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Pauvre et douce Corée

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Avec si peu de ressources le Coréen est heureux. La rue lui offre de quoi se distraire. Le matin, arrivent de la campagne, poussant leurs taureaux, les paysans qui viennent vendre à la ville leur charge de bois ou de légumes. Ils stationnent sur les places en attendant la clientèle : le carrefour, près de la Grosse-Cloche, devient un marché à bestiaux. Ces grands gaillards qui ne portent pas le chapeau des citadins, mais le bonnet des rustres ou la cloche de paille des coolies, apportent en ville leur belle humeur, l’odeur des champs et des sapins et ces mots pour rire qu’ils savent lancer aux passants sur les grandes routes. Quand ils entrent en ville, d’un pied léger, chaussé d’espadrilles, le vieux mandarin les envie et les enfants les suivent, intrigués par leurs paniers. La marchandise vendue, ils s’entassent dans les auberges, près du rempart, celles où les courriers font reposer leurs petits chevaux et leur donnent la soupe. Là est le rendez-vous des provinciaux qui s’attroupent aux alentours chez le sellier, le cordier, le marchand de souliers cloutés, le maréchal ferrant. Quand ils ont bien bu et appris quelques histoires, acheté un fouet ou un licol, échangé quelques jurons avec les palefreniers, les maraîchers s’en retournent à leur village, poussant devant eux leurs taureaux doux comme des moutons.

On flâne beaucoup à Séoul et les rues sont animées. Il y passe des femmes du peuple qui vont au lavoir ou au puits, portant la cruche ou le paquet de linge en équilibre sur leurs beaux cheveux noirs, la taille droite : des jeunes gens tournent la tête pour admirer leur dos cambré ; les marchands ambulants qui vendent des oiseaux, des souliers ou des cordes, les porteurs d’eau, les portefaix, tous ont la balle sur les reins. Les nourrissons sont portés de la même façon par la mère ou la grande sœur et il arrive qu’on les oublie, si le proverbe dit vrai : « Elle fut pendant trois ans à la recherche du bébé qui était sur son dos. » Il passe des marchands de sucre, de couteaux et de lunettes, des cavaliers et des chaises fermées qui contiennent sans doute une femme de la noblesse, des files d’aveugles qui se tiennent par la main, conduits par un enfant, mais les plus nombreux sont les désœuvrés qui baguenaudent, fument la longue pipe, disent bonjour au voisin, se font compliment de leur santé, du beau temps et se pavanent dans un habit neuf ; musards qui tournent autour des sacs de riz et d’orge, s’arrêtent devant l’écrivain public, interpellent les paysans, bayent aux corneilles. Si un homme soucieux et pressé traverse cette foule nonchalante, on le laisse passer avec un sourire de dédain : c’est un fonctionnaire, un malheureux qui travaille. « Le mendiant lui-même, dit le proverbe, a pitié du lecteur du palais. »

Sous les ponts, pendant l’hiver, quand les canaux sont gelés, les polissons font des glissades, les filles aussi hardies que les garçons, et lorsqu’un maladroit fait la culbute, quels cris de joie ! Ou bien ils lancent un cerf-volant, ils sont au moins une douzaine qui s’intéressent à son avenir ; de ces comètes qui volent tous les jours dans le ciel au-dessus de Séoul c’est à qui montera le plus haut. Quelle gloire pour celui qui tient le fil quand son cerf-volant majestueux dépasse tous les autres. S’il chavire, on va le chercher sur les toits, le repêcher au fond des cours en escaladant les murailles, et le jeu recommence. Voilà peut-être l’origine d’un grand défaut des Coréens : ils vivent trop dans les nuages, mais comme c’est amusant !

Les filles jouent au volant, et, n’ayant pas de raquette, elles le lancent et le rattrapent avec le pied, très gracieusement. Devant les marchands de jujube, de noisettes et de châtaignes on s’attroupe, on fait la dînette, on coupe les miettes en quatre et la bande joyeuse reprend son essor et réjouit le quartier. « Réfléchissez pendant que vous êtes têtard », dit le proverbe, mais les enfants de Séoul se moquent des proverbes et font les diables.

Ces spectacles de la rue sont rehaussés par la lumière. Le ciel est sans nuages, les habits blancs qui vont et viennent miroitent au soleil, les pauvres étalages resplendissent, les pommes du Japon semblent appétissantes, les poissons, les huîtres et les pieuvres qui sèchent aux devantures prennent des tons dorés, les amas de faisans chez les marchands de gibier donnent l’illusion d’un pays généreux. Lumière si pure qu’elle embellit même les vieilles ridées, dont les yeux restent clairs, et donne aux maisons vermoulues, aux chaumes croulants, un regain de jeunesse.

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