Mireille des Trois Raisins
VII
M. Adolphe avait repris la direction de la limonade que, pendant son absence, Mme Mireille avait assumée à son honneur, comme toute tâche qui lui échéait.
Quand il avait notifié sa volonté, elle avait été atterrée.
Elle connaissait trop les messieurs, elle savait trop que le plus honorable d’entre eux acquiert — ou retrouve — une mentalité d’étudiant chapardeur dès qu’il pénètre dans une Maison, pour supposer qu’ils se priveraient de filouter un aveugle, fût-il un aveugle de guerre.
Pour se comporter honnêtement, le client a besoin de se savoir strictement tenu à l’œil. Si l’on ne prend la précaution de le faire payer avant de monter, il tentera de s’esquiver en descendant. S’il a cinq ou six soucoupes à régler, il s’arrangera pour en glisser une ou deux sous la banquette. C’est bien connu.
Et puis, il y a les parcimonieux qui, si l’on n’y mettait bon ordre, resteraient une heure devant leurs verres vides. Ils sont plus nombreux qu’on ne le croit quand on n’est pas du métier : petits commerçants, rentiers modestes, fonctionnaires à revenus limités, qui se feraient scrupule, en consacrant de trop fortes sommes à leurs menus plaisirs, de grever exagérément le budget familial.
Comment ce pauvre Adolphe remplirait-il son double rôle de surveillant et d’encaisseur ?
Consciente de la catastrophe qui se préparait, Mme Mireille avait été tentée, pour la conjurer, de supplier son mari de renoncer à son dessein, de rester au piano.
Mais elle s’était rendu compte qu’en lui parlant ainsi, elle lui causerait un immense chagrin. Elle n’en avait pas eu la force.
Elle s’était donc résignée à le voir circuler à tâtons devant les tables, à recevoir ce qu’on voulait bien lui donner.
Au temps qu’il mettait à remplir sa poche de cuir, au peu de fois que, pendant la soirée, il l’allait vider, il constatait lui-même qu’en dépit du nombre plus élevé des pensionnaires et des clients, la limonade ne donnait plus ce qu’elle donnait aux soirs glorieux de 1914 quand il avait ses deux yeux bien clairs, bien ouverts sur le salon et sur ses hôtes.
Mme Mireille essayait de veiller à la recette, de se trouver dans le voisinage de son mari lorsqu’il ramassait l’argent, d’envoyer le garçon renouveler les consommations.
Mais M. Adolphe sentait la présence de sa femme.
Il s’énervait et s’irritait. Des paroles amères ou brutales passaient ses lèvres. Parfois même il serrait les poings et son visage prenait une telle expression de brutalité que Mme Mireille avait peur…
Alors elle retournait docilement à la caisse.
Et, lorsque tout le monde reposait, que, seule dans la Maison silencieuse, elle veillait pour faire les comptes de la journée, elle mesurait le tort que le héros causait à la communauté en s’obstinant à vouloir s’acquitter d’un office pour lequel il n’était plus qualifié.
Excellente administratrice, bonne épouse, mère prévoyante, elle se désespérait et ne pouvait que former le vœu de trouver en son esprit assez de ressources pour parer au désastre.