Mireille des Trois Raisins
IV
La guerre éclata.
M. Rabier, le père, comptait trop de puissantes relations pour que son fils, ayant atteint l’âge de la conscription, n’eût point été déclaré impropre au service militaire malgré sa parfaite conformation et une force dont on parlait déjà avec respect.
Tous les hommes mobilisables partirent.
M. Adolphe resta à son poste, à son piano, à sa limonade.
Pendant la première quinzaine d’août, si lourde, si chaude, si chargée d’électricité et d’angoisse, la Maison chôma presque complètement. Messieurs les sous-officiers du régiment de hussards étaient à la frontière. Beaucoup de clients civils avaient rejoint leurs corps. Les autres, écrasés, vivaient dans l’hébétude. Ils ne quittaient leurs demeures que pour aller, le soir, quêter des nouvelles, commenter les événements sur les places ou analyser le communiqué dans les cafés.
Toute joie de vivre avait disparu. Nul ne pensait à se rendre au 17, où, dans le Salon, parcimonieusement éclairé maintenant, les dames restaient penchées de longues heures, cigarettes aux lèvres, sur les tables de marbre, à faire des réussites.
Mme Mireille songeait à licencier son personnel, à fermer sa maison, à partir avec Adolphe et la petite Aimée-Désirée pour la Bretagne ou la Normandie.
Au bord de la mer qu’elle ne connaissait point, vers quoi, depuis tant d’années, allaient ses désirs et ses rêves de recluse, que, sur la foi des romances dont elle était nourrie, elle imaginait comme un domaine fabuleux et enchanté, elle passerait les deux mois, les trois mois au plus que, selon les augures, dureraient les hostilités.
Mais, aux premiers jours de septembre, lasse de tant de recueillement, de torpeur et d’austérité, la ville secoua sa tristesse. La vie y prit une intensité nouvelle.
Chacun éprouvait un besoin de mouvement, de plaisir. A demi dépeuplée le 2 août, elle se repeupla par l’afflux de réfugiés du Nord, de Parisiens que l’approche de l’ennemi avait affolés, de soldats de tous âges, de toutes armes, de toutes couleurs, qu’on entassait dans les édifices publics, de médecins et d’infirmières, d’officiers sans troupes, et d’« assimilés » dont les costumes, aux formes, aux teintes, aux insignes inconnus, insoupçonnés même, surprenaient.
Les hôtels refusaient du monde. Cafés et restaurants, plus éclairés, plus bruyants que jamais, faisaient en une journée plus de recettes qu’autrefois en un mois.
La rue des Trois-Raisins profita de la prospérité générale. Elle eut sa part, sa large part de cet argent que l’État répandait avec une si magnifique générosité qu’il coulait de toutes les mains.
Le soir, une foule ardente et pressée, où les uniformes dominaient, roulait dans l’étroite venelle.
Dans chaque maison, la portière devait, pour éviter l’encombrement, dépenser beaucoup de vigilance. Embusquée derrière son judas, elle tenait ses verrous poussés et laissait entrer un client seulement lorsqu’un autre sortait.
Au 17, l’affluence était telle que Mme Mireille avait décrété la suppression du choix. Une affiche, calligraphiée par M. Adolphe qui avait une assez jolie main, en informait respectueusement le visiteur. Désormais, celui-ci monterait avec la première pensionnaire libre. En raison des circonstances créées par l’état de guerre, il n’y avait plus de spécialités.
Les temps étaient désormais au travail en série.
Malgré l’élan, l’enthousiasme qui les animaient, ces dames étaient débordées.
Aussi Mme Mireille dut-elle songer à augmenter son effectif. Mais l’agence lyonnaise à laquelle elle s’adressa lui répondit que, depuis le début de septembre, dans toute l’étendue du territoire, la demande dépassant l’offre, il ne restait plus sur le marché une seule dame disponible.
Il fallait agir, improviser, comme on improvisait partout : au front, dans les hôpitaux et les usines de munitions.
Mme Lucie, qui avait le sentiment du devoir, l’esprit de famille et savait se plier aux nécessités, offrit spontanément de faire le salon avec les pensionnaires. Elle écrirait à son frère pour lui proposer de la remplacer à la porte. Il avait dépassé la cinquantaine. La mobilisation l’épargnerait. Il était solide comme un chêne. Son seul défaut était d’aimer le vin. On le surveillerait.
Le frère accepta. Le contingent fut donc porté à six. Mais il était encore insuffisant.
Résolue à tailler flèche dans tout bois pourvu qu’il fût solide, Mme Mireille se rendit dans un bureau de placement. Elle y engagea quatre servantes que leurs maîtres mobilisés avaient congédiées. Elle les amena, les fit monter dans sa chambre, les mit au courant de ses desseins.
Deux refusèrent avec violence et menacèrent de se plaindre à la police. Les deux autres, qui acquiescèrent, proposèrent d’aller quérir deux amies qui, certainement, ne feraient point de difficultés : le soir même, le 17 pouvait résister à l’assaut avec dix amazones qui, toutes, savaient le prix du temps et ne ménageaient point leur peine.
M. Adolphe travaillait lui aussi à plein cœur.
La raie soigneusement faite, ses cheveux noirs ourlés comme une vague sur le front et au-dessus de l’oreille droite, la moustache cosmétiquée formant un chapiteau ionique renversé, il circulait entre les tables, ramassait à poignées l’argent qu’il enfouissait à mesure dans la poche de son pantalon, une immense poche de cuir qui lui battait le genou et dont, tous les quarts d’heure, il versait le contenu dans le tiroir-caisse.
Promenant dans le salon le regard du maître, il criait au garçon, dès qu’il apercevait des verres vides :
— Gustave, on a soif au six !
— Gustave, renouvelez à l’as !
Et Gustave servait diligemment, bière, menthe verte, bénédictine ou cognac à l’eau.
Ah ! les soirs magnifiques, les soirs glorieux, les soirs inoubliables du quatrième trimestre de 1914 ! Jamais on ne revivra cela ! Jamais le commerce ne connaîtra une telle ère de prospérité !
Lorsque, le dernier client parti et ces dames, recrues de fatigue, couchées, M. Adolphe et Mme Mireille faisaient leurs comptes avant de s’aller reposer, ils éprouvaient une sorte de vertige tant leur paraissait folle l’allure à laquelle ils avançaient sur la route de la fortune.
— C’est trop beau ! disait Mme Mireille oppressée, dont les larmes mouillaient les magnifiques yeux d’ombre, Tu verras, il nous arrivera sûrement quelque chose…
M. Adolphe l’embrassait. Il la morigénait. Il lui faisait lire, sur un calepin soigneusement tenu à jour, le chiffre de leur dépôt à la banque et la liste des valeurs qu’ils avaient achetées.
Mme Mireille souriait entre ses larmes et son mari songeait avec orgueil que lui, Rabier, quatrième du nom, avait su, en quelques mois, augmenter d’un quart le bien paternel.
— La belle vie ! disait-il, la belle vie !… Et ça ne fait que commencer !…
Car, grâce à Dieu, on ne parlait plus de guerre courte ! Grâce à Dieu, de longs mois, peut-être de longues années étaient accordés aux hommes et aux femmes de bonne volonté pour qu’il leur fût permis de prospérer dans l’état qu’ils avaient choisi ou qu’ils tenaient de leurs parents.