Mireille des Trois Raisins
XII
Le capitaine William-George Ellis revint seul plusieurs fois rue des Trois-Raisins. Il éprouva, à chaque nouvelle visite, la même joie des sens à quoi s’ajoutait cette satisfaction que donne à l’homme sérieux, et qui sait la valeur des choses, l’impression qu’il en a pour son argent.
Puis, comme il était exempt d’égoïsme, comme, dans toutes les armées, il est de tradition de passer à ses meilleurs camarades, afin qu’ils la puissent apprécier, la femme qui vous a réjoui, il présenta ses deux amis à celle qui lui avait révélé l’amour selon les méthodes françaises, méthodes que, sans être taxés de chauvinisme, nous sommes fondés à déclarer incomparables puisque, dans les cinq parties du monde, on le va répétant.
Mme Mireille accueillit les trois hommes avec cette correction, cette aménité tranquille que sa longue fréquentation des messieurs lui avait permis d’acquérir et qu’elle tâchait, sans toujours y parvenir, à inculquer aux dames placées sous sa direction.
Selon les conditions fixées une fois pour toutes par le capitaine William-George Ellis, ils acquirent, eux aussi, licence de tenir entre leurs bras cette femme puissante, saine et attentive, cette technicienne éprouvée, douée à un si haut degré de conscience professionnelle, en compagnie de qui ils se sentaient en si parfaite sécurité et qui marquait tant d’empressement à les satisfaire.
Ayant le goût de l’ordre, de la régularité, ils décidèrent de faire chacun une visite hebdomadaire à leur amie commune.
Ils établirent entre eux un roulement et choisirent les après-midi du lundi, du jeudi, du samedi. Mme Mireille y souscrivit.
Elle les attendait maintenant dans la chambre de Mme Bambou, car il avait bien fallu mettre la négresse dans la confidence.
Ils arrivaient toujours avec cette ponctualité qui caractérise les gentlemen : en même temps que le quart de quatre heures sonnait à l’Église Cathédrale.
Et leur entrée était identique. On eût dit qu’ils l’avaient réglée et répétée ensemble, ainsi qu’un numéro de music-hall. Dès la porte franchie, ils faisaient un plongeon, se découvraient, se dégantaient, posaient casquette, cravache et gants sur une chaise, mettaient avec aisance, mais sans ostentation, deux billets de cent francs sur le marbre de la cheminée, puis, mains croisées, rougissant et se dandinant, souriaient à Mme Mireille.
Elle était nue sous un péplum transparent de soie orange, portait des bas rouge-vif, du fard aux joues, du koheul aux cils, du bleu aux paupières, des œillets dans ses cheveux artistement roulés en conque marine.
Et ces visites d’après-midi n’empêchaient point qu’ils vinssent, presque chaque soir, au salon crier : « Tchampeine ! Tchampeine ! », boire plusieurs bouteilles de ce vin qui versait en eux tant d’innocente joie et briser quelques verres sur les tables à grand coups de leurs cravaches de cuir.
Parfois, ils amenaient des camarades. Mais sans doute ceux-ci n’étaient point très intimes, puisque s’ils les présentèrent, comme il se doit, à Mme Mireille, ils ne demandèrent pas à leur amie de disposer pour eux des après-midi de liberté qu’ils lui laissaient.
Tout ce champagne, largement bu et largement payé, tous ces verres brisés, comptés six fois leur prix d’achat, faisaient entrer dans la caisse des sommes appréciables à quoi venaient s’ajouter, trois fois la semaine, les deux billets de cent francs que Mme Mireille y versait.
Les moyennes, les belles moyennes d’autrefois étaient enfin rétablies.
La fortune des Rabier ne courait plus le risque de ne point s’accroître selon les prévisions qu’autorisaient les circonstances exceptionnelles. La dot d’Aimée-Désirée serait splendide.
Mme Mireille était heureuse, trop heureuse d’avoir, par sa seule industrie, détourné la catastrophe qui menaçait, accompli, en toute simplicité, son devoir d’épouse de mutilé et de mère pour se demander quelles seraient les réactions de M. Adolphe si, un jour, il apprenait la vérité, c’est-à-dire quel surcroît de travail celle qu’il avait associée à sa vie s’imposait afin que la famille ne pâtît point de la déchéance physique de son chef.
Rien au monde n’aurait pu la déterminer à le mettre au courant. Mais ce qui l’induisait surtout à vouloir garder le silence, c’était l’excès de sa délicatesse, de sa sollicitude, de son amour.
Il semblait à Mireille que dire à Adolphe l’emploi de ses après-midi, lui parler de ses nouveaux revenus, ce serait lui adresser indirectement un reproche, lui rappeler qu’elle devait maintenant travailler pour deux. Or, elle était incapable de cette vilenie.
Elle dissimulait pour lui, à qui elle voulait épargner un chagrin, non pour elle qui, ayant découvert où était la vérité, n’éprouvait nul remords, mais seulement une joie très douce : celle que procure la satisfaction du devoir accompli.
Bien qu’elle eût adopté cet extérieur hautain, distant, autoritaire qu’exigeait sa double qualité de femme mariée et de directrice, il subsistait beaucoup trop d’humilité en elle pour qu’elle attachât de l’importance au prêt tri-hebdomadaire de ce corps innombrablement loué jadis et s’estimât coupable envers son mari.
Coupable, elle l’eût été si elle se fût donnée pour rien, par amour, par caprice, à un homme dont elle se fût coiffée.
Mais, puisqu’elle se vendait — et très cher — à des indifférents, elle était innocente et ne trahissait point la foi jurée.
Mme Mireille avait même la certitude, tant sa conscience était en repos, tant elle croyait connaître l’âme d’Adolphe, qu’il raisonnerait comme elle si, écoutant la voix de l’orgueil qui, parfois, lui parlait ainsi qu’à toutes les créatures imparfaites que nous sommes, elle devenait un jour asses avide de louanges pour se vanter de sa nouvelle activité.
Mais elle espérait bien que cette voix se tairait longtemps et qu’il lui serait permis de continuer, sans en être infatuée, d’accroître, par son travail personnel, la richesse de la famille où Adolphe l’avait admise et envers qui elle savait toute l’étendue de ses devoirs.