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Mireille des Trois Raisins

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IX

A toutes les tables, militaires et civils attendaient, en buvant, que d’autres militaires, d’autres civils qui, en ce moment, étaient dans les chambres avec ces dames, en fussent sortis pour les y remplacer.

Portant en équilibre un plateau chargé de verres pleins, le garçon, dont le visage était baigné de sueur, circulait dans la salle surchauffée et enfumée.

Alignés sur une banquette, ayant dernière eux les effigies de la Russe et de l’Espagnole (un client patriote avait collé sur le sein de celle-ci un papillon imprimé sur lequel on lisait : « A bas les Neutres ! »), trois officiers anglais très rouges, très excités, menaient tapage. Ils riaient, chantaient, sifflaient, frappaient à coups de cravaches de cuir le marbre de leur table.

De temps en temps, l’un d’eux jetait son verre à terre. Alors, tous trois hurlaient d’une seule voix :

— Tchampeine !

Le garçon, à qui Mireille avait donné l’ordre de ne point laisser attendre ces clients fastueux, posait immédiatement une bouteille devant eux qui faisaient sauter le bouchon en poussant de grands rires, s’inondaient, par jeu, de vin mousseux, buvaient, brisaient leurs verres, répétaient :

— Tchampeine !… Tchampeine !… Encore Tchampeine !… Tchampeine… Encore !… Encore !…

L’un se leva, balaya la table de sa cravache, fit correctement le salut militaire et, pour montrer qu’il souhaitait de parler, leva la main.

Tous les regards se fixèrent sur lui.

Des rires fusèrent, des applaudissements éclatèrent, puis le silence régna.

L’homme émit seulement quelques mots. Mais ils eurent pour effet de susciter une hilarité plus violente encore chez ses camarades.

Au cours de la soirée, Mme Mireille avait remarqué qu’un sous-officier français s’était entretenu, deux ou trois fois, avec les alliés. Elle alla à lui :

— Qu’est-ce qu’il a dit ? s’informa-t-elle.

En voyant la directrice parler au jeune homme, les Anglais comprirent quelle question elle lui posait.

Leur gaîté s’accentua.

— Tell her ! Tell her ! clamaient-ils.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? répéta Mme Mireille.

L’autre rougit et refusa de répondre.

— Puisque je vous le demande ! insista-t-elle.

Il se décida. Et, comme s’il avait hôte de se débarrasser de sa mission, il traduisit littéralement, sans chercher de détour ou de périphrase, les paroles que venait de prononcer l’officier anglais.

— Il a dit : « C’est avec la patronne que je voudrais monter. Qu’elle fixe son prix. Je paye ! »

Mme Mireille ne marqua par aucun signe extérieur qu’elle était surprise ou offensée. Elle regarda son admirateur avec indulgence, lui dédia même un sourire cordial, et retourna à la caisse en lançant par-dessus son épaule :

— Vous pouvez toujours lui répondre qu’il repasse demain s’il a le temps.

Une fois encore l’interprète traduisit.

— To-morrow ? All right ! prononça l’Anglais en se rasseyant.

— Tchampeine ! criaient ses amis au comble de l’enthousiasme.

Il se joignit à eux.

Le garçon apporta verres et bouteille. Les libations reprirent jusqu’à ce que, l’heure de la fermeture étant venue, il fallût que Mme Lucie, son frère, Mme Joujou, Mme Carmen et même Mme Bambou poussassent les trois hommes dans la rue, où, longtemps, on les entendit rire, chanter et répéter :

— Tchampeine ! Tchampeine !

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