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Pauvre et douce Corée

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C’est aussi la nuit que se font les enterrements. La ville en est avertie à la tombée du jour par un va-et-vient de lanternes extraordinaires : l’usage est de louer des figurants pour grossir le cortège ; des porteurs de lanternes, les unes en forme d’éventail, de soleil ou de fleur de lotus, les autres, candélabres entourés d’une gaine de mousseline rouge, taches de sang dans la nuit ; les parents et les amis se distinguent par des lanternes blanches. Toutes ces flammes se rassemblent autour de la maison du défunt. Deux corbillards attendent devant la porte ; le premier est pour la frime, il doit précéder le cortège, amuser le diable en lui jetant de la monnaie de papier d’argent et lui faire prendre une fausse piste. Le second contient le mort plié dans un petit cercueil ; il est pavoisé de bandeaux de chanvre et de guirlandes de papier ; les fils du défunt montent sur ce char à côté de leur père, ils sont habillés de déchirures de ramie, signe de leur chagrin, ils ont du chanvre dans les cheveux, ils agitent des sonnettes, ils poussent d’affreux gémissements et il est de bon ton qu’ils aient l’air hagard. Les pleureurs loués et les amis de la famille leur font écho et le défilé lugubre traverse toutes les grandes rues de la ville, mise en émoi par ce tintamarre et ces flambeaux. Funérailles tapageuses, théâtrales, mais d’un effet puissant : ce mort qu’on emporte la nuit avec des torches, ces vers luisants dans les ténèbres, ces cris, c’est un spectacle fait pour émouvoir le peuple ; aux lucarnes des maisons les femmes curieuses se montrent, aveuglées par les lanternes, la ville est bouleversée par cette marche nocturne, et si le mort a des centaines de bougies derrière lui, il se réjouit d’éblouir encore ses concitoyens.

Les cimetières de Séoul sont à quelques heures de la ville, dans des vallons écartés et abrités du vent. Le choix du tombeau est l’affaire du géomancien, qui connaît les veines de la terre et l’endroit où les morts dorment en paix. Selon le rang du défunt, on augmente les précautions prises contre les diables. C’est ainsi que les nobles, par mesure de sécurité et par orgueil, se font enterrer dans leur domaine, sur la terre où ils ont vécu ; l’avenue de saules qui conduisait à leur maison de campagne mènera désormais à leur tombeau. Souvent ils l’ont fait construire eux-mêmes, ils ont élevé le tertre où ils reposeront, planté le bois de sapins qui les abritera du mauvais vent, édifié la chapelle, la tortue de pierre et la tablette où leurs titres et leurs vertus sont gravés en lettres d’or. Les riches sépultures, comme celles du régent ou de l’impératrice, aux environs de Séoul, sont de vraies collines artificielles, isolées dans un beau paysage : à ces morts illustres une vallée entière sert de fosse. Sur le tertre du régent on voit quelques animaux grossièrement ébauchés dans le granit, des poneys et des béliers qui sont là pour nous rappeler que le défunt était fier de son écurie et de son bétail, et des écureuils sur les stèles, comme si ce petit animal de vif-argent défiait la mort. La tombe de l’impératrice est inabordable, elle est entourée de splendides forêts de pins et militairement gardée : on ne peut s’empêcher en voyant le zèle des factionnaires de songer que la pauvre souveraine, assassinée par les Japonais, était moins bien gardée de son vivant.

Le deuil est sévère en Corée et les parents portent plusieurs mois l’habit, le bonnet de chanvre et, quand ils voyagent, un immense chapeau de paille et un écran sur la bouche, car les mœurs les obligent à se taire et il est inconvenant de leur adresser la parole. Le sacrifice des brillants habits doit leur coûter. Adieu l’élégance ! Sont-ils aussi tristes qu’ils en ont l’air ? La religion leur commande de venir souvent visiter les morts, de leur apporter du papier d’argent et des bâtonnets d’encens, mais « l’herbe n’est jamais coupée, dit le proverbe, sur le tombeau d’un oncle ».

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