Mireille des Trois Raisins
X
Restée seule, dans le salon, comme chaque nuit, Mme Mireille avait ouvert le tiroir-caisse où, pendant le coup de feu, billets, monnaie d’argent et billon avaient été entassés pêle-mêle.
Elle séparait le papier du métal, réunissait les coupures par catégories, mettait en piles pièces et sous, procédait enfin méticuleusement au décompte de chaque tas dont elle inscrivait, à mesure, le montant sur un registre.
Mais cette besogne, qu’elle avait accomplie si souvent, laissait toute liberté à son esprit.
Elle pensait… Elle pensait à Adolphe, à son obstination que jamais elle n’aurait la cruauté de combattre.
Puis elle pensait à Aimée-Désirée, à la dot qu’on lui pourrait amasser si l’on savait profiter de cette période d’exceptionnelle prospérité, dont, plus tard, on s’entretiendrait comme d’une chose fabuleuse…
— Nous, maintenant, avec ce qu’on a mis à gauche, on aura toujours assez pour vivre.
« Si nous pouvions avoir un fils, je me ferais moins de soucis. Je me dirais que le petit suivrait le même chemin que tous les Rabier ont suivi avant lui.
« Il reprendrait l’affaire, épouserait une femme sérieuse, méritante, connaissant le busenesse. Ils arrangeraient leur vie tous les deux… et serviraient une rente à Aimée-Désirée. Mais puisque ça nous est défendu d’espérer un garçon !…
« Une fille, c’est des charges, des responsabilités. On lui doit plus qu’à un fils. La nôtre, dans quelques années, il va falloir la faire élever ailleurs, et le moment arrivera de songer à la marier.
« A qui la marier ? Dans notre milieu, ça manque d’hommes qu’on choisirait comme gendres, c’est un fait. Dans les autres, on en trouvera difficilement. L’esprit du monde est si étroit ! Et celui qui voudra, il demandera gros pour faire passer la chose que la petite est née dans une maison… Et ce serait rare qu’il continue le commerce… Alors, il faudra de l’argent, beaucoup d’argent…
Un sanglot monta à la gorge de Mme Mireille.
Elle mit la main sur ses yeux, réfléchit longuement à la situation, essaya de trouver par quels moyens elle la pourrait amender.
Un souvenir la harcelait qu’elle voulait et ne pouvait chasser : le souvenir du temps où elle était simple dame et où, sans se parjurer aux yeux des hommes qu’elle avait vraiment aimés, elle continuait pourtant d’assurer son service.
L’amour ne subsiste-t-il point, intact et fidèle, au cœur de celles dont la destinée est d’en vendre les apparences à tout venant ?
Pourquoi ce qui avait été vrai dans le passé, ne le serait-il point dans le présent ?
Tant d’expériences antérieures ne démontraient-elles pas à Mireille que, s’il lui arrivait de distraire des messieurs riches — qui la paieraient très cher — elle ne retirerait rien à son mari de la tendresse qu’elle lui avait donnée ?…
Ah ! quelle satisfaction ce serait pour elle s’il lui était loisible d’obvier, par un travail personnel et sans d’ailleurs négliger aucune des obligations de sa fonction, au manque à gagner qu’elle constatait chaque nuit avec un déchirement de cœur !
Quelle joie elle ressentirait si elle pouvait contribuer à accroître le patrimoine de la famille, à enrichir cette petite Aimée-Désirée, à la mettre en état, pourvu que les hostilités durassent seulement deux ans encore, de prétendre à un brillant parti !
En agissant ainsi, ne s’égalerait-elle pas à ces femmes de France que politiques et journalistes louaient dans leurs discours et leurs écrits parce que, peinant, au champ, à l’usine, à la boutique, y remplaçant les morts, les mobilisés, les mutilés, elles sauvegardaient la fortune individuelle et la fortune collective ?
Pourquoi ne lui serait-il pas permis d’accomplir son devoir avec le même courage tranquille, simple et muet ?
Pourquoi ?…
Les yeux fixés sur les peintures murales qu’elle ne voyait pas, elle méditait…
— Pourquoi ? murmura-t-elle. Parce que, peut-être, mon cas n’est pas le même que celui de toutes les autres. Ce que j’ai à donner c’est moi — et ce n’est plus à moi ! La seule activité dont je sois capable m’est interdite depuis que je suis une femme mariée, une patentée, une bourgeoise.
Ses yeux s’emplirent de larmes. Ses lèvres répétèrent :
— Une bourgeoise… Je suis une bourgeoise… Mireille des Trois-Raisins est devenue une bourgeoise !… Comme la vie est difficile !…
Ses regards se posèrent sur l’argent étalé devant elle et qui représentait la recette de la journée. Elle se secoua, fit des paquets de billets qu’elle épingla et plaça dans un petit coffre de fer portatif. Sur ce matelas de papier, elle coucha les rouleaux de pièces que, pendant sa rêverie, elle avait machinalement préparés.
Sa main, passant comme un râteau sur le comptoir, fit tomber le billon dans le tiroir-caisse qu’elle referma à clef.
Elle mit le coffre sous son bras, alla s’assurer que la porte blindée était bien close, que les verrous en étaient poussés, revint au salon, éteignit le lustre et, s’éclairant d’une lampe électrique de poche, se dirigea vers l’escalier.
Depuis des années déjà, chaque nuit, à la même heure, elle accomplissait les mêmes gestes, mais, jamais, malgré l’habitude, elle n’avait pu se défendre d’un certain effroi au moment qu’ayant éteint la lumière, elle montait chez elle, à pas de loup, en serrant un trésor sur son sein.
Bien qu’elle sût que le disque de clarté qui dansait sur les marches et les murs était projeté par l’appareil qu’elle tenait à la main, et que, d’un coup de pouce, elle eût pu le faire disparaître, Mme Mireille avait l’impression qu’il émanait d’une lanterne sourde, portée par quelqu’un marchant sans bruit derrière elle et dont les doigts allaient étreindre son cou, le serrer…
Alors, la sueur mouillait ses tempes et fraîchissait sur ses épaules.
Cette nuit, parce qu’elle avait tant médité, souffert, pleuré et dépensé de sa force de résistance dans le combat qu’elle venait de livrer, sa frayeur prenait une intensité plus grande encore que de coutume. Quand elle arriva sur le palier, jambes molles, bouche sèche, corps en moiteur, elle haletait.
Elle atteignit le commutateur, donna la lumière et put enfin reprendre son souffle.
Derrière les portes qui l’entouraient et qui étaient celles des chambres de ces dames, le sommeil régnait.
— Elles ignorent les soucis, le chagrin, murmura Mme Mireille. Elles sont heureuses !… Ah ! ne pas toujours se poser des questions !… Être exempte de responsabilités !…
Elle se rappelait l’époque où, elle aussi, était une simple dame, où il lui suffisait de se soumettre à la règle de la Maison au lieu d’avoir à la faire respecter, de se comporter avec les messieurs de façon à les satisfaire, l’époque où nul ne dépendait d’elle, où, elle aussi, pouvait dormir lorsque sa tâche était terminée.
— C’était tout de même le bon temps.
Mais elle avait le sentiment de l’équité. Aussi se reprocha-t-elle cette parole comme un blasphème.
Comment pouvait-elle regretter les jours où elle n’était rien au 17, rien qu’une pensionnaire, une passante qu’on avait le droit de chasser à toute minute ?
Comment pouvait-elle être assez ingrate pour ne pas avoir constamment présent à l’esprit ce que la vie lui avait apporté, ce que M. Adolphe lui avait donné : un nom, une fortune, l’amour, la maternité ?
La maternité !
Mme Mireille se rappelait le matin de sa délivrance, la déception qu’elle avait éprouvée au cours des premières heures qui suivirent, puis son émotion et celle d’Adolphe qui, les yeux humides, balbutiait, éperdu de bonheur :
— Ce petit bout… Ce petit bout… Quand on pense que c’est nous deux… Nous deux réunis, fondus.
— Aimée-Désirée ! ma fille, notre enfant ! murmura Mme Mireille.
Elle se dirigea vers une porte, en tourna doucement le bouton, la poussa, pénétra dans une étroite pièce où une veilleuse, voilée de rose, posée sur une commode, répandait une faible clarté : c’était la chambre où la fillette et sa bonne couchaient.
Roulée dans une couverture brune, la domestique dormait, le visage tourné vers la muraille.
— Celle-là aussi est heureuse, pensa Mme Mireille, en écoutant le souffle puissant et régulier de la montagnarde.
La lueur de la veilleuse venait mourir sur un petit lit d’acajou en forme d’œuf où le père, le grand-père, l’arrière-grand-père du bébé qui y était étendu avaient passé les premiers ans de leur vie.
Paupières abaissées, lèvres disjointes, son fin visage entouré de cheveux blonds dénoués, Aimée-Désirée dormait. Sa main potelée pendait hors du berceau.
Mme Mireille posa le coffre de fer et la lampe électrique à côté de la veilleuse, s’agenouilla sur la descente de lit, prit les doigts de la fillette dans les siens et y appliqua ses lèvres.
Elle discernait mal quel sentiment l’avait poussée à pénétrer dans cette chambre, à s’agenouiller devant le lit de son enfant, comme si elle avait eu à s’accuser d’un crime ou d’une faute.
Comment, si simple, si peu habile à s’analyser, aurait-elle compris que, dans son trouble, dans son désarroi, elle venait, d’instinct, à ce bébé endormi, demander un conseil, une ligne de conduite… et une absolution, pour le cas où, un jour, elle aurait besoin d’être pardonnée ?
Mme Mireille se releva, posa les mains sur le bord du petit lit, se pencha sur le calme visage puéril, pareil, sous la lueur de la veilleuse, à de la cire à peine rosée — et dont elle attendait obscurément qu’il l’inspirât — mais qui ne lui apprit rien.
Des larmes roulèrent sur ses joues.
Elle sentait une torpeur l’envahir. Sa pensée se paralysait progressivement. Il lui semblait qu’un rideau de brumes s’interposait entre elle et ses soucis.
Et cette impression lui était très douce.
Dans son sommeil, la domestique balbutia quelques syllabes confuses. Le son de cette voix ranima Mme Mireille, dissipa sa torpeur, la remit en état de souffrir. Elle saisit de nouveau la main d’Aimée-Désirée, la baisa, reprit son coffre, sa lampe électrique et sortit de la chambre pour rentrer chez elle, plus lourde d’anxiété que jamais.
En se glissant auprès de M. Adolphe endormi, elle était torturée par l’indécision et lorsque, vers le matin, elle fut enfin accueille par le sommeil, elle n’avait encore trouvé le chemin de son devoir.