Mireille des Trois Raisins
Mireille
des Trois Raisins
I
Depuis quatre générations, de père en fils, les Rabier régnaient sur la Maison.
C’était la plus vaste, la mieux tenue de la rue des Trois Raisins.
Fondée par le bisaïeul le jour du Sacre de l’Empereur, surélevée d’un étage par l’aïeul, embellie par le père qui, ayant le goût du faste, avait fait exécuter des peintures artistiques dans le salon et acheté un piano, elle était échue, par voie d’héritage, à M. Adolphe.
La discipline y était exacte, la propreté méticuleuse, le personnel stylé, les boissons de qualité, la clientèle choisie.
Le dernier des Rabier n’avait qu’à s’y laisser vivre grassement. Son rôle consistait à procéder à l’achat des liquides, à se mettre au piano pour faire danser les visiteurs avec ces dames, à pousser le plus possible à la consommation de la limonade et si des gens turbulents menaient tapage, à les déposer proprement dans la rue.
Au reste, le poing de M. Adolphe étant connu, non seulement dans la ville, mais dans les environs, il était bien rare que des perturbateurs franchissent le seuil du 17.
Depuis des années, cela n’arrivait plus, en somme, que deux fois l’an : le jour du tirage au sort et le jour du conseil de revision. Mais, en ces circonstances, M. Adolphe, sachant ce que l’on doit à la Patrie et à ses futurs défenseurs, montrait de l’indulgence à l’égard des conscrits.
Il n’intervenait qu’à la toute dernière extrémité, lorsque, sous l’influence de libations trop nombreuses, cette jeunesse promise à l’héroïsme prétendait s’y préparer en attaquant le matériel.
Mme Mireille, femme de M. Adolphe, assumait la gestion de la Maison.
Un lustre et demi durant, elle en avait été la pensionnaire la plus sérieuse, la plus diligente au travail.
Aussi, quand, à la mort de M. Rabier le père, M. Adolphe avait pris la suite du commerce, s’était-il conformé à la tradition inaugurée par le bisaïeul-fondateur et à laquelle aucun mâle de la lignée ne s’était soustrait.
Cette tradition exigeait que la plus ancienne, la plus entendue de ces dames fût promue à la dignité d’épouse et se vît confier la charge de Directrice.
M. Adolphe s’y étant soumis comme ses ascendants, Mme Mireille avait revêtu l’uniforme dont elle avait vu parée chacune de ses maîtresses depuis qu’elle appartenait à la carrière et que portait avec une particulière distinction Mme Rabier la mère, enlevée trois ans auparavant à l’affection des siens et à l’estime de ceux qui l’avaient connue.
On sait que cet uniforme se compose d’une jupe de satin noir, d’un corsage de même étoffe et de même couleur, corsage échancré afin de corriger ce que l’ensemble pourrait présenter de trop austère, mais pas assez ouvert cependant pour induire le client de passage, ou nouvellement arrivé dans la ville, à manifester des intentions auxquelles, sous peine de perdre rang, une directrice ne saurait prêter l’oreille.
Quand, la veille de la cérémonie nuptiale, M. Adolphe vit ainsi équipée celle qui, le lendemain, serait son épouse, il lui passa au cou, comme symbole de la dignité dont elle allait être investie, la lourde chaîne d’or jaune ceinte par toutes les femmes de la famille depuis que l’arrière-grand-père l’avait déposée dans la corbeille de mariage de la pensionnaire à qui il donnait son nom.
Mme Mireille reçut cette relique avec une reconnaissance émue. Et comme elle était femme de devoir autant que femme de cœur, elle forma le vœu d’égaler en perfections celles qui en avaient été parées.
Encore qu’elle fût dépourvue de morgue, et n’eût jamais eu à se plaindre de ses compagnes, elle les licencia. Ces dames ne protestèrent ni ne s’étonnèrent. Il était logique et conforme aux nécessités de la discipline qu’en passant à l’honorariat et en devenant patronne, Mme Mireille entendît n’avoir sous ses ordres que des « nouvelles ».
De même qu’on ne concevrait point qu’un officier fût nommé dans le régiment où il a servi comme simple soldat, ce qui serait l’exposer au tutoiement de ses camarades de la veille, on ne saurait, à moins d’entamer le principe de la hiérarchie, admettre qu’une directrice pût subir la familiarité de femmes en compagnie de qui elle a travaillé.
Mais Mme Mireille voulut que cette séparation nécessaire s’opérât de façon à laisser bon souvenir à ses anciennes amies qui, plus tard, ne le pourraient évoquer sans attendrissement.
Le soir du mariage (c’était le dernier qu’elles dussent passer dans la Maison), elle leur offrit un excellent dîner que M. Adolphe et elle-même présidaient et auquel assistaient plusieurs habitués, choisis parmi les plus distingués.
L’Armée, la Magistrature, le Barreau, les Lettres, les Arts, l’Administration et le Haut Enseignement y étaient représentés.
La porte blindée était close, la lanterne éteinte.
La table fleurie, chargée de cristaux et d’argenterie, avait été dressée dans le salon. Toutes les lampes étaient allumées.
Sous leurs serviettes, pliées en forme de bonnets d’évêque, les cinq pensionnaires trouvèrent un petit cadeau. Les larmes leur vinrent aux yeux. Elles se levèrent pour aller embrasser Mme Mireille qui pleurait en leur rendant leurs baisers.
On mangea solidement. On but bien et du meilleur. Au dessert, trois de ces dames qui, au cours de leur existence aventureuse, avaient fait quelques stages dans des cafés chantants, émurent l’assistance en détaillant des romances élégiaques.
Le représentant de la Magistrature imita le phoque à ravir, celui du Haut Enseignement souleva des acclamations en faisant, avec sa bouche, le bruit du rabot, de la scie et de la râpe à bois.
On applaudit longuement le Barreau en la vénérable personne d’un des avocats les plus justement estimés du département et qui exécuta la danse du ventre avec un talent si remarquable que nul ne s’offusqua de certains de ses mouvements, peut-être exagérément lascifs.
L’Armée brilla, comme de juste, dans des exercices de force et d’adresse.
Puis, M. Adolphe se mit au piano pour faire danser son monde.
De temps en temps, un couple disparaissait. Monsieur et Madame feignaient de ne point le remarquer. Puisque, ce soir, la Maison était fermée, la caisse devrait l’être aussi.
Et M. Adolphe qui, dans ses heures de vanité, aimait à répéter : « Au 17, depuis le Sacre de l’Empereur, pas un particulier n’est monté pour rien », M. Adolphe était heureux de penser, lorsque ses invités le quittèrent, qu’à l’occasion de son mariage, ils avaient mangé, bu, ri, dansé et aimé chez lui, sans bourse délier.
— Ça nous portera bonheur, avait-il dit en pressant la main de Mme Mireille, quand les pensionnaires qui devaient prendre un train de nuit furent allées chercher leurs valises.
Empaquetées dans de vieux imperméables déteints soigneusement boutonnés jusqu’au col, coiffées de misérables chapeaux datant de plusieurs années, gantées de laine noire ou cachou, montrant des visages démaquillés, livides ou rougeauds, des paupières fanées, des lèvres flétries, elles étaient maintenant alignées dans le salon comme des servantes dans le couloir d’un bureau de placement.
Toutes ressentaient une grande émotion à se trouver pour la dernière fois dans ce lieu qu’elles allaient quitter à jamais, où une partie de leur vie s’était écoulée et pour quoi elles éprouvaient une soudaine tendresse.
Leurs regards s’attachaient au lustre, aux glaces qui en réfléchissaient les lumières, aux tables de marbre, aux banquettes de peluche, à l’étagère aux liqueurs, au piano.
— Allons, allons, ne nous attendrissons pas, prononça avec autorité M. Adolphe en frappant dans ses mains.
Il étreignit ces dames à tour de rôle, les baisa sur chaque joue, les passa à Mireille qui fit de même.
Et la porte de la Maison se referma derrière elles qui, les jambes molles, le corps incliné et l’inquiétude au cœur, allaient dans la nuit, dans la pluie, dans le vent, vers leur pauvre avenir…