Mireille des Trois Raisins
II
La chambre conjugale était celle des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents de M. Adolphe.
C’est entre ses murs, dans son alcôve, que celui-ci était né, comme son père et son aïeul.
Un examen même superficiel du mobilier eût permis à l’historien de fixer, à quelques années près, l’époque où l’aisance avait commencé d’être l’hôtesse de la Maison.
Ce lit à bateau, cette table ronde en marbre gris noir, ces fauteuils et cette bergère, dont les bras étaient des cols de cygne sculptés dans l’acajou, cette pendule d’albâtre et de bronze doré, flanquée de vases de porcelaine décorés de fleurs peintes, étaient du plus pur style Restauration.
Meubles, bibelots, accessoires, constituaient un ensemble. Visiblement, ils avaient été achetés en une seule fois, quelque quinze ans après la fondation de l’établissement, au moment que, celui-ci reposant désormais sur des bases solides, ses propriétaires avaient estimé pouvoir s’accorder quelque confort personnel.
Le psychologue pénétrant dans cette pièce eût été renseigné sur le caractère de ceux qui s’y étaient succédé.
Malgré les caprices de la mode, malgré la frivole manie qui incite chaque génération à bannir les objets qui charmèrent la précédente, les Rabier avaient continué de vivre parmi ceux choisis par l’arrière-grand-père. Et cela attestait qu’en cet intérieur, se transmettait une vertu dont on peut affirmer qu’elle fait la force principale des familles provinciales françaises : le respect des aînés.
En franchissant le seuil du paisible asile où une nouvelle vie allait commencer pour lui, M. Adolphe entendit l’appel de sa race.
Il fut violemment, délicieusement ému, en y faisant entrer celle qu’il avait élue afin qu’elle fût la compagne de ses bons comme de ses mauvais jours, et, si Dieu l’accordait, la mère d’un Rabier qui, cinquième du nom, continuerait en cette vieille demeure la tradition des aïeux.
C’est avec une pieuse ferveur que les deux époux échangèrent leur premier baiser et nouèrent leurs corps en renouvelant les serments que, le matin, ils avaient prêtés d’abord à l’Hôtel de Ville, devant le représentant de la République Française, puis en l’Église Cathédrale, devant celui de Dieu sur la terre.
Le lendemain, faute de personnel, la Maison resta fermée. Le surlendemain, elle rouvrait son huis percé d’un judas grillagé. Les portières des établissements voisins pouvaient voir, assise dans le tambour, et tenant une broderie à la main, une gaillarde brune, un peu moustachue, aux fortes hanches, aux puissantes mamelles.
C’était Mme Lucie, cousine germaine de Mme Mireille, que celle-ci avait déterminée, pour devenir sa collaboratrice au 17, à quitter l’établissement de Toulon où elle travaillait encore l’avant-veille.
Robuste comme un gendarme, brave, inflexible, femme de tête par surcroît, elle excellerait à la fois dans l’appel, le guet et la défense.
Elle saurait décider le promeneur timide ou distrait à s’arrêter, elle flairerait de loin le client indésirable, l’évincerait de la voix et au besoin du poing et, s’il essayait de pousser la porte, la lui jetterait au visage.
Le train de l’après-midi amena les cinq pensionnaires, qu’après avoir soigneusement étudié leurs dossiers et examiné leurs photographies, Mme Mireille avait engagées par l’intermédiaire d’une agence de Lyon à laquelle, depuis plus de vingt ans, les Rabier s’adressaient pour les réassortiments et qui, toujours, leur avait donné pleine satisfaction.
Il suffit à M. Adolphe de traverser le salon où elles attendaient que sa femme vînt les recevoir pour discerner que Mme Mireille montrerait, dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, des aptitudes égales à celles qu’elle avait affirmées dans son métier de dame.
Cette constatation lui procura une joie bien vive. Car il savait, pour l’avoir maintes fois entendu dire à ces messieurs du Commerce, de l’Industrie et de la Banque, combien il est décevant de promouvoir des subalternes, même excellents, à des postes directoriaux. Tant d’entre eux s’y révèlent insuffisants, voire parfaitement inaptes.
Donc, Mme Mireille avait, du premier coup, choisi le personnel le plus qualifié pour attirer le visiteur, lui plaire, le retenir, l’inciter à de fréquents retours.
Mme Joujou était blonde, un peu blafarde sans doute, mais un coup de houppe lui donnerait un teint de rose et l’on devinait que, sous ses hardes fatiguées, elle avait des seins comme des melons d’un louis, de larges bras, d’énormes cuisses, une croupe de jument.
Les jours de foire et de marché, elle aurait la préférence des gens de la montagne et de la plaine qui, leur bétail ou leurs produits vendus, ont coutume de venir casser quelques écus rue des Trois-Raisins et se montrent d’autant plus empressés auprès des belles, d’autant plus généreux envers elles qu’elles sont plus imposantes par le volume. Mais Mme Joujou serait également beaucoup demandée par les jeunes gens, les tout jeunes gens qui, la nuit, se tordent sur leurs couches et couvrent leurs oreillers de si ardents baisers en dédiant les premiers spasmes de leur neuve virilité à la servante qu’ils n’osent entreprendre, à telle amie de leur mère, ou à telle parente dont l’ample poitrine exerce tant d’attrait sur eux qui, voici peu d’années, ont quitté le sein nourricier.
Au 17, Mme Joujou serait l’initiatrice.
Et plus tard, beaucoup d’hommes faits songeraient à elle, à l’odeur de sa chair, à la molle douceur de son corps. Les uns, les optimistes, les simples, avec reconnaissance, les autres, les inquiets, les insatisfaits, les idéalistes, avec l’amer regret de n’avoir pas eu la révélation de l’amour entre d’autres bras et dans un autre lieu.
Mme Carmen était, en brune, la réplique de Mme Joujou. Elle aussi aurait du succès auprès des débutants. Mais Mme Mireille, dont elle rappelait un peu le physique, la destinait surtout à l’emploi qu’elle-même avait tenu avec prestige auprès des sous-officiers du régiment de hussards.
Ces messieurs ne comptent pas parmi les meilleurs clients. Peu riches dans l’ensemble, enclins à la turbulence, ils constituent pourtant, par leur nombre et leur assiduité, un fonds sérieux. Ils apportent un appoint presque régulier à la recette journalière. Assujettis en outre au Règlement sur le Service des Places, ils ne viennent qu’à certaines heures et précisément à celles où l’élément civil est rare. Réduisant au minimum l’inaction des pensionnaires, ils ne leur causent jamais de surmenage.
Et c’est encore une considération qui mérite qu’on s’y arrête.
Enfin, M. Adolphe entendait que, chez lui, l’Armée reçût bon accueil et trouvât toujours ce qu’elle apprécie.
A n’en point douter, brigadiers-fourriers, maréchaux des logis et adjudants feraient fête à Mme Carmen.
Grande, élancée, Mme Andrée, dont le cheveu était châtain et le teint ambré, montrait une parfaite distinction.
Elle serait la femme de demi-caractère que bien des chefs d’industries, bien des directeurs de magasins choisiraient pour se donner l’illusion de tenir entre leurs bras telle de leurs employées ou de leurs dactylographes jugées par eux inaccessibles.
Nonobstant qu’elle eût dépassé la trentaine, Mme Zizi devait à sa taille exiguë, à son défaut de poitrine et de hanches, à son visage triangulaire, à ses cheveux courts et à la puérilité savamment étudiée de son élocution, de pouvoir être, au 17, « la petite fille ».
Elle travaillerait peu, mais rapporterait gros lorsque, tard dans la nuit, un notable de la ville, tout fébrile, tout tremblant de secrètes, d’inavouables convoitises, se glisserait, col du pardessus relevé, chapeau enfoncé sur les yeux, dans la rue des Trois-Raisins et viendrait soulever le marteau de la Maison.
Dents serrées, il murmurerait, à travers le judas, les deux syllabes qui forment le nom de Zizi. Mme Lucie ferait des difficultés pour ouvrir. Elle poserait des conditions. Le quidam les accepterait vite, très vite, afin d’être admis à étreindre enfin, lui aussi, son illusion.
Car, n’est-il pas dans la destinée des dames, surtout des dames de province, de n’être presque jamais prises pour elles-mêmes, sauf, toutefois, par le passant ?
Les autres chalands, les habitués, ceux qui sont fidèles à certaines d’entre elles, qui les attendent quand, d’aventure, elles sont occupées, ne les considèrent-ils point comme des doubles, des répliques de femmes désirées par eux sans espoir et dont ils prononcent les noms en prenant leur âcre plaisir ?
C’est une chose qu’on sait dans les Maisons, et dont on ne s’offusque point, car on y pratique l’indulgence et l’on y connaît le cœur des hommes, des pauvres hommes qu’il faut si souvent consoler lorsqu’ils viennent faire la débauche.
Habituées à s’entendre donner des noms qu’elles ne reçurent en baptême ni ne choisirent lorsqu’elles entrèrent dans la profession, ces dames ne s’indignent pas, ne sourient pas.
Elles pressent sur leurs seins celui qui vient de livrer son douloureux secret et disent avec un accent maternel :
— Ça ne fait rien, mon petit… Je t’assure que ça ne fait rien !… Tu m’as tout de même donné beaucoup de bonheur !…
Mme Bambou, diminutif de Bamboula, était la négresse indispensable à tout établissement d’une certaine classe.
Elle n’aurait pas d’emploi très défini, de spécialité ni, selon toute vraisemblance, d’amis attitrés.
Mais elle serait la drôlerie, la fantaisie, la curiosité de la Maison.
Outre le casuel (l’expérience est faite depuis longtemps que les dames de couleur ont de l’action sur l’homme isolé, pénétrant pour la première fois dans une maison), chaque habitué, civil ou militaire, éphèbe ou grison, l’élirait certainement de temps en temps.
Les messieurs, même les plus graves et quels que soient leur âge ou leur situation, n’ont-ils pas le droit de rire un peu ?
Et ne doit-on pas se prêter avec indulgence à leurs petites folies quand elles ne font de mal à personne ?
En attendant l’arrivée de Mme Mireille, les nouvelles pensionnaires regardaient les peintures qui décoraient les murs du salon.
Sous une frise où l’on voyait des amours roses se poursuivant et folâtrant ingénûment, des panneaux rectangulaires représentaient, fort décolletées ainsi qu’il convient et mutines à souhait, l’Espagnole à mantille et à castagnettes, l’Italienne à tambourin, la Russe bottée de rouge, la Japonaise à la robe fleurie de chrysanthèmes, la négresse vêtue d’un étroit pagne bleu de ciel.
— Ton portrait, Bambou, dit Mme Zizi.
Cela fit rire Mmes Joujou, Carmen et Andrée. Mme Bambou, ne sachant si elle devait être mortifiée ou flattée, prit le parti le plus sage. Elle imita ses compagnes, ce qui lui permit de montrer une denture magnifique sertie d’or.
Les rires s’apaisèrent. Mmes Joujou et Carmen chuchotaient. Soudain, Mme Joujou éleva la voix.
— Moi, ma petite, la première fois, c’était à Brest, avec un officier de marine.
— Moi, à Saint-Mihiel, avec un général, un général de cavalerie.
— Moi, dit Mme Bambou, en Louisiane, sur une plantation…
Mais elle n’acheva point. Madame paraissait. Toutes se levèrent.
D’un coup d’œil expert, la directrice inspecta chacune. L’envoi était complet, conforme à la commande, il n’y avait rien à dire.
En deux temps, Mme Mireille les mit au courant du Règlement de la Maison, les prévint qu’elle serait inflexible sur le chapitre de l’ordre, de la propreté et de la discipline, fit miroiter les bénéfices qu’elles pourraient réaliser si elles savaient pousser les visiteurs à la limonade, les avisa que, conformément aux prescriptions de la police locale, elles seraient autorisées à sortir à tour de rôle, un après-midi par semaine, sous réserve de ne point circuler en ville, où leur présence risquerait de causer scandale, et de s’aller promener dans la campagne. Puis elle les conduisit à leurs chambres.
Le soir même, les cinq pensionnaires débutaient.
Parfaitement idoines à leurs rôles respectifs, toutes faisaient preuve d’une égale ardeur à l’ouvrage. Promptes sans jamais montrer de hâte, enjouées ou réservées selon les circonstances, elles savaient, sans qu’il y parût, obtenir de leurs amis que les consommations fussent souvent renouvelées.
La clientèle montra qu’elle ne regrettait point l’ancien contingent.
Sous la ferme direction de Mme Mireille, la Maison connut un accroissement de vogue et M. Adolphe se félicita d’avoir si judicieusement choisi la compagne de sa vie, l’associée qui l’aiderait à grossir le patrimoine familial.
A toute occasion, à tout anniversaire, on vit les preuves de sa prospérité et de sa satisfaction sur Mme Mireille dont les doigts, les oreilles, les bras et le corsage se chargeaient de bijoux cossus.