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Mireille des Trois Raisins

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XIII

Malgré la discrétion de Mme Bambou, ces dames n’avaient pu ignorer longtemps pourquoi, le lundi, le jeudi, le samedi, un officier de l’armée britannique franchissait le seuil de la Maison.

Mais, ayant deviné les raisons qui avaient déterminé Mme Mireille à reprendre du service actif, elles l’estimaient davantage.

Bien qu’elles eussent peut-être été fondées à lui reprocher de les avoir frustrées de clients riches et généreux, qui, sans doute, se fussent accordés avec trois d’entre elles si Madame ne les avait accueillis, jamais, ni par leurs paroles, ni par leur attitude, elles ne marquèrent de ressentiment.

Elles montraient tant de réserve, elles jouaient l’ignorance avec tant d’application, et, alors que d’autres, à leur place, eussent profité des circonstances pour se relâcher, elles continuaient de travailler avec tant de stricte gravité, que, parfois, Mme Mireille, qui, cependant, ne nourrissait aucune illusion, pouvait se demander si, vraiment, son secret était connu.

— Elles sont délicates et parfaites, disait-elle.

Et la façon dont son personnel se comportait avec elle la consolait, dans une certaine mesure, des nouveaux soucis qui, depuis quelques semaines, l’avaient assaillie.

Ces soucis, qui étaient de deux ordres, M. Adolphe les lui causait.

Toujours, il pensait à ce fils que sa femme ne lui donnait pas, à ce fils qu’il désirait si obstinément pour que son nom se perpétuât, pour que la famille continuât de régner sur la Maison.

Lorsqu’il parlait maintenant de cet enfant, ce n’était plus, comme naguère, avec attendrissement, mais avec nervosité, irritabilité. Très vite, il devenait amer et même, parfois, proférait une menace :

— Je te dis que je veux un garçon, un Rabier… et que je l’aurai !… De toi ou d’une autre !… Si tu ne te décides pas, un de ces jours, j’en fais un à la première venue… et je le reconnais ! Alors, on verra bien !…

Mme Mireille était meurtrie. Mais, se rappelant ce que lui avait prédit Casi en regardant palpiter la flamme de la bougie, elle restait inébranlable dans sa décision de n’accepter jamais plus la maternité.

Et ce n’était pas tout : une fois encore, les affaires périclitaient.

Si l’on ne pouvait dire que cette situation fût imputable à M. Adolphe, du moins s’expliquait-elle par la présence constante d’un grand mutilé dans la Maison dont, peu à peu, à cause de cette présence, notables et civils riches s’étaient écartés.

Beaucoup d’entre eux, qui, étant d’âge à être mobilisés, avaient pourtant réussi à passer à travers les mailles des filets qu’aux applaudissements des vieillards sanguinaires on traînait alors périodiquement sur la France afin d’y pêcher tout ce qui jouissait d’assez de jeunesse, de force et de santé pour mériter d’être envoyé au carnage, beaucoup d’entre eux éprouvaient un malaise, lorsque, venant au 17 dans le dessein de s’y dissiper, ils se trouvaient face à face avec M. Adolphe.

Ce colosse, vêtu de gabardine, qui, lui, connaissait l’enfer loin de quoi ils avaient réussi à se tenir, où il avait troqué ses yeux contre une médaille et une croix, et qui, après avoir étonné par sa sérénité, se montrait souvent taciturne et parfois irascible, se dressait maintenant comme un reproche devant ses hôtes.

Même silencieux, il leur disait que, là-bas, sur des kilomètres, la terre était farcie, fourrée, bourrée de morts, que, dans des centaines d’hôpitaux, des hommes qui, en réalité, n’avaient pas plus de raisons qu’eux-mêmes d’être des suppliciés, souffraient et mouraient, que, sur toute l’étendue du territoire, une multitude de victimes pleuraient pour leurs membres perdus, leurs corps désarticulés par la mutilation ou ruinés par la maladie.

Et, lorsqu’il parlait, racontait ce qu’il avait vu, — du temps qu’il pouvait encore voir ! — le son de cette voix leur était insupportable.

— Il nous embête, celui-là, avec ses croix et ses discours, pensaient-ils. On ne vient tout de même pas au bobinard pour y recevoir des leçons !

Ils vidaient rapidement leurs verres et se retiraient.

D’autres, dont les fils ou les gendres étaient au front et qui allaient chercher au 17 l’oubli de leurs angoisses paternelles, en ressortaient, aussitôt qu’ils avaient aperçu M. Adolphe, avec l’effroi d’apprendre un malheur, lorsqu’ils rentreraient chez eux.

Hommes jeunes ou déjà sur l’âge, qui avaient participé à la démonstration de sympathie dont le héros de la rue des Trois-Raisins avait été l’objet lors de son retour ou s’y étaient associés par la pensée, tous, maintenant, désertaient l’établissement où, seul, l’élément militaire continuait de fréquenter.

Sans pouvoir s’en expliquer la cause, M. Adolphe constata ces désertions. De même, il constata le fléchissement des recettes.

— Il y a quelque chose, disait-il parfois à Mme Mireille, quelque chose qui ne va pas.

Mme Mireille ne savait que trop ce qui n’allait pas et pourquoi, en dépit du sacrifice qu’elle avait fait, dans le dessein de la fixer, la fortune, une fois encore, se détournait d’eux. Pour ne point le dire ou éclater en sanglots, elle se mordait les lèvres.

Souvent, il ajoutait :

— Et puis, tu ne surveilles pas ton monde. Je suis sûr que tu te laisses gruger.

Malgré l’injustice du reproche, elle ne répondait pas. Mais, loin de l’apaiser, ce silence irritait son mari dont l’humeur, si égale naguère, s’aigrissait au point que, parfois, il lui arrivait de molester ou d’injurier les clients.

— Si ça continue, nous ne reviendrons plus, lui avait dit une fois l’un d’eux.

Sous un tel outrage à sa personne, à sa qualité de mutilé, à son nom, à sa Maison, M. Adolphe s’était dressé terrible : front livide, lèvres tremblantes, mains crispées.

— Mais foutez donc le camp tout de suite, nom de Dieu, foutez le camp !… Tous !… Tous !… Tous !…

Pour le faire taire, pour le calmer, Mme Mireille s’était jetée sur lui qu’elle croyait devenu dément. Il l’avait saisie par les poignets et, visage contre visage, lui avait crié :

— Toi !… Toi !… Je commence à en avoir assez, tu sais ! Je finirai par te crever !…

Mme Mireille avait blêmi, ces dames avaient échangé des regards, le salon s’était vidé.

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