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Mireille des Trois Raisins

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VI

La vie lui fut douce.

Il se levait tard et appelait sa femme qui l’aidait à sa toilette, le rasait, le peignait, ourlait ses cheveux et tordait sa belle moustache. Puis elle lui passait l’élégante tenue de fine gabardine bleu horizon qu’elle lui avait fait faire et où brillaient la médaille et la croix.

Quand elle lui avait lacé ses hautes bottes jaunes, il descendait au salon, ouvrait le piano et, presque tout le jour, jouait, pour lui, les morceaux qu’il préférait.

Muré dans sa nuit, n’ayant plus que par l’ouïe et le toucher la perception du monde extérieur, il éprouvait de grandes voluptés durant les heures qu’il passait devant son clavier.

Il acquérait une délicatesse, une sûreté de doigté qui l’étonnaient et le ravissaient.

Parfois, lorsqu’il s’arrêtait de jouer pour pétrir ses mains ou rêver, il sentait naître en lui une musique qu’il ne connaissait point, une musique ne ressemblant à aucune de celles qu’il exécutait d’ordinaire. Il avait beau réfléchir, écouter dans son passé, il ne parvenait point à se rappeler où et quand il avait entendu ces accords.

Alors, il essayait de les traduire sur les touches et, lorsqu’il y réussissait, sa joie, son émotion étaient si intenses que des larmes coulaient de ses yeux morts.

Le soir, il causait avec les visiteurs et, parfois, leur racontait « comment ça lui était arrivé ».

— J’avais franchi le parapet et j’avançais à la fourchette avec les autres quand j’ai reçu comme un coup de poing dans la figure…

On était impressionné par son calme, sa sérénité, la sobriété de son récit. Jamais il ne se plaignait, jamais il ne regrettait cette lumière qui paraît si précieuse aux clairvoyants qu’ils préféreraient, croient-ils, mourir plutôt que d’en être privés.

Si l’on s’étonnait qu’il acceptât son infortune avec tant de facilité, conservât une telle égalité d’humeur, trouvât encore un tel charme à la vie, il haussait les épaules et expliquait :

— Ce n’est pas si terrible que l’on pense… D’abord, lorsque la chose vous tombe dessus, comme à moi, vous êtes tellement content d’en être revenu, tandis qu’un si grand nombre de camarades y ont laissé toute la bête, que vous vous dites : « Tout de même j’ai eu le filon. »

« Alors, vous passez vos journées à tâter vos bras, vos jambes, votre coffre intacts… et la nuit, vous vous réveillez pour faire l’inventaire de votre personne… Vous ne pouvez vous rassasier de cette joie… et les jours passent et ça vous donne le temps de vous habituer au noir, de comprendre que ce n’est pas une couleur aussi triste que vous le supposiez quand vous pouviez les voir toutes…

« Et puis, il y a autre chose : petit à petit, vous vous apercevez que vos mains dont vous ne vous étiez servi, jusque-là, que parce qu’elles vous étaient utiles, vous procurent du plaisir.

« Vous découvrez que vous aimez caresser les choses, vous vous amusez à deviner de quelles matières elles sont faites.

« Enfin, il y a surtout votre oreille qui saisit mille bruits que vous n’aviez jamais entendus, qui s’entraîne au point que, par elle, vous arrivez à comprendre tout ce qui se goupille autour de vous.

« Ainsi, moi, quand je suis dans une compagnie, comme me voilà, je n’ai pas besoin de demander de combien de personnes elle se compose, ni d’attendre, pour le savoir, que chacun ait parlé. Ce serait trop facile ! Le bruit des respirations me renseigne : tant de monde en tout, tant d’hommes, tant de femmes, je ne me trompe jamais.

« Et je reconnais les gens à leur souffle, comme autrefois, je les reconnaissais à leur visage. Souvent je fais l’expérience avec ces dames… je les appelle autour de moi et, sans les toucher, je nomme chacune d’elles.

« Quelquefois, quand je suis seul ici, l’après-midi, je m’amuse à écouter vivre la Maison… Je suis sûr qu’un autre, à ma place, n’entendrait rien, ne comprendrait rien. Moi j’entends tout, je saisis tout. Grâce à mon oreille perfectionnée, rien de ce qui se passe ici ne m’échappe. »

Le discours se prolongeait. Les auditeurs se regardaient avec étonnement. Ils se demandaient comment un homme pouvait parler avec tant de complaisance d’une infirmité, en éprouver et en montrer tant d’orgueil.

M. Adolphe, dont, vraiment, depuis sa blessure, tous les sens de perception s’étaient tellement affinés que, parfois, il paraissait doué de divination, savait l’effet que produisaient ses paroles sur ceux qui les écoutaient.

Ne voulant pas laisser croire qu’il souffrît en secret et tâchât à dissimuler ses regrets derrière l’abondance de ses propos, il se mettait à fredonner un air, se levait, allait s’asseoir au piano.

Mais il ne jouait pas ainsi qu’il jouait, l’après-midi, pour lui seul, ni la même musique. Il jouait comme autrefois, comme avant, pour faire beaucoup de bruit, des morceaux dont l’effet est certain sur la clientèle, depuis des lustres, dans toutes les maisons du monde : La Marche des P’tits Pierrots, Sous les Ponts de Paris, ou encore Max ! Max ! Ah qu’t’es rigolo !

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