille. En terminant, de Lyonne déclarait qu'il était disposé à se soumettre à toutes les conditions que Fouquet voudrait lui imposer. Ce projet n'eut pas de suite; mais de Lyonne n'en resta pas moins enchaîné au surintendant par les liens les plus forts, ceux de la nécessité. Ses passions et ses plaisirs le livraient à la merci de l'homme qui disposait du trésor public.

CHAPITRE XXIX

—OCTOBRE 1660-MARS 1661—

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