Mireille des Trois Raisins
VIII
Depuis de longues années, chaque mois, à date fixe, le 17 recevait la visite d’une très vieille femme, la mère Casimir, dite Casi, dont la profession était de lire dans le passé et de prédire l’avenir.
Sa clientèle se composait d’artistes de cafés-chantants, de dames en maisons et de celles qui, par convenances personnelles, préfèrent exercer isolément leur état.
Le rayon d’action de la dispensatrice d’oracles était assez étendu. Casi, connaissant par cœur l’horaire des trains, visitait presque toutes les villes du département où sa tournée se poursuivait selon un itinéraire fixé une fois pour toutes et dans un délai immuable : trente jours.
— La méthode et la ponctualité sont les secrets du succès, répétait-elle.
Séduites par sa sagacité, dès la première consultation qu’elle leur avait accordée, et induites désormais à une aveugle confiance en ses prédictions, les clientes de Mme Casimir savaient donc exactement la date de son passage.
— Si Casi n’est pas morte, ce qui arrivera tout de même bien un de ces quatre matins, disaient-elles, nous allons la voir s’amener demain.
Et, de fait, le lendemain, Casi faisait son entrée.
Depuis qu’on la connaissait, elle portait le même costume, quels que fussent temps et époque de l’année : robe d’alpaga gris foncé à volants, palatine chaudron, ornée d’une ruche de satin, et capote à brides garnie d’un bouquet de violettes dont la pâleur allait grandissant de mois en mois.
Un parapluie immense et trois réticules de drap brodés de fleurs au canevas dont elle passait les cordons à son avant-bras complétaient l’équipage de Casi.
Elle était courtaude, très grasse, marchait avec difficulté, montrait, en un visage d’empereur romain à quadruple menton, des yeux fort rusés et un sourire tellement fixe, tellement toujours semblable à lui-même, qu’on l’eût supposé provoqué à perpétuité par quelque intervention chirurgicale qu’eût subie la vieille femme.
— Ah ! mes belles !… s’écriait-elle haletante dès le seuil franchi, j’ai bien cru que je ne vous reverrais jamais. Figurez-vous que j’ai été malade à en mourir !… C’est mon asthme qui est cause de ça… Enfin, n’en parlons plus… Et vous ? Toujours jolies à ce que je vois ! Ah ! la jeunesse !…
Ces dames s’empressaient.
— Vous prenez quelque chose, Casi ?
Elle se défendait mollement.
— Un petit verre ?
Casi se laissait tenter.
— Allons ! C’est bien pour ne pas vous refuser, pour qu’il ne soit point dit que je vous ai fait un affront. Mais pas d’alcool. Parce que, vous savez, l’alcool, c’est la mort des personnes, surtout quand elles commencent, comme c’est mon cas, à être sur l’âge.
— Alors quoi ? Choisissez, Casi.
— Ce sera donc un petit rhum.
— Gustave, un rhum pour Casi !
Gustave survenait, Casi lampait le liquide d’un seul coup et reposait le verre devant elle. Connaissant la manœuvre, le garçon clignait de l’œil et versait une nouvelle ration à la devineresse qui la dégusterait lentement, à lèvres gourmandes, pendant la séance.
Selon les préférences de chacune, Casi interrogeait, avec un bonheur égal, les cartes, les lignes de la main, le blanc d’œuf ou la flamme d’une bougie.
Mais elle se refusait à faire le marc de café, déclarant de ses collègues qui prétendaient y lire la vérité :
— Ce sont toutes des charlatanes garanties sur facture, et qui volent l’argent des pratiques. Mme Veuve Casimir ne mange pas de ce pain-là.
Bien entendu, l’on n’insistait point.
Mme Mireille, qui avait été l’une des clientes les plus assidues de Casi et aussi l’une des plus convaincues de son infaillibilité, s’était abstenue, depuis son mariage, par respect humain, de la consulter : dans sa situation, elle n’avait pas le droit de trahir sa faiblesse devant le personnel. Mais que de fois, au cours de ses heures de doute, de tristesse, d’anxiété, elle avait regretté de s’être privée de ces formules qui, jadis, l’aidaient à vivre, lui dispensaient réconfort et espoir !
Néanmoins, elle avait eu assez de volonté pour se priver des bons offices de la sibylle.
Or, voici qu’un fait nouveau lui faisait éprouver l’impérieux besoin d’y recourir.
Souvent, depuis son retour, M. Adolphe avait été repris par l’idée de donner un petit frère à Aimée-Désirée et s’en était ouvert à sa femme.
Avec ce sens des réalités qui jamais ne l’abandonnait, Mme Mireille avait représenté qu’il ne serait point sage de mettre semblable projet à exécution en une période où il y avait à faire front à tant de travail.
D’un commun accord, il avait donc été décidé qu’on attendrait la signature de la paix ou tout au moins celle de l’armistice pour réaliser ce rêve.
Mais la guerre se prolongeant au delà de toutes les prévisions, M. Adolphe formula son souhait de nouveau.
Estimant qu’il n’aurait rempli sa mission terrestre aussi longtemps que ne serait assurée la transmission de son nom, il ne pouvait se résigner à attendre la fin des hostilités, ce qui, au train dont allaient les choses, risquait de se produire lorsque la saison de sa fécondité serait passée.
Mme Mireille fut sensible à ces arguments. Elle ne se reconnut pas le droit de différer plus longtemps la joie d’un homme si cruellement atteint par l’adversité et qui parlait un langage si noble, si judicieux.
Malgré les scrupules qui lui vinrent en pensant au désordre et au coulage qui se produiraient au 17 pendant qu’elle accomplirait sa tâche maternelle, elle décida, si elle pouvait acquérir la certitude de mettre, cette fois, un garçon au monde, d’exaucer les vœux de celui qui lui avait tant donné.
Ne doutant point que Casi fût capable de la renseigner, elle décida donc de la consulter.
— Tu me préviendras tout de suite de son arrivée, avait-elle dit confidentiellement à Mme Lucie. Et tu t’arrangeras pour que les dames ne la voient pas avant moi.
Elle était en effet persuadée que le premier oracle émis par la devineresse à la toque fleurie était meilleur, plus riche de vérité que les suivants.
Mme Lucie avait promis de guetter la sorcière et, quand celle-ci se présenta, elle alla quérir Mme Mireille qui descendit au salon.
Casi fut si surprise et si flattée qu’elle oublia de parler de son asthme.
— Comme je suis heureuse que vous me reveniez ! s’exclama-t-elle, Depuis si longtemps que vous m’avez abandonnée !… C’est donc qu’on a des peines, des chagrins ? Ou quelque amourette en tête ? Ce serait encore bien de votre âge, voyez-vous.
Après avoir déposé son parapluie et ses réticules boursouflés sur une table, elle s’était assise en geignant.
— Et qu’est-ce que je vais vous faire ? Les cartes, les mains, le blanc d’œuf ou la bougie ?
Mme Mireille réfléchit.
— La bougie, répondit-elle, se rappelant que, jadis, des quatre épreuves, celle-ci lui avait toujours donné le plus de satisfactions.
— Vous avez bien raison, dit Casi. C’est encore ce qu’il y a de mieux, de plus sûr et de plus sincère. Jamais la bougie ne m’a menti. Il est juste d’ajouter que je sais comme pas une la faire parler. Je lui arrache positivement ses secrets. Mais quelle fatigue !…
Cette habile transition lui permit de laisser entendre, à mots couverts, qu’elle avait besoin d’un tonique avant de commencer son travail.
Elle lampa donc son premier verre de rhum, mit le second, que lui versa Gustave, en réserve sur le coin de la table, atteignit un de ses réticules et en tira une bougie, un chandelier de cuivre, une boîte d’allumettes.
Mme Mireille s’assit en face d’elle, posa les coudes sur la table, mit son menton dans la coupe formée par ses mains rapprochées.
La flamme jaune brillait en vacillant dans la pénombre de la pièce. Casi, le dos bien calé au dossier de sa chaise et les mains posées à plat sur le marbre, suivait des yeux ses mouvements.
— Je voudrais savoir une chose, une seule chose, murmura timidement Mme Mireille… Si j’ai un second enfant, est-ce que ce sera une fille ou un garçon ?
Casi continuait de regarder vivre la flamme, au centre de quoi, au-dessus du point rouge de la mèche, se contractait et se dilatait une petite palme bleue.
D’une voix étrange, chantante, métallique, qui ressemblait si peu à sa voix habituelle qu’on eût pu douter que ce fût la sienne et croire qu’elle sortait d’un des réticules où un gnome eût été caché, la vieille dit dans une sorte d’extase :
— Je vois, je vois, je vois !… Si la Providence bénit une fois encore ce beau couple, ce couple d’époux si bien assortis, et qui méritent tant de bonheur, je vois… je vois très bien, comme si, déjà, elle était de ce monde, une jolie petite demoiselle toute pareille à la première… Ah ! la mignonne demoiselle !… Et si, plus tard, la Providence bénissait d’autres fois ce beau couple, je vois encore d’autres demoiselles, de charmantes demoiselles… tout un petit pensionnat.
— Pas de garçon ? demanda avidement Mme Mireille.
Elle venait de rompre le charme.
Casi atteignit son verre, y trempa les lèvres, souffla sur la flamme et, de sa voix naturelle :
— Pas de garçons, rien que des filles, et vous pouvez vous vanter d’en avoir une de chance !… Parce que les demoiselles c’est toujours plus gentil avec les mamans. Ainsi, moi qui vous parle, j’ai l’un et l’autre. Eh bien, le garçon, il ne vaut pas les quatre fers d’un chien. C’est comme je vous le dis. Tandis que la fille…
Mme Mireille ne l’écoutait plus.
Elle déposa un billet sur le marbre, se leva, disparut.
Donc il lui était refusé d’exaucer le vœu de son mari, de lui donner le fils qu’il attendait d’elle et qu’elle eût été si heureuse, si fière de mettre au monde afin que le nom des Rabier ne s’éteignît point !
Éprouvant une vive douleur en même temps qu’une grande humiliation, elle se promit de ne plus jamais accepter la maternité puisqu’il lui était refusé de remplir, dans la famille où elle était entrée, la mission pour quoi on l’y avait admise. Mais pour rester fidèle à son serment, elle serait contrainte de recourir au mensonge, à la ruse, puisqu’elle ne pouvait avouer à M. Adolphe comment et par quelle voie elle venait d’acquérir la certitude de n’être bonne à engendrer que des filles.
Cet homme énergique, cet esprit fort, qui se vantait de ne craindre rien ni personne, affichait, en effet, le mépris le plus insultant pour les vendeuses d’oracles et abreuvait de ses sarcasmes les folles qui ajoutent créance à leurs dires.