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Pauvre et douce Corée

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Les mariages sont encore l’occasion d’un cortège qui traverse les rues de Séoul, en plein jour, comme une traînée de lumière. Les robes de gala sortent ce jour-là des armoires et les coiffeuses échafaudent sur la tête des femmes ce monument de grosses tresses et de fleurs, la suprême élégance. La noce passe d’un train si rapide qu’on n’a guère le temps de l’étudier, mais on en reste ébloui. Les demoiselles d’honneur ouvrent la marche avec leur diadème de cheveux et leurs jupes à l’ancienne mode, si volumineuses qu’elles marchent avec peine, ramassant dans leur petite main tous les plis de leur traîne. Elles sont habillées de soies neuves, cassantes, qui n’ont pas encore pris les plis de leur corps et font beaucoup de bruit et d’embarras, tandis que les vieux habits sont silencieux. On choisit pour ce rôle les filles les plus grandes et les plus gracieuses. Les servantes les suivent avec les cadeaux dans des mouchoirs de soie, puis les enfants qui portent comme des reliques les canards de bois peint, image naïve de la fidélité conjugale. Le petit frère de la mariée vient tout seul, sur un poney qu’il cravache, paré comme un prince, fier comme un roi, persuadé qu’il est le triomphateur du jour.

Le marié arrive derrière, à cheval, au grand trot ; un valet lui tient la bride. Serré dans un étui de soie, les cheveux cachés dans un filet de crin orné de deux ailettes, c’est souvent un tout jeune homme imberbe, marié par ses parents et qui s’amuse de cette fête comme un enfant.

Enfin, sur la dernière monture, un paquet tremblant de linge et de soie d’où sort une main brune où brille l’anneau nuptial : c’est la mariée. Elle est au supplice. Ses amies sont venues la veille lui épiler les tempes, lui tatouer le visage, rosace sur les joues, étoile sur le front, lui farder les lèvres, lui peindre les cils, les coller, lui cacheter les narines et les oreilles. On l’a coiffée, fleurie, enrubannée, empaquetée dans la soie ; elle est l’idole de la fête, mais elle est sourde, aveugle, muette, étrangement fagotée et pour elle seule les noces sont amères. De la marche nuptiale elle ne gardera le souvenir que d’une course à cheval où elle s’est crue cent fois désarçonnée ; elle est livrée comme une infirme à son mari : il dépend de lui désormais qu’elle voie, qu’elle entende, qu’elle respire, qu’elle parle. Il est pourtant rare qu’elle ignore celui qu’elle épouse : les parents ont fait le mariage, mais les fiancés se sont vus en cachette. Le mari l’aide à descendre de cheval, lui fait franchir le seuil de sa maison et la place sur une estrade où elle présidera comme une divinité au banquet des noces. Il lui offre la corne de cerf, le mets nuptial, la friandise recueillie au printemps par les chasseurs, et, si la mariée n’est pas récalcitrante, elle accepte et croque de bon cœur.

La vie nouvelle qu’elle commence sera celle d’une recluse, reléguée dans une arrière-boutique, loin de la rue qu’elle n’apercevra que dans ses rares sorties, voilée. Se lever au petit jour, quand la lune brille encore, apprêter le riz, le vermicelle, le bouillon de chien ou de citrouille, faire cuire des gâteaux et surtout taper sans relâche les vêtements du mari jusqu’à ce qu’ils brillent : voilà sa destinée. Heureuses celles qui tombent sur un homme fidèle et indulgent, qui autorise les visites à la voisine et le cabinet de lecture. Elles font leur tâche en silence, douces servantes qui n’ont pas le droit d’élever la voix, et le Coréen juge extraordinaire une mégère acariâtre, « une poule qui chante ». Elles restent pourtant femmes et coquettes, liseuses de romans et sentimentales, mais seulement pour le maître. L’étranger ignore toujours la vie privée du Coréen, impénétrable. S’il entre à l’improviste dans une maison, les femmes se sauvent, en claquant les portes, oubliant quelquefois sur la natte un soulier de soie qui en dirait long, s’il pouvait parler.

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