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Mireille des Trois Raisins

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XIV

Un lundi matin, M. Adolphe dit à sa femme :

— Le piano est faux, il faut commander l’accordeur pour cet après-midi, vers quatre heures.

Le garçon, par qui Mme Mireille envoya chercher l’homme de l’art, rapporta sa réponse : occupé toute la journée, il ne pouvait venir que le lendemain ou le surlendemain.

M. Adolphe réfléchit, compta sur ses doigts.

— Qu’on y retourne, ordonna-t-il d’une voix impérieuse, et qu’on lui dise que je l’attends sans faute jeudi à la même heure. Je ne veux de lui ni demain, ni après.

Mme Mireille n’avait jamais discuté aucune des décisions de son mari. Elle dépêcha de nouveau le garçon.

Cette fois, la réponse fut conforme au désir du maître.

— Nous réglerons donc cette affaire-là jeudi sur le coup de quatre heures, prononça-t-il.


L’accordeur fut exact.

Il prit possession du tabouret que M. Adolphe lui céda, mit un diapason entre ses dents et commença d’éprouver chaque note.

Ponctuel comme s’il se fût agi d’une affaire de service, le capitaine William-George Ellis, dont c’était le jour, survint peu après.

Déjà parée pour la soirée, c’est-à-dire vêtue d’une seule tunique de gaze, très courte, sans manches, et de bas verts, la négresse était assise, cigarette aux lèvres, devant un cahier de chansons qu’elle feuilletait. En reconnaissant le pas de l’Anglais, elle se leva, sourit et, selon le protocole établi, monta avec lui.

M. Adolphe n’écoutait plus les sons émis par l’instrument. Il tendait l’oreille vers l’escalier dont chaque marche sonnait sous le martèlement de la mule de Mme Bambou et gémissait sous la botte de l’officier.

A l’étage, une porte s’ouvrit. Elle se referma. Tout bruit cessa.

M. Adolphe croisa les bras, emplit d’air sa poitrine et dit à l’accordeur :

— Maintenant, jouez la Valse des Roses un peu forte, sans arrêt, jusqu’à ce que je revienne… Et quoi qu’il arrive ne vous occupez de rien. C’est pour faire une blague !

Il enleva ses bottes qu’il jeta sous une banquette, et, mains en avant, traversa le salon en fredonnant :

Viens avec moi, pour fêter le printemps,
Nous cueillerons des lilas et des roses…

puis s’engagea dans l’escalier, dont il saisit fortement la rampe.

Opérant sur celle-ci des tractions successives, il touchait à peine les marches qui ne craquaient pas plus que si un enfant allant pieds nus les eût foulées.

M. Adolphe arriva sur le palier au moment que Mme Bambou le traversait.

En apercevant ce colosse médaillé, aux paupières closes, qui allait en chaussettes dans l’étroit espace où il avait réussi à venir, à la manière d’un chat, elle accrocha ses ongles à ses dents qui se heurtaient et s’aplatit contre une cloison.

Les yeux agrandis, les jambes tremblantes, elle haletait.

Et son épouvante s’accroissait de cette circonstance : dans le salon elle entendait jouer, comme si c’eût été par lui-même, la langoureuse musique dont l’homme qui était là, devant elle, aimait à bercer son inaction de l’après-midi.

Mme Bambou n’était pas très éloignée de supposer qu’il y avait de la sorcellerie dans tout cela et que son patron, dont les mains, qui continuaient de ramer, atteignirent le mur, glissèrent dessus et s’arrêtèrent sur une porte, avait le pouvoir de se dédoubler.

Puis elle vit ceci :

M. Adolphe sortir un pistolet automatique de la poche de sa vareuse, l’armer, chercher de nouveau la porte, la caresser jusqu’à ce qu’il eut trouvé le bouton qu’il tourna et qui grinça.

Mais l’huis résista : le verrou avait été poussé à l’intérieur. Une voix féminine, la voix de Mme Mireille, s’éleva courroucée.

— Qu’est-ce que c’est ?

M. Adolphe eut un rire muet.

— Qu’est-ce que c’est ? répéta la voix. Qui est là ?

Reculant d’un pas, puis faisant une flexion sur les jarrets, puis donnant de l’épaule dans la porte qui céda sous la violence du choc, M. Adolphe fut projeté plutôt qu’il n’entra dans la chambre.

— C’est moi ! dit-il.

Mme Bambou avait bondi dans l’escalier. Quatre détonations qu’elle entendit coup sur coup précipitèrent son élan.

Sa tunique de gaze s’étant accrochée à un barreau, elle se crut poursuivie, poussa un cri de bête traquée, arracha de son corps l’étoffe légère, sauta les marches qui la séparaient encore du salon où elle arriva nue, hurlante, les yeux fous, les cheveux en désordre.

Fidèle à la consigne qu’il avait reçue, croyant que la tumultueuse entrée de cette négresse frénétique, vêtue de bas vert-pomme, faisait partie de la blague annoncée, l’accordeur continuait de jouer

Nous cueillerons des lilas et des roses.

Mme Lucie rentrait de la ville. Mme Bambou tomba dans ses bras.

— M. Adolphe vient de tirer sur Mme Mireille et sur l’Angliche, là-haut, dans ma chambre.

Puis elle s’évanouit.

La cousine la poussa sur une banquette :

— Arrêtez donc votre musique à la noix, vous, nom de Dieu ! cria-t-elle. Et occupez-vous de Madame.

Elle se précipita dans l’escalier.

L’accordeur comprit que, décidément, il devait se passer des événements exceptionnels. Il termina la phrase commencée, rabattit le couvercle du piano, fit pivoter son tabouret, enleva ses lunettes et considéra le corps de bronze qui se tordait sur la peluche saumon de la banquette.

— Encore que cette personne de couleur soit déparée par des seins un peu flasques, elle est assez harmonieuse de formes, remarqua-t-il.

Il était fort intéressé par le spectacle qui lui était offert, peu ému et très perplexe quant aux services qu’il pouvait rendre à cette femme dont les yeux étaient blancs, les mâchoires serrées, qui émettait des cris stridents et se retournait les ongles en cardant de la si belle peluche.

A tout hasard, il la gifla avec force cinq ou six fois et constata qu’il éprouvait un certain plaisir à appliquer ce traitement.


— En voilà une brute !

— Il tape comme un sourd !

— Voulez-vous la laisser tranquille !

— Il va lui casser les dents, ma petite !

L’accordeur fit volte-face : huit femmes aux cheveux enguirlandés de faux géraniums, de faux myosotis, de fausses capucines, et qui étaient nues sous des tuniques de gaze, de mousseline ou de surah, se trouvaient devant lui.

Au bruit des détonations, elles avaient quitté leurs chambres en hâte et, se bousculant, étaient descendues au salon afin de s’enquérir de ce qui se passait.

Bien qu’elles fussent de volumes, de teints, de types différents, l’accordeur les estima également désirables et se félicita que la saison de l’amour fût, depuis longtemps déjà, terminée pour lui, car il eût été fort embarrassé s’il lui eût fallu élire l’une d’elles.

— Mesdames !… Mes hommages !… prononça-t-il en s’inclinant.

— On s’en fout de vos hommages, répliqua Mme Carmen qui l’écarta pour s’occuper de Mme Bambou.

Il faut croire que l’intervention dont la négresse venait d’être l’objet était parfaitement appropriée à son cas, puisque son corps, raidi tout à l’heure, se détendait, puisque ses mains cessaient de griffer et ses jambes de s’agiter, puisque, enfin, ses yeux avaient perdu leur aspect effrayant et pris une expression de douceur et de puéril étonnement pour regarder le visage de la compagne penchée sur elle.

— Tu me reconnais, mon noiraud ? demanda Mme Carmen avec sollicitude.

— Oui, répondit Mme Bambou en sanglotant à petits coups dans la saignée de son bras replié. J’ai froid, ajouta-t-elle.

Elle grelottait.

Heureux de démontrer que, malgré les apparences selon quoi on venait de le juger peut-être un peu légèrement, son âme n’était pas tout à fait insensible, l’accordeur étendit avec beaucoup de soin son pardessus sur la négresse.

Considérant tour à tour Mme Bambou et le vieil homme, ces dames ne parvenaient point à établir une corrélation entre la scène dont elles venaient d’être témoins et les détonations qu’elles avaient entendues.

Elles échangeaient des regards interrogateurs, des hochements de tête, des haussements d’épaules, des gestes par quoi chacune exprimait à la fois son ignorance et son désir d’entendre sa compagne émettre une hypothèse qu’elle-même ne voulait pas prendre la responsabilité de formuler.

— Qu’est-ce qui s’est donc passé ?… Qui a tiré ? Y a-t-il quelqu’un de blessé ? demanda Mme Joujou à la négresse.

Mais celle-ci continua de pleurer et ne répondit pas.


Une sorte de hululement vint de l’escalier. Toutes les têtes se tournèrent vers la porte.

Paupières gonflées, visage tuméfié et verni par les larmes, poitrine secouée de sanglots, Mme Lucie parut.

On s’élança vers elle. Elle fit effort pour reprendre son souffle.

— Madame est morte, réussit-elle à articuler.

Ces dames comprirent. Toutes poussèrent le même cri suivi de lamentations semblables à celles, qu’en Orient, les pleureuses juives modulent sur les tombeaux.

— Et l’Angliche ? demanda Mme Andrée.

— Lui ? Crevé !

— Et M. Adolphe ?

— Il a jeté son revolver dans un coin et maintenant… maintenant, il est étendu par terre, à côté des deux cadavres… Il pleure !

Mme Zizi apporta une chaise, Mme Lucie s’y laissa tomber. Elle posa les coudes sur la table, cacha son visage dans ses mains.

Entre deux hoquets, elle disait d’une voix brisée ;

— Quand on pense qu’il l’a tuée !… Tuer une femme comme ça !… Une femme qui a tenu la Maison tout le temps qu’il a été là-bas… qui avait l’œil à tout… qui l’aimait comme on n’aime pas quelqu’un !

« Une femme qui était sérieuse et dévouée et toujours à l’ouvrage… Qui ne savait qu’inventer pour augmenter les bénéfices, même qu’elle avait trouvé le moyen de faire payer une taxe de luxe aux clients !… Et maintenant, la voilà morte… elle qui aurait fait la fortune de son mari et de sa fille… Pauvre Mireille !…

« C’est pas juste !… Non, c’est pas juste, car, par le fait, c’est pour lui et pour la petite qu’elle avait repris le peignoir trois après-midi par semaine. »

Elle suffoqua sous son chagrin et poursuivit :

— Mais aussi, pourquoi ne l’avait-elle pas prévenu ? Pourquoi ne lui avait-elle pas fait toucher les billets qu’elle recevait… Il ne se serait pas forgé des idées, cet homme… Il n’aurait pas cru que c’était pour le plaisir de la chose…

— Trop bonne, dit Mme Andrée.

— Trop délicate dans ce qu’elle était, dit Mme Joujou.

— Voilà où ça mène, constata Mme Zizi.

— Sainte Mireille ! murmura Mme Carmen en joignant les mains.

Assises sur les chaises, les banquettes, les tables, elles sanglotaient…

La nuit tombait dans le salon.

L’accordeur reprit son pardessus et, marchant sur la pointe des pieds, se retira.

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