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Pauvre et douce Corée

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Au coucher du soleil les boutiques ferment ; du pied des maisons s’échappe par les cheminées une fumée blanche et odorante, Séoul s’enveloppe d’un nuage qui sent le sapin brûlé, la nuit tombe, les lanternes s’allument et une vie nocturne commence, extraordinaire, où tous les passants ressemblent à des fantômes. Alors les chapeaux biscornus et les habits blancs, éclairés par un falot qui tremble, font le plus d’effet. La rue est animée par une foule de gens qui vont rendre des visites et profiter de la chandelle du voisin ; c’est l’heure où les captives, étroitement gardées par un jaloux toute la journée, ont la permission de prendre l’air. Autrefois la ville leur appartenait la nuit et les hommes ne pouvaient s’y promener ; cet usage a disparu, mais les femmes ont gardé l’habitude de se sentir plus libres chaque soir. Les petites bourgeoises vont à pied, elles mettent trois ou quatre robes de soie pour se donner de l’importance, s’encapuchonnent dans le grand manteau aux manches flottantes, et, serrées de près par une vieille servante, vont faire leur tour de ville. Les plus riches vont en chaise, dans une boîte tapissée de peaux de léopard ou de soieries, portée vivement sur les épaules de quatre domestiques. La présence de ces femmes dans les ruelles sombres est très mystérieuse : elles doivent avoir longuement désiré cette heure et plus d’une en profite pour suivre une intrigue, recevoir ou jeter dans l’embrasure d’une porte un billet doux, ou même, si la duègne est complice, courir à un rendez-vous. Séoul est une ville très sentimentale et la plupart des Coréens ont une amourette en train. Leur littérature populaire n’exprime que des chagrins d’amour, aveux d’un étudiant qui promet à sa belle d’enlever l’examen qui fléchira le beau-père, ou plaintes de fiancée abandonnée qui songe à l’absent :

L’adieu est un feu qui nous brûle le cœur
Et les pleurs une pluie qui l’apaise.
J’ai mêlé mon âme avec le vin
Pour que mon amant s’en abreuve.
Le vin me le gardera fidèle.
Le vin est un puissant breuvage.
La lune argentée, le soir et l’aurore
Ne sont plus rien pour moi.
Solitaire oie sauvage, qui passes sur mon toit,
Si tu vois dans ton voyage
Celui que j’aime, le cœur si brisé,
Dis-lui tendrement de ma part
Que c’est la mort quand nous sommes séparés.

Le soir est aussi l’heure des danseuses, des belles de nuit : il n’est pas de fête sans leur corsage d’or, leur sourire et leurs dadais de maris qui les accompagnent au tambour. Ce sont des ballerines, attachées au palais, pour désennuyer l’empereur, mais les fonctionnaires et les notables les empruntent à Sa Majesté pour un soir. Elles arrivent avec un cortège de lanternes aux, couleurs impériales, dans un grand murmure d’étoffes somptueuses. Les plus belles soies, les plus riches fourrures sont pour leurs épaules. Duvet de la Pêche, la favorite, a des manchettes doublées de peaux d’écureuil et des pelisses de renard bleu. Sa chaise à porteurs est tapissée de zibelines, sa tunique est une pelure d’orange d’une soie éblouissante, une grosse perle d’ambre est pendue sur sa poitrine, elle a des bagues à tous les doigts.

Pourtant ces belles s’ennuient : le seul attrait du spectacle est dans le mouvement gracieux de leur taille, longue et souple, emprisonnée dans la haute jupe. C’est qu’elles sont toutes désorientées dans ce monde de courtisans : elles arrivent, fraîches et naïves, de la province de Ping-Yang du Nord, qui fournit à la capitale ses meilleurs soldats, son mobilier et ses danseuses. Les réceptions du palais, leurs succès, leurs bijoux ne les consolent pas d’avoir quitté leurs montagnes : dans leurs grands yeux de chevreuil, d’une noirceur et d’une langueur admirables, il y a de la mélancolie, leur regard souffre, des pensées tristes tourmentent leur beau front poli. Elles ne s’animent un peu qu’au son des mélodies natales qui leur font oublier les fades compliments des fonctionnaires ; plus d’une alors qui tourne lentement, claquant les doigts, se souvient qu’elle dansait ainsi dans son village pour un petit paysan qui l’aimait et elle donnerait de bon cœur robes, épingles d’argent, boucles de jade pour l’œillet qu’il lui apportait tous les soirs en tremblant.

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