Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, surintendant des finance et sur son frère l'abbé Fouquet
Négociations pour le mariage du roi avec une princesse de la maison de Savoie.—Fouquet envoie à Turin mademoiselle de Treseson, nièce de madame du Plessis-Bellière, pour s'emparer de l'esprit de la princesse Marguerite de Savoie.—Mademoiselle de Treseson arrive à Turin.—Sa correspondance avec Fouquet.—Elle fait connaître le caractère de Christine de France, duchesse de Savoie, de sa fille Marguerite et de son fils Charles-Emmanuel.—Entrevue des cours de France et de Savoie à Lyon (novembre-décembre 1658).—Cause de la rupture du mariage projeté.—Mademoiselle de Treseson reste à la cour de Savoie, où elle devient madame de Cavour.—La princesse Marguerite épouse le duc de Parme.
On songeait sérieusement, en 1658, à marier le jeune roi à une princesse de Savoie, Marguerite, sœur du duc Charles-Emmanuel. Les deux cours de France et de Savoie devaient se rencontrer à Lyon pour l'entrevue de Louis XIV et de la princesse Marguerite. Fouquet, informé de ces projets, tenta de s'emparer de la future reine de France, en plaçant près d'elle une personne qui lui fût dévouée. L'exécution de ce projet exigeait une grande habileté pour s'insinuer dans les bonnes grâces de la princesse et de sa mère; il fallait dissimuler l'ambition du surintendant, tout en promettant son appui pour la réalisation des projets de mariage, enchaîner doucement par la reconnaissance la maison de Savoie à la cause de Fouquet, et se servir de la future reine dans l'intérêt de sa puissance.
Le surintendant confiait de préférence à ses maîtresses la conduite des affaires de cette nature. Madame du Plessis-Bellière était devenue le plus actif auxiliaire de ses projets ambitieux. C'était à elle que Fouquet, dans le plan dont nous avons parlé, remettait la direction de tous ses amis. Ce fut elle encore qui se chargea de mener l'intrigue de la cour de Savoie. Elle avait appelé près d'elle une jeune Bretonne, sa nièce, mademoiselle de Treseson, dont l'esprit était vif et délié et les principes peu austères. Fouquet avait exercé sur la jeune Treseson une séduction qui ne s'explique pas seulement par la richesse et la puissance du surintendant, mais qui tenait encore aux charmes de son esprit. Ce fut elle qui fut choisie pour se rendre à la cour de Savoie et y jouer un rôle qui exigeait autant de finesse que de dévouement[558].
Elle partit au mois d'août 1658 pour se rendre à Turin. Une première lettre qu'elle écrivit à Fouquet est datée de Grenoble, et n'exprime que les regrets de l'éloignement: «Je reçus hier en arrivant ici une lettre de vous qui m'y attendait. Je ne vous ferai point de compliment sur la peine que vous avez eue à l'écrire, et vous dirai librement qu'il est bien juste que vous preniez quelque soin de me consoler pendant mon voyage, puisque vous êtes cause que je le fais avec bien de la mélancolie. Si le petit cabinet m'est assez fidèle pour vous faire souvenir de moi, je lui promets d'augmenter l'amitié que j'avais pour lui, et de redoubler mes souhaits pour le voir bientôt. Je vous conjure de continuer d'en faire pour mon retour, et de croire que vous ne me sauriez procurer rien de plus agréable que l'honneur de vous voir.»
Cette lettre en dit assez sur les relations antérieures de Fouquet et de mademoiselle de Treseson, et sur l'étrange ambassadeur qui allait représenter les intérêts du surintendant à la cour de Savoie.
Mademoiselle de Treseson arriva à la cour de Savoie au mois d'août 1658, et y fut présentée comme parente du comte de Brulon, qui y avait de nombreuses et puissantes relations. Elle n'avait qu'une beauté médiocre, mais, avec de l'esprit et les recommandations secrètes du surintendant, elle s'insinua promptement dans les bonnes grâces de la duchesse douairière de Savoie, Christine de France, que l'on appelait habituellement Madame Royale; elle devint une de ses filles d'honneur. Dès le mois de septembre suivant, elle écrivait à Fouquet: «L'on me témoigne ici autant d'amitié qu'à mon arrivée, et je trouve même qu'elle s'augmente tous les jours. Je vous mande ceci afin de vous faire voir une marque de celle que Madame Royale et la princesse Marguerite ont pour vous, en témoignant une estime très-particulière pour une personne que vous avez eu la bonté de leur recommander.» Et plus loin: «Madame Royale m'a entretenue plus d'une heure aujourd'hui de tous les intérêts de sa famille. Les caresses qu'elle me fait donnent de l'envie sans causer du soupçon; car l'on est assez accoutumé à lui voir une amitié particulière.» Le soupçon que redoutait mademoiselle de Treseson, et qu'elle s'efforçait d'éloigner, était celui de sa liaison avec Fouquet et de la mission qu'elle avait reçue du surintendant pour lui gagner la cour de Savoie. Elle réussit quelque temps à bien dissimuler son rôle, et elle profita de cet intervalle pour s'emparer des trois personnes qu'il était le plus important de lier à la cause du surintendant: la duchesse douairière de Savoie, la princesse Marguerite et le jeune duc de Savoie Charles-Emmanuel.
La duchesse douairière était Christine de France, fille de Henri IV, et régente de Savoie depuis plus de vingt ans. Elle avait alors cinquante ans, et conservait encore des restes de son ancienne beauté. Mademoiselle de Montpensier, qui la vit vers la même époque et qui ne la juge pas avec bienveillance, convient qu'elle avait un air de grandeur: «Il paraît qu'elle a été belle, dit-elle dans ses Mémoires[559]; mais elle est plus vieille qu'on ne l'est d'ordinaire à son âge. Elle me parut ressembler à mon père (Gaston d'Orléans, fils de Henri IV), mais plus cassée, quoiqu'elle fît tout ce qu'elle pût, par son ajustement, pour soutenir son reste de beauté. Elle a la taille gâtée, mais cela ne l'empêche pas d'avoir bonne mine et l'air d'une grande dame.» Madame Royale désirait ardemment le mariage de sa fille Marguerite avec Louis XIV, et, comme toutes les personnes qu'entraîne la passion, elle trahissait ses sentiments avec une franchise imprudente, se livrait aveuglément à ceux qui flattaient ses projets, et recherchait tous les auxiliaires qui pouvaient concourir à leur réalisation. Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait témoigné une bienveillance particulière à la jeune Treseson, nièce de madame du Plessis-Bellière, et protégée du surintendant. Le 11 octobre 1658, mademoiselle de Treseson écrivait à Fouquet: «Madame Royale m'a dit qu'elle était assurée du voyage du roi à Lyon (c'était là que devait avoir lieu l'entrevue des deux cours). J'ai encore recommandé le secret avec un grand soin, et l'on me promet de le bien garder. Je mange toujours avec Madame Royale, et deux fois elle a porté la santé de nos communs amis de Paris. Je lui ai dit que je le leur manderais, mais en même temps je l'ai suppliée de ne leur plus faire cet honneur si publiquement, car je crois cela tout à fait propre à faire soupçonner quelque chose ici. Vous ne devez pas douter que je n'apporte tous mes soins pour empêcher qu'il n'arrive aucun accident.»
Ainsi c'était la jeune Bretonne qui donnait des leçons de prudence dans cette cour frivole. En même temps qu'elle entretenait et contenait tout à la fois les espérances de la duchesse douairière, et qu'elle s'insinuait dans les bonnes grâces de sa fille Marguerite, elle jouait vis-à-vis du jeune duc Charles-Emmanuel un rôle difficile. Dans toute la fougue de l'âge, et peu maître de ses passions, ce prince de vingt-quatre ans se montra empressé près de mademoiselle de Treseson. Quoique cette jeune fille fût plus spirituelle que jolie[560], elle sut lui inspirer une passion utile à ses projets[561], mais elle n'accueillit ses galanteries qu'en plaisantant, et le tint à distance sans rompre avec lui. Tout ce manège de diplomatie et d'intrigue féminine est clairement exposé dans une lettre que, le 25 octobre 1658, elle écrivait à Fouquet. Elle y repousse les soupçons que le surintendant avait laissé percer à l'occasion des relations de mademoiselle de Treseson et du duc de Savoie:
«Si l'amitié que j'ai pour vous ne se trouvait pas offensée par les reproches que vous me faites, j'y aurais pris bien du plaisir, et j'aurais appris avec quelque sentiment de joie l'inquiétude où vous êtes de savoir ce qui se passe ici, puisque assurément ce n'est point une marque que vous ayez de l'indifférence pour moi; mais, quoique j'en fasse ce jugement, qui ne m'est point désagréable, je ne puis m'empêcher de m'affliger extrêmement que vous en ayez fait de moi un si injuste et si désavantageux; car je vous assure que ce n'est point manque de confiance, ni par aucune préoccupation de ce côté-ci, que j'ai manqué à vous écrire cent petites choses que j'ai cru des bagatelles pour vous et que j'ai fait scrupule de vous mander, de crainte de vous importuner dans les grandes occupations où vous êtes tous les jours; mais enfin, puisque je vois que vous avez pour moi une bonté que je n'avais osé espérer, quoique j'aie toujours désiré la continuation de votre amitié plus que toutes les choses du monde, je vous dirai qu'il ne se passe rien entre M. de Savoie et moi qui soit désavantageux ni pour vous ni pour moi. J'ai trouvé le moyen de m'en faire craindre et de m'en faire estimer malgré lui. J'ai toujours pris en raillant ce qu'il m'a dit de plus sérieux. Il me parle autant qu'il peut par l'ordre de Madame Royale, qui est bien aise que j'aie quelque crédit auprès de lui, parce que je ne suis ni brouillonne ni ambitieuse, et que je ne lui inspire que de la douceur et de la complaisance. Tout le monde est le confident de M. de Savoie. Vous pouvez juger de là si je m'y fie en nulle façon. Jusqu'ici il ne s'est rien passé de particulier entre nous, et l'on a toujours su nos conversations et nos querelles, quand nous en avons. Cette dernière chose arrive assez souvent: j'ai été une fois huit jours sans lui parler, parce qu'il avait dit quelque chose de trop libre devant moi. Pendant ce temps-là, il en passa trois dans une maison de campagne, et manda à Madame Royale qu'il ne reviendrait point auprès d'elle que je ne lui eusse pardonné. Depuis, il ne lui est pas arrivé de retomber dans une pareille faute. Toutes les galanteries qu'il peut faire, il les fait pour moi, comme de musique, de collations et de promenades à cheval. Il me prête toujours ses plus beaux chevaux et m'a fait faire deux équipages fort riches.
«Je connais bien que toutes ces choses ne seraient pas tout à fait propres à faire trouver un établissement en ce pays-ci. Aussi je vous assure que, sans l'affaire que vous savez, je les empêcherais absolument; mais je vous avoue que, dans cette pensée, je ne m'applique qu'à sauver ma réputation aussi bien comme j'ai sauvé mon cœur, qui, je vous assure, est toujours aussi fidèle comme je vous ai promis.
«Pour ce qui regarde la princesse Marguerite, M. de Savoie lui témoigne beaucoup d'amitié et lui parle souvent de celle qu'il a pour moi, et même une fois il l'a obligée de m'envoyer prier d'aller la voir à son appartement, où je l'ai trouvée avec la musique et une collation. Il l'a même priée, quand elle serait ma maîtresse[562], de m'obliger à me souvenir de lui. La princesse Marguerite me témoigna beaucoup de complaisance et même de grands respects. Ce n'est pas une personne qui soit beaucoup familière; elle me parle toutefois bien souvent du voyage que nous allons faire mardi[563]. Elle a grand'peur qu'il ne réussisse pas comme nous le souhaitons[564].
«Mandez-moi, s'il vous plaît, de quelle manière je dois continuer de vous écrire du lieu où nous allons, et soyez persuadé que mes discours ni mes actions ne seront jamais contraires à l'amitié que je vous ai témoignée. Personne ne paraît mon ennemi dans ce pays, et j'en attribue l'obligation à l'amitié de Madame Royale ni à celle de M. de Savoie. Il y a ici deux ou trois personnes avec lesquelles j'ai fait une espèce d'amitié, afin de les obliger de m'avertir de tout ce qui se dit de moi, et je les ai priées de ne me pardonner rien. Madame Royale m'a donné depuis peu des boucles de diamants[565]. J'ai su depuis huit jours que les perles dont elle m'avait fait présent venaient de M. de Savoie, qui avait obligé Madame Royale à me les donner comme venant d'elle. Je vous assure que la reconnaissance que j'ai de tous ces soins ne va pas au delà de ce qu'elle doit aller.
«Je ne crois pas que je puisse écrire à madame du Plessis; car l'ordinaire (le courrier) est près de partir. Si vous voulez m'obliger extrêmement, vous lui conseillerez, comme de vous-même, de m'envoyer une jupe comme on les porte, sans or ni argent. L'on ne trouve ici quoi que ce puisse être. Je vous demande pardon de cette commission, et vous rends mille remercîments des effets que j'ai reçus de votre part. Je les ai presque tous donnés à la princesse Marguerite. Adieu, je vous demande pardon de vous avoir donné sujet de penser que je ne vous aime pas plus que toutes les personnes du monde. Si le mariage que vous savez s'accorde, je vous supplierai de prendre la peine d'écrire à Madame Royale, afin qu'elle me donne à la princesse Marguerite.»
Malgré les explications plus ou moins vraies de mademoiselle de Treseson, la voix publique la proclamait maîtresse du duc de Savoie. Fouquet en était informé, et lui adressa des reproches auxquels elle répondait: «Sans que je m'imagine[566] que ce n'est que pour me faire la guerre que vous me mandez que vous me soupçonnez de vous manquer de parole, je vous ferais bien des reproches d'avoir cette mauvaise opinion de moi, et je vous assure que j'aurais raison de vous en faire; car je vous promets que le souvenir du petit cabinet touche plus mon esprit que toutes les choses que peut faire M. de Savoie pour témoigner qu'il m'aime. Je ne me laisse point éblouir au faux éclat, et tous les grands divertissements de ce lieu-ci ne m'empêchent point de souhaiter très-ardemment de revoir celui que je vous ai nommé.»
Madame Royale et ses filles partirent enfin pour Lyon dans les premiers jours de novembre, et mademoiselle de Treseson les accompagna. Le duc de Savoie ne les rejoignit que plus tard. Mademoiselle de Treseson écrivit à Fouquet pendant le voyage, et dans cette lettre elle insiste particulièrement sur le caractère de Marguerite de Savoie, que jusqu'alors elle avait laissé dans l'ombre. Elle trouvait en elle la prudence qui manquait à sa mère: «C'est, disait-elle, la plus discrète et la plus secrète personne du monde, et en laquelle on peut se fier. Pour de grandes confiances (sic), elle n'en a jamais eu pour personne que pour une femme qu'elle aime depuis dix ans. De la civilité et de la douceur, elle en a pour tout le monde, et beaucoup pour moi, à laquelle elle a dit des choses fort obligeantes touchant les affaires présentes, et le compliment que je lui ai fait pour lui témoigner l'envie que j'ai d'avoir l'honneur d'être à elle en a été fort bien reçu.» Plus loin mademoiselle de Treseson insiste encore sur le même sujet: «Il faut que je revienne à la princesse Marguerite, et que je vous fasse encore quelque réponse sur son chapitre. Je ne la crois pas assez hardie pour oser résister en rien à M. le cardinal; mais elle aimera toujours ceux à qui elle aura promis l'amitié, et ne manquera jamais de reconnaissance pour les personnes qui l'auront obligée. Elle a beaucoup de bonté, une fort grande douceur, mais beaucoup de timidité. Voilà ce que je crois de plus important à vous faire savoir, et j'aurais grande honte de vous écrire si mal, si je ne pouvais m'excuser de l'incommodité que j'ai d'écrire sur le bord des grands précipices où je passe, qui me donnent bien de la frayeur.»
Ainsi les trois principaux personnages de la cour de Savoie, Madame Royale, la princesse Marguerite et le jeune duc Charles-Emmanuel, avaient été étudiés et caractérisés par mademoiselle de Treseson dès les premiers temps de son séjour à la cour de Turin. Elle avait complètement gagné la duchesse douairière, et s'efforçait de modérer et de diriger son ardeur, qui pouvait tout compromettre. La princesse Marguerite montrait plus de réserve et de finesse; mais elle ne pensait pas qu'on trouvât en elle un appui assez ferme pour résister à Mazarin. Quant au jeune duc, il était étourdi, impétueux; mais mademoiselle de Treseson se vantait de le dominer et de le conduire, sans céder à ses passions.
On s'étonne, en lisant ces appréciations, de ne pas trouver un mot sur les qualités ou les défauts physiques des personnages. Rien n'eût été plus naturel en parlant de la future reine de France: mademoiselle de Treseson avait dû l'observer avec la finesse et la curiosité naturelles à son sexe et à son âge. Une autre femme, parlant des mêmes personnages, supplée au silence de la jeune Bretonne. Mademoiselle de Montpensier, qui assista cette année même (1658) à l'entrevue des deux cours dans la ville de Lyon, n'a pas négligé le portrait physique des princes et princesses de la maison de Savoie. Nous avons déjà vu comment elle avait tracé à grands traits la physionomie de Madame Royale, son air de grandeur, ses ressemblances de famille, et aussi sa caducité prématurée. «Pour la princesse Marguerite, dit-elle ailleurs[567], elle est petite; mais elle a la taille assez jolie, à ne bouger de place; car, quand elle marche, elle parait avoir les hanches grosses, et même quelque chose qui ne va pas tout droit. Elle a la tête trop grosse pour sa taille; mais cela paraît moins par devant que par derrière, quoique ce soit une chose fort disproportionnée. Elle a les yeux beaux et grands, le nez gros, la bouche point belle, et le teint fort olivâtre, et cependant avec tout cela elle ne déplaît point. Elle a beaucoup de douceur, quoiqu'elle ait l'air fier. Elle a infiniment d'esprit, adroit, fin, et il y a paru à sa conduite.» Enfin le duc Charles-Emmanuel est aussi dépeint en quelques lignes[568]: «On le trouva fort bien fait; il est de moyenne taille, mais il l'a la plus fine, déliée et agréable, la tête belle, le visage long, mais les yeux beaux, grands et fins, le nez fort grand, la bouche de même; mais il a le ris agréable, la mine fière, un air vif en toutes ses actions, brusque à parler. Il avait fort bonne mine.»
Ce fut le 28 novembre 1658 que la duchesse de Savoie et ses filles arrivèrent à Lyon. La cour de France y était depuis plusieurs jours, et elle s'empressa d'aller au-devant de Madame Royale. Le roi, Anne d'Autriche, mademoiselle de Montpensier, le maréchal de Villeroy et madame de Noailles se trouvaient dans le même carrosse, et les Mémoires de mademoiselle de Montpensier retracent un tableau fidèle de tout ce qui se passa en cette circonstance[569]. La cour de Savoie cherchait à éblouir les yeux par la pompe de ses livrées et la magnificence de son train. La route était couverte d'équipages aux armes de Savoie, avec housses de velours noir et cramoisi. Les pages de Madame Royale, ses gardes avec casaques noires galonnées d'or et d'argent, quantité de carrosses à six chevaux, précédaient la princesse, et annonçaient ses prétentions à étaler un faste royal. Au moment même où les cours allaient se rencontrer, Anne d'Autriche laissait percer son peu de sympathie pour le mariage projeté; mais elle s'y résignait dans la pensée qu'il agréait à son fils. «Si je pouvais avoir l'Infante, disait-elle, je serais au comble de la joie; mais, ne le pouvant pas, j'aimerai tout ce qui plaira au roi. J'avoue que j'ai bien de l'impatience de savoir comment il trouvera la princesse Marguerite.» Louis XIV n'était pas moins impatient; il monta à cheval à l'approche des princesses et alla au-devant d'elles, puis revint au galop, mit pied à terre, et, s'adressant à la reine avec la mine la plus gaie du monde et la plus satisfaite: «Elle est plus petite que madame la maréchale de Villeroi, lui dit-il, mais elle a la taille la plus jolie du monde; elle a le teint...» Il hésita un instant; enfin il ajouta: «olivâtre; mais cela lui sied bien. Elle a de beaux yeux; enfin elle me plaît.»
A ce moment, les princesses de Savoie arrivèrent. Madame Royale descendit de carrosse, salua la reine, lui baisa les mains, et chercha à la gagner par ses manières caressantes. Lorsqu'elle lui eut présenté ses filles, toutes les princesses montèrent dans la voiture royale, et firent ainsi leur entrée à Lyon. Le roi se plaça auprès de la princesse Marguerite, et l'on remarqua la vivacité et la familiarité de leur conversation. Il entretint la princesse de ses mousquetaires, de ses gendarmes, de ses chevau-légers, du régiment des gardes, du nombre de ses troupes, de ceux qui les commandaient, de leur service, etc. C'étaient là ses sujets favoris. Puis ils parlèrent des plaisirs de Paris et de Turin, et, pendant toute cette entrevue, la princesse montra une grande aisance et un certain abandon. Quant à la duchesse douairière, elle fatigua la reine et la cour par l'exagération et la prolixité de ses compliments. Cependant les dispositions paraissaient jusqu'alors favorables au mariage projeté; mais, lorsque la reine se fut séparée de la duchesse de Savoie, Mazarin la suivit dans son cabinet, et lui annonça qu'il lui apportait une nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas. «Est-ce que le roi mon frère m'envoie offrir l'Infante? s'écria la reine; c'est la chose du monde à laquelle je m'attends le moins.—Oui, madame, c'est cela,» lui répondit le cardinal. En même temps il lui remit une lettre de Philippe IV, par laquelle il mandait à la reine sa sœur qu'il souhaitait la paix et le mariage de sa fille avec le roi de France. Le roi d'Espagne, inquiet de l'alliance étroite qui se préparait entre la France et la Savoie, avait envoyé à Lyon don Antonio Pimentelli, qui s'y introduisit secrètement le jour même où les princesses y faisaient leur entrée solennelle, et remit à Mazarin la lettre de Philippe IV.
Quoique la reine et le ministre se défiassent de la sincérité des Espagnols, ils ne montrèrent plus, depuis ce moment, le même empressement pour la cour de Savoie. Lorsque le duc Charles-Emmanuel arriva, le 1er décembre, il fut accueilli froidement par les princes français, que blessèrent ses prétentions à la préséance; il ne passa à Lyon que peu de jours, et quitta la France en lui jetant cet adieu: «Adieu, France, pour jamais: je te quitte sans regret.» Il y avait eu cependant un bal brillant donné en son honneur; mais on remarqua que le roi, qui, le premier jour, avait témoigné tant de joie à la vue de la princesse Marguerite, affectait de ne plus lui parler. Mademoiselle de Treseson, qui ne cessa d'assister aux fêtes et aux entrevues, commençait à perdre l'espérance de voir se réaliser le mariage. Pour comble de malheur, sa parenté avec madame du Plessis-Bellière, qu'elle avait cachée si soigneusement, était reconnue et divulguée par plusieurs seigneurs de la cour de France. Les vues secrètes de Fouquet allaient se découvrir. Mademoiselle de Treseson l'avertit, le 3 décembre, de ces fâcheux incidents:
«Encore que je sache, lui écrivait-elle, que M. de Lyonne et d'autres personnes vous informent de toutes les choses qui se passent ici, je ne veux pas manquer à vous rendre compte aussi bien comme eux de l'état des choses de ce pays-ci. Je vous dirai donc que je ne trouve pas qu'elles aillent trop bien, et nous n'en avons pas l'espérance que nous en avions le premier jour. La princesse n'a pas déplu au roi; mais M. le cardinal veut traîner les choses en longueur. M. de Lyonne a fait aujourd'hui parler à S.A.R.[570], et lui a fait savoir qu'il était dans son intérêt; car, jusqu'à cette heure, il n'avait point voulu qu'on eût dit son nom. Mais S.A.R. n'est pas tout à fait persuadée, et elle m'a dit aujourd'hui que M. de Lyonne devait faire un voyage en Espagne pour négocier l'autre mariage[571]. J'ai dit tout ce que j'ai pu pour l'empêcher d'avoir cette opinion, et l'ai assurée qu il eût fallu que vous eussiez été trompé le premier.
«J'ai voulu savoir aussi si M. de Savoie avait quelque disposition à épouser une nièce du cardinal. Je crois qu'avec Pignerol il y pourrait consentir.
«Il faut que je vous dise que je suis assez embarrassée avec les compliments que tout le monde me vient faire sur l'honneur que j'ai d'être nièce de madame du Plessis. Le maréchal de Clérambault a dit partout qu'il avait fort connu ma mère; que madame du Plessis et elle étaient sœurs. Je ne dis là-dessus ni oui ni non, et réponds seulement que c'est M. de Brulon qui m'a placée dans cette cour. En vérité, il était bien difficile que l'on pût cacher la parenté; car il n'y a personne qui ait été dans mon pays qui ne la sache.»
La situation ne s'améliora pas les jours suivants, et la duchesse douairière commença à se plaindre avec vivacité. On l'apaisa par des promesses et par un écrit attestant que le roi épouserait la princesse Marguerite, si le mariage avec l'Infante n'avait pas lieu. Ce fut le 6 décembre que se passa cette scène, dont mademoiselle de Treseson se hâta d'informer Fouquet: «Je m'imagine, lui écrivait-elle, que toutes les lettres que l'on vous écrit aujourd'hui vous apprennent les mêmes nouvelles, c'est-à-dire que la chose que vous savez est si éloignée, qu'on la croit rompue. Cependant Madame Royale m'a dit ce soir à son coucher qu'elle avait, ce jour, retiré un écrit par lequel on s'engageait que, si avant le mois de mai le roi n'épousait pas l'infante d'Espagne, il épouserait la princesse Marguerite. M. le cardinal s'est mis plusieurs fois en colère de ce que Madame Royale voulait une écriture; mais enfin, elle l'a pourtant obtenue. Je ne crois pas qu'il arrive d'autres changements avant dimanche, qui est le jour de notre départ. Je ne vous saurais témoigner l'affliction où je suis de penser que l'honneur de vous voir est si reculé pour moi; en vérité, je repasse les montagnes avec un déplaisir que rien ne peut soulager, et ce qui l'augmente extrêmement, c'est que tout le monde sait ma parenté avec madame du Plessis, quoique je ne l'aie avouée à personne. Par malheur il s'est trouvé ici mille gens qui en avaient une parfaite connaissance. Cela me cause un chagrin et une inquiétude qu'il n'est pas en mon pouvoir de vous témoigner; mais, si toutes les choses se tournent de façon à vous faire tort, je vous supplie de n'avoir aucune considération pour mon avantage, et de me sacrifier entièrement à vos intérêts. Je vous réponds que je n'en murmurerai pas, et que je me tiendrais tout à fait heureuse de pouvoir, même par la perte de ma vie, vous témoigner que l'on n'a jamais eu plus de reconnaissance et de respect que je n'en ai pour vous.»
La princesse Marguerite montra beaucoup plus de calme et de dignité que sa mère, au milieu de ces péripéties qui renversaient ses espérances de fortune et de grandeur. «On ne lui vit point de changement, dit mademoiselle de Montpensier[572]; elle fut toujours dans une tranquillité admirable, et agit dans cette affaire comme si ç'avait été celle d'une autre; et pourtant elle en était touchée comme elle le devait, ayant autant de cœur que l'on en pouvait avoir.» Enfin, le dimanche 8 décembre, la duchesse de Savoie et ses filles quittèrent Lyon pour regagner Turin, n'emportant qu'une bien faible espérance de voir se renouer un jour les négociations matrimoniales. Mademoiselle de Treseson, qui avait compté revenir à Paris comme fille d'honneur de la jeune reine, n'était pas la moins attristée de cette mésaventure; son chagrin perce dans toutes ses lettres. Elle écrivait à Fouquet le 13 décembre: «L'on ne peut pas être plus affligée que je la suis, et jamais absence n'a paru plus ennuyeuse[573] que la vôtre me la paraît. Toutefois, malgré l'extrême envie que j'ai d'avoir l'honneur de vous voir, je vous supplie de ne songer pas à me le faire recevoir, s'il y a le moindre danger pour vous.»
Le séjour de mademoiselle de Treseson à la cour de Savoie se prolongea encore près d'une année, et pendant cet intervalle elle continua d'avertir Fouquet de tout ce qui se passait d'important et de lui transmettre les communications de la duchesse. Ainsi, lorsqu'en février 1659 Fouquet fut nommé seul surintendant des finances après la mort de Servien, mademoiselle de Treseson lui écrivit: «Madame Royale vous assure qu'elle prend beaucoup de part à la nouvelle preuve que vous avez reçue de l'estime du roi et de M. le cardinal, et je vous assure qu'elle témoigne pour vous plus de reconnaissance que vous ne sauriez imaginer. La princesse Marguerite est toujours de son humeur ordinaire, c'est-à-dire douce et mélancolique.»
Les projets de mariage pour le duc de Savoie préoccupaient alors la duchesse douairière. Jusqu'à cette époque elle avait exercé la plénitude du pouvoir et tenu son fils en tutelle; elle craignait une alliance qui lui aurait donné une rivale. Il avait été plusieurs fois question de marier le jeune duc avec mademoiselle de Montpensier; mais le caractère hautain et l'esprit romanesque de cette princesse la faisaient redouter de Christine de France. «On a mandé à Madame Royale, écrivait mademoiselle de Treseson le 22 mars 1659, que Mademoiselle a prié la reine de la proposer à S.A.R. de Savoie pour sa belle-fille, et que l'on lui a répondu qu'il y avait déjà des propositions pour mademoiselle de Valois sa sœur[574], qui seraient assurément approuvées de part et d'autre. L'on a encore mandé que la première (mademoiselle de Montpensier) faisait ici de grandes libéralités pour se faire des créatures, mais qu'elle me craignait[575]. Je ne suis pas trop fâchée de cette dernière chose; car cela n'a pas fait un méchant effet auprès de Madame Royale, qui me témoigne toujours ses bontés ordinaires. Elle craint fort Mademoiselle et soupçonne qu'elle n'ait intelligence avec M. de Savoie; mais d'ici nous n'en saurions rien découvrir, car il est le plus artificieux des hommes.»
A ces inquiétudes s'en joignaient de plus vives sur la résolution définitive qu'allait prendre la cour de France. «L'on est ici dans de grandes impatiences, écrivait mademoiselle de Treseson le 4 avril, d'apprendre les nouvelles que doit apporter le courrier qui est allé en Espagne. Madame Royale et la princesse Marguerite ne parlent dans leur particulier que de la crainte et de l'espérance qu'elles ont de cette affaire. La première est bien plus forte que l'autre.» Mademoiselle de Treseson écrivait encore le 18 avril: «Pour la princesse Marguerite, elle est toujours mélancolique à son ordinaire, et même encore plus; elle dit qu'elle ne pense déjà plus au roi; mais, pour moi, je suis persuadée qu'elle y pense plus que jamais.» Enfin, au commencement de mai, on apprit que les projets de mariage étaient définitivement rompus. Mademoiselle de Treseson l'annonçait à Fouquet dans une lettre du 3 mai: «Madame Royale m'a ordonné de vous faire savoir qu'elle est dans la plus grande affliction du monde du mauvais succès de ses desseins. L'on a su qu'on n'en devait plus avoir de ce côté-là. Vous pouvez aisément juger le chagrin où tout le monde est ici.» Le 20 mai elle insistait sur le même sujet: «L'on est ici fort irrité contre M. le cardinal, qui ne s'est pas contenté de n'avoir pas servi la princesse Marguerite; il a mandé à Madame Royale qu'elle s'était méfiée de lui et avait voulu traiter en secret avec les ennemis, de sorte qu'elle appréhende fort que les intérêts de M. de Savoie ne soient pas bien conservés dans les articles de la paix[576]. Ils feront partir bientôt une personne de qualité pour aller en prendre soin.» Après des protestations de dévouement pour Fouquet et de son vif désir de retourner en France, mademoiselle de Treseson ajoutait: «Je crois vous devoir dire que la personne à qui Madame Royale a pensé pour moi est de la plus grande qualité et aura un jour plus de cent mille livres de rente.»
La jeune Bretonne ne s'était pas oubliée, et cette phrase, jetée au milieu d'une lettre, prouve qu'elle songeait à ses intérêts autant qu'à ceux de Fouquet. Les services qu'elle avait rendus, et que la conscience du lecteur saura qualifier, furent récompensés par une grande alliance; mademoiselle de Treseson devint comtesse de Cavour[577]. Quant à la princesse Marguerite, elle épousa, en 1660, le duc de Parme. «On fut fort étonné, dit mademoiselle de Montpensier[578], que, après avoir pu épouser le roi, elle voulût d'un petit souverain d'Italie. Cela ne répondait point à la manière dont elle avait soutenu la rupture de son mariage.»
CHAPITRE XXIII
Fouquet protecteur des lettres et des arts.—État de la littérature après la Fronde.—Fouquet donne une pension à Pierre Corneille.—Remercîment en vers que lui adresse Pierre Corneille.—Représentation d'Œdipe (1659).—Thomas Corneille reçoit aussi des gratifications de Fouquet.—Pellisson s'attache à Fouquet.—Il le met en relation avec mademoiselle de Scudéry et les précieuses.—Caractère de cette littérature.—Lettres de mademoiselle de Scudéry à Pellisson.—Elle y montre son affection pour Pellisson et son attachement pour Fouquet.—Autres poëtes encouragés par le surintendant, Boisrobert, Gombauld, Hesnault, Loret, Scarron.—Lettre attribuée à madame Scarron; elle est apocryphe.—Lettres de madame Scarron à madame Fouquet.
Au milieu des soucis de la politique, Fouquet n'oubliait pas les lettres et les arts; c'est là son plus beau titre. Du reste, s'il fut un Mécène pour les poëtes et les peintres, ils le lui ont bien rendu parla fidélité qu'ils lui témoignèrent dans sa disgrâce. Ils contribuèrent plus que personne à cette réaction de l'opinion publique qui a sauvé Fouquet et s'est perpétuée jusqu'à nos jours, malgré les preuves accablantes de ses dilapidations. Le surintendant avait l'esprit cultivé et ingénieux; il aimait la société des gens de lettres, et, lorsqu'il les protégeait, c'était avec un sentiment de délicatesse et de libéralité que les vrais poëtes et les vrais artistes appréciaient encore plus que les pensions et les faveurs. «M. Pellisson m'a fait l'honneur de se donner à moi,» répondait Fouquet à ceux qui le félicitaient d'avoir attaché à sa fortune ce bel esprit, qui était, vers 1659, un des arbitres du goût. Les femmes que recherchait le surintendant se distinguaient presque toutes autant par l'esprit que par la beauté. Madame du Plessis-Bellière, madame d'Asserac, mademoiselle de Treseson, écrivaient avec une pureté et une élégance rares à cette époque, même parmi les femmes de cour. Le surintendant appréciait l'esprit de madame de Sévigné. N'ayant pu en faire sa maîtresse, il en fit une de ses amies les plus dévouées. Il gardait ses lettres dans sa mystérieuse cassette, quoique les billets que lui adressait madame de Sévigné ne fussent remplis que de détails d'affaires et de bruits de cour. Il les aimait pour leur tour vif, naturel, piquant.
A l'époque de la grande puissance de Fouquet, en 1659, les lettres étaient dans un triste état. Corneille vieillissait, et, depuis l'échec de Pertharite, en 1653, il s'était éloigné du théâtre. Scarron et les poëtes bouffons de son école avaient gâté le goût public; la Fronde les avait mis à la mode. On applaudissait à leurs grossières plaisanteries et au travestissement burlesque des œuvres les plus sublimes. Ces débauches d'esprit avaient amené, dans quelques cercles d'élite, une réaction qui eut aussi ses excès. Les précieuses affectaient un langage et des sentiments raffinés, et, si quelques-unes s'arrêtaient à la limite du ridicule, d'autres s'y précipitaient et compromettaient la littérature par un genre faux et maniéré. Là régnaient mademoiselle de Scudéry et ses romans, que la raison sévère de Boileau a condamnés à tout jamais, et qu'une critique paradoxale tenterait vainement de faire revivre. Il y avait bien, à côté des poëtes vieillis, des bouffons et des précieuses, une école d'un genre tout autrement élevé et sévère: l'école de Port-Royal. Elle venait de produire les Provinciales et préparait les Pensées; mais ces solitaires, qui fuyaient le monde et ses dangers, n'attendaient ni ne sollicitaient les faveurs du surintendant. C'était dans la méditation des vérités chrétiennes et dans l'étude des écrivains de l'antiquité que s'était formé leur génie. Il en était de même de Bossuet, qui commençait à briller dans la chaire chrétienne.
Le mérite de Fouquet fut de chercher partout le talent et de l'encourager; il ramena Corneille au théâtre et s'efforça de réveiller son génie. Il oublia les plates injures de Scarron et secourut sa vieillesse. Pellisson, qui vivait dans l'intimité du surintendant, était l'ami des précieuses et faisait le charme des samedis de mademoiselle de Scudéry. Le surintendant entretenait avec Port-Royal des relations amicales: témoin Arnauld d'Andilly et son fils, Simon de Pomponne. Enfin il eut le mérite de discerner et de stimuler des génies naissants, comme Molière et la Fontaine. Les Fâcheux de Molière furent représentés à Vaux avec un prologue de Pellisson, et, quant à la Fontaine, encouragé par la munificence de Fouquet, il s'attacha à lui avec toute l'ardeur de son âme candide. Après avoir assisté à tant de misères et d'intrigues, il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un instant sur un spectacle plus digne de mémoire, celui de la puissance et de la richesse sollicitant et récompensant le génie.
Pierre Corneille fut un des premiers poëtes auxquels s'adressa Fouquet. Agé de plus de cinquante ans et découragé par son dernier échec, le poëte avait abandonné le théâtre. Les misérables pièces de Scarron et de son école avaient détrôné le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte. Le surintendant fit un acte honorable en relevant Corneille de son découragement et en l'engageant à rentrer dans la carrière dramatique. Il lui donna une pension, probablement dès 1657. Ce fut vers cette époque que Corneille lui adressa une pièce de vers[579], où il lui promet de répondre à son appel. Voici quelques passages de cette pièce, où l'on trouve des traces du génie de l'auteur du Cid:
Oui, généreux appui de tout notre Parnasse,
Tu me rends ma vigueur lorsque tu me fais grâce.
Et je veux bien apprendre à tout notre avenir
Que tes regards benins ont su me rajeunir.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Je sens le même feu, je sens la même audace
Qui fit plaindre le Cid, qui fit combattre Horace.
Et je me trouve encore la main qui crayonna
L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna.
Choisis-moi seulement quelque nom dans l'histoire
Pour qui tu veuilles place au temple de la Gloire,
Quelque nom favori qu'il te plaise arracher
A la nuit de la tombe, aux cendres du bûcher.
Soit qu'il faille ternir ceux d'Énée et d'Achille
Par un noble attentat sur Homère et Virgile,
Soit qu'il faille obscurcir par un dernier effort
Ceux que j'ai sur la scène affranchis de la mort;
Tu me verras le même, et je te ferai dire,
Si jamais pleinement ta grande âme m'inspire,
Que dix lustres et plus n'ont pas tout emporté
Cet assemblage heureux de force et de clarté,
Ces prestiges secrets de l'aimable imposture.
Qu'à l'envi m'ont prêtés et l'art et la nature.
N'attends pas toutefois que j'ose m'enhardir,
Ou jusqu'à te dépeindre, ou jusqu'à t'applaudir.
Ce serait présumer que d'une seule vue
J'aurais vu de ton cœur la plus vaste étendue.
Qu'un moment suffirait à mes débiles yeux
Pour démêler en toi ces dons brillants des cieux.
De qui l'inépuisable et perçante lumière,
Sitôt que tu parais, fait baisser la paupière.
J'ai déjà vu beaucoup en ce moment heureux.
Je t'ai vu magnanime, affable, généreux,
Et ce qu'on voit à peine après dix ans d'excuses,
Je t'ai vu tout à coup libéral pour les Muses.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Hâte-toi cependant de rendre un vol sublime
Au génie amorti que ta bonté ranime,
Et dont l'impatience attend pour se borner
Tout ce que tes faveurs lui voudront ordonner.
Ce remercîment atteste que Corneille avait reçu de Fouquet une faveur signalée, comme il le dit lui-même, et qu'il avait promis au surintendant de traiter le sujet de tragédie que ce dernier lui indiquerait. Fouquet lui en proposa trois et lui laissa le choix. Corneille préféra Œdipe, et fit représenter cette pièce en 1659. «Chacun sait, dit-il dans l'Avis au lecteur public en tête de cette tragédie, que ce grand ministre n'est pas moins le surintendant des belles-lettres que des finances; que sa maison est aussi ouverte aux gens d'esprit qu'aux gens d'affaires, et que, soit à Paris, soit à la campagne, c'est dans les bibliothèques[580] qu'on attend ces précieux moments qu'il dérobe aux occupations qui l'accablent, pour en gratifier ceux qui ont quelque talent d'écrire avec succès. Ces vérités sont connues de tout le monde; mais tout le monde ne sait pas que sa bonté s'est étendue jusqu'à ressusciter les Muses ensevelies dans un long silence, et qui étaient comme mortes au monde, puisque le monde les avait oubliées. C'est donc à moi à le publier après qu'il a daigné m'y faire revivre si avantageusement, non que de là j'ose prendre l'occasion de faire ses éloges. Nos dernières années ont produit peu de livres considérables, ou pour la profondeur de la doctrine, ou pour la pompe et la netteté de l'expression, ou pour les agréments et la justesse de l'art, dont les auteurs ne se soient mis sous une protection si glorieuse, et ne lui aient rendu les hommages que nous devons tous à ce concert éclatant et merveilleux de rares qualités et de vertus extraordinaires, qui laissent une admiration continuelle à ceux qui ont le bonheur de l'approcher. Les téméraires efforts que j'y pourrais faire après eux ne serviraient qu'à montrer combien je suis au-dessous d'eux. La matière est inépuisable, mais nos esprits sont bornés, et, au lieu de travailler à la gloire de mon protecteur, je ne travaillerais qu'à ma honte. Je me contenterai de vous dire simplement que, si le public a reçu quelque satisfaction de ce poëme [581], et s'il en reçoit encore de ceux de cette nature et de ma façon qui pourront le suivre, c'est à lui qu'il en doit imputer le tout, puisque, sans ses commandements, je n'aurais jamais fait Œdipe, et que cette tragédie a plu assez au roi pour me faire recevoir de véritables et solides marques de son approbation, je veux dire ses libéralités, que j'ose nommer des ordres tacites, mais pressants, de consacrer aux divertissements de Sa Majesté ce que l'âge et les vieux travaux m'ont laissé d'esprit et de vigueur[582].» C'est à ce réveil du poëte, provoqué par Fouquet, que la postérité doit Sertorius et Othon[583].
Thomas Corneille eut aussi part aux bienfaits de Fouquet. Il lui dédia une de ses tragédies et s'occupa du sujet de Camma, un des trois canevas proposés par Fouquet à Pierre Corneille[584]. Traitée par un génie tel que Pierre Corneille, cette pièce aurait pu exciter les émotions de terreur et de pitié que recherche surtout la poésie dramatique. Camma avait vu son époux assassiné par un rival qui ambitionnait sa main; elle feignit, pour assurer sa vengeance, de se rendre aux désirs du meurtrier. Arrivée au pied de l'autel où leur hymen devait être consacré, elle lui présenta une coupe comme symbole d'union; mais la coupe était empoisonnée, et le meurtrier y but la mort. Ce sujet tragique, qui n'est pas sans analogie avec celui de Mérope, fut traité faiblement par Thomas Corneille. Du reste (et c'est ce que nous voulons surtout faire ressortir), la générosité de Fouquet envers les poëtes même médiocres est constatée par la dédicace que Thomas Corneille a placée en tête de sa tragédie de la Mort de Commode. Il y parle à plusieurs reprises des «généreuses marques d'estime» et des «bienfaits» qu'il a reçus de Fouquet; il lui dit: «Je voulais m'offrir et vous m'avez attiré.» Enfin il vante sa générosité sans exemple et le parfait discernement qu'il sait faire de toutes choses[585].
Parmi les beaux esprits de cette époque, un de ceux qui eut le plus à se louer de Fouquet fut Pellisson[586]. Né à Castres, en 1624, Paul Pellisson-Fontanier suivit d'abord la carrière du barreau et publia un ouvrage de jurisprudence. Plus tard, il vint s'établir à Paris et se lia avec Conrart et d'autres gens de lettres; ce fut alors qu'il composa son Histoire de l'Académie française, qui lui valut l'honneur d'être nommé membre surnuméraire de la docte compagnie. Il connut vers le même temps mademoiselle de Scudéry, qui était dans tout l'éclat de sa gloire littéraire. Pellisson devint bientôt l'âme des samedis de la Sapho moderne. On y faisait des madrigaux; on y raffinait la langue au point de la rendre inintelligible. Cette littérature, il faut bien l'avouer, n'a pas une grande portée. L'hôtel de Rambouillet, où les précieuses s'étaient jadis réunies autour de Catherine de Vivonne et de sa fille, Julie d'Angennes, avait épuré la langue et inspiré le goût et le sentiment des beautés délicates. Malgré le tour d'esprit un peu recherché et maniéré des Voiture et des Benserade, il y avait eu là un travail utile. Les nouvelles précieuses qui, après la Fronde, se groupèrent autour de mademoiselle de Scudéry, n'eurent qu'un mérite: ce fut de faire pénétrer dans les classes bourgeoises ce goût du fin, du délicat, du recherché, qui avait été jusqu'alors le partage de l'aristocratie. Le titre de précieuse donna un brevet de distinction, comme on dit aujourd'hui, et tout ce qu'il y avait de beaux esprits et de femmes élégantes ambitionna l'honneur d'aller le recevoir des mains de mademoiselle de Scudéry et de Pellisson.
Parmi les personnes qui assistaient aux samedis, on voit surtout figurer des bourgeoises, entre autres madame Cornuel, si connue par ses bons mots, et ses deux belles-filles, mesdemoiselles Legendre et Marguerite Cornuel[587]. Madame du Plessis-Bellière, qui était d'un rang plus élevé, était aussi en relation avec mademoiselle de Scudéry. C'était Pellisson, comme nous l'apprennent ses lettres, qui avait conduit son amie chez madame du Plessis-Bellière. Dès le 2 novembre 1636, il écrivait à mademoiselle Legendre[588]: «J'ai trouvé toute la civilité du monde en madame du Plessis-Bellière. M. l'abbé de Bruc, son frère, avant qu'il allât en Bretagne, où il est, m'avait proposé de lui mener notre amie[589]. Il me sera tout à fait aisé de le faire quand il sera de retour, parce que j'ai assez de familiarité avec lui; mais avant cela même, puisque vous le jugez à propos, bien loin d'en éviter l'occasion ou de la négliger, je la rechercherai avec soin, quoique je me présente plus rarement aux lieux où il faut aller pour cela, par la crainte de jouer ce personnage d'importun dont vous parlez si agréablement, et que vous ne sauriez pourtant jouer quand vous le voudriez. Cependant, mademoiselle, vous savez bien que je ne suis qu'à vingt pas de M. le procureur général[590]; je dois ajouter que je connais assez particulièrement la plupart de ses commis. S'il y a quelque chose où je puisse être employé dans l'affaire secrète dont vous me parlez, vous n'avez qu'à ordonner, et je vous assure qu'elle ne sera pas moins secrète pour me l'avoir communiquée.»
Pellisson se lia de plus en plus avec madame du Plessis-Bellière, et cette femme, dont tous les contemporains ont vanté l'esprit, fut charmée de celui de l'ami de mademoiselle de Scudéry. Elle les fit connaître tous deux au surintendant, qui s'empressa de se les attacher par des pensions. Pellisson paya la dette de mademoiselle de Scudéry par un Remercîment du siècle à M. le surintendant Fouquet, et bientôt il en adressa un nouveau en son nom[591]. C'est Apollon qui parle par la voix de Pellisson, et dans un langage qui rappelle celui de la Carte de Tendre, dressée par les précieuses, il fait traverser au poëte le royaume des allégories, la région des hyperboles, des anachronismes, des prophéties, pour arriver enfin au pays des bienfaits et de la reconnaissance. Là s'élèvent des colonnes de marbre avec des chapiteaux de bronze et des inscriptions en lettres d'or. On y lit «les noms d'Auguste, de Mécène, de François Ier, de Henri III, de Louis le Juste et du grand Armand[592].» Fouquet y a sa place marquée par la reconnaissance. Dans ce pays imaginaire, Apollon montre au poëte des remercîments de toute espèce, remercîments de refus, remercîments intéressés, remercîments ambitieux. Il y a ça et là quelques traits satiriques qui relèvent la fadeur de l'allégorie. Enfin Pellisson trouve les remercîments de cœur; c'étaient ceux qu'il cherchait et qu'il adresse à son bienfaiteur.
A partir de 1656, Pellisson devint un des principaux commis de Fouquet; mais les soucis des affaires ne le détournèrent jamais complètement de la littérature. Devenu maître de la chambre des comptes de Montpellier, en 1659, il continua de s'occuper de vers et de finances. Fouquet l'employait à traiter avec les fermiers des impôts et à corriger les billets galants qu'il écrivait[593]. Mais Pellisson, et c'est là son principal titre à nos yeux, était l'intermédiaire entre Fouquet et les gens de lettres; c'était par lui que Boisrobert, Loret, Scarron, Gombauld, Hesnault et d'autres étaient signalés au surintendant, qui ne fut jamais insensible à leur misère. La position officielle de Pellisson auprès du surintendant n'interrompit point ses relations avec mademoiselle de Scudéry. Quoique défiguré par la petite vérole, et célèbre pour sa laideur, il avait inspiré à Sapho (c'était le nom de mademoiselle de Scudéry parmi les précieuses) une passion dont elle ne se défendait pas. Dans des vers, où Pellisson était désigné sous le nom d'Acante, Sapho s'adressait à lui en ces termes:
Enfin, Acaute, il se faut rendre;
Votre esprit a charmé le mien.
Je vous fais citoyen de Tendre[594].
Mais de grâce n'en dites rien.
Les amours de Pellisson et de mademoiselle de Scudéry donnèrent lieu à des chansons et à des épigrammes, où l'on n'oubliait pas les allusions à la Laideur de Pellisson:
L'amour met tout sous son empire,
Et ce n'est pas une chanson;
Sapho même soupire
Pour le docte Pellisson.
—Eh bien! eh bien, qu'en voulez-vous dire?
N'est-il pas joli garçon?
Les vers que l'amour pour mademoiselle de Scudéry inspira à Pellisson ne s'élèvent guère au-dessus du médiocre. La recherche du bel esprit les gâte presque toujours. Cependant, on trouve ça et là quelques traits heureux. Il fait ainsi parler les fleurs qu'il lui envoie le jour de sa fête:
A la plus belle des journées,
Nous arrivons sèches, fanées;
Mais n'en soyez point en courroux.
Par là nous prétendons vous plaire:
N'entendez-vous point ce mystère?
Ainsi l'on sèche loin de vous.
Sapho, de son côté, écrivait à Pellisson. Les papiers de Fouquet[595] renferment des lettres que mademoiselle de Scudéry adressait à Pellisson pendant son voyage à Nantes, où il accompagnait le surintendant. Elles méritent d'être conservées, parce qu'elles expriment avec vérité et (chose extraordinaire pour une précieuse), avec naturel, l'affection de mademoiselle de Scudéry pour Pellisson. On y trouve en même temps quelques détails sur le surintendant et sur la société de gens de lettres au milieu de laquelle vivait mademoiselle de Scudéry. La cour était alors à Fontainebleau; mademoiselle de Scudéry revenait d'une propriété appelée les Pressoirs, et était inquiète du silence prolongé de Pellisson. La première lettre est datée de vendredi à six heures du matin[596]: «Je pars dans un quart d'heure pour Paris. Je ne pus m'embarquer hier, parce qu'il fit un temps effroyable, de sorte que je prends le carrosse de M. de Prémont[597], qui me le donne de fort bonne grâce. Je laisse la petite Marianne à M. Pineau avec la sienne, et je suis si mal de ma tête que j'en perds patience. Peut-être que quelques remèdes me soulageront. Je vous en écrirai demain plus au long, et je ne vous écris aujourd'hui que pour vous demander de vos nouvelles et pour vous prier de m'envoyer un billet pour M. Longuet, qui lui témoigne que vous affectionnez l'affaire de M. Pineau; car, comme vous ne lui écrivîtes pas en lui envoyant les lettres dont il s'agit, il ne s'est pas pressé de le faire. Je vous demande pardon; mais je ne puis refuser cela à ceux qui m'en prient. Adieu, jusqu'à demain. Souvenez-vous de moi, plaignez-moi et m'aimez toujours. Je ne puis vous dire que cela aujourd'hui. J'en pense bien davantage.»
Le lendemain, mademoiselle de Scudéry écrivit de Paris à Pellisson: «J'arrivai hier fort tard ici après avoir laissé le pauvre M. Jacquinot et madame sa femme en larmes. Sincèrement, je leur suis bien obligée de l'amitié qu'ils m'ont témoignée en partant. Je prétendais vous écrire une longue lettre aujourd'hui; mais, quoique je n'aie fait savoir mon arrivée à personne, j'ai été accablée de monde, et le comte Tott[598], qui va arriver, sera cause que je ne vous dirai pas tout ce que je voudrais. Ma santé est toujours de même. Deslis vient d'être reprise de la fièvre pour la troisième fois. Madame de Caen[599] vous baise mille fois les mains. Mademoiselle Boquet[600] et madame du Val en font autant. Je commence déjà, malgré les caresses de mes amies et de mes amis, de regretter les Pressoirs[601] du temps que vous y veniez.
«Au reste, l'exil de mademoiselle de la Motte[602] fait grand bruit ici; mais comme je sais qu'on vous a mandé cette histoire, je ne vous en dis rien. On dit que M. le surintendant doit laisser revenir le roi et aller de Bretagne à Belle-Île. Je crois qu'il serait bien qu'il y soit le moins qu'il pourra, afin d'ôter à ses ennemis la liberté de dire qu'il ne s'arrête que pour fortifier Belle-Île. L'intérêt particulier que je prends à ce qui le regarde m'oblige de vous parler ainsi. On dit fort ici, dans le monde de Paris, qu'il est mieux que personne dans l'esprit du roi. Fontainebleau est si désert que l'herbe commence de croître dans la cour de l'ovale. M. Ménage a été ici, qui vous baise mille fois les mains. Si je ne craignais pas de vous fâcher, je vous dirais que madame V. M. (votre mère) dit et fait de si étranges choses tous les jours, que l'imagination ne peut aller jusque-là, et tout le monde vous plaint d'avoir à essuyer une manière d'agir si injuste et si déraisonnable. Pour moi, je souffre tout cela avec plaisir, puisque c'est pour l'amour d'une personne qui me tient lieu de toutes choses. Je ne vous en dirais rien, si la chose n'allait à l'extrémité, et si je ne jugeais pas qu'il est bon qu'en général vous sachiez son injustice. Ne vous en fâchez pourtant pas; car cela ne tombe ni sur vous ni sur moi. A votre retour, je vous dirai un compliment que les dames de la Rivière me firent en suite de quelque chose que madame V. M. (votre mère) avait dit. Mais, après tout, il faut laisser dire à cette personne ce qu'il lui plaira, et s'en mettre l'esprit en repos. Madame Delorme[603] me fait des caresses inouïes, et madame de Beringhen aussi. Je ne sais ce qu'elles veulent de moi. En voilà plus que je ne pensais, et cependant ce n'est pas tout ce que je voudrais vous dire. Souvenez-vous de moi, je vous en prie. Mandez-moi quand vous reviendrez, et m'écrivez un pauvre petit mot pour me consoler de votre absence qui m'est la plus rude du monde.»
Enfin, ne recevant pas de réponse de Pellisson, mademoiselle de Scudéry lui adresse une troisième lettre le 7 septembre, deux jours après son arrestation: «Voici la troisième fois que je vous écris, sans avoir entendu de vos nouvelles depuis mon départ des Pressoirs. Il me semble pourtant que vous pouviez m'écrire un pauvre petit billet de deux lignes seulement pour me tirer de l'inquiétude où votre silence me met; car enfin il y a douze jours que vous êtes parti. Je ne vous demande point de longue lettre; je ne veux qu'un mot qui me dise comment vous vous portez. Car, pour peu que je sache que vous vivez, je présupposerai que vous m'aimez toujours, et qu'il vous souvient de moi autant que je me souviens de vous. J'aurais quatre mille choses à vous dire de différentes manières; mais il faut les garder pour votre retour.
«M. de Méringat[604], qui est à Paris, vous baise les mains. M. de la Mothe-le-Vayer en fait autant et m'a chargée de vous donner un petit livre de sa façon que je vous garde. M. Nublé m'a promis la harangue que fit M. le premier président de la chambre des comptes[605], lorsque Monsieur[606] fut porter des édits à sa compagnie. Ce discours est fort hardi; on le loue fort à Paris, et l'on en fait grand bruit partout. Si je l'ai devant que de fermer mon paquet, je vous l'enverrai.
«On dit toujours que M. le surintendant va droit à être premier ministre, et ceux mêmes qui le craignent commencent à dire que cela pourrait bien être.
«On travaille à l'accommodement de mademoiselle de la Motte. Madame la comtesse de la Suze[607] a enfin été démariée, de sorte que c'est tout de bon qu'elle est madame la comtesse d'Adington. Au reste, on dit hier chez une personne de qualité et du monde, que madame du Plessis-Bellière pourrait bien épouser M. le duc de Villars, et qu'elle sera gouvernante de M. le dauphin. Mais on parle parmi tout cela de Belle-Île, de sorte qu'il est assez bon de se précautionner contre tout ce que l'on peut dire. Je vous mande tout ce que je sais; vous en ferez ce qu'il vous plaira.
«Au reste, j'ai été bien surprise de trouver ici, à mon retour, entre les mains de plusieurs personnes, les vers que M. le surintendant fit pour répondre aux vôtres; car j'en faisais un grand secret. Lambert les a donnés à madame de Toisy et à ma belle-sœur, et il leur a dit qu'il a eu commandement d'y faire un air, et en effet il en a fait un. On montre aussi une contre-réponse que vous avez faite, qui n'est point de ma connaissance.
«On a fait quatre vilains vers pour l'aventure de mademoiselle de la Motte, que madame de Beauvais[608] a fait chasser. C'est le bon M. de la Mothe qui me les a dits. Il y a une vilaine parole; mais n'importe! ce n'est pas moi qui l'y ai mise:
Ami, sais-tu quelque nouvelle
De ce qui se passe à la cour?
—On y dit que la maq....
A chassé la fille d'amour.
«Tout le monde blâme M. le marquis de Richelieu[609].
«Adieu, en voilà trop. Pour vous, j'ajouterai cependant que madame votre mère a dit à M. Ménage des choses qui vous épouvanteraient, si vous le saviez, tant elles sont déraisonnables, emportées et hors de toute raison. Aussi Boisrobert fait-il une comédie de toutes ces belles conversations. Je ne vous en aurais rien dit si plusieurs personnes ne m'étaient venues dire que j'étais obligée de vous avertir d'une partie de la vérité. Pardonnez-le-moi, et croyez que, pour ce qui me regarde, je sacrifie toutes choses à votre plaisir, pourvu que vous me conserviez toujours votre affection. Vous le devez, et je vous en conjure par la plus sincère, par la plus tendre et la plus fidèle amitié du monde. C'est tout ce que je puis vous dire de si loin. Bonsoir; écrivez-moi un mot, car votre silence me tue.
«Mille amitiés à M. de la Bastide et à M. du Mas[610]. Donnez, s'il vous plaît, au premier, une lettre que M. Pineau lui écrit. Madame de Caen vous baise les mains, elle vous a envoyé une lettre pour M. le surintendant. Le pauvre M. de Montpellier vous prie toujours de ne l'oublier pas, quand vous serez de retour, et dit que, s'il y a quelqu'un dans sa compagnie qui ne plaise pas, on n'a qu'à le lui dire. Ce pauvre homme me promet des merveilles; mais, comme vous le savez, je ne vous demande jamais que ce que vous devez et que ce qui vous plaît.»
Ces lettres font regretter que mademoiselle de Scudéry ait si souvent cherché l'esprit au lieu de suivre sa première inspiration. Le ton en est vif et les sentiments vrais. L'affection pour Pellisson et pour le surintendant s'y peint naturellement, et en même temps on y trouve des conseils de prudence, qui malheureusement n'avaient pas été suivis.
Parmi les personnes que cite mademoiselle de Scudéry, on remarque Boisrobert, qui avait figuré, dès le temps du cardinal de Richelieu, au nombre des poëtes de la cour. Il sollicita et obtint des secours de Fouquet. Ses Épîtres en vers[611] sont remplies d'éloges intéressés, où le poëte mendie les faveurs du surintendant et de ses commis. Gombauld, qui avait paru avec honneur dans les réunions littéraires de l'hôtel de Rambouillet, montra plus de dignité; ayant obtenu le payement de sa pension, il se borna à dédier à Fouquet sa pièce des Danaïdes en 1658. Le traducteur de la Pharsale, Brébeuf, fut aussi encouragé par la générosité du surintendant. Le poëte Hesnault, qui plus lard s'honora par sa fidélité à Fouquet malheureux et lança contre Colbert un sonnet resté célèbre, touchait une pension pour des vers moins dignes de récompense. Hesnault était épicurien et affichait hautement son matérialisme. Il continuait la tradition des Théophile et d'autres poëtes libertins, qui devaient trouver dans Chaulieu et dans la société du Temple de trop fidèles imitateurs. Le gazetier Loret était habitué à tendre la main à tous les ministres; il ne manqua pas de solliciter les bienfaits du surintendant et en obtint une pension. Scarron, vieux et infirme, assiégeait Fouquet de placets; il l'appelait son généreux, son adorable maître, et se qualifiait de son humble valet. Malgré le souvenir encore récent des mazarinades, Scarron obtint de Fouquet une pension et de fréquentes gratifications. On a prétendu que madame Scarron, qui était alors dans tout l'éclat de la beauté et bien loin des brillantes destinées que lui réservait la fortune, ne fut pas étrangère aux libéralités de Fouquet. On cite une prétendue lettre de cette dame au surintendant[612]; mais cette pièce n'a aucune authenticité, et si j'y fais allusion, c'est que la calomnie se répète encore tous les jours, et attribue ce honteux billet à celle qui devait être madame de Maintenon. Le surintendant, il faut le proclamer à sa louange, n'avait pas besoin de pareils motifs pour secourir un poëte qui implorait son secours.
On connaît, d'ailleurs, par les lettres mêmes de madame Scarron[613], ses relations avec la famille Fouquet; elles furent toujours pleines de convenance et de dignité. C'est à madame Fouquet que madame Scarron adresse ses lettres. Elle lui écrivait le 25 mai 1658 pour la remercier d'un service qu'elle venait de recevoir du surintendant: «Madame, je ne vous importunerai plus de l'affaire des déchargeurs: elle est heureusement terminée par la protection de ce héros, auquel nous devons tout et que vous avez le plaisir d'aimer. Le prévôt des marchands a entendu raison, dès qu'il a entendu le grand nom de M. Fouquet. Je vous supplie, madame, de trouver bon que j'aille vous en remercier à Vaux. Madame de Vassé m'a assurée que vous me continuez vos bontés, et que vous ne me trouveriez pas de trop dans ces allées, où l'on pense avec tant de raison, où l'on badine avec tant de grâce.»
Madame Fouquet goûta l'esprit et l'amabilité de madame Scarron, au point de vouloir la retenir auprès d'elle. Cette faveur eût été dangereuse, et madame Scarron l'éluda avec un tact et une habileté qui répondent à toutes les calomnies. Elle écrivit à madame Fouquet[614]: «Madame, les obligations que je vous ai ne m'ont pas permis d'hésiter sur la proposition que madame Bonneau m'a faite de votre part: elle m'est si glorieuse, je suis si dégoûtée de ma situation présente, j'ai tant de vénération pour votre personne, que je n'aurais pas balancé un instant, quand même la reconnaissance que je vous dois ne m'aurait point parlé. Mais, madame, M. Scarron, quoique votre redevable et très-humble serviteur, ne peut y consentir. Mes instances ne l'ont point fléchi: mes raisons ne l'ont point persuadé. Il vous conjure de m'aimer moins, ou de m'en donner des marques qui coûtent moins à l'amitié qu'il a pour moi. Lisez sa requête, madame, et pardonnez-en la vivacité à un mari, qui n'a d'autre ressource contre l'ennui, d'autre consolation dans tous ses maux qu'une femme qu'il aime. J'ai dit à madame Bonneau que, si vous vouliez abréger le terme, j'aurais peut-être son consentement; mais je vois qu'il est inutile de m'en flatter, et que j'avais trop présumé de mon pouvoir. Je vous prie, madame, de me continuer votre protection: personne ne vous est plus attaché que moi, et ma reconnaissance ne finira qu'avec ma vie.»
CHAPITRE XXIV
Fouquet encourage Molière et la Fontaine.—Ce dernier lui offre son poëme d'Adonis.—Il reçoit une pension de Fouquet à condition de lui payer une redevance poétique.—Engagement que prend la Fontaine dans son Épître à Pellisson (1659).—Il s'acquitte du premier terme de la redevance par une ballade adressée à madame Fouquet (juillet 1659).—Quittance en vers donnée par Pellisson.—Ballade adressée, en octobre 1659, à Fouquet pour le payement du second terme.—Ballade sur la paix des Pyrénées (décembre 1659).—Insouciance et indépendance de la Fontaine; il se plaint dans une épître en vers de n'avoir pas été reçu par le surintendant.—Fouquet écoute les plaintes de la Fontaine et sa requête en faveur de sa ville natale (Château-Thierry).—La redevance poétique, à laquelle s'était engagé la Fontaine, lui devient onéreuse.—Fouquet ne lui continue pas moins sa pension.—Songe de Vaux, poëme entrepris par la Fontaine et resté inachevé.—Artistes protégés et encouragés par Fouquet.
A l'exception de Pierre Corneille, les poëtes que nous avons vus jusqu'à présent encouragés par Fouquet n'intéressent guère la postérité; mais on trouve, sur la liste de ceux qui reçurent ses bienfaits, deux noms qui demandent grâce pour lui: Molière et la Fontaine. Le premier venait de se fixer à Paris avec sa troupe, jusqu'alors nomade, et commençait, dans le Dépit amoureux et dans les Précieuses ridicules, à opposer le vrai comique aux bouffonneries de Scarron. Il est probable que, dès cette époque, il fut encouragé par Fouquet, pour lequel nous le verrons bientôt composer la pièce des Fâcheux. Quant à la Fontaine, il était venu à Paris vers 1658, appelé par son oncle Jannart, substitut du procureur général. Ce fut Jannart qui le présenta à Fouquet, et le lui recommanda comme un bel esprit[615]. La Fontaine avait déjà publié une traduction de l'Eunuque de Térence et composé un poëme d'Adonis, qu'il offrit à Fouquet avec une dédicace en vers:
Fouquet, l'unique but des faveurs d'Uranie.
Digne objet de mes chants, vaste et noble génie.
Qui seul peux embrasser tant de soins à la fois,
Honneur du nom public, défenseur de nos lois;
Toi dont l'âme s'élève au-dessus du vulgaire,
Qui connais les beaux-arts, qui sais ce qui doit plaire.
Et de qui le pouvoir, quoique peu limité,
Par le rare mérite est encor surmonté,
Vois de bon œil cet œuvre, et consens pour ma gloire
Qu'avec toi l'on le place au temple de Mémoire:
Par toi je me promets un éternel renom;
Mes vers ne mourront point, assistés de ton nom.
Ne les dédaigne pas, et lis cette aventure
Dont pour te divertir j'ai tracé la peinture.
L'Adonis ne manque pas de mérite. Des idées gracieuses, rendues en vers ingénieux, annonçaient déjà un véritable poëte. C'est dans l'Adonis que se trouve ce vers si souvent cité:
Et la grâce plus belle encor que la beauté.
En 1659, Fouquet accorda à la Fontaine une pension annuelle de mille francs, à condition qu'il lui enverrait une pièce de vers pour le payement de chaque quartier. La Fontaine souscrivit à cet engagement dans une pièce adressée à Pellisson; il était alors dans toute l'ardeur de l'enthousiasme pour un surintendant aussi spirituel que généreux, qui encourageait avec une grâce délicate et se disait l'obligé de ceux qu'il enrichissait. Il aimait Pellisson, par lequel passaient les dons de Fouquet; aussi se montre-t-il d'abord tout de feu pour s'acquitter de ses engagements.
Je vous l'avoue, et c'est la vérité,
Que monseigneur[616] n'a que trop mérité
La pension qu'il veut que je lui donne.
En bonne foi, je ne connais personne
A qui Phébus s'engageât aujourd'hui
De la donner plus volontiers qu'à lui;
Son souvenir qui me comble de joie
Sera payé tout en belle monnoie
De madrigaux, d'ouvrages ayant cours.
Cela s'entend, sans manquer de deux jours
Aux termes pris, ainsi que je l'espère.
Cette monnoie est sans doute légère.
Et maintenant peu la savent priser;
Mais c'est un fonds qu'on ne peut épuiser.
Plût aux destins, amis de cet empire,
Que de l'épargne[617] on en pût autant dire!
J'offre ce fonds avec affection;
Car, après tout, quelle autre pension
Aux demi-dieux pourrait être assinée[618]?
Pour acquitter celle-ci chaque année,
Il me faudra quatre termes égaux:
A la Saint-Jean, je promets madrigaux
Courts et troussés, et de taille mignonne,
Longue lecture en été n'est pas bonne;
Le chef d'octobre aura son tour après;
Ma muse alors prétend se mettre en frais.
Notre héros, si le beau temps ne change,
De menus vers aura pleine vendange.
Ne dites point que c'est menu présent;
Car menus vers sont en vogue à présent.
Vienne l'an neuf, ballade est destinée:
Qui rit ce jour, il rit toute l'année.
Or la ballade a cela, ce dit-on,
Qu'elle fait rire, ou ne vaut un bouton.
Pâques, jour saint, veut autre poésie:
J'enverrai lors, si Dieu me prête vie;
Pour achever toute la pension,
Quelque sonnet plein de dévotion:
Ce terme-là pourrait être le pire,
On me voit peu sur tels sujets écrire;
Mais tout au moins je serai diligent,
Et si j'y manque, envoyez un sergent;
Faites saisir, sans aucune remise,
Stances, rondeaux, et vers de toute guise;
Ce sont nos biens: les doctes nourrissons
N'amassent rien, si ce n'est des chansons.
Ne pouvant donc présenter autre chose,
Qu'à son plaisir le héros en dispose.
Vous lui direz qu'un peu de son esprit
Me viendrait bien pour polir chaque écrit.
Quoi qu'il en soit, je me fais fort de quatre;
Et je prétends, sans un seul en rabattre,
Qu'au bout de l'an le compte y soit entier:
Deux en six mois, un par chaque quartier.
Pour sûreté, j'oblige par promesse
Le bien que j'ai sur le bord du Permesse,
Même au besoin notre ami Pellisson
Me pleigera[619] d'un couplet de chanson.
Chanson de lui tient lieu de longue épître;
Car il en est sur un autre chapitre.
Bien nous en prend; nul de nous n'est fâché
Qu'il soit ailleurs jour et nuit empêché.
A mon égard, je juge nécessaire
De n'avoir plus sur les bras qu'une affaire.
C'est celle-ci: j'ai donc intention
De retrancher toute autre pension,
Celle d'Iris même[620]; c'est tout vous dire;
Elle aura beau me conjurer d'écrire,
En lui payant, pour ses menus plaisirs,
Par an trois cent soixante et cinq soupirs
(C'est un par jour, la somme est assez grande).
Je n'entends point après qu'elle demande
Lettre ni vers, protestant de bon cœur
Que tout sera gardé pour monseigneur.
La Fontaine était sincère lorsqu'il prenait cet engagement, et il l'exécuta d'abord avec scrupule. La première échéance de la rente qu'il devait au surintendant tombait au mois de juillet 1659; il paya exactement et largement sa dette. Ce fut à madame Fouquet, femme du surintendant, qu'il adressa sa ballade:
Comme je vois monseigneur votre époux
Moins de loisir qu'homme qui soit en France,
Au lieu de lui, puis-je payer à vous?
Serait-ce assez d'avoir votre quittance?
Oui, je le crois; rien ne tient en balance
Sur ce point là mon esprit soucieux.
Je voudrais bien faire un don précieux;
Mais si mes vers ont l'honneur de vous plaire,
Sur ce papier promenez vos beaux yeux.
En puissiez-vous dans cent ans autant faire!
Je viens de Vaux, sachant bien que sur tous
Les Muses font en ce lieu résidence;
Si leur ai dit, en ployant les genoux,
Mes vers voudraient faire la révérence
A deux soleils de votre connaissance,
Qui sont plus beaux, plus clairs, plus radieux
Que celui-là qui loge dans les cieux.
Partant, vous faut agir dans cette affaire,
Non par acquit, mais de tout votre mieux.
En puissiez-vous dans cent ans autant faire!
L'une des neuf m'a dit d'un ton fort doux
(Et c'est Clio, j'en ai quelque croyance):
Espérez bien de ses yeux et de nous.
J'ai cru la Muse; et sur cette assurance
J'ai fait ces vers, tout rempli d'espérance.
Commandez donc, en termes gracieux,
Que, sans tarder, d'un soin officieux,
Celui des Ris qu'avez pour secrétaire
M'en expédie un acquit glorieux.
En puissiez-vous dans cent ans autant faire!
envoi
Reine des cœurs, objet délicieux,
Que suit l'enfant qu'on adore en des lieux
Nommés Paphos, Amathonte et Cythère,
Vous qui charmez les hommes et les dieux,
En puissiez-vous dans cent ans autant faire!
Ce fut Pellisson qui donna la quittance du quartier de rente payé par la Fontaine. Il la fit en vers et en double expédition; l'une est une quittance publique par-devant notaire, et l'autre une quittance sous seing privé. Voici la première:
Par-devant moi, sur Parnasse notaire,
Se présenta la reine des beautés
Et des vertus le parfait exemplaire,
Qui lut ces vers, puis les ayant comptés,
Pesés, revus, approuvés et vantés,
Pour le passé voulut s'en satisfaire;
Se réservant le tribut ordinaire,
Pour l'avenir, aux termes arrêtés.
Muses de Vaux, et vous leur secrétaire,
Voilà l'acquit tel que vous souhaitez.
En puissiez-vous dans cent ans autant faire!
La quittance sous seing privé continue ces jeux d'esprit:
De mes deux yeux, ou de mes deux soleils,
J'ai lu vos vers, qu'on trouve sans pareils,
Et qui n'ont rien qui ne me doive plaire.
Je vous tiens quitte et promets vous fournir
De quoi partout vous le faire tenir,
Pour le passé, mais non pour l'avenir.
En puissiez-vous dans cent ans autant faire!
Le second terme, celui d'octobre, commence à peser à la Fontaine. Il aimait avec délices le sommeil et la paresse; il ne rimait qu'à ses heures et sur des sujets de son choix. La contrainte lui était odieuse; il me semble qu'elle se trahit dans la ballade qu'il adressa à Fouquet pour son nouveau payement. Il y a toujours de la finesse et de la malice; mais, si je ne me trompe, on y sent l'effort:
Trois fois dix vers, et puis cinq d'ajoutés,
Sans point d'abus, c'est ma tâche complète;
Mais le mal est qu'ils ne sont pas comptés:
Par quelque bout il faut que je m'y mette.
Puis, que jamais ballade je promette!
Dussé-je entrer au fin fond d'une tour.
Nenni, ma foi, car je suis déjà court;
Si que je crains que n'ayez rien du nôtre;
Quand il s'agit de mettre une œuvre au jour.
Promettre est un, et tenir est un autre.
Sur ce refrain, de grâce, permettez
Que je vous conte en vers une sornette.
Colin, venant des Universités,
Promit un jour cent francs à Guillemette.
De quatre-vingts il trompa la fillette,
Qui, de dépit, lui dit, pour faire court:
Vous y viendrez cuire dans notre four!
Colin répond, faisant le bon apôtre:
Ne vous fâchez, belle, car en amour
Promettre est un, et tenir est un autre.
Sans y penser, j'ai vingt vers ajustés,
Et la besogne est plus qu'à demi faite.
Cherchons-en treize encor de tous côtés,
Puis ma ballade est entière et parfaite.
Pour faire tant que l'ayez toute nette,
Je suis en eau, tant que j'ai l'esprit lourd;
Et n'ai rien fait, si par quelque bon tour
Je ne fabrique encore un vers en ôtre;
Car vous pourriez me dire à votre tour:
Promettre est un, et tenir est un autre.
envoi
O vous, l'honneur de ce mortel séjour,
Ce n'est pas d'hui que ce proverbe court;
On ne l'a fait de mon temps ni du vôtre:
Trop bien savez qu'en langage de cour
Promettre est un, et tenir est un autre.
Dans l'intervalle entre le second et le troisième terme, un événement politique d'une haute importance vint fournir au poëte l'inspiration qui commençait à lui manquer. La paix des Pyrénées fut signée le 7 novembre 1659. La Fontaine s'empressa de la chanter, et paya son terme de décembre par la ballade suivante:
Dame Bellone, ayant plié bagage,
Est en Suède avec Mars son amant.
Laissons-les là; ce n'est pas grand dommage:
Tout bon Français s'en console aisément.
Jà n'en battrai ma femme assurément.
Car que me chaut si le Nord s'entrepille,
Et si Bellone est mal avec la cour?
J'aime mieux voir Vénus et sa famille,
Les Jeux, les Ris, les Grâces et l'Amour.
Le seul espoir restait pour tout potage;
Nous en vivions, encor bien maigrement,
Lorsqu'en traités Jules[621] ayant fait rage,
A chassé Mars, ce mauvais garnement.
Avec que nous, si l'almanach ne ment,
Les Castillans n'auront plus de castille[622];
Même au printemps on doit, de leur séjour,
Nous envoyer avec certaine fille[623]
Les Jeux, les Ris, les Grâces et l'Amour.
On sait qu'elle est d'un très-puissant lignage,
Pleine d'esprit, d'un entretien charmant,
Prudente, accorte, et surtout belle et sage,
Et l'Empereur y pense aucunement;
Mais ce n'est pas un morceau d'Allemand,
Car en attraits sa personne fourmille;
Et ce jeune astre, aussi beau que le jour,
A pour sa dot, outre un métal qui brille,
Les Jeux, les Ris, les Grâces et l'Amour.
envoi
Prince amoureux de dame si gentille,
Si tu veux faire à la France un bon tour,
Avec l'Infante enlève à la Castille
Les Jeux, les Ris, les Grâces et l'Amour.
A cette ballade, la Fontaine joignit un madrigal pour la reine, comme au terme précédent il avait ajouté à la ballade pour Fouquet un madrigal sur le mariage de mademoiselle d'Aumont et de M. de Mezière. Ainsi, pendant l'année, le poëte paya sa rente assez largement; mais, comme nous l'avons dit, tout travail obligé lui devenait un fardeau intolérable. Dormir, songer, promener ça et là ses rêveries et ses amours volages, rimer quelque conte emprunté à Boccace, à l'Arioste ou à Machiavel, voilà ce qui plaisait au poëte. Pellisson, son ami, avait soin de faire valoir au surintendant ses moindres œuvres et d'excuser ses retards. Il vantail avec raison la candeur naïve de l'épitaphe que venait de se composer la Fontaine, et qui peint si bien son indifférence pour la richesse:
Jean s'en alla comme il était venu.
Mangea le fonds avec le revenu.
Tint les trésors chose peu nécessaire;
Quant à son temps, bien sut le dispenser:
Deux parts en fit, dont il soulait passer
L'une à dormir, et l'autre à ne rien faire.
Ce rêveur, qui mangeait si légèrement son fonds, n'aurait pas longtemps porté la chaîne d'un poëte de cour. On sent à chaque instant dans ses vers la liberté du vrai génie qui se révolte contre l'apparence de la domesticité. Au milieu de tous ces poëtes faméliques qui imploraient les bienfaits du surintendant, on aime l'indépendance de la Fontaine. En veut-on une nouvelle preuve? Il avait attendu à Saint-Mandé une audience de Fouquet sans être admis, et, quoiqu'il fût entouré de cette riche bibliothèque qu'admirait Corneille[624], quoiqu'il pût contempler les curiosités que Fouquet avait tirées à grands frais de l'Orient et surtout de l'Égypte, il s'impatienta, s'irrita et se plaignit de ce manque d'égards dans une épître au surintendant:
Dussé-je une fois vous déplaire,
Seigneur, je ne me saurais taire:
Celui qui, plein d'affection,
Vous promet une pension,
Bien payable et bien assinée[625],
A tous les quartiers de l'année;
Qui pour tenir ce qu'il promet
Va souvent au sacré sommet,
Et, n'épargnant aucune peine,
Y dort après tout d'une haleine
Huit ou dix heures règlement
Pour l'amour de vous seulement,
J'entends à la bonne mesure,
Et de cela je vous assure;
Celui-là, dis-je, a contre vous
Un juste sujet de courroux.
L'autre jour, étant en affaire
Et le jugeant peu nécessaire,
Vous ne daignâtes recevoir
Le tribut qu'il croit vous devoir
D'une profonde révérence.
Il fallut prendre patience,
Attendre une heure, et puis partir.
J'eus le cœur gros, sans vous mentir,
Un demi-jour, pas davantage.
Car enfin, ce serait dommage
Que, prenant trop mon intérêt,
Vous en crussiez plus qu'il n'en est.
Comme on ne doit tromper personne,
Et que votre âme est tendre et bonne,
Vous m'iriez plaindre un peu trop fort,
Si, vous mandant mon déconfort,
Je ne contais au vrai l'histoire;
Peut-être même iriez-vous croire
Que je souhaite le trépas
Cent fois le jour: ce qui n'est pas.
Je me console, et vous excuse:
Car, après tout, on en abuse;
On se bat à qui vous aura.
Je crois qu'il vous arrivera
Chose dont aux courts jours se plaignent
Moines d'Orbais, et surtout craignent:
C'est qu'à la fin vous n'aurez pas
Loisir de prendre vos repas.
Le roi, l'État, votre patrie,
Partagent toute votre vie;
Rien n'est pour vous, tout est pour eux.
Bon Dieu! que l'on est malheureux
Quand on est si grand personnage!
Seigneur, vous êtes bon et sage,
Et je serais trop familier,
Si je faisais le conseiller.
A jouir pourtant de vous-même
Vous auriez un plaisir extrême:
Renvoyez donc en certains temps
Tous les traités, tous les traitants,
Les requêtes, les ordonnances,
Le parlement et les finances,
Le vain murmure des frondeurs,
Mais, plus que tous, les demandeurs.
La cour, la paix[626], le mariage,
Et la dépense du voyage,
Qui rend nos coffres épuisés
Et nos guerriers les bras croisés.
Renvoyez, dis-je, cette troupe,
Qu'on ne vit jamais sur la croupe
Du mont où les savantes sœurs
Tiennent boutique de douceurs,
Tant que pour les amants des Muses
Votre Suisse n'ait point d'excuses,
Et moins pour moi que pour pas un.
Je ne serai pas importun:
Je prendrai votre heure et la mienne.
Si je vois qu'on vous entretienne,
J'attendra fort paisiblement
En ce superbe appartement,
Où l'on a fait d'étrange terre,
Depuis peu, venir à grand'erre
(Non sans travail et quelque frais)
Des rois Cephrim et Kiopès
Le cercueil, la tombe ou la bière:
Pour les rois, ils sont en poussière.
C'est là que j'en voulais venir.
Il me fallut entretenir
Avec ces monuments antiques,
Pendant qu'aux affaires publiques
Vous donniez tout votre loisir,
Certes, j'y pris un grand plaisir.
Vous semble-t-il pas que l'image
D'un assez galant personnage
Sert à ces tombeaux d'ornement?
Pour vous en parler franchement.
Je ne puis m'empêcher d'en rire.
Messire Orus, me mis-je à dire,
Vous nous rendez tout ébahis:
Les enfants de votre pays
Ont, ce me semble, des bavettes
Que je trouve plaisamment faites.
On m'eût explique tout cela;
Mais il fallut partir de là
Sans entendre l'allégorie.
Je quittai donc la galerie,
Fort content, parmi mon chagrin,
De Kiopès et de Cephrim,
D'Orus et de tout son lignage,
Et de maint autre personnage.
Puissent ceux d'Égypte en ces lieux.
Fussent-ils rois, fussent-ils dieux.
Sans violence et sans contrainte,
Se reposer dessus leur plinthe
Jusques au bout du genre humain!
Ils ont fait assez de chemin
Pour des personnes de leur taille.
Et vous, seigneur, pour qui travaille
Le temps qui peut tout consumer,
Vous que s'efforce de charmer
L'antiquité qu'on idolâtre,
Pour qui le dieu de Cléopâtre,
Sous nos murs enfin abordé,
Vient de Memphis à Saint-Mandé,
Puissiez-vous voir ces belles choses
Pendant mille moissons de roses!
Mille moissons, c'est un peu trop;
Car nos ans s'en vont au galop.
Jamais à petites journées.
Hélas! les belles destinées
Ne devraient aller que le pas.
Mais quoi! le ciel ne le veut pas.
Toute âme illustre s'en console,
Et pendant que l'âge s'envole,
Tâche d'acquérir un renom
Qui fait encor vivre le nom
Quand le héros n'est plus que cendre.
Témoin celui qu'eut Alexandre
Et celui du fils d'Osiris
Qui va revivre dans Paris.
Fouquet acceptait de bonne grâce les boutades du poëte et lui pardonnait ses impatiences. Lui-même n'avait que trop besoin d'indulgence, hélas! et, tandis que la Fontaine le croyait absorbé par les affaires, il était tout entier aux plaisirs. C'est du moins ce que dit un contemporain, l'abbé de Choisy: «Il se chargeait de tout, et prétendait être premier ministre sans perdre un instant de ses plaisirs. Il faisait semblant de travailler seul dans son cabinet de Saint-Mandé, et, pendant que toute la cour, prévenue de sa future grandeur, était dans son antichambre, louant à haute voix le travail infatigable de ce grand homme, il descendait par un escalier dérobé dans un petit jardin où ses nymphes, que je nommerais bien si je voulais, et même les mieux cachées, lui venaient tenir compagnie au prix de l'or.» Les lettres que nous citerons dans la suite ne prouvent que trop la vérité de ce qu'avance l'abbé de Choisy. C'est à Saint-Mandé que Fouquet recevait ordinairement mademoiselle de Menneville, une des filles de la reine les plus renommées par sa beauté. Les lettres de l'entremetteuse, qui transmettait les messages et l'argent de Fouquet, sont encore conservées à la bibliothèque impériale, et attestent les prodigalités du surintendant et l'illusion de ceux qui le croyaient, comme la Fontaine, tout occupé des affaires publiques.
En condamnant les folles dépenses du surintendant, on ne peut s'empêcher de louer sa générosité et sa délicatesse envers un poëte comme la Fontaine. Il lui laissait toute liberté de se plaindre et n'en prêtait pas moins une oreille favorable à ses requêtes en faveur de ses compatriotes. Le pont de Château-Thierry, où la Fontaine était né, avait été emporté pendant l'hiver de 1659. Le poëte s'adressa aussitôt à Fouquet:
Dans cet écrit, notre pauvre cité
Par moi, seigneur, humblement vous supplie,
Disant qu'après le pénultième été
L'hiver survint avec grande furie.
Monceaux de neige et gros randons[627] de pluie.
Dont maint ruisseau, croisant subitement,
Traita nos ponts bien peu courtoisement.
Si vous voulez qu'on les puisse refaire,
De bons moyens j'en sais certainement.
L'argent surtout est chose nécessaire.
Or, d'en avoir, c'est la difficulté;
La ville en est de longtemps dégarnie.
Qu'y ferait-on? Vice n'est pauvreté;
Mais cependant, si l'on n'y remédie.
Chaussée et pont s'en vont à la voirie.
Depuis dix ans, nous ne savons comment.
La Marne fait des siennes tellement,
Que c'est pitié de la voir en colère.
Pour s'opposer à son débordement,
L'argent surtout est chose nécessaire.
Si, demandez combien en vérité
L'œuvre en requiert, tant que soit accomplie
Dix mille écus en argent bien compté.
C'est justement ce de quoi l'on vous prie.
Mais que le prince en donne une partie.
Le tout, s'il veut, j'ai bon consentement
De l'agréer, sans craindre aucunement.
S'il ne le veut, afin d'y satisfaire,
Aux échevins on dira franchement:
L'argent surtout est chose nécessaire.
envoi.
Pour ce vous plaise ordonner promptement
Nous être fait des fonds suffisamment,
Car vous savez, seigneur, qu'en toute affaire.
Procès, négoce, hymen, ou bâtiment,
L'argent surtout est chose nécessaire.
La veine du poëte était féconde lorsqu'il n'écoutait que son cœur ou la reconnaissance; mais, quand il fallait payer sa rente, le travail imposé lui redevenait pénible. Au premier terme de 1660, il se contenta d'un dizain pour madame Fouquet et de madrigaux adressés au roi. Pour être courtes, les pièces n'étaient pas meilleures; on y sent encore plus que dans la ballade à Fouquet la contrainte et l'ennui d'un débiteur pressé par son créancier[628]. Le surintendant, qui était homme de goût, fut peu satisfait, et, ne voulant pas blesser la Fontaine en parlant de la qualité des vers, il ne se plaignit que du petit nombre. La Fontaine, piqué du reproche, répondit par un dizain plein de charme et qui effaçait bien des vers faibles et négligés:
Trois madrigaux, ce n'est pas votre compte.
Et c'est le mien: que sert de vous flatter?
Dix fois le jour au Parnasse je monte,
Et n'en saurais plus de trois ajuster.
Dieu vous dirai qu'au nombre s'arrêter
N'est pas le mieux, seigneur, et voici comme:
Quand ils sont bons, en ce cas tout prud'homme
Les prend au poids »u lieu de les compter;
Sont-ils méchants, tant moindre en est la somme.
Et tant plutôt on s'en doit contenter.
Depuis ce moment, Fouquet, reconnaissant à quelle nature de poëte il avait affaire, ne le pressa plus pour le payement de sa rente, et lui rendit sa liberté en lui continuant sa pension. La Fontaine, que cette générosité touchait, et qui avait pour Fouquet une affection sincère, entreprit de chanter les merveilles de Vaux. Il commença, sous le nom de Songe de Vaux, une œuvre dont il n'a écrit que des fragments. Il y évoquait la peinture, l'architecture, tous les arts qui avaient contribué à embellir cette splendide demeure. Mais, malgré ses efforts et sa bonne volonté, il ne put achever ce poëme, destiné à célébrer son bienfaiteur. Dans les fragments qui en restent, on ne peut admirer que quelques vers. Tel est surtout ce tableau de la Nuit:
. . . . . . . . . . . . . .
Voyez l'autre plafond où la Nuit est tracée.
Cette divinité, digne de vos autels,
Et qui, même en dormant, fait du bien aux mortels.
Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras, et son bras sur la nue,
Laisse tomber des fleurs et ne les répand pas;
Fleurs que les seuls Zéphyrs font voler sur leurs pas.
Ces pavots qu'ici-bas pour leur suc on renomme,
Tout fraîchement cueillis dans les jardins du Somme.
Sont moitié dans les airs et moitié dans sa main;
Moisson plus que toute autre utile au genre humain!
Qu'elle est belle à mes yeux, cette Nuit endormie!
Un sent ici que le poëte chante un des biens qu'il appréciait le plus, ce sommeil, qui fait oublier à l'homme les soucis, les inquiétudes, les agitations du monde; mais, considérés dans leur ensemble, les fragments inachevés du Songe de Vaux sont bien inférieure à l'Adonis. La Fontaine n'a jamais pu forcer son génie. La prospérité et les libéralités du surintendant l'ont moins bien inspiré que son malheur. C'est pour Fouquet déchu et accusé que la Fontaine a trouvé dans son cœur d'admirables accents. Avoir inspiré une telle affection à ce libre et poétique génie, avoir compris et respecté son indépendance, c'est pour Fouquet une gloire immortelle. Son nom est resté lié à celui de la Fontaine, et c'est au poëte que le surintendant a dû surtout la sympathie de la postérité.
Les artistes trouvèrent aussi dans Fouquet un protecteur éclairé. Le Poussin, qui vivait à Rome, fut encouragé par ses bienfaits. Mais le Brun, son peintre favori, fut chargé d'orner de fresques le château de Vaux. Il s'en acquitta admirablement et ne fut pas moins charmé du goût et de la bonne grâce de Fouquet que de sa munificence. Il lui resta fidèle après son malheur, et exprima plusieurs fois à Olivier d'Ormesson, le rapporteur du procès de Fouquet, sa sympathie pour l'accusé. Il voulut même faire le portrait du magistrat intègre qui avait contribué à sauver la vie du surintendant. Quoique Colbert continuât de lui confier de grands travaux d'art, il se plaignait de sa dureté (c'est ainsi qu'il qualifiait la sévère économie du contrôleur général des finances). Peut-être aussi le nouveau ministre n'avait-il pas, au même degré que Fouquet, le goût des arts et cette appréciation délicate des chefs-d'œuvre, qui est la plus précieuse récompense du génie. D'autres artistes, tels que Levau, Le Nôtre, furent aussi encouragés par Fouquet. Le premier dirigea la construction du château, dont on louait les belles proportions: le second dessina les jardins et le parc de Vaux, dont les perspectives étaient admirées des contemporains. On apercevait du perron une multitude de fontaines jaillissantes qui charmaient la vue. Au centre était une vaste pièce d'eau entourée de grands parterres, et de chaque côté des cascades ménagées avec art. D'innombrables statues s'élevaient de toutes parts et lançaient des jets d'eau, qui, frappés par la lumière et agités par les vents, formaient mille tableaux enchanteurs. La Fontaine, dans le Songe de Vaux, a cherché à exprimer ces effets de l'art:
L'eau se croise, se joint, s'écarte, se rencontre.
Se rompt, se précipite au travers des rochers.
Et fait comme alambics distiller leurs planchers.
Ailleurs il fait parler le génie qui a présidé à la disposition de ces eaux:
Je donne au liquide cristal
Plus de cent formes différentes.
Et le mets tantôt en canal,
Tantôt en beautés jaillissantes.
On le voit souvent par degrés
Tomber à flots précipités.
Sur des glacis je fais qu'il roule
Et qu'il bouillonne en d'autres lieux.
Parfois il dort, parfois il coule.
Et toujours il charme les yeux.
Sur les vastes bassins de Vaux flottaient de petites barques peintes et dorées, qui conduisaient dans le grand canal. Le Nôtre avait déployé dans ce parc toutes les merveilles de son art, et Versailles n'a fait plus tard qu'en imiter les magnificences.
APPENDICE, Tome I.
sur le nom et les armes de fouquet.
On lit dans le tome XIII (fº 428) des manuscrits de Conrart[629] le passage suivant: «Lorsque Foucquet estoit surintendant des finances et procureur général au Parlement, le Brun, célèbre peintre, qui faisoit tous les dessins de Vaux, les rapportoit presque tous aux armes de la famille des Foucquet qui sont un écureuil (cette famille est venue de Bretagne, où l'on appelle un écureuil un Foucquet), et principalement au mot: Quo non ascendet? qu'on lui avoit donné pour ame de la devise qu'il avoit choisie de ce mesme écureuil de ses armes. Quelqu'un qui ne l'aimoit pas fit représenter un gibet fort haut avec l'écureuil qui y grimpoit et le mesme mot: Quo non ascendet? Mais depuis sa disgrâce et pendant qu'on lui faisoit son procès, on feignit que l'écureuil estoit par terre entre trois lézards d'un costé et une couleuvre de l'autre (ce sont les armes de MM. le Tellier et Colbert) avec ce mot: Quo fugiam? Ce qui fut trouvé heureusement imaginé.»
D'après d'autres écrivains, c'est dans le patois angevin qu'un écureuil s'appelle un Foucquet.
rapport adressé par fouquet, intendant de l'armée du nord, au cardinal mazarin[630].
(Ann. 1617, voy. ci-dessus, p. 5.)
Tout le monde demeure d'accord que M. le mareschal de Gassion s'est emporté mal à propos à battre le capitaine, du régiment de Son Altesse Royale outrageusement, comme il a fait. Ce capitaine estait de garde. M. le mareschal avoit défendu de laisser aller personne au fourrage. Néantmoins étant sorti et ayant rencontré plusieurs personnes qui estoient sorties de la ligne en une charette appartenant à M. de la Feuillade, il vint au capitaine de garde et en furie le battit de telle sorte qu'il lui laissa tout le visage marqué de coups. On dit que ceux qui estoient sortis de la ligne estoient passés par ailleurs que par où estoit cet officier. Il est vrai qu'à force, de prières des gens de M. de la Feuillade, il avoit laissé passer sa charette, croyant que ce fust une grâce qui se pust accorder à un officier principal; mais jamais M. le mareschal ne voulut escouter d'excuses.
Tout le monde a blasmé ce procédé et a cru que M. le mareschal devoit l'envoyer en prison, ou mesme le frapper d'un coup d'épée, ou lui tirer son pistolet, s'il croyoit qu'il eust failli, encore qu'il eust mieux fait de ne passer pas à cette extrémité. Je n'ay point sçu qu'il ait mis le capitaine en arrest entre les mains du lieutenant colonel. Ce que je sais est que tout le régiment vouloit s'en aller, et que les officiers avoient desjà desfait leurs tentes, indignés de ce mauvais traitement. Ce que M. de Vieuxpont empescha, mais il ne put empescher que chacun ne parlast avec grande liberté. M. de Brancas trouva les officiers du régiment de cavalerie de Son Altesse qui faisoient la mesme chose et se plaignoient de ce que M. le mareschal n'avoit pas considéré un corps qui portoit le nom de Son Altesse: mais ledit sieur de Brancas les apaisa fort bien.
Le lendemain, M. de la Feuillade fit tous ses efforts auprès de M. le mareschal et le résolut à faire quelque sorte de satisfaction au corps du régiment et dire qu'il estoit fasché de ce qui estoit arrivé; qu'il estimoit le corps et respectoit le nom qu'il portoit: mais il disoit tousjours que cet officier lui avoit manqué de respect, n'avoit pas osté son chapeau et lui avoit présenté la pique; ce que personne néanmoins n'a vu, que lui. M. de la Feuillade fit tout ce qu'il put pour faire que le corps se contentast de cette satisfaction, et y envoya Vieuxpont et Brancas leur en parler, mais inutilement. Voilà où les choses estoient demeurées.
Le sieur de Montigny, capitaine aux gardes, estant mort. Vieuxpont s'informa de M. de Palluau où estoit M. le mareschal, et sur ce qu'on lui dit qu'il estoit sur le chemin de Béthune, il partit, disant qu'il alloit lui demander congé d'aller courre la campagne; mais ne l'ayant point rencontré, il passa outre et renvoya prier M. l'intendant par le major du régiment de dire à M. le mareschal qu'il le prioit de l'excuser s'il estoit parti sans congé: mais que n'ayant pu le rencontrer et estant avancé sur le chemin, il avoit cru qu'il ne trouveroit pas mauvais qu'il le continuast, afin d'avoir quelque avance sur les autres; ce qui fut fait. Mais M. le mareschal dit qu'il en escriroit à la cour et s'en plaindroit, et que, s'il revenoit à l'armée, il le feroit arrester. Voilà tout ce que j'en ai sçu. Vieuxpont a eu tort; car M. le mareschal a accordé le congé à tous les autres; mais pour l'autre affaire, je sçais qu'il n'y a pas failli et estoit affligé de l'obstination du corps, ayant peur, disoit-il à M. de La Feuillade, que cela ne nuisist à ses affaires particulières.
lettre de mazarin à fouquet[631].
30 septembre 1617.
Monsieur,
Je viens de recevoir vostre lettre de hier, par le courrier que vous m'avez dépesché. Vous pouvez juger par la qualité de la nouvelle que vous m'avez mandée, quelle est l'affliction qu'elle, m'a causé, autant pour l'affection et la tendresse que j'ay pour M. le mareschal de Gascion, que pour le préjudice que le service du roy peut souffrir de cet accident. Vous avez fort bien fait de ne pas perdre un moment de temps à vous rendre à l'armée. Cependant je vous prie d'assister de vos bons conseils, et de tout ce qui dépendra de vostre diligence, à présent que M. le comte de Rantsau est malade, et de conférer tousjours avec M. de Paluau sur ce qui se doit et peut faire de mieux pour le service du roi, et de me croire, etc.
projet de mazarin de faire roi de naples un prince de la maison de savoie et d'assurer à la france la frontière des alpes. (1646.)
Le Cardinal Mazarin est surtout remarquable par la supériorité de son génie diplomatique; pendant dix-huit ans, à travers toutes les vicissitudes de la fortune, il poursuit les projets de Richelieu pour réunir à la France l'Alsace et le Roussillon. Les traités de Westphalie et des Pyrénées, qui donnèrent à la France sa frontière naturelle au nord et au sud, sont trop connus pour y insister. On sait aussi que Mazarin, dépassant la pensée même de Richelieu, voulut faire de la Belgique une province française. «L'acquisition des Pays-Bas[632], écrivait-il aux plénipotentiaires français de Munster[633], formerait à la ville de Paris un boulevard inexpugnable, et ce seroit alors véritablement que l'on pourroit l'appeler le cœur de la France, et qu'il seroit placé dans l'endroit le plus sûr du royaume. L'on en auroit étendu la frontière jusqu'à la Hollande, et du côté de l'Allemagne, qui est celui d'où l'on peut aussi beaucoup craindre, jusqu'au Rhin, par la rétention de la Lorraine et de l'Alsace, et par la possession du Luxembourg et de la comté de Bourgogne (Franche-Comté).»
Ce que l'on sait moins, c'est que Mazarin voulut aussi donner à la France la barrière des Alpes, et que ce projet se rattachait à sa politique générale sur l'Italie. Ce pays était depuis Charles-Quint sous la domination de la maison d'Autriche. Les Deux-Siciles et le Milanais étaient gouvernés par des vice-rois espagnols, et la plupart des petits souverains d'Italie, Toscane, Parme et Plaisance, Modène, les papes eux-mêmes, recevaient le mot d'ordre de Madrid. Henri IV et Richelieu avaient lutté contre cette prépondérance de l'Espagne en Italie. Ils avaient gagné la maison de Savoie, et c'était une princesse française, Christine, fille de Henri IV, qui régnait à Turin, au nom de son fils mineur, à l'époque où Mazarin succéda à Richelieu.
Les historiens modernes ont reproché à Mazarin de n'avoir pas profité des mouvements de l'Italie pour soustraire cette contrée à la domination espagnole. Ils ont accusé le cardinal italien de n'avoir songé qu'à son influence personnelle dans les États pontificaux. Il voulait, disent-ils, que son frère, Michel Mazarin, devint aussi cardinal, et voilà pourquoi il fit la malheureuse campagne d'Orbitello (1646). M. Henri Martin (et je le cite comme un des plus autorisés parmi nos historiens modernes), s'appuyant sur un écrivain du dix-septième siècle, Montglat, soutient que, si Richelieu eut été vivant, la révolte de Naples eût eu une bien plus grande suite. «Mazarin, ajoute-t-il[634], perdit tout pour avoir tout voulu régler à loisir dans le cabinet, au lieu de se contenter de suivre la fortune. Anne d'Autriche s'était, prétend-on, retrouvée un peu Espagnole en voyant sa maison si près de sa ruine, et avait dit que, si les Napolitains voulaient pour roi le duc d'Anjou, son second fils, elle les soutiendrait de toute sa puissance, mais qu'elle aimait mieux Naples entre les mains de son frère que du duc de Guise. Ce mot impolitique de la reine mère semblerait excuser jusqu'à un certain point Mazarin, qui ne pouvait rien que par Anne, et le décharger de la responsabilité d'une grande faute.»
M. Henri Martin ne fait ici que reproduire les reproches plusieurs fois adressés à Mazarin par les contemporains ou par des historiens modernes. Cette partie de son ouvrage a été acceptée sans contestation, et a reçu la sanction des suffrages les plus imposants. On peut donc considérer cette critique de la politique de Mazarin et d'Anne d'Autriche, relativement à l'Italie, comme généralement approuvée. Cependant elle s'évanouit lorsqu'on étudie les pièces authentiques émanées du ministre et de la reine, et spécialement les instructions données au chef de l'expédition de 1646. Mazarin, qui connaissait parfaitement la situation de l'Italie, voulait enlever Naples aux Espagnols, placer sur le trône des Deux-Siciles un prince de la maison de Savoie, Thomas du Carignan; mais il demandait pour la France des garanties, entre autres plusieurs ports en Italie et l'abandon de la Savoie à la France, dans le cas où la branche de Savoie-Carignan viendrait à succéder au Piémont, et à réunir Naples et le nord de l'Italie sous une même domination. Ces projets de Mazarin, qui semblent une divination de la politique moderne de la France, devaient aboutir à un double résultat: assurer à la France ses frontières naturelles des Alpes et lui donner la principale influence en Italie. En exposant ce plan d'après les pièces originales, nous rectifierons une erreur de l'histoire, et nous fournirons une preuve de plus du génie diplomatique de Mazarin.
A peine entré au ministère, le cardinal poursuivit avec une ardeur infatigable les plans de son prédécesseur sur l'Italie. Il envoya son secrétaire, Hugues de Lyonne, qui a été dans la suite un des ministres les plus éminents de Louis XIV, visiter les petits princes italiens. De Lyonne s'arrêta surtout à Parme où régnaient les Farnése, à Modène soumise à la maison d'Este, et à Florence où les Médicis ne brillaient plus que par le souvenir de leurs ancêtres. Il travailla à réconcilier ces princes et la république de Venise avec le pape Urbain VIII. Le traité fut signé en 1644, sous la médiation de la France, qui prit dès lors une forte situation dans l'Italie centrale, en même temps qu'elle opposait dans le nord la puissance du Piémont à celle des gouverneurs espagnols de Milan. La correspondance de Mazarin avec d'Aigues-Bonnes, qui représentait la France à Turin, atteste avec quel zèle et quel succès le cardinal entretint et resserra l'alliance entre les deux régentes de France et de Savoie.
Malheureusement le succès de cette habile politique fut compromis par la mort du pape Urbain VIII (Barberini), arrivée en 1643. Il eut pour successeur Innocent X (Pamphilio), qui se déclara ouvertement en faveur de l'Espagne. Le nouveau pape laissa sans pasteurs les églises de Portugal et de Catalogne, parce que ces deux pays étaient en guerre avec Philippe IV. Dans une promotion de huit cardinaux qui eut lieu au commencement de son pontificat, il ne nomma que des ennemis de la France. Cette partialité d'Innocent X menaçait de rendre aux Espagnols la supériorité dans les affaires d'Italie. Mazarin se hâta d'envoyer à Rome M. de Grémonville, ambassadeur de France à Venise, afin de tenter de ramener le pape à de meilleurs sentiments. Grémonville essaya d'abord de gagner Innocent X, et fit pressentir que le roi accorderait quelque présent au neveu du pontife. «Sans me donner le loisir d'achever, ajoute l'ambassadeur[635], il me demanda si Sa Majesté désiroit donner quelque abbaye à son neveu. Je ne crus pas devoir différer d'offrir une chose qui étoit demandée avec tant d'avidité. Je lui expliquai la pensée de Sa Majesté en faveur du cardinal Pamphilio, exagérant le plus que je pus la grandeur du bienfait et la grâce dont on l'accompagnoit. Alors le visage du saint-père se rasséréna et sembla rajeunir de dix ans, et son éloquence redoubla pour mieux faire ses remercîments, en disant: Vous avez été les premiers à nous gratifier.»
Mais Innocent X, après avoir accepté pour son neveu l'abbaye de Corbie, qui valait vingt-cinq mille livres de rente, ne se soucia plus des réclamations de la France. Il éluda les demandes relatives au Portugal, à la Catalogne et à l'archevêque de Trêves, dont la France prenait la défense contre la maison d'Autriche. Bien plus, dans sa partialité pour l'Espagne, il assura l'impunité aux coupe-jarrets dont cette puissance se servait pour intimider ses ennemis, et laissa sans vengeance l'attentat commis contre un député du clergé de Portugal, vieillard respectable qui s'était mis sous la protection de la France. «Comme il revenoit de la Madona del Popolo, écrivait Grémonville en mars 1645, parmi tout le peuple de Rome qui venoit de voir passer une cavalvade des ambassadeurs extraordinaires de Lucques, il fut attaqué par cinquante bandits napolitains ou domestiques de l'ambassadeur d'Espagne, lesquels, à coups d'arquebuse et d'épée, se ruèrent sur son carrosse, tuèrent un gentilhomme qui étoit avec lui, blessèrent grièvement son cocher, et, ayant tiré sur lui trois coups dont ils pensoient l'avoir tué, le laissèrent sur la place sans que néanmoins il ait été blessé. Ensuite ces assassins se retirèrent effrontément, à la barbe des sbires, dans le palais de l'ambassadeur d'Espagne.»
Grémonville, décidé à obtenir satisfaction ou à rompre avec Innocent X, lui demanda audience sur-le-champ et fit entendre les plaintes les plus énergiques. «Dès le lendemain, lui dit-il, on saurait s'il seroit pape ou non, c'est-à-dire s'il vouloit régner avec autorité ou se rendre honteusement le capelan des Espagnols.» Grémonville exigeait que, dans les vingt-quatre heures, l'ambassadeur d'Espagne livrât les assassins ou sortit des États pontificaux. En cas de refus, il menaçait de quitter lui-même Rome avec tous les Français. Innocent X tergiversa, et l'ambassadeur, reconnaissant que la force seule pourrait ramener le pape à de meilleures dispositions pour la France, quitta Rome vers la fin d'avril 1645.
Ce fut alors que Mazarin résolut de porter un coup décisif pour conserver et étendre l'influence de la France en Italie. Il fit équiper une flotte à Toulon et en donna le commandement à l'amiral de Brézé, avec ordre d'aller attaquer les présides de Toscane. On désignait sous ce nom plusieurs villes que les Espagnols possédaient dans l'Italie centrale, et au moyen desquelles ils essayaient de maintenir ce pays sous leur domination, pendant que le duché de Milan et le royaume de Naples leur assuraient la possession des deux extrémités septentrionale et méridionale. Le but avoué de l'expédition française était l'attaque de ces villes: mais il y avait d'autres desseins plus secrets et qui furent conduits avec un profond mystère.
Mazarin avait fait étudier par de Lyonne et par ses agents en Italie la situation de tout le pays et particulièrement celle du royaume de Naples. Un mémoire, qu'on lui remit vers 1645, parle de l'irritation profonde qui se manifestait dans cette contrée et faisait présager une révolution. On y remarquait que les Napolitains avaient été systématiquement exclus du gouvernement de toutes les places, et qu'ils aspiraient à secouer le joug de l'Espagne; mais en même temps l'on ajoutait qu'ils n'étaient pas disposés à remplacer cette domination par celle de la France. La vivacité française les effrayait et provoquait leur jalousie[636]. Ce qu'il leur fallait, c'était un roi italien, choisi hors de leur pays, pour éviter les rivalités naturelles aux grandes familles napolitaines. Le mémoire se terminait par l'indication de plusieurs points de la côte où l'on pouvait débarquer eu toute sécurité, et surprendre les places qui n'étaient pas suffisamment munies de vivres ni de garnisons.
Ainsi renseigné sur la vraie situation de Naples, Mazarin résolut de choisir, pour occuper le trône de ce pays, un prince italien dévoué à la France, d'une puissance médiocre et hors d'état de se soutenir par lui-même contre l'Espagne. Le prince Thomas de Carignan, d'une branche cadette de la maison de Savoie, réunissait ces conditions. Après avoir été pendant plusieurs années l'allié et presque le serviteur de l'Espagne, il s'était attaché, dès le temps de Louis XIII et de Richelieu, à l'alliance de la France, et Mazarin comptait sur son dévouement, d'ailleurs il se réservait de prendre ses précautions avec lui et de s'assurer, au cœur même de l'Italie, de places fortes qui rendraient le pape plus impartial et tiendraient le nouveau roi dans une demi-servitude. Enfin, prévoyant le cas où le prince Thomas de Carignan viendrait, par la mort de son neveu, à hériter du Piémont et à réunir Naples et Turin sous un même sceptre, il demandait la Savoie pour la France, et portait jusqu'aux limites naturelles des Alpes les frontières du royaume.
Ce fut d'après ces principes que fut préparé un projet de traité secret[637] entre le roi du France et le prince Thomas. Comme c'est un document entièrement inconnu, je le donnerai textuellement en abrégeant quelques formules et en rajeunissant légèrement le style: «Sa Majesté cédera, pour elle et ses successeurs rois, à M. le prince Thomas et à ses descendants, les droits de la couronne de France sur le royaume de Naples, et en fera une plus ample renonciation en faveur de M. le prince Thomas et de ses descendants, aux conditions ci-après déclarées. Moyennant ce, M. le prince Thomas s'obligera de reconnaître le saint-siège apostolique comme ont fait les rois de Naples, et l'on estime qu'il sera même avantageux d'y ajouter quelques marques de plus grand respect envers l'Église, afin que les papes, trouvant en ce changement un traitement plus avantageux que celui qu'ils reçoivent des Espagnols, ils n'aient pas sujet de se rendre favorables à leurs desseins, y ayant toutes sortes d'apparence qu'ils n'omettront rien pour engager Sa Sainteté contre celui qui les aura chassés du royaume de Naples.
«Le prince Thomas cédera au roi la rade et la place de Gaëte en la mer de Toscane, et un autre port et place en la mer Adriatique, ou en quelque autre endroit, ainsi qu'il en sera convenu avec lui, afin de faire connaître à tout le monde que la reine régente ne s'est pas hâtée d'abandonner les droits du roi son fils sans en tirer récompense et utilité, et, en outre, pour avoir moyen d'assister M. le prince Thomas sans en être empêché, quand même il y aurait un parti puissant formé contre lui dans le royaume de Naples. La garnison de ces deux postes sera entretenue par la France en la manière qui sera convenue.
«M. le prince Thomas fera ligue offensive et défensive avec Sa Majesté et promettra, de sa part, de l'assister envers et contre tous, soit contre les ennemis de l'État au dehors, soit contre les factieux au dedans, s'il arrivait quelque soulèvement dans le royaume. En cas de guerre contre qui que ce soit ou de trouble dans le royaume, M. le prince Thomas, étant roi de Naples, assistera Sa Majesté d'un nombre de vaisseaux, de galères et de troupes, qu'il entretiendra à ses dépens tant que la guerre étrangère ou intestine durera. L'on conviendra de ce nombre de vaisseaux et galères, et il s'obligera de les fournir et entretenir et de les unir aux armes de Sa Majesté, soit pour la défense de ses États, soit pour quelque entreprise qu'elle veuille faire.
«M. le prince Thomas, étant établi eu la possession du royaume de Naples, laissera à la disposition de Sa Majesté une des principautés, duchés ou autre État notable, de ceux qui sont tenus présentement par les Espagnols ou par leurs vassaux et sujets qui suivront leur parti et sur lesquels il y aura justice de les confisquer. Sa Majesté en disposera en faveur de telle personne que bon lui semblera, à condition de reconnaître le roi de Naples en la même manière qu'il se fait à présent.
«Non-seulement on conservera à M. le duc de Parme tout ce qui lui appartient dans le royaume de Naples, mais se conduisant comme on l'espère d'un prince qui fait profession d'être ami de la couronne de France, Sa Majesté lui promet tous les avantages possibles. L'on en usera de la même sorte envers M. le duc de Modène, et l'on trouvera moyen avec le temps de le faire payer de ce qui lui est dû dans le royaume de Naples par le roi d'Espagne, tant pour le douaire de sa grand'mère que pour les pensions échues, ou bien on lui donnera quelque État pour son dédommagement. On laissera jouir le roi de Pologne des revenus qu'il a dans le royaume de Naples, et semblablement le prince de Monaco, afin de décharger Sa Majesté de ce qu'elle est obligée de lui donner de son domaine dans le royaume.
«M. le prince Thomas remettra à la disposition de Sa Majesté la part qu'il a eue pour lui et les siens de feu madame la comtesse de Soissons, à la charge de récompenser madame la princesse sa femme en autres choses[638].
«Le prince Thomas ou ses descendants venant à succéder au duché de Savoie et à la principauté de Piémont, après leur établissement en la possession du royaume de Naples, il cédera à Sa Majesté pour elle et ses successeur le duché de Savoie et tout ce qui est en deçà des monts proche de la France, en récompense de l'assistance que Sa Majesté lui aura donnée pour la conquête du royaume de Naples et de la cession qu'elle lui aura faite des droits qu'elle y prétend. Pour la conservation du Piémont et de tout ce qui appartiendra en ce cas-là au prince Thomas dans la Lombardie, Sa Majesté promettra de l'assister en la manière dont il sera convenu, en sorte qu'il les possède paisiblement et sûrement.»
Ce projet de traité, qui est revêtu de la signature du roi et du contre-seing du ministre le Tellier, ne devait être ratifié qu'après la prise d'Orbitello, une des villes que l'Espagne possédait sur la côte de Toscane. Le siège fut entrepris au mois de mai 1646; mais la mort de l'amiral de Brézé tué dans une bataille navale, les maladies qui décimèrent l'armée française, le retard des secours qu'on lui envoyait, firent échouer l'expédition. Mazarin, qui y attachait la plus haute importance, ordonna immédiatement l'équipement d'une nouvelle flotte. Malgré l'état déplorable des finances, les préparatifs furent poussés avec vigueur. Quelques mois après l'échec d'Orbitello, une autre ville de Toscane, Piombino, tombait aux mains des Français; le pape intimidé proclamait cardinal le frère de Mazarin et s'engageait à garder une stricte neutralité entre la France et l'Espagne. Ce fut là tout ce que put obtenir le cardinal. La révolte qui se préparait depuis longtemps à Naples éclata, il est vrai, comme Mazarin l'avait prévu; mais ce fut un mouvement populaire, provoqué par des passions aveugles, mal dirigé par le pêcheur Masaniello, et bientôt étouffé par les intrigues espagnoles.
Lorsque le feu se ralluma l'année suivante, la présence du duc de Guise sembla donner un chef plus habile à la révolte; mais Mazarin avait peu de confiance dans ce héros de roman; d'ailleurs la Fronde commençait, et l'opposition aveugle du parlement refusait au ministre les ressources nécessaires pour continuer une guerre lointaine. Le duc de Guise, abandonné à ses propres forces, ne tarda pas à succomber.
Si donc les plans de Mazarin sur l'Italie ne furent qu'imparfaitement réalisés, ce n'est pas à lui, mais à ses adversaires, qu'il faut l'imputer; la gloire de les avoir conçus lui reste tout entière. Avoir marqué avec tant de justesse le but auquel devait tendre la France, lui avoir assigné ses limites naturelles et réalisé en partie ces prévisions, c'est là un titre que rien ne saurait effacer. On pourra accuser Mazarin de misérables intrigues, dévoiler les faiblesses de son caractère et les vices de son cœur; ou abaissera l'homme, mais l'histoire impartiale ne saurait méconnaître la supériorité du ministre. Le Roussillon, l'Artois et l'Alsace conquis, le Portugal délivré, la Catalogne envahie, la Suède triomphante, la Hongrie détachée de l'Autriche, l'Italie se soulevant contre l'Espagne, enfin l'Empire triomphant de l'Empereur, sont la réponse la plus éloquente à tous les pamphlets des frondeurs.
mémoire adressé au chancelier séguier sur fouquet par le conseiller
d'état de la fosse[639]
(6 octobre 1661).
M. Fouquet père n'estoit point riche; il a voit épousé dame Marie de Maupeou, qui avoit du bien; mais ledit Fouquet l'ayant prédécédée, c'est-à-dire étant mort avant elle, et laissé de leur mariage dix ou douze enfants, six mâles et cinq à six filles, tous ces enfants n'ont jusques à présent recueilli que la succession bien modique de leur père, leur mère estant encore vivante et jouissant de son bien, tellement que l'on ne peut pas penser que M. Nicolas Fouquet, fils puisné desdits sieur Fouquet et dame de Maupeou, ait encore recueilli de ses ancestres plus de trente ou quarante mille livres.
Aussi trouve-t-on parmi les papiers inventoriés dans sa maison de Saint-Mandé que, dès l'époque qu'il estoit maistre des requestes et devant qu'il fust procureur général au parlement de Paris, il estoit débiteur à diverses personnes de plusieurs sommes montant apparemment à plus de six vingt mille livres. D'où il faut inférer que, traitant environ l'an 1650 de ladite charge de procureur général pour le prix de quatre cent mille livres, il lui a fallu emprunter plus de deux cent mille livres, et que partant en ladite année il a esté débiteur de plus de trois cent mille livres, encore qu'il ait retiré de sa charge de maistre des requestes cinquante-cinq ou soixante mille escus, suivant le prix de ce temps-là.
Il est vrai que le dit Nicolas Fouquet jouissoit pour lors du bien de su première et défunte femme, que l'on dit avoir valu en principal trois ou quatre cent mille livres. Mais ayant esté fait surintendant des finances dès le commencement de l'année 1653, il maria incontinent[640] sa fille, de sa première femme, au marquis de Charrost, à laquelle fille il laissa non-seulement tout le bien de sa mère, mais encore il lui bailla du sien et sur sa succession à eschoir deux cent mille livres, qu'il peut dire avoir pris sur le bien de sa seconde femme qu'il espousa environ l'an 1650, et en mesme temps qu'il fut fait procureur général, et que l'on dit lui avoir apporté quatre ou cinq cent mille livres.
Depuis l'an 1653 qu'il a esté appelé à la surintendance des finances, vere lymphatus est en despenses infinies et sans exemple, d'acquisitions, de bastiments, d'achats de meubles, de livres, de tables, d'entretiens de gens de guerre, de dons à hommes et femmes et généralement en toute sorte de luxe. Pour se maintenir en quoy, dans la prévoyance qu'il a eue que sa conduite le pourroit disgracier et destruire, il a dressé une instruction ou autrement un agenda qui s'est trouvé escrit de sa main entre ses papiers dans un cabinet appelé secret par ses domestiques, par lequel agenda il ordonne à ses amis et affidés y nommés ce qu'il faudra qu'ils fassent au cas qu'on lui veuille faire son procès, sçavoir et en sommaire, que plusieurs d'entre eux, gouverneurs de places frontières, se jettent dans leurs places: que le vice-amiral se saisisse des vaisseaux qu'il pourra et se rende maistre de la mer, et que tous fassent connoistre qu'ils entreront dans une rébellion ouverte, si l'on ne le met en liberté, et à l'extrémité que l'on cherche un homme d'entreprise et capable d'exécuter un grand coup: ce qui est répété, et mesme il s'est trouvé parmi ses papiers, et dans le mesme cabinet secret où s'est trouvé le dit agenda, un crayon ou image d'un demi-corps d'homme tirant sur l'âge, ayant la barbe ronde et le côté percé et rougi comme s'il y portoit du sang avec un poignard ou cousteau sans estre tenu de personne, ayant la pointe rougie ou sanglante tournée vers le costé percé, comme si elle n'en faisoit que sortir, ces mots ou subscription estant au bas de cette figure: Explicanti præmium dabitur, le dit crayon ou image estant frippé et ayant sur les quatre coins de son revers de la colle séchée, comme si elle avoit esté collée et affichée en quelque endroit d'où elle auroit esté tirée et arrachée. L'on ne veut point donner à ceci d'interprétation sinistre pour le présent, mais bien veut-on marquer que cela mérite un interrogatoire. Le greffier de la commission a envoyé le dit crayon à M. Colbert.
Nous trouvons de plus parmi les dits papiers et dans le dit cabinet secret une promesse signée de tous les intéressés dans la ferme des gabelles faite pour neuf années à commencer en 1656, par laquelle les dits intéressés promettent à une personne, dont le nom est en blanc, pour s'estre départi d'un cinquième qu'il avoit en la dite ferme, six vingt mille livres par chacune année, dont la première est payée à l'avance, ainsy que porte leur promesse, et dans la marge d'icelle sont les reçus de la dite somme pour les années 1657, 1658 et 1659. Dans les mesmes papiers et dans le mesme cabinet secret s'est aussi trouvée une pièce qui marque et porte que le Roy ayant imposé cinq sous pour chacun muid de vin vendu en gros en la ville de Rouen, six deniers sur chacune livre de sucre et six deniers sur chacune livre de cire entrant ès ports et havres de Normandie, avec le parisis des dits droits, par édit du 26 octobre 1657, et qu'Estienne Reiny s'estant rendu adjudicataire des dits droits pour les deux tiers, verse et transporte, non-seulement incontinent, mais mesme à l'avance, sçavoir est, le 13 du dit mois d'octobre 1657, les deux tiers des dits droits à M. Fouquet, surintendant, pour la somme de 400,000 livres que le dit papier on acte porte avoir esté payée comptant.
Par les pièces inventoriées, le dit Fouquet se trouve possesseur de beaucoup de droits sur le Roy; ce qui peut avoir donné lieu à ses excessives dépenses et à ses présents immenses, comme de 200,000 fr. à M. de Créqui, 200,000 fr. au marquis de Richelieu (cet article peut estre approuvé), à une dame qui le remercie de ce qu'elle a acquis dans Paris une maison de ses bienfaits. Une autre le remercie de ce qu'il luy a baillé 30,000 livres et luy mande que n'ayant pas de perles pour aller au grand bal, s'il veut achever la grâce, il l'obligera; une autre le remercie de 4,000 livres. Il a baillé pour une seule fois 32,000 livres à M. de Clérambault; il bailloit 1,600 livres de gages au poëte Scarron, et il a mis 1,200 livres dans la loterie de madame de Beau, etc.
Pour Belle-Isle, l'acquisition en est reprochable, et encore plus les bastiments et fortifications qui s'y font, la garnison qui s'y entretient, l'achat des autres isles de la mer de Bretagne, comme l'isle-Dieu, et les autres places fortes et maritimes de la dite province, comme Concarnau, le Croisie, Ancenis, Pimpol, etc., la construction des ports et forteresses qui se font à Belle-Isle, et le grand nombre d'artillerie, poudre et munitions de guerre et de touche qui s'y mettent, toutes les acquisitions, bastiments et emmeublements de Vaux (dont je ne sais rien que par ouy-dire), la bibliothèque de Saint-Mandé composée de 7,000 volumes in-fº, de 8,000 in-octavo et de plus de 12,000 in-4º.
Le dit sieur Fouquet a acquis en 1657 le marquisat d'Asserac, par décret fait sur le marquis d'Asserac. Du depuis la dame d'Asserac, veuve du dit marquis, parente de M. Fouquet et portant le mesme nom que lui[641], retira le dit marquisat par retrait lignager, et après elle l'échangea avec le sieur Boislève pour le duché de Penthièvre, et ensuite la dite dame passa un acte ou contre-lettre avec le dit sieur Boislève, par laquelle il est déclaré qu'encore qu'ils aient convenu d'un eschange, par où elle lui laisse son marquisat d'Asserac et autres terres pour le dit duché de Penthièvre, néantmoins la vérité est que les parties n'ont point entendu que le dit sieur de Boislève retinst le dit marquisat d'Asserac, et qu'il ne doit retenir que telles et telles autres terres pour le prix et somme d'environ 900,000 livres, et pour le restant du prix convenu à la somme de 1,900,000 livres pour le dit duché de Penthièvre, la dite dame le lui doit payer dans un certain temps.
Voilà comment Boislève est dépossédé du dit duché, qui tombe pour 1,900,000 livres entre les mains de la dite dame, laquelle estant dès devant le décès de son mari, avenu sur la fin de 1657, criblée de dettes (comme il est notoire), ne sera jamais présumée avoir esté capable de faire une si chère acquisition pour elle; mais bien est-il aisé de présumer que cette dame estant et paroissant, par une infinité de papiers de nostre inventaire, la confidente et agente ordinaire et familière du dit sieur Fouquet pour les grandes affaires qu'il avoit en Bretagne; que cette dame, dis-je, n'a fait la dite acquisition que pour le dit sieur Fouquet, qui vraisemblablement est demeuré seigneur d'Asserac, de Penthièvre, aussi bien que de Belle-Isle, que quelques-uns de ses flatteurs, en luy escrivant, appellent son royaume, des autres terres susdites et de beaucoup de droits sur les terres du Roy en la dite province.
Il s'est encore trouvé dans un autre cabinet, en façon de garde-meubles, une liasse contenant les estats des comptes du domestique du dit sieur Fouquet, que ses commis luy ont rendus pour les années 1653, 1654, 1655, 1656 et une partie de 1658, par où il s'aperçoit qu'il se mettoit en soin de faire chercher des billets des particuliers pour en former la recette (et croira-t-on que ces billets lui constassent autant qu'il en retirait?) et où l'on voit une recette et une despense prodigieuses pesle-meslées de plusieurs choses reprochables.
Que s'il s'est comporté de cette sorte, tandis qu'il a eu un compagnon habile et son ancien dans la direction des finances, que doit-ce estre des autres comptes semblables pour les années 1659[642] et 1660, que nous n'avons point trouvés, et pendant lequel temps il a esté seul dans la dite direction? Bon Dieu! quelle profusion dans une saison où les peuples estoient accablés des charges que la nécessité de la guerre exigeoit d'eux! Bon Dieu! quelle impudence! Bon Dieu! quel aveuglement! Hélas! où en eust esté réduite la pauvre France, si Dieu n'eust ouvert les yeux et touché le cœur du Roy pour y mettre ordre!
Je ne parle point des meubles, ustensiles, qui ne sont pas ici (à Saint-Mandé) fort considérables. Nous n'y trouvons ni or, ni argent, ni pierreries, ni mesme vaisselle d'argent, qu'en fort petit nombre, le surplus ayant été porté à Vaux lors du grand festin, à ce que les serviteurs nous disent. Quant aux jardins, il y a deux cents grands orangers, quelques statues et force plantes de noms à moi inconnus et barbares, dont j'ai pourtant dressé l'inventaire par l'organe de deux jardiniers allemands, l'un d'icy et l'autre mandé à cette fin du jardin royal.
J'escris ceci en gros et à la haste, de quoy indubitablement M. Colbert aura esté informé par ceux avec lesquels je travaille[643]; mais, quoy qu'il en soit, voicy le sommaire de l'affaire et l'élixir de nostre inventaire divisé en liasses dont les principales sont celles qui regardent les affaires du Roy, la conduite du dit sieur Fouquet, l'isle de Belle-Isle, circonstances et dépendances, et l'intérest des créanciers ou de la succession, lesquelles liasses nous avons distinguées et paraphées, de telle sorte que dans demain j'espère que nous pourrons finir nostre commission et sortir d'icy, ayant reçu une lettre de mondit sieur Colbert qui nous fait espérer d'heure à autre un ordre pour la seureté des papiers et de cette maison.
Lorsque j'ai commencé à mettre la plume sur ce papier, je pensois ne faire qu'un mémoire et l'accompagner d'une lettre meslée des respects dont je suis si estroitement obligé; mais escrivant à la dérobée, et ayant meslé quelques termes qui ressentent la lettre missive, je suis contraint de la présenter ainsy au meilleur et au plus indulgent de tous les bienfaiteurs, et qui accordera facilement le pardon que je luy demande très-humblement de ma trop grande liberté.
Son très-humble, très-obéissant
et très-obligé serviteur,
LA FOSSE.
De Saint-Mandé, le 6 octobre 1661.
projet trouvé a saint-mandé.
Un manuscrit de la Bibliothèque impériale (des 500 de Colbert, nº 235 C, fº 86 et suivants), contient le texte du projet trouvé à Saint-Mandé. Il est précédé des lignes suivantes extraites du procès-verbal des commissaires de la chambre de justice, chargés d'interroger Fouquet[644]: «Nous avons représenté au respondant six demy-feuilles de papier pliées par la moitié avec un quart de feuillet, le tout escrit entièrement de toutes parts avec diverses ratures au-dessus corrigées[645], duquel escrit ensuit la copie figurée.» Suit la copie, qui n'est pas un fac-simile, mais qui reproduit les corrections.
Copie figurée de l'escrit trouvé dans le cabinet appelé secret de la maison de monsieur Foucquet, à Saint-Mandé.
L'esprit de S. E. susceptible naturellement de toute mauvaise impression contre qui que ce soit, et particulièrement contre ceux qui sont en un poste considérable et en quelque estime dans le monde, son naturel deffiant et jaloux, les dissentions et inimitiez qu'il a semées avec un soin et un artifice incroiable dans l'esprit de tous ceux qui ont quelque part dans les affaires de l'Estat, et le peu de reconnoissance qu'il a des services receus quand il ne croit plus avoir besoin de ceux qui les lui ont rendus, donnant lieu à chacun de l'appréhender, à quoy ont donné plus de lieu en mon particulier, et le plaisir qu'il témoigne trop souvent et trop ouvertement prendre à escouter ceux qui luy ont parlé contre moy, auxquels il donne tout accez et toute créance, sans considérer la qualité des gens, l'intérest qui les pousse et le tort qu'il se fait à luy-mesme, de décréditer un surintendant qui a tousjours une infinité d'ennemis que luy attire inévitablement un employ, lequel ne conciste qu'à prendre le bien des particuliers pour le service du Roy, outre la haine et l'envye qui suivent ordinairement les finances. D'ailleurs les commissions qu'il a données à mon frère[646] contre M. le Prince et les siens, contre le cardinal de Retz et tous ceux que S. E. a voulu persécuter, ne pouvant qu'il ne nous ait attiré un nombre d'ennemis considérables qui[647] attendent l'occasion de nous perdre, et travaillent sans discontinuation près de S. E. mesme, connoissant son foible à luy mettre dans l'esprit des deffiances et soubçons mal fondez. Ces choses, dis-je, et les connoissances particulières qu'il a données à un grand nombre de personnes de sa mauvaise volonté, m'en faisant craindre avec raison les effets, puisque le pouvoir absolu qu'il a sur le roy et la reyne luy rendent facile tout ce qu'il veut entreprendre; et considérant que la timidité naturelle qui prédomine en luy ne luy permettra jamais d'entreprendre de m'esloigner simplement, ce qu'il auroit exécuté desjà s'il n'avoit pas esté retenu par l'appréhention de quelque vigueur en mon frère l'abbé[648] et en moy, un bon nombre d'amis que l'on a servis en toutes occasions, quelque intelligence que l'experience m'a donnée dans les affaires, une charge considérable dans le parlement, des places fortes, occupés par nous ou nos proches[649], et des alliances assez advantageuses, outre la dignité de mes deux frères dans l'Église. Ces considérations qui paraissent fortes d'un costé à me retenir dans le poste où je suis, d'un autre ne peuvent permettre que j'en sorte sans que l'on tente tout d'un coup de nous accabler et de nous perdre: pour ce que, par la connoissance que j'ay de ses pensées et dont je l'ay ouï parler en d'autres occasions, il ne se résoudra jamais de nous pousser s'il peut croire que nous en reviendrons, et qu'il pourroit estre exposé au ressentiment de gens qu'il estime hardis et courageux.
Il faut donc craindre tout et le prévoir, afin que si je me trouvois hors de la liberté de m'en pouvoir explicquer, lors on eust recours à ce papier pour y chercher les remèdes qu'on ne pourrait trouver ailleurs, et que ceux de mes amis qui auront esté advertis d'y avoir recours sçachent qui sont ceux ausquels ils peuvent prendre confiance.
Premièrement, si j'estois mis en prison et que mon frère l'abbé n'y fust pas, il faudrait suivre son advis et le laisser faire, s'il estoit en estat d'agir et qu'il conservast pour moy l'amitié qu'il est obligé [d'avoir], et dont je ne puis douter[650]. Si nous estions tous deux prisonniers, et que l'on eust la liberté de nous parler, nous donnerons encore les ordres de là[651], tels qu'il les faudroit suivre, et ainsi cette instruction demeurerait inutile, et ne pourroit servir qu'en cas que je fusse resserré, et ne peusse avoir commerce avec mes véritables amis.
La première chose donc qu'il faudrait tenter seroit que ma mère, ma femme, ceux de mes frères qui seraient en liberté, le marquis de Charost et mes autres parens proches, fissent par prières et sollicitations tout ce qu'ils pourraient, premièrement pour me faire avoir un valet avec moy, et ce valet, s'ils en avoient le choix, serait Vatel; si on ne pouvoit l'obtenir, on tenterait pour Longchamps, sinon pour Courtois ou la Vallée[652].
Quelques jours après l'avoir obtenu, ou feroit instances pour mon cuisinier, et on laisserait entendre que je ne mange pas, et que l'un ne doit pas refuser cette satisfaction à moins d'avoir quelque mauvais dessein.
Ensuite on demanderait des livres, permission de me parler de mes affaires domestiques qui dépérissent, ce dont j'ai seul connoissance. On tascheroit de m'envoyer Bruant[653]. Peu de temps après on dirait que je suis malade, et on tascheroit d'obtenir que Pecquet[654], mon médecin ordinaire, vinst demeurer avec moi et s'enfermer dans la prison.
On ferait tous les efforts d'avoir commerce par le moyen des autres prisonniers, s'il y en avoit au mesme lieu, ou en gagnant les gardes; ce qui se fait toujours avec un peu de temps, d'argent et d'application.
Il faudrait laisser passer deux ou trois mois dans ces premières poursuites, sans qu'il parût autre chose que des sollicitations de parents proches, et sans qu'aucun autre de nos amis fist paroistre de mécontentement qui pust avoir des suites, si on se contentait de nous tenir resserrés, sans faire autre persécution.
Mais néantmoins cependant il faudrait voir tous ceux que l'alliance, l'amitié et la reconnoissance obligent d'estre dans nos intérests, pour s'en assurer et les engager de plus en plus à savoir d'eux jusqu'où ils voudroient aller.
Madame du Plessis-Bellière, à qui je me fie de tout, et pour qui je n'ai jamais eu aucun secret ni aucune réserve, seroit celle qu'il faudroit consulter sur toutes choses, et suivre ses ordres si elle estoit en liberté, et mesme la prier de se mettre en lieu seur.
Elle connoist mes véritables amis, et peut-estre qu'il y en a qui auraient honte de manquer aux choses qui seraient proposées pour moi de sa part.
Quand on auroit bien pris ses mesures, qu'il se fust passé environ ce temps de trois mois à obtenir de petits soulagements dans ma prison, le premier pas seroit de faire que M. le comte de Charost allast à Calais; qu'il mist sa garnison en bon estat; qu'il fist travailler à réparer sa place et s'y tinst sans en partir pour quoi que ce fust. Si le marquis de Charost n'estoit point en quartier de sa charge de capitaine des gardes, il se retireroit aussi à Calais avec M. son père et y mènerait ma fille, laquelle il faudrait que madame du Plessis fist souvenir, en cette occasion, de toutes les obligations qu'elle m'a, de l'honneur qu'elle peut acquérir en tenant par ses caresses, par ses prières et sa conduite son beau-père et son mari dans mes intérests, sans qu'il entrast en aucun tempérament là-dessus.
Si M. de Bar, qui est homme de grand mérite, qui a beaucoup d'honneur et de fidélité, qui a eu la mesme protection autrefois que nous et qui m'a donné des paroles formelles de son amitié, vouloit aussi se tenir dans la citadelle d'Amiens, et y mettre un peu de monde extraordinaire et de munitions, sans rien faire néantmoins que de confirmer M. le comte de Charost et s'assurer encore de ses amis et du crédit qu'il m'a dit avoir sur M. de Bellebrune, gouverneur de Hesdin[655], et sur M. de Mondejeu, gouverneur d'Arras. (La phrase est ainsi coupée dans le manuscrit.)
Je ne doute point que madame du Plessis-Bellière n'obtinst de M. de Bar tout ce que dessus, et à plus forte raison de M. le marquis de Créquy, que je souhaiterois faire le mesme personnage et se tenir dans sa place.
Je suis assuré que M. le marquis de Feuquières feroit le mesme au moindre mot qu'on luy en dirait.
M. le marquis de Créquy pourroit faire souvenir M. Fabert des paroles formelles qu'il m'a données et à luy par escrist d'estre dans mes intérests, et la marque qu'il faudroit luy en demander, s'il persistoit en cette volonté, serait que luy et M. de Fabert escrivissent à Son Éminence en ma faveur fort pressamment pour obtenir ma liberté; qu'il promist d'estre ma caution de ne rien entreprendre, et s'il ne pouvoit rien obtenir, qu'il insinuast que tous les gouverneurs ci-dessus nommés donneroient aussi leur parole pour moy. Et en cas que M. de Fabert ne voulust pas pousser l'affaire et s'engager si avant, M. le marquis de Créquy pourroit agir et faire des efforts en son nom et [au nom] de tous lesdits gouverneurs par lettres, et se tenant dans leurs places.
Peut-estre M. d'Estrades ne refuseroit pas aussi une première tentative.
Je n'ay point dit cy-dessus la première chose de toutes par où il faudroit commencer, mais fort secrettement, qui seroit d'envoyer au moment de nostre détention les gentilshommes de nos amis et qui sont assurez, comme du Fresne, La Garde, Devaux, Bellegarde et ceux dont ils voudroient respondre, pour se jetter sans esclat dans Ham[656].
M. le chevalier de Maupeou pourroit donner des sergens assurez et y faire filer quelques soldats tant de sa compagnie que de celles du ses amis[657].
Et comme il y a grande apparence que le premier effort seroit contre Ham[658], que l'on tascheroit de surprendre, et que M. le marquis d'Hocquincourt même, qui est voisin, pourroit observer ce qui s'y passe pour en donner avisa la cour, il faudrait dès les premiers moments que M. le marquis de Créquy envoyast des hommes le plus qu'il pourroit, sans faire néantmoius rien mal à propos[659].
Que Devaux y mist des cavaliers, et en un mot que la place fust munie de tout[660].
Il faudroit pour cet effet envoyer un homme en diligence à Concarnau trouver Deslandes, dont je comtois le cœur, l'expérience et la fidélité, pour luy donner advis de mon emprisonnement et ordre de ne rien faire d'esclat en sa province; ne point parler et se tenir en repos, crainte que d'en user autrement ne donnast occasion de nous faire nostre procès et nous pousser; mais il pourroit, sans dire mot, fortifier sa place d'hommes, de munitions de toutes sortes, retirer les vaisseaux qu'il aurait à la mer, et tenir toutes les affaires en bon estat, acheter des chevaux et autres choses, pour s'en servir quand il serait temps.
Il faudrait aussi dépescher un courrier à madame la marquise d'Asserac, et la prier de donner les ordres à l'Isle-Dieu qu'elle jugeroit à propos pour exécuter ce qu'elle manderait de Paris où elle viendrait conférer avec madame du Plessis.
Ce qu'elle pourroit faire seroit de faire venir quelques vaisseaux à l'Isle-Dieu[661], pour porter des hommes et des munitions où il seroit besoin, à Concarnau ou à Tombelaines[662], et faire les choses qui lui seroient dites et qu'elle pourroit mieux exécuter que d'autres, pour ce qu'elle a du cœur, de l'affection, du pouvoir, et que l'on s'y doibt entièrement fier, et qu'elle ne seroit pas suspecte. C'est pourquoy il faudroit qu'elle observast une grande modération dans ses paroles.
Il seroit important que du Fresne fust adverty de se tenir à Tombelaine[663], y mettre le nombre d'hommes, d'armes, et de munitions et vivres nécessaires, et le plus important est d'y faire des fours et y mettre de la farine, afin de n'avoir pas besoin d'aller ailleurs chercher des vivres, ledit lieu de Tombelaine pouvant estre de grande utilité comme il sera dit cy-après.
Si madame du Plessis se trouvoit obligée de sortir de Paris, il faudroit, après avoir donné ordre à son mesnage qu'elle allast dans l'abbaye du Pont-aux-Dames s'enfermer quelque temps[664] pour y conférer et donner les ordres aux gens dont on se voudroit servir.
Prendre garde surtout à ne point escrire aucune chose importante par la poste, mais envoyer partout des hommes exprès, soit cavaliers, ou gens de pied, ou religieux.
Le Père des Champs-Neufs n'a pas tout le secret et toute la discrétion nécessaire[665]; mais je suis tout à fait certain de son affection, et il pourroit estre employé à quelque chose de ce commerce de lettres par des jésuites de maison en maison.
Ceux du conseil desquels il se faudroit servir sur tous les autres, ce seroient M. de Brancas, MM. de Langlade et de Gourville, lesquels assurément m'ayant beaucoup d'obligation[666], et ayant esprouvé leur conduite et leur fidélité en diverses rencontres, et leur ayant confié le secret de toutes mes affaires, ils sont plus capables d'agir que d'autres, et de s'assurer des amis qu'ils connoissent obligés à ne me pas abandonner.
J'ay beaucoup de confiance en l'affection de M. le duc de la Rochefoucauld et en sa capacité; il m'a donné des paroles si précises d'estre dans mes intérests en bonne ou mauvaise fortune, envers et contre tous, que comme il est homme d'honneur et reconnoissant la manière dont j'ay vescu avec luy et des services que j'ay eu l'intention de luy rendre, je suis persuadé que lui et M. de Marsillac ne me manqueroient pas à jamais.
Je dis la mesme chose de M. le duc de Bournonville, lequel asseurément seroit capable de bien agir en diverses rencontres, et je ne doute pas qu'il ne portast avec chaleur toutes les paroles que l'on voudroit au roy, à la reyne et à M. le cardinal, pour obtenir ma liberté et représenter les soins que j'ay pris de contenir dans le devoir un grand nombre d'amis que j'ay, qui peut-estre se seroient eschappés.
M. le duc de Bournonville pourroit encore agir sous main au parlement près de ses amis pour me les conserver et empescher qu'il ne se fist rien à mon préjudice.
On peut confier à M. de Bournonville toutes choses sur sa parole.
Je ne serois pas d'advis néantmoins que le parlement s'assemblast pour me redemander avec trop de chaleur, mais tout au plus une fois ou deux par bienséance, pour dire qu'il en faut supplier le roy, et il seroit très-important que de cela mes amis en fussent advertis au plus tost, particulièrement M. de Harlay, que j'estime un des plus fidèles et des meilleurs amis que j'aye, et MM. de Maupeou, Miron et Jannart, de crainte que l'on ne prist le parti de dire que le roy veut me faire mon procès et que cela ne mist l'affaire en pires termes.
Pour les affaires qui pourroient survenir de cette nature, lesdits sieurs de Harlay, de Maupeou, Miron, Jannart et M. Chanut devroient estre consultez, estant très-capables et fidèles.
Il faudroit que quelqu'un prist grand soin de bien eschauffer ledit sieur Jannart, mon substitut, le picquant d'honneur et de reconnoissance, pour ce que c'est un des plus agissans et des plus capables hommes que je connoisse en affaires du palais.
Une chose importante est d'advertir mes amis qui commandent à Ham[667], à Concarnau, à Tombelaine, que les ordres de madame du Plessis doivent estre exécutés comme les miens.
M. Chanut me feroit un singulier plaisir de venir prendre une chambre au logis où sera ma femme pour lui donner conseil en toute sa conduite et qu'elle y prenne créance entière et ne fasse rien sans son advis.
Une des choses les plus nécessaires à observer est que M. Langlade et M. de Gourville sortent de Paris, se mettent en sûreté, fassent sçavoir de leurs nouvelles à madame du Plessis, au marquis de Créquy, à M. de Brancas et autres, et qu'ils laissent à Paris quelque homme de leur connoissance capable d'exécuter quelque entreprise considérable, s'il en estoit besoin[668].
Il est bon que mes amis soient advertis que M. le commandeur de Neuf-Chaise[669] me doibt le rétablissement de sa fortune; que sa charge de vice-admiral a esté payée des deniers que je luy ay donnés par les mains de madame du Plessis, et que jamais un homme n'a donné des paroles plus formelles que luy d'estre dans mes intérests en tout temps, sans distinction et sans réserve envers et contre tous.
Qu'il est important que quelques-uns d'entre eux luy parlent et voient la situation de son esprit, non pas qu'il fust à propos qu'il se déclarast pour moy; car de ce moment il seroit tout à fait incapable de me servir; mais comme les principaux establissements sur lesquels je me fonde sont maritimes, comme Belle-Isle, Concarnau, le Havre et Calais, il est bien asseuré que le commandement des vaisseaux tombant entre ses mains, il pourroit nous servir bien utilement en ne faisant rien, et lorsqu'il seroit en mer trouvant des difficultez qui ne manquent jamais quand on veut.
Il faudroit que M. de Guinant, lequel a beaucoup de connoissance de la mer et auquel je me fie, contribuast à munir toutes nos places des choses nécessaires et des hommes qui seroient levez par les ordres de Gourville, ou des gens cy-dessus nommez, et c'est pourquoi il seroit important qu'il fust adverty de se rendre à Belle-Isle[670].
Comme l'argent seroit nécessaire pour toutes ces dépenses, je laisseray ordre au commandant de Belle-Isle d'en donner autant qu'il en aura sur les ordres de madame du Plessis, de M. de Brancas, de M. d'Agde[671], ou de M. de Gourville; mais il le faut mesnager, et que mes amis en empruntent partout pour n'en pas manquer.
M. d'Andilly est de mes amis et on pourroit sçavoir de luy en quoy il peut servir; en tout tas, il eschauffera M. de Feuquières, qui sans doute agira bien.
M. d'Agde[672] par sous main-conduira de grandes négociations, et dans le parlement sur d'autres sujets que le mien, et mesme par mes amis asseurés dans les autres parlements, où on ne manque jamais de matière, à l'occasion des levées (impôts), de donner des arrests et troubler les receptes; ce qui fait que l'on n'est pas sy hardy dans ces temps-là à pousser une violence, et on ne veut pas avoir tant d'affaires à la fois.
Le clergé peut encore par son moyen, et de M. de Narbonne[673], fournir des occasions d'affaires en si grand nombre que l'on voudra, en demandant les estats généraux avec la noblesse, ou des conciles nationaux, qu'ils pourroient convoquer d'eux-mesmes en lieux esloignez des troupes et y proposer mille matières délicates.
M. de la Salle, qui doibt avoir connoissance de tous les secours qu'on peut tirer par nos correspondances des autres royaumes et Estats, y peut aussy estre employé et donner des assistances à nos places.
Voilà l'estat où il faudroit mettre les choses, sans faire d'autres pas, si on se contentoit de me tenir prisonnier; mais si on passoit outre et que l'on voulust faire mon procez, il faudroit faire d'autres pas. Et après que tous les gouverneurs auroient escrit à S. Ém. pour demander ma liberté, avec termes pressans comme mes amis, s'ils n'obtenoient promptement l'effet de leur demande et que l'on continuast à faire la moindre procédure, il faudroit en ce cas monstrer leur bonne volonté, et commencer tout d'un coup, sous divers prétextes de ce qui leur seroit deub, à arrester tous les deniers des receptes, non-seulement de leurs places, mais des lieux où leurs garnisons pourroiont courre, faire faire nouveau serment à tous leurs officiers et soldats, mettre dehors tous les habitants ou soldats suspects peu à peu, et publier un manifeste contre l'oppression et la violence du gouvernement.
C'est en ce cas où Guinant pourroit avec ses cinq[674] vaisseaux, s'asseurant en diligence du plus grand nombre d'hommes qu'il pourroit, matelots et soldats, principalement estrangers, prendre tous les vaisseaux qu'il rencontreroit dans la rivière du Havre à Rouen, et par toute la coste, et mettre les uns pour bruslosts et des autres en faire des vaisseaux de guerre, en sorte qu'il auroit une petite armée assez considérable retraite en de bons ports, et y mèneroit toutes les marchandises dont un pourroit faire argent, dont il faudroit que les gouverneurs fussent advertis pour avoir créance en luy et luy donner retraite et assistance.
Il est impossible, ces choses estant bien conduites, se joignant à tous les mal-contens par d'autres intérests, que l'on ne fist une affaire assez forte pour tenir les choses longtemps en balance et en venir à une bonne composition, d'autant plus qu'on ne demanderoit que la liberté d'un homme qui donneroit des cautions de ne faire aucun mal.
Je ne dis point qu'il faudroit oster tous mes papiers, mon argent, ma vaisselle et les meubles plus considérables de mes maisons de Paris, de Saint-Mandé, de chez M. Bruant, et les mettre dès le premier jour à couvert dans une ou plusieurs maisons religieuses[675], et s'asseurer d'un procureur au parlement fidèle et zélé, qui pourroit être donné par M. de Maupeou, le président de la première[676].
Je crois que M. le chevalier de Maupeou occuperoit dans ce temps-là quelque poste advantageux et agiroit comme on voudroit; mais un tout cas il pourroit choisir à se retirer dans une des places susdites avec ses amis.
Une chose qu'il ne faudroit pas manquer de tenter seroit d'enleve des plus considérables hommes du conseil, au mesme moment de la rupture, comme M. le Tellier ou quelques autres de nos ennemis plus considérables, et bien faire sa partie pour la retraite; ce qui n'est pas impossible.
Si on avoit des gens dans Paris assez hardis pour un coup considérable et quelqu'un de teste à les conduire, si les choses venoient à l'extrémité et que le procès fust bien advancé, ce seroit un coup embarrassant de prendre de force le rapporteur et les papiers; ce que M. Jannart ou autre de cette qualité pourroit bien indiquer, par le moyen de petits greffiers que l'on peut gaigner, et c'est une chose qui a peu estre pratiquée au procès de M. de Chenailles le plus aisément du monde, où, si les minutes eussent esté prises, il n'y avoit plus de preuves de rien.
M. Pellisson est un homme d'esprit et du fidélité auquel ou pourroit prendre créance et qui pourroit servir utilement à composer les manifestes et autres ouvrages dont on auroit besoin, et porter des paroles secrètes des uns aux autres.
Pour cet effet encore, mettre des imprimeurs en lieu seur; il y en aura un à Belle-Isle.
M. le premier président de Lamoignon, qui m'a l'obligation tout entière du poste qu'il occupe, auquel il ne seroit jamais parvenu, quelque mérite qu'il ait, si je ne luy en avois donné le dessein, si je ne l'avois cultivé et pris la conduite de tout, avec des soins et applications incroyables, m'a donné tant de paroles de reconnoissance et de mérite, répétées si souvent à M. Chanut, à M. de Langlade et à madame du Plessis-Guenegaud et autres, que je ne puis douter qu'il ne fist les derniers efforts pour moy; ce qu'il peut faire en plusieurs façons, en demandant luy-mesme personnellement ma liberté, en se rendant caution, en faisant connoistre qu'il ne cessera point d'en parler tous les jours qu'il ne l'ayt obtenu; que c'est son affaire; qu'il quitteroit plustost sa charge que se départir de cette sollicitation, et faisant avec amitié et avec courage tout ce qu'il faut. Il est asseuré qu'il n'y a rien de si facile à luy que d'en venir à bout, pourveu qu'il ne se rebute pas, et que l'on puisse estre persuadé qu'il aura le dernier mescontentement si on le refuse, qu'il parle tous les jours sans relasche, et qu'il agisse comme je ferois pour un de mes amis en pareille occasion et dans une place aussi importante et aussi asseurée.
M. Amproux, frère de M. Delorme et conseiller au parlement, est de mes amis; il m'a quelque obligation. Je ne doute point, estant homme d'honneur, qu'il ne me serve avec affection et fidélité aux occasions; on s'y peut fier.
Son usage est et (sic) au parlement[677] pour toutes choses, soit en attaquant ou en deffendant; mesme on le peut consulter sur ce qu'il estimera qui pourroit estre fait.
Il peut encore servir en Bretagne, où il a des amis et des habitudes, soit pour la conservation de ce qui m'y appartient, ou pour avoir des nouvelles.
Il peut encore sçavoir ce qui se passe et agir avec les gens de la religion[678], et voir dans la maison d'Estrée ce que l'un y machine, ayant de grandes habitudes auprès de M. l'évesque de Laon.
Madame la première présidente de la chambre des comptes de Bretagne, qui est sœur de madame du Plessis-Bellière et demeure à Rennes, a des parents et amis au parlement de Bretagne. Je l'ay servie en quelque occasion, et tant à cause de sa sœur que de mon chef je puis m'asseurer qu'elle agira avec fidélité et affection en ce pays-là. On peut s'y confier pour ce qui regarderoit la Bretagne, où mes establissements me donnent des affaires; et il ne faut pas manquer d'escrire à tous mes amis de ces quartiers-là de se réunir, et veiller qu'il ne se passe rien contre mes intérests pendant mon malheur.
M. de Cargret (de Kergroet), maistre des requestes, est homme de condition qui m'a promis et donné parole plusieurs fois de me servir envers et contre tous. Il peut estre d'un grand usage, et pour ladite province de Bretagne où il a des amis et des parens dont il m'a respondu, et dans le conseil, les jours que l'on apprendra qu'il s'y doibt passer quelque chose, et dans le parlement où il peut entrer quand on voudra, et parmy les maistres des requestes, si quelque occasion venoit à les esmouvoir. M. de Harlay peut le faire agir.
M. Foucquet, conseiller en Bretagne, est celuy de mes parents de cette province auquel j'ay eu plus de confiance, qui a eu la conduite de toutes mes affaires domestiques en ce pays, qui connoist mes amis et mes parens, et auquel on peut prendre créance pour ce qui seroit à faire de ce costé-là; mesme sçait l'argent à peu près qu'on y peut trouver.»
A la suite de la transcription du projet, on lit[679]:
«Et aurions interpellé le respondant de déclarer si lesdictes six dernières feuilles et demie sont escrites entièrement de sa main, mesme les ratures et corrections estant en icelles; à quoy le respondant, après avoir veu, leu et teneu à loisir chacune des dictes six feuilles et demie et tout autant que bon luy a semblé, a dit et déclaré que l'escriture estant en icelles, mesme les ratures et corrections estant pareillement sur icelles, estre entièrement de sa main et les avoir escrites de l'escriture dont il se sert ordinairement.»
relations de madame scarron avec fouquet.
Voy. ci-dessus p. 448.
Je n'avais pas sous les yeux, lorsque j'ai écrit le chapitre où il est question de madame Scarron, l'ouvrage de M. Feuillet de Conches, intitulé Causeries d'un curieux, etc. J'ai trouvé dans ce livre si riche en précieux documents une nouvelle preuve de la réserve que madame Scarron mettait dans ses relations avec Fouquet. M. Feuillet de Conches cite (p. 514) le passage suivant des Souvenirs de madame de Caylus: «Je me souviens d'avoir ouï raconter que madame Scarron étant un jour obligée d'aller parler à M. Foucquet, elle affecta d'y aller dans une si grande négligence que ses amis étaient honteux de l'y mener. Tout le monde sait ce qu'était alors M. Foucquet, et combien les plus huppées et les mieux chaussées cherchaient à lui plaire.»
lettre autographe de mademoiselle de treseson à fouquet[680].
J'ai indiqué dans une note (p. 404) que les noms étaient changés dans ces lettres de manière à dérouter le lecteur. Je donne ici le texte d'une de ces lettres avec les noms de convention:
«Si l'amitié que j'ai pour vous ne se trouvoit pas offensée par les reproches que vous me faites, j'aurois pris bien du plaisir à les lire et j'aurois appris avec quelque sentiment de joie l'inquiétude où vous êtes de savoir ce qui si passe ici touchant mademoiselle de Bel-Air (mademoiselle de Treseson), puisque assurément ce n'est point une marque que vous ayez de l'indifférence pour elle; mais quoique j'en fasse ce jugement qui ne m'est point désagréable, je ne puis m'empêcher de m'affliger extrêmement que vous en ayez fait un de moi si injuste et si désavantageux: car je vous assure que ce n'est point manque de confiance ni par aucune préoccupation de ce côté-ici que j'ai manqué à vous écrire cent petites choses que j'ai cru des bagatelles pour vous et que j'ai fait scrupule de vous mander, de crainte de vous importuner dans les grandes occupations où vous êtes tous les jours; mais enfin puisque je vois que vous avez une bonté pour moi que je n'aurois osé espérer, quoique j'aie toujours désiré la continuation de votre amitié plus que toutes les choses du monde, je vous dirai qu'il ne se passe rien entre mademoiselle de Bel-Air et M. du Clos (le duc de Savoie) qui soit désavantageux ni pour vous ni pour elle. Elle a trouvé le moyen de s'en faire craindre et de s'en faire estimer malgré lui. Elle a toujours pris en raillant ce qu'il lui a dit de plus sérieux. Il lui parle tout autant qu'il le peut par l'ordre de madame Aubert (Christine de France, duchesse douairière de Savoie), qui est bien aise que cette demoiselle ait quelque crédit auprès de lui, parce qu'elle n'est ni brouillonne ni ambitieuse et ne lui inspire que de la douceur et de la complaisance, et sur toute chose elle en dépend entièrement, au moins pour ce qui regarde ce pays-ci. Tout le monde est confident de M. du Clos. Vous pouvez juger de là si mademoiselle de Bel-Air s'y fie en nulle façon. Jusqu'ici il ne s'est point passé de chose particulière entre eux, et l'on a toujours su leurs conversations et leurs querelles, quand ils en ont. Cette dernière chose arrive assez souvent: elle a été une fois huit jours sans lui parler, parce qu'il avoit dit quelque chose de trop libre devant elle. Pendant ce temps-là, il en passa trois dans une maison de la campagne et manda à madame Aubert qu'il ne reviendroit point auprès d'elle que mademoiselle de Bel-Air ne lui eût pardonné. Du depuis il ne lui est pas arrivé de retomber dans une pareille faute. Toutes les galanteries qu'il peut faire pour elle, il les fait, comme de musique, de collations et de promenades à cheval. Il lui prête toujours ses plus beaux chevaux et lui a fait faire deux équipage fort riches.
Je connois bien que toutes ces choses ne seroient pas tout à fait propres à faire trouver un établissement en ce pays-ci, aussi je vous assure que sans l'affaire que savez je les empêcherois absolument: mais je vous avoue que, dans cette pensée, je ne m'applique qu'à sauver ma réputation, aussi bien comme j'ai sauvé mon cœur, qui, je vous assure, est toujours aussi fidèle comme je vous l'ai promis.
Pour ce qui regarde mademoiselle Le Roy (Marguerite de Savoie), M. du Clos lui témoigne beaucoup d'amitié et lui parle assez souvent de celle qu'il a pour mademoiselle de Bel-Air, et même une fois il l'a obligée d'envoyer prier cette fille d'aller la voir à son appartement, où elle le trouva avec la musique et une collation. Il l'a même priée, que quand elle seroit sa maîtresse, de l'obliger à se souvenir de lui. Mademoiselle Le Roy lui témoigne beaucoup de complaisance et même de grands respects. Ce n'est pas une personne qui soit beaucoup familière; elle me parle toutefois bien souvent du voyage que nous allons faire mardi. Elle a grande peur qu'il ne réussisse pas comme nous le souhaitons.
Mandez-moi, s'il vous plaît, de quelle manière je dois continuer de vous écrire du lieu où nous allons, et soyez persuadé que mes discours ni mes actions ne seront jamais contraires a l'amitié que je vous ai témoignée. Personne ne paroit ennemi de mademoiselle de Bel-Air, et l'on ne lui a voulu faire aucune pièce. Elle en attribue l'obligation à l'amitié de madame Aubert et à celle de M. du Clos. Il y a ici deux ou trois personnes avec lesquelles j'ai fait une espèce d'amitié, afin de les obliger à m'avertir de tout ce qui se dit de cette demoiselle et les ai priées de ne lui pardonner rien. Madame Aubert lui a donné depuis peu des boucles de diamants. J'ai su depuis huit jours que les perles, dont elle lui avoit fait un présent, venoient de M. du Clos, qui avoit obligé cette dame à les lui donner comme venant d'elle. Je vous assure que la reconnoissance que j'ai de tous ces soins ne va point au delà de ce qu'elle doit aller.
Je ne crois pas que vous disiez de cette lettre ce que vous avez dit des petits billets que je vous ai écrits, et que vous ne croirez pas qu'elle vous soit écrite par manière d'acquit. Si elle vous ennuie, prenez-vous-en à vous-même; car j'aime mieux qu'elle ait ce malheur-là que de n'éviter pas celui de vous donner sujet de croire que je sois capable de vous oublier.
Je ne crois pas que je puisse écrire ce voyage à madame du Ryer (madame du Plessis-Bellière), car l'ordinaire est près de partir. Si vous voulez m'obliger extrêmement, vous lui conseillerez comme de vous-même de m'envoyer une jupe comme l'on les porte, sans or ni argent. L'on ne trouve ici quoi que ce puisse être. Je vous demande pardon de cette commission et vous rends mille remercîments des effets que j'ai reçus de votre part. Je les ai presque tous donnés à mademoiselle le Roy. Adieu, je vous demande pardon de vous avoir donné sujet de penser que je ne vous aime pas plus que tontes les personnes du monde.
Si le mariage que savez s'accorde, je vous supplierai de prendre la peine d'écrire à madame Aubert, afin qu'elle donne mademoiselle de Bel-Air à mademoiselle le Roy. Je ne puis bien démêler vos lettres d'avec celles de madame du Ryer; mais, depuis que je suis arrivée, je n'ai manqué que deux voyages à vous écrire à l'un ou à l'autre, parce que j'eus peur que les adresses ne fussent pas sûres. J'ai reçu toutes les vôtres.»