Mireille des Trois Raisins
XI
Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, Mme Mireille faisait sa quotidienne tournée d’inspection dans les chambres afin de s’assurer que tout y était en ordre, pour le service du soir, lorsque sa cousine la rejoignit :
— Un des Anglais d’hier est au salon, dit-elle.
— Lequel ?
— Celui qui a fait un discours.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
Mains ouvertes de chaque côté du corps, Mme Lucie montra qu’elle ignorait les desseins du visiteur.
— Il ne sait que répéter : « Patronne, patronne », dit-elle.
Mme Mireille se rappela la scène de la veille au soir, l’offre que lui avait adressée l’officier et sa propre réponse.
Alors, sans qu’elle pût se rendre compte pourquoi elle revivait ainsi tous ses souvenirs de la nuit, ni comment la foule des idées qui s’étaient agitées et heurtées en elle s’enchaînaient l’une à l’autre, elle évoqua sa méditation dans le salon silencieux, son désespoir, sa longue station dans la chambre d’Aimée-Désirée, l’insomnie au cours de quoi elle avait si ardemment souhaité une inspiration qui ne lui était pas venue.
Mme Lucie observait avec surprise ce visage soudain pâli, ces yeux aux regards fixes, ce front que trois rides creusaient entre les sourcils, ces lèvres qui s’agitaient et dont nul son ne sortait.
Elle demanda :
— Que faut-il répondre ?
Mme Mireille sursauta.
Quoi, cet homme qui, la veille, lui avait lancé, avec l’impudeur et l’inconscience que donne l’ivresse, une proposition qu’il était interdit à Mme Mireille d’accepter, et qu’elle avait considérée comme la boutade sans conséquence d’un ivrogne, s’était souvenu des mots qu’il avait prononcés ! Et il était revenu ! Et Mme Lucie demandait ce qu’il fallait lui répondre ?
Mais rien !
Il fallait feindre de ne pas comprendre ce qui le ramenait dans la Maison, faire servir du champagne, appeler ces dames et s’arranger pour qu’il choisît l’une d’elles.
— Qu’est-ce que je lui dis ? insista Mme Lucie.
Mme Mireille haussa les épaules, elle s’emporta :
— C’est toujours la même chose, alors !… Quand il y a un coup dur c’est moi qui suis forcée de m’y coller ! Ici, c’est empoté, emplâtre et compagnie ! Ah ! je peux me vanter d’être bien aidée !… Tiens, laisse-moi passer, J’y vais !…
Elle descendit au salon.
Quand elle y parut, l’officier se leva, joignit les talons, se découvrit, rougit, eut un rire timide de collégien, et commença de parler.
Mais, très vite, il s’aperçut qu’on ne l’entendait point. Il en parut fort surpris et tout décontenancé. Puis il sourit de nouveau, son visage s’éclaira : il venait d’avoir une idée.
— Coloured girl, prononça-t-il.
Mme Mireille le regarda sans plus comprendre.
— Coloured girl, répéta-t-il en montrant la négresse au pagne bleu de ciel peinte sur le mur. Puis, il fit le geste d’appeler quelqu’un et pointa l’index vers le sol.
Mme Mireille devina qu’il souhaitait la présence de Mme Bambou. Elle prononça très fort :
— Mme Bambou ? Appeler ?… Ici ?…
— Yes, dit l’Anglais. She speaks english.
— Mme Bambou ! cria Mme Mireille dans l’escalier, un monsieur vous réclame !
La négresse survint.
— Demandez-lui ce qu’il désire.
L’officier parla longuement en se caressant le menton avec le pommeau de sa cravache.
Mme Bambou, dont le vocabulaire comportait des lacunes, se fit répéter plusieurs phrases, puis traduisit :
— Il paraît qu’hier soir, vous lui avez dit de revenir aujourd’hui pour régler un arrangement entre vous deux. Bien qu’il ait solidement bu, il se rappelle la chose. Et comme un gentleman ne laisse jamais une affaire en suspens, il est exact au rendez-vous que vous lui avez donné.
— Moi ! s’exclama Mme Mireille.
La négresse poursuivit :
— Il demande la faveur de monter quelquefois avec vous l’après-midi, vers cette heure-ci. Il donnera ce que vous voudrez. Et il a dans son régiment deux amis, officiers également, qui sont comme ses frères. Ce sont ceux qui l’accompagnaient hier soir. Eux aussi pourraient venir si vous acceptiez. Et eux aussi paieraient bien. Voilà ce qu’il m’a chargé de vous répéter.
Continuant à se caresser le menton, l’Anglais regardait tantôt Mme Bambou, comme pour s’assurer qu’elle reproduisait fidèlement chacune de ses paroles, tantôt Mme Mireille, pour guetter l’effet que sa proposition produisait sur elle.
Mme Mireille était impassible.
Ni ses regards, ni le pli de sa bouche, ni son teint, ne permettaient de discerner ses réactions.
Elle éprouvait une impression indéfinissable. Il lui semblait que le discours qu’elle venait d’entendre et qui eût dû l’indigner, lui avait soudain restitué son équilibre perdu depuis si longtemps, et si vainement recherché.
Pour la première fois, depuis des mois que, misérable et désemparée, elle errait dans une nuit qui lui paraissait plus opaque que celle où se mouvait Adolphe, elle voyait enfin devant soi, elle savait ce qu’elle avait à faire.
Les puissances mystérieuses dont elle ignorait les noms mais auxquelles, dans son fatalisme professionnel, elle croyait avec une foi aussi solide que celle qu’elle avait dans les oracles, lui dictaient son devoir en lui envoyant ce militaire étranger.
Pour le salut d’une enfant qui, lorsque sa saison serait venue, ne devait pas connaître l’opprobre, ces puissances ordonnaient à sa mère d’accomplir la seule tâche rémunératrice qui lui fût familière. Elle n’avait qu’à se soumettre.
A se soumettre et à rassembler les souvenirs de son ancienne vie, afin de reprendre son état de jadis sans qu’il parût trop qu’elle ne l’avait point exercé depuis plusieurs années.
— Vous pouvez remonter, dit-elle à la négresse.
Quand elle fut seule avec l’Anglais, Mme Mireille s’assit. Elle lui coula un regard de ses yeux noirs et respira largement. L’air, en pénétrant dans ses narines dilatées, fit du bruit. Sa forte poitrine tendit le satin du corsage. L’homme loucha.
Répétant, à son insu, car elle n’avait pas une très grande lecture, une plaisanterie qu’elle avait entendu prononcer bien des fois par un des beaux esprits de la ville et qui figure dans les œuvres de jeunesse d’un membre de l’Académie française, elle demanda :
— Elles n’en ont pas en Angleterre ?
— Please ? s’informa l’officier.
Elle modifia l’expression de son sourire. Sans doute celui-ci fut-il de qualité, car l’Anglais posa un billet de cent francs sur la table.
Sans cesser de sourire, sans cesser d’imprimer un mouvement de houle à ses seins, Mme Mireille déplia lentement l’index et le majeur.
— Yes, dit l’Anglais, qui, fouillant dans la poche extérieure de sa vareuse, en tira un autre billet qu’il plaça à côté du premier.
Mme Mireille les prit et les glissa dans son corsage.
A ce moment, des pas résonnèrent dans l’escalier : M. Adolphe sortait de sa chambre. Mme Mireille mit un doigt sur ses lèvres. L’officier se raidit. Tous deux regardèrent la porte.
Bien rasé, bien peigné, la moustache soigneusement roulée, vêtu de son élégant costume de gabardine, décoré de ses deux croix et chaussé de ses belles bottes montantes, le héros parut. Ses mains cherchèrent les tables, glissèrent dessus, et bientôt, il était au piano qui commença de chanter.
— Je vais vous envoyer Mme Bambou, dit, à très haute voix, Mme Mireille, puis, s’adressant à son mari, elle ajouta :
— C’est l’Angliche d’hier soir. Il s’en ressent pour l’ébène. Je lui fais descendre la chose.
— Ça va, prononça placidement M. Adolphe en continuant de caresser le clavier.
Mme Mireille adressa à l’officier des signes d’intelligence qu’il ne comprit point et disparut. Mme Bambou arriva peu après.
Elle le prit par la main, le conduisit jusqu’à sa chambre où il trouva, prête à le satisfaire, la femme vers qui allaient ses convoitises et qui, pour la première fois depuis son mariage, refit, par devoir, professionnellement, c’est-à-dire sans amour, le geste de l’amour.