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Mireille des Trois Raisins

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XV

Vingt-quatre heures se sont écoulées. La Maison est fermée.

Il pèse sur elle cette torpeur qui s’empare des logis où la mort vient de passer. Mme Lucie qui ne peut, encore qu’elle le souhaite sincèrement, se défendre de songer à son propre avenir et se consacrer tout entière à la douleur, règne, dolente, silencieuse et hagarde, sur ces dames.

Celles-ci, après avoir poussé tant de cris, versé tant de larmes, échangé tant de réflexions, n’ont plus de pensées, ni de paroles. Reprises par leur fatalisme, il semble même que la force d’avoir du chagrin les ait abandonnées.

Inactives et sordides, elles errent, du salon à leurs chambres, où elles s’occupent à réunir les quelques pauvres objets qui leur appartiennent en propre, qu’elles ont apportés lors de leur entrée au 17 et qu’elles vont remporter puisque, demain, il leur faudra partir…

Hier, après le drame, la police, à qui Mme Lucie dépêcha son frère dès qu’elle eut repris ses esprits, est arrivée. Elle a emmené M. Adolphe, harcelé le personnel de questions, mis les scellés sur la chambre de Mme Bambou après avoir fait réparer la porte par un menuisier.

Puis, le soir, la foule ayant été chassée de la rue où, devant chaque maison, les dames formaient des groupes bariolés et commentaient l’événement, le corps de Mme Mireille fut chargé sur une voiture de l’hôpital civil pendant que celui du capitaine William-George Ellis était emporté par une ambulance automobile de l’hôpital anglais.

Un peu plus tard, une infirmière de la Maternité, munie d’un ordre du Maire, vint chercher la petite Aimée-Désirée qui, déjà, sommeillait dans le berceau où, depuis un siècle, tous les bébés Rabier avaient dormi et qui ne s’éveilla point.

Dès qu’elles furent avisées qu’un officier des Armées de Sa Majesté avait été assassiné en un lieu où, à moins de vouloir offenser tout l’Empire, nul ne saurait soutenir qu’un gentleman ait jamais mis les pieds, les autorités militaires britanniques, concluant à un guet-apens, exigèrent de mener l’enquête en même temps que la police française.

Elles placèrent devant la porte du 17, avec mission de ne laisser entrer ni sortir personne, deux gendarmes blonds armés du revolver et de la cravache de cuir, vêtus de kaki et portant le brassard rouge marqué des deux initiales noires M. P.

Aujourd’hui, toute la matinée, tout l’après-midi, des curieux, parmi lesquels officiers et soldats anglais en grand nombre montraient, par leur attitude, qu’ils partageaient l’opinion du Commandement quant aux circonstances ayant entouré le meurtre du capitaine William-George Ellis, ont continué de défiler dans la rue.

Regards levés vers les volets fermés, ils commentaient avec passion l’événement. Les dames portières des autres maisons leur fournissaient avec volubilité et abondance des détails dont ils se montraient friands et que, grisées par leur propre éloquence, elles inventaient du reste à mesure.

Maintenant, dans la rue des Trois-Raisins où règne la nuit, où les lanternes grillagées plaquent, çà et là, des taches rouges, les hommes se meuvent comme des ombres.

De cette foule enfiévrée monte un brouhaha confus, fait de conversations, de bribes de chansons, de sifflets, d’exclamations et d’appels lancés par la voix tentatrice des portières promettant mille délices à ceux qui pénétreront dans les eldorados dont elles ont la garde.

Un bruit de moteur et de ferrailles secouées couvre tous les autres : un camion automobile de l’armée britannique, chargé de soldats, vient de s’arrêter perpendiculairement à la rue de façon à en obstruer l’issue.

Les hommes sautent sur le pavé où sonnent les fers de leurs talons. Autant qu’on peut en juger, ils sont une trentaine.

Les voici alignés sur deux rangs. Un coup de sifflet déchire l’air. Ils avancent lourdement dans la rue au pas cadencé.

Des cris de surprise, suivis de cris d’effroi, partent de la foule, qui, dans un grand bruit de semelles cloutées raclant le sol, disparaît comme si, d’une seule soufflée, un vent violent l’avait emportée jusqu’à l’autre extrémité de la rue.

Les dames portières rentrent dans les maisons, poussent les verrous. Les lumières s’éteignent dans les lanternes.

Les soldats continuent d’avancer. Sans un mot, sans un cri, ils se jettent sur les deux M. P. en faction et les désarment.

Leurs rangs s’ouvrent. Huit d’entre eux qui portent sur leurs épaules une poutre de chêne sont démasqués. Ils font face au 17.

Quelqu’un siffle, en deux temps, entre ses dents. Sur ce rythme, le bélier frappe la porte blindée qui résonne, geint, craque, s’abat.

Des hurlements de démentes s’élèvent dans la maison où soudain, on le discerne entre les lames des persiennes, les lumières sont éteintes.

Un commandement :

— Light !

Quatre torches s’allument. Chaque homme tire une lampe électrique de sa poche et la Maison absorbe les trente soldats de Sa Majesté.

Quand ils paraissent dans le salon, ils sont accueillis par le cri de « Vive l’Angleterre » poussé par un personnage qu’ils ne s’attendaient point à trouver là.

Cheveux mêlés, teint cuit, barbe non faite, moustache tombante, œil éteint, le quidam ricane, se dandine et, pour se maintenir en équilibre, s’accroche à une table.

— Vive l’Angleterre ! répète-t-il avec difficulté. Vivent les soldats de la noble Angleterre !

C’est, en personne, le frère de Mme Lucie.

Depuis des mois qu’il tient, dans la Maison, l’emploi de portier, qu’il est soumis à la triple surveillance de sa sœur, de Mme Mireille et de M. Adolphe, il n’a jamais pu boire à sa soif.

Il a donc profité du désarroi qui, depuis hier soir, règne au 17, pour rattraper le temps perdu et consommer, en une seule fois, la quantité de liquide dont il fut frustré.

— J’ai royalement bu ! murmure-t-il, sur le ton de la confidence. Royalement bu !… Et ce qu’il y a de rigolo, c’est que personne ne s’en est aperçu !… Un autre, à ma place, serait saoul… Moi pas !…

Il s’interrompt, paraît réfléchir, puis, se touchant le front comme s’il venait de retrouver le fil de ses pensées :

— J’ai rudement sommeil !… Alors, je vous souhaite le bonsoir, les gars !

Il pose l’index sur ses lèvres.

— Surtout n’allez pas raconter à Lucie que vous m’avez rencontré… Elle me chercherait des raisons.

Ayant dit, il s’écroule et instantanément s’endort.

Les soldats le poussent sous une banquette et se mettent en quête de ces dames.

Ils n’ont pas besoin de les chercher longtemps.

Il leur suffit de monter à l’étage, d’enfoncer les portes à coups d’épaules ou de bottes pour les trouver pâles, tremblantes, claquant des dents, debout devant leurs lits.

Qu’importe si, en cette nuit qui est pour elles nuit de chômage forcé, elles ne sont ni lavées, ni peignées ? Qu’importe si elles ont de gros bas de coton, des savates éculées, des peignoirs de pilou constellés de taches ?

Les guerriers sont gens d’appétits robustes. Ceux-ci le prouveraient s’il en était besoin.

Ils font magnifiquement leur métier d’hommes.

Mme Lucie qui, en sa qualité de cousine et de sous-maîtresse, a essayé de leur résister, est la proie de quatre gaillards bien décidés à lui faire payer cher son indocilité.

L’un a saisi à pleine main sa chevelure qu’il a roulée autour de son poignet pour ne pas perdre la prise.

Deux autres lui tiennent les bras, le quatrième les jambes et c’est ainsi qu’on la descend au salon où l’électricité a été donnée ainsi qu’aux plus beaux soirs.

Entre les mèches qui pleurent sur son visage, elle voit toutes ces dames, nues comme elle, aux mains de soldats qui les immobilisent sur les banquettes pour permettre à leurs camarades, qu’ils relèveront tout à l’heure, d’user d’elles.

Cris de triomphe, vivats, applaudissements et rires se mêlent aux cris de douleur, aux exclamations rageuses, aux sanglots des patientes.

Mme Lucie est assise sur une table. On l’y renverse. Par les cheveux, les mains et les pieds, on l’y maintient. On danse, on chante, on vocifère, on siffle autour d’elle. Et elle subit tant d’assauts que, malgré son habitude et sa vigueur, elle s’évanouit.

On la fait glisser sur le marbre. Elle tombe sur la banquette.

Mme Andrée, puis Mme Carmen, puis Mme Bambou, puis Mme Zizi subissent la même épreuve jusqu’à l’évanouissement.

Ces garçons ne sont-ils pas des sportifs ? Et, partant, ne convient-il pas qu’ils s’amusent à établir laquelle de ces femmes fournira la plus longue carrière avant de perdre connaissance ?

Honneur et gloire à la race blonde ! C’est Mme Joujou qui est recordwoman.

La meute bat des mains, trépigne, siffle, chante devant ce corps blafard, aux monstrueuses boursouflures, devant ce corps inerte qui, sur le marbre blanc, semble celui d’une bête morte, tuée pour la boucherie et qu’on va dépecer.

— She is all right ! scande un des soldats.

Tous, détachant chaque syllabe du ban, répètent en chœur :

— She is all right !

— Who is all right ? interroge le premier.

— Djoudjou !

Alors, le chef de ban bat la mesure et, par trois fois, une immense acclamation roule :

— Hipp ! Hipp ! Hipp ! Hurrah !… Hipp ! Hipp ! Hipp ! Hurrah !… Hipp Hipp ! Hipp ! Hurrah !…

Le frère de Mme Lucie se réveille. Il réussit à se dégager, rampe sur le sol, s’assied, jambes écartées, au milieu du salon, passe sur son visage verni de sueur ses mains chargées de poussière.

Les soldats applaudissent.

Le succès qu’on lui fait le flatte. Il salue gracieusement, multiple les sourires, envoie des baisers, et apercevant tout à coup les corps des pensionnaires étendus çà et là, pousse des gloussements de joie en se frappant sur les cuisses.

— Alors, les gars, alors les Alliés, c’est la nouba à ce que je vois, la grande nouba, s’écrie-t-il.

Il demande à boire.

Comme on ne comprend pas, il fait le geste de porter un verre à ses lèvres. On lui passe une bouteille. Il s’y abreuve avec avidité, puis, aux applaudissements renouvelés de l’assistance que cet intermède a divertie, il reprend son mouvement de reptation et disparaît de nouveau sous la banquette en hurlant :

— Vive l’Angleterre !

La troupe compte un musicien. Il s’assied devant le piano, et voici le God save the King et le Tipperary et le Rule Britannia.

Un autre prend possession de l’étagère aux liqueurs. Il tend à ses camarades des verres à bière pleins de rhum, de cognac, de chartreuse, de kummel, de curaçao.

Trois sergents, qui ont exploré la cave, arrivent chargés de paniers.

— Tchampeine ! crient-ils.

On les acclame. L’alcool contenu dans les verres est versé sur les corps de ces dames. Les bouteilles passent de mains en mains, comme des briques lancées par des maçons faisant la chaîne. Les bouchons sautent. Le vin s’échappe des goulots. Des bouches le happent.

Et quand le flacon est vide, on le jette dans une glace, dans le lustre, ou bien on en martèle les touches du piano.

Car l’heure n’est plus à la musique, ni à l’amour, ni aux chants, ni aux rires.

L’heure est à la force !

Comme s’ils obéissaient à un signal, les hommes se lèvent. Beaucoup sont très rouges, quelques-uns très pâles. Ils chancellent. Mais il leur reste assez d’équilibre pour gravir l’escalier à la course, se répandre dans les chambres, en ouvrir fenêtres et persiennes, faire passer dans la rue meubles, miroirs, literie, lingerie multicolore et accessoires de toilette — tout ce qu’ils peuvent atteindre.

Ils redescendent dans le salon empuanti d’alcool, de fumée et de vin, dans le salon où tout est détruit.

Tout ? Non ! Il y a encore le piano et les tables de marbre.

Un piano, ça se renverse. Et l’on danse dessus jusqu’à ce qu’il éclate. Des tables de marbre ? Il suffit de les basculer sur le sol carrelé pour qu’elles s’y brisent.

Voilà qui est fait ! Et proprement et rapidement fait !

Les vainqueurs quittent la Maison. Ils butent sur le tas de meubles brisés et d’objets qu’ils ont jetés à la rue.

Une voix commande :

— Oil !

Les deux conducteurs de camion surviennent, porteurs de bidons de pétrole qu’ils éventrent à coups de couteau. Le liquide se répand sur le bois, les matelas, la lingerie qu’une torche enflamme.

— Hurrah !

La vieille Angleterre qui, jamais, n’a pardonné une offense, qui, jamais, n’a manqué de châtier durement ceux qui attentèrent à son renom ou à ses biens, vient de venger le capitaine William-George Ellis.

Rule Britannia !


Et maintenant ?…

Maintenant, M. Adolphe appartient à la justice.

Elle peut le frapper ou l’absoudre, qu’importe !

Privé de son Antigone, jamais il ne rentrera au 17 où, pendant plus de cent ans, les siens ont si rudement peiné pour acquérir une honnête aisance, où il était fondé à espérer que, grâce à la guerre longue, il aurait l’orgueil, lui, premier de sa race, d’asservir la fortune, où, enfin, un fils né de sa chair lui aurait succédé.

Les Rabier ont cessé de régner sur la Maison…

FIN

ACHEVÉ DIMPRIMER
POUR LA COLLECTION
« ÉCHANTILLONS »
LE DIX SEPTEMBRE MIL NEUF CENT VINGT-CINQ
SUR LES PRESSES
DE L
IMPRIMERIE BUSSIÈRE
SAINT-AMAND
(CHER)

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