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Mireille des Trois Raisins

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V

— Il nous arrivera sûrement quelque chose, répétait Mme Mireille.

Elle n’était que trop bonne prophétesse.

Il arriva ceci : invité, au début de 1915, par la voie administrative, à passer une visite de récupération, M. Adolphe dut à son physique avantageux, à l’harmonie parfaite de son corps, à ses muscles bien dessinés sous la peau la plus saine qui fût, d’être déclaré bon pour le service armé.

Dix jours plus tard, il partait pour un camp d’où, après six semaines d’instruction, on l’envoyait à la Riflette.

Il n’y resta pas longtemps : quatre mois à peine après avoir laissé son foyer, il y rentrait libre de tout engagement envers l’Armée et la Patrie.

Car la guerre, qui élit partout ses victimes, qui ne demande pas aux hommes des certificats de bonnes vie et mœurs pour en faire des héros, ayant pris les deux yeux du soldat Rabier, le rejetait…

Mme Mireille qui, plusieurs fois depuis la blessure de son mari, avait réussi à s’échapper, pour se rendre auprès de lui à l’hôpital, l’alla chercher le jour qu’on le restitua à la vie civile.

A la gare, ils prirent une voiture. Mais la rue des Trois-Raisins étant trop étroite, tortueuse et mal pavée pour qu’un fiacre s’y puisse engager, ils descendirent du leur au coin de la rue du Saint-Esprit.

Malgré la douleur qui l’étreignait, Mme Mireille éprouvait de l’orgueil à guider vers la Maison, sous les regards admiratifs et compatissants des portiers des établissements voisins, les pas de ce beau soldat, vêtu de bleu déteint, coiffé du bonnet de police et qui portait sur sa capote la Médaille Miliaire et la Croix de Guerre.

— Ce qu’elles te visent ! avait-elle murmuré.

Alors, M. Adolphe s’étant assuré du doigt que la petite spirale de sa moustache cosmétiquée était bien collée à sa lèvre, redressa sa taille, tendit le jarret, et défila tête haute, comme à la parade.

Toutes ces dames, à commencer par Mme Lucie et y compris Mme Bambou, l’embrassèrent en pleurant.

Lui, ne proféra pas une plainte, n’émit pas une parole de regret. Tâtant les murs, les tables, la caisse, les chaises, les banquettes, il se dirigeait avec une étonnante sûreté.

Les pensionnaires qui, déjà, étaient en tenue, avaient fardé leurs visages, mis fleurs artificielles et rubans dans leurs cheveux, — car l’heure du travail était proche, — le regardaient avec surprise aller, venir, essayer de reconnaître toutes choses.

Elles éprouvaient un grand respect, mêlé d’un certain malaise, pour ce colosse mutilé, silencieux, dont les mains étaient douées d’une vie, d’une intelligence qui paraissaient surnaturelles.

Il atteignit le piano, l’ouvrit et caressa l’ivoire qui chanta :

Viens avec moi pour fêter le Printemps,
Nous cueillerons des lilas et des roses.

On entendit un bruit de sanglot étouffé. C’était Mme Bambou qui ne pouvait maîtriser son émotion. Mme Mireille se tourna vers elle, lui fit signe de se retirer.

La négresse quitta ses mules, les prit en main, sortit de la pièce à pied de bas.

M. Adolphe abaissa le couvercle du piano, fit une conversion sur le tabouret, se leva et, mains en avant, traversa le salon.

Suivi de sa femme, qui veillait sur chacun de ses mouvements, mais se défendait de le toucher, de lui prêter assistance pour ne point l’humilier, il s’engagea dans l’escalier.

Il monta d’un pas ferme jusqu’au premier étage, s’arrêta un temps pour s’orienter, alla droit à la chambre conjugale. Il en ouvrit la porte et but longuement l’air avec une expression heureuse.

— La petite ? demanda-t-il.

Mme Mireille alla chercher l’enfant dans une étroite pièce, où, sous la surveillance d’une jeune bonne, elle jouait assise par terre.

M. Adolphe la saisit dans ses bras, la palpa, la caressa, l’embrassa. Mais elle poussa des cris si stridents, elle le frappa si violemment au visage qu’il la rendit à la mère en prononçant avec un sourire :

— En voilà une qui ne paraît pas avoir beaucoup de goût pour les militaires.

— Ça lui viendra toujours assez tôt, répondit Mme Mireille pour dire quelque chose.

Une surprise attendait M. Adolphe au salon où il redescendit.

Six messieurs de la ville, six messieurs qui occupaient des situations également importantes en des domaines différents, ayant appris par ces dames le jour et l’heure de son retour, avaient tenu à apporter au mutilé le tribut de leur admiration et de leur sympathie apitoyée.

Vêtus et cravatés de noir, ils étaient arrivés au 17, sur les pas l’un de l’autre, quelques minutes après que M. Adolphe était monté au premier étage, et avaient pris place en ligne sur les deux banquettes voisines de la porte donnant accès à l’escalier.

M. Adolphe parut, ils se levèrent. Mme Mireille leur sut gré d’une démarche qui lui confirmait en quelle considération était tenu celui dont elle portait le nom. Pour l’instruire de la présence de la délégation, elle murmura quelques mots à l’oreille de son mari.

A la pâleur subite de son visage, au tremblement de ses mains, elle comprit qu’il cédait à une émotion que, jusqu’alors, il avait réussi à dissimuler.

Mais il eut assez d’ascendant sur soi-même pour ne point la laisser voir aux notables qui le venaient visiter. Et c’est d’une voix ferme que, six fois de suite, il murmura : « Merci » en recevant la poignée de main que, déclinant son nom, sa qualité ou sa fonction, selon la mode depuis peu lancée par les militaires et que l’élément civil commençait d’adopter, chacun des visiteurs lui donna.

C’est ainsi que M. Adolphe, héros et martyr de la grande guerre, reprit possession de la maison de ses pères.

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